GUICHARDET, Francis (18..-18..) : Les Visiteurs du salon : I & II (1841).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (14.V.2014)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
LES VISITEURS DU SALON
par
Francis Guichardet

~ * ~

I.


CROYEZ-VOUS, par hasard, que la foule qui encombre chaque année les salles du Musée est une preuve du progrès de l’art et de l’influence qu’il doit avoir sur les masses ? Si telle est votre opinion, vous tombez dans une étrange erreur, et si vous élaguez de la cohorte des visiteurs habituels quelques hommes distingués qu’une étude théorique rend propres à découvrir les qualités et les défauts d’un ouvrage, vous ne rencontrez dans cette foule de parasites qu’ignorance, indifférence et désœuvrement.

Plaçons en première ligne les visiteurs insouciants qui viennent au Salon parce qu’il est ouvert, n’ayant d’autre but qu’une petite promenade, une légère distraction à se procurer, et d’autre désir que celui de consommer deux heures de leur journée.

Ces gens-là ont cependant leurs toiles de prédilection. Ils aiment les grandes pages militaires, les scènes familières, les compositions morales, les sujets dramatiques et palpitants. La Création du monde ; un Ours blanc dévorant un homme ; des Sauvages préparant le feu destiné au pauvre voyageur représenté dans le lointain. Ainsi, vous apercevez des bonnes d’enfants, douées d’un instinct culinaire heureusement développé, s’épanouissant à la vue d’un intérieur de cuisine, devant la propreté irréprochable d’une casserole dans tout son éclat ; de jeunes soldats en extase devant des batailles, et regrettant le temps de l’autre ; des groupes nombreux visiblement émus par les petites scènes de M. Roehn le fils, et les moralités de M. Destouches.

Dans ces groupes, il est des hommes consciencieux qui ne font grâce à aucun numéro, qui veulent se rendre compte de tous les sujets. Mais, par malheur, souvent mal servis par leurs yeux ou leur mémoire, ils lisent gravement de fausses indications, et jettent dans l’erreur les personnes qui les entourent. Quelquefois aussi, pour donner au public une haute idée de la précocité de leurs enfants, ils les emploient à déchiffrer les articles du livret, avec cette facilité d’élocution qui n’appartient qu’à la jeunesse.

Les exclusifs, qui font partie de la classe des désœuvrés, n’adoptent ordinairement qu’une spécialité. Celui-ci est amateur passionné d’intérieurs. Depuis quinze ans il ne vient à l’exposition que pour jouir des effets de lumière : rien ne l’émeut dans un autre genre. Il passe avec indifférence et mépris devant les compositions les plus remarquables : il lui faut des intérieurs ! A voir son empressement, vous croyez qu’une pensée d’émulation le porte à étudier le faire de l’artiste, à deviner ses secrets ? Point du tout. Son but unique est de s’arrêter pendant quelques minutes devant l’ouvrage désiré, de faire lorgnette avec sa main, et de dire :  ̶  Dieu de Dieu ! que c’est vrai ! C’est le jour, c’est le soleil, c’est la lumière ! – Puis il conseille aux personnes qui l’entourent d’user du même procédé. Après quoi il se retire plus gonflé d’aise que Christophe Colomb venant de découvrir l’Amérique.

Viennent ensuite les amateurs passionnés de fleurs, qui vous disent d’un ton mielleux :  ̶  Quels beaux dahlias ! quelles tulipes ! voyez ces camélias ! on dirait qu’on peut les cueillir. – Et les amateurs de fruits,  ̶  Quels beaux raisins ! je n’en ai jamais vu d’aussi gros ! oh ! les belles pêches ! Vous ne regardez pas cette poire ! et la tache ! elle est véreuse ; rien n’est oublié ! c’est vraiment dommage ! sans cela on voudrait la manger. N’oubliez pas l’ami des champs, qui ne regarde que les paysages, l’homme pastoral, pour lequel il suffit qu’un tableau représente un mouton ou un taureau ; les gens qui ont la malheureuse faiblesse des animaux, créatures heureuses, dont les yeux se dilatent à la vue d’un caniche, et qui s’écrient : – Ne dirait-on pas que c’est Azor ? Pauvre petite bête ! comme il vous regarde ! Que les riches sont heureux de pouvoir faire faire le portrait de leurs chiens ! Cette exquise sensibilité se manifeste aussi chez les personnes qui adorent les enfants. Ces pauvres petits, livrés par leurs parents au supplice de l’exécution du portrait, excitent chez elles de touchantes exclamations. – Comme il est joli !... Voyez comme il dort bien !... On aurait envie de l’embrasser ! S’il était éveillé, il nous ferait une petite moue charmante. Si j’avais les moyens de faire faire le portrait de mon dernier, je choisirais ce peintre-là. Comme il s’est donné de la peine ! Rien n’a été négligé : le polichinelle, les soldats de plomb, la tartine de confiture, le petit sabre, le volant, la balle, les raquettes, le cheval de bois ; tout cela a l’air vivant !

Cette admiration nous amène aux amateurs de détails, qui restent longtemps en présence d’une brillante composition, pour y découvrir les objets les moins importants, les accessoires inutiles, et en discuter l’exactitude. Ils s’arrêtent, par exemple, devant l’Ouverture des états généraux de Couder, et disent à leurs voisins : – Les banquettes sont très-bien ! elles sont, ma foi, toutes neuves… Les galons imitent parfaitement l’or fin…… Il y en aurait pour beaucoup d’argent, si on les fondait…. Ce paysan a une canne à pomme d’or comme on les fait aujourd’hui. Ne trouvez-vous pas cela ridicule ? un paysan avec une canne à pomme d’or, et portant de gros souliers, encore ! Du reste, ces souliers sont très-bien faits ; n’est-ce pas votre avis ?

N’oublions pas les amateurs d’objets de luxe, enchantés de pouvoir donner des preuves de leur bon goût, en discutant avec conscience sur la beauté des cadres ; et les hommes indépendants qui, pour avoir une opinion originale, recherchent une composition justement admirée, choisissent la partie la plus faible, le personnage le plus obscur, et s’écrient avec fierté : – Voilà qui est vraiment bien ! et pourtant c’est tout à fait inaperçu ! – Et les marins, possesseurs d’un quart de chaloupe sur la Seine, venant étaler au Salon leurs expériences maritimes, et lançant à tout propos les mots techniques de leur répertoire : - Voici un bâtiment qui doit filer dix nœuds à l’heure, toutes voiles déployées. – Ces matelots larguent avec une grande habileté. – Quel tangage ! quel roulis  ! – Montons à l’abordage ! Vrai Dieu ! c’est un beau métier que celui de marin ! A nous, Gudin, Tanneur, Lepoitevin, Isabey, nous sommes seuls capables de les apprécier ; les marines nous appartiennent.

Nous rencontrons maintenant la catégorie des connaisseurs et des hommes instruits. Il vous sera facile de les reconnaître à leurs poses académiques, à leurs tournures majestueuses, à leur organe sonore, à leurs jugements décisifs. Ces hommes d’élite ont la prétention, bien naturelle, de deviner l’auteur d’un tableau à la première vue. Ils entrent avec assurance dans la première salle, et disent à haute et intelligible voix :  ̶  Ah ! voici un Roqueplan ! Je suis sûr que c’est un Roqueplan ! Je parie que c’est un Roqueplan ! – Et après avoir regardé la signature de l’artiste : – Ma foi, ce n’est pas un Roqueplan ! c’est fort étonnant ; tout-à-fait sa manière !... Pour le coup, voici un Granet ! Je jure bien que c’est un Granet ! Regardez-moi ce Granet !... Comment ! ce n’est pas un Granet ?... C’est surprenant ; tout à fait sa manière. – D’autres connaisseurs appellent à l’aide de leur jugement tous les peintres anciens qu’ils citent avec un charmant à propos. Par exemple, ils invoquent vingt fois Téniers devant une bataille, Rembrandt au sujet d’un paysage, Raphaël devant un intérieur ; et le nom de Rubens vient à l’appui d’un tableau représentant un lapin étouffé par un chou monstrueux, ou des petits poissons rouges s’ébattant follement dans un bocal. Ne parlons pas de ces visiteurs pleins d’indulgence, qui s’écrient depuis le premier numéro jusqu’au dernier : – Joli ! fort joli ! très-joli ! Ni de ces jugeurs pessimistes, qui répètent depuis le premier jusqu’au dernier tableau : – Mauvais ! très-mauvais ! fort mauvais ! Leur admiration et leur mépris ne nous paraissent pas assez motivés.

Le feuilletoniste en fait d’art fait partie nécessaire de la catégorie des connaisseurs. Rubens sans couleur, Raphaël sans dessin, rapin depuis dix ans, il vient enfin de sortir des ateliers ; et, faute de mieux, sa mission consiste aujourd’hui à doter le monde de ses théories artistiques. A l’ouverture du salon, il se sent renaître : sa chevelure est plus jaillissante, sa barbe plus ébouriffée ; la pose de son chapeau plus menaçante et plus cavalière, et son habit, coupé au point de vue des grands maîtres, est d’une couleur plus saisissante et plus tranchée.

Le Musée appartient au rapin feuilletoniste ; c’est son domaine, sa conquête, son théâtre, son pain de chaque jour : il vous coudoie, vous pousse, vous écrase et vous foudroie sous un tonnerre d’exclamations furibondes puisées à la source de Diderot.

Toujours flanqué de cinq ou six amis, grands peintres incompris, il ne dit jamais : – Ceci est un beau tableau ; ce serait trop perruque et trop bourgeois ; mais bien : – Voici une belle toile : regardez cettei sublime !

Si le tableau est à sa portée, il l’englobe du regard, il s’avance, se recule, se penche, s’élève, s’abaisse, exécute avec sa tête un mouvement de rotation continu ; puis, il lance rapidement le pouce autour de trois cercles qui désignent la partie admirée, ou bien, il pose ses mains en visière sur ses yeux, pour découvrir des beautés cachées qu’il devine seul. Si le tableau est un peu élevé, il fait usage de toutes les contorsions d’un possédé, de tous les mouvements d’un danseur équilibriste : alors, seulement, il croit avoir le droit de prononcer un de ces graves jugements que dévorent ses amis.

- Voyez, messieurs, comme ceci est bien touché !

- L’air circule là-dedans.

- Comme le soleil s’y joue avec amour !

- Quelle conception savante ! Quelle entente des masses ! Quel chique, quel galbe, quel caractère !

- Quel appétissant ragoût de faire et de pâte ! C’est croustillant, papillotant, embrâsé, infernal !

- C’est léché, beurré, doré, gratiné, égratigné à l’aide d’un magique pinceau !

Savez-vous ce qui fait naître ce grand enthousiasme ? C’est la vue d’un tableau dont le seul mérite consiste à n’être regardé par personne. Il faut le dire, le rapin jugeur a ses peintres et ses tableaux de choix. Tantôt il se prend de belle passion pour les figures rugueuses, anguleuses, rachitiques, cadavéreuses, phosphorescentes, et protége de son amour d’artiste ces filles frêles, tristes, débiles, diaphanes et maladives, qui viennent s’étioler et s’éteindre au grand jour du salon. Tantôt il s’abandonne avec ardeur aux femmes larges, grasses, épaisses, rubicondes, exubérantes de santé, et cependant menacées d’une extinction prochaine.

Souvent il a pour toi une divine sympathie, ô beauté sublime du laid ! Que quelqu’un s’avise de répéter devant lui que le Trajan de Delacroix ressemble au triomphe du bœuf gras, et que ce travail est un sublime gâchis : il l’écrasera des épithètes furibondes de ganache et de fossile ! Malheur à vous, peintres timides, si vous n’êtes pas de l’école dont il se dit le maître et le grand juge, vous serez accablé de son dédain.

- Quel faiseur de paravents que ce Winterhalter ! il avait des dispositions ; mais il a été sourd à mes conseils.

- Et ce Delaroche ! j’avais essayé de le diriger ; et, à peine livré à lui-même, il s’est aussitôt écarté de la route que je lui avais indiquée.

- Et ce Scheffer qui s’avise aussi de flatter la foule stupide, et qui se met à finir ses tableaux. Va ! je t’abandonne, et je te livre aux remords éternels de tes malheureux succès !

Mais qu’il est souple et caressant pour l’artiste qui s’est soumis à ses avis dans l’exécution d’un portrait chocolat, ou d’un paysage orange ! Voyez, comme il se place amoureusement devant l’objet de son admiration ! il lui sourit, le caresse, l’abandonne un instant pour y revenir avec plus de bonheur. Si c’est un paysage orné d’un pain à cacheter simulant le soleil, il pose sa main sur ses yeux comme un homme ébloui. Puis, il s’écrie :

- Quels effets de lumière ! quels tons vigoureux ! Comme l’ombre s’harmonie délicieusement avec le fondu de l’horizon ! Ceci est dans une gamme parfaite. Quel clavier coloriste ! Cet être doit avoir le soleil à sa disposition ; il peint avec ses rayons !

- Comme on reconnaît la main de notre merveilleux Cornélius Rinsure ! Ah ! Rinsure, Rinsure ! tes ouvrages ne sont pas la nature ! mais ils sont plus que la nature ! c’est une nature créée par toi !

- Voici, messieurs, une production de notre grand et sublime Petrus Rokambol ! Je ne demande à voir qu’une seule de tes touches, et je te devine, ô Rokambol ! Tu as enfin découvert l’art de peindre, ô trop magicien Rokambol !

- Grand coloriste, tu es le roi de la pâte.


II.


IL existe des hommes instruits qui vont au salon, conduits par le désir d’y donner des preuves évidentes de leurs connaissances historiques. Le nom des peintres leur est étranger, ils se soucient fort peu de l’exécution d’un ouvrage ; pour être de leur goût, il suffit qu’un tableau soit inspiré par l’histoire. Pleins de mépris pour le livret, ils se placent carrément devant une bataille, et, d’un ton consacré par le Prudhomme d’Henri Monnier, ils lancent aux oreilles de leurs voisins : – Diable ! voici un admirable sujet ! Ceci doit nous représenter la bataille de Fleurus, la bataille de Friedland ou la bataille de la Moskowa ! Il n’est pas nécessaire d’être très-fort sur les guerres de l’empire pour deviner cela tout de suite !

A un voisin :  ̶  Nous sommes nécessairement devant une bataille de l’empire ?

Le voisin : – Non, monsieur, c’est le combat de Champ-Aubert !

- Je le disais bien, combat de l’empire ! combat de Champ-Aubert ! c’est un très-beau fait d’armes, ma foi ! Le maréchal Blücher fut entièrement défait dans cette mémorable journée… battu, rebattu et complétement battu !... On fit quatre mille prisonniers à l’ennemi, le reste fut tué ou dispersé plus ou moins. L’armée française s’y couvrit de gloire ! Vous ignoriez donc cela ? Si vous avez négligé ce fait historique, je suis heureux de vous l’apprendre !

- Reprenant : – Ah ! ah ! nous voici sans doute devant la sanglante bataille d’Iéna !

- Un voisin : – Bataille d’Austerlitz !

- Iéna, Austerlitz ; qu’importe ! c’est toujours la même gloire ! Un de nos plus beaux faits d’armes ! Vous ne sauriez croire, monsieur, les drapeaux enlevés à l’ennemi dans cette mémorable journée ! Le nombre des prisonniers est incalculable ! Les Français furent vainqueurs comme toujours. Si vous ne saviez pas cela, monsieur, je suis heureux et fier de vous l’apprendre !

Continuant : – Nous assistons, je pense, à la sanglante bataille de Malplaquet ?

Un spectateur avec fatuité : – Champ de bataille de Fontenoy !

- Ah ! ah ! bataille de Fontenoy, vous avez raison ; je n’aime pas cette époque ; cependant c’est un bien beau fait d’armes ! Tout cela est d’une exactitude vraiment historique. Voilà bien Louis XV qui commandait en personne dans cette mémorable journée ! Deux régiments, anglais et français, se firent mille politesses avant le combat. Si vous ne saviez pas cela, monsieur, je suis enchanté de pouvoir vous l’apprendre !

Quelquefois, s’abaissant à l’examen des ouvrages d’un ordre inférieur, le même visiteur est heureux de vous faire encore profiter de ses études historiques ; et, à propos du plus mince tableau de genre, il nous apprend qu’Henri IV est mort assassiné par Ravaillac, rue de la Ferronnerie ; que Napoléon abdiqua à Fontainebleau et s’embarqua plus tard sur le Bellérophon ; et enfin, que le général Damrémont a été tué au siége de Constantine. Le Musée est pour lui une chaire d’histoire dont il s’est créé le professeur honoraire.

Il y a quelques années, le Salon était encombré de toiles consacrées aux exploits de la garde nationale. Les portraits eux-mêmes avaient subi cette influence guerrière. Le petit marchand, l’épicier le moins belliqueux, croyaient devoir léguer à leur postérité un échantillon de leur courage civique. Aussi toutes les têtes françaises étaient-elles exaltées en présence de ces braves figures bourgeoises rehaussées du schako, des épaulettes de laine et des buffleteries devenues irréprochables sous la main de l’artiste. En cas de danger, on aurait pu extraire de l’exposition un bataillon complet avec ses musiciens, ses tambours, ses officiers de tout grade, ses grenadiers, ses chasseurs et voltigeurs ! Souvent il arrivait, grâce à l’intelligence du garçon de salle, qu’une compagnie se trouvait réunie sur une même ligne, et cela dans un ordre si parfait, dans une tenue tellement rigoureuse, dans une attitude si menaçante, qu’on était tenté de se demander si l’ennemi était aux portes du Louvre.

L’innocent livret, ce petit guide sans prétention, empruntait alors des formules militaires et se parait de l’emphase d’un ordre du jour. Vous y lisiez :

- Portrait de M. D. en costume d’officier de la garde nationale.
- Portrait de M. G. se rendant à une revue.
- Portrait de M. S. après une revue.
- Le jeune Félicien Pastourel jouant avec le bonnet à poil de son père. Ce dernier se plaît à entretenir ces instincts guerriers.
- M. Lentille au port d’armes.
- Le jeune Verdure essayant l’habit de M. son père, caporal de voltigeurs, 8e légion.
- Portrait d’enfant en tenue d’artilleur de la garde nationale.
- M. Cochenille, grenadier de la compagnie S., la première qui ait adopté le sac et le sabre-poignard.
- M. F., officier de la garde nationale à cheval, montant Shéridan, son coursier favori.
- M. Lépinard faisant l’exercice dans son jardin, au milieu de sa famille.
- La 4e compagnie du 2e bataillon (chasseurs) venant de faire une promenade militaire et se livrant aux douceurs du repos. Sur le premier plan, de bons campagnards apportent des fruits ; des vivandières improvisées offrent des cigares et du vin ; M. V., sergent, veut embrasser une jeune et jolie paysanne.

(Ce tableau appartient à M. B., capitaine de la compagnie. L’auteur de cet ouvrage fait partie du premier groupe : il remet ses lunettes vertes.)

- Distribution de drapeaux. Tous les personnages sont des portraits.

- Grande revue du 1er mai. – Portraits.

Ces derniers tableaux faisaient naître des rivalités sans nombre, des discussions interminables, des haines mortelles. Du sein des groupes qui se formaient devant ces toiles, vous entendiez des spectateurs s’écrier :

- C’est une indignité : le lieutenant Castor n’était pas à cette revue !

- Croyez-vous que je sois ressemblant ?

- Vous avez eu tort de couper vos moustaches ; cela vous change beaucoup. Et puis, le costume bourgeois vous donne une tout autre physionomie.

- Et ce T., qui s’est fait planter en faction pour laisser croire qu’il fait son service !

- Ah ça, le capitaine n’était pas encore décoré à l’époque de la distribution des drapeaux. Il s’est pourtant fait mettre sa croix… Pas gêné du tout !... Et vous appelez cela tableau historique ?

- Dites donc, dites donc ! n’aperçois-je pas ce gros joufflu de P. ? Pourquoi se trouve-t-il en si bonne compagnie ?

- C’est le propriétaire du peintre. Vous m’entendez ?

- Fort bien ! toujours des injustices ! Ce ridicule barbouilleur, après m’avoir fait poser pendant des journées entières, s’est avisé de me masquer de telle sorte qu’on ne me voit plus que l’oreille et l’épaulette. Je défie qui que ce soit de me reconnaître. Et l’on destine cette toile à Versailles ! c’est vouloir mystifier la postérité la plus reculée. –

Cette exaltation guerrière s’est enfin apaisée. Aujourd’hui vous comptez à peine, parmi les portraits, des gardes nationaux : sublime protestation ! Le parfait soldat, le grognard citoyen, le patrouilleur le plus accompli, se contentent du frac bourgeois et de la redingote à la propriétaire. Du reste, le costume excepté, ce sont les mêmes tournures, les mêmes poses, les mêmes regards menaçants. Cette innocente catégorie est le point de mire de visiteurs facétieux, gens vraiment nuisibles, qui ne viennent au Musée que pour tourner en ridicule les choses les plus respectables. Rien n’est à l’abri des méchantes observations de ces désœuvrés. Ils inventent des faits dont l’histoire n’est point complice, ils confondent à dessein tous les siècles, ils intervertissent toutes les dates, et propagent ainsi le doute et l’erreur. Le portrait est ordinairement le but privilégié de leurs sarcasmes. Sans respect pour nos illustrations, pleins d’indifférence pour des noms qui font la gloire de la France, ils les dépouillent impudemment de l’auréole qui les entoure, et leur font subir une complète transformation. Quelquefois, au contraire, s’emparant d’un de ces hommes à profession tranquille, d’un de ces bons pères de famille, dont le portrait se trouve modestement placé dans un coin obscur des galeries, ils le décorent d’un nom devenu populaire. Qu’une excellente épouse, guidée par l’intention toute louable de faire une surprise à son mari, la veille de sa fête, se soit décidée à confier sa fille au talent d’un artiste, et que, pour la gloire de ce dernier, cette production arrive au Musée, soyez sûrs qu’un de ces mauvais plaisants s’écriera, après avoir regardé ce modèle d’innocence et de vertu : – Ah ! Déjazet ; comme elle est ressemblante ! Voyez donc Déjazet ! C’est d’une vérité incroyable ! Ne vous étonnez donc plus de voir chaque jour des groupes nombreux et permanents devant un fort triste tableau représentant un ecclésiastique assistant un condamné ; l’un de ces êtres mal intentionnés vient de lancer aux oreilles de cette foule : – Grand Dieu ! le portrait de Lacenaire ! Comment admet-on de semblables horreurs ?

Par respect pour les saintes affections de la famille, les portes du Louvre devraient être murées pour toutes ces exhibitions domestiques. Des gens qui devraient passer leur vie à cacher leurs figures croient devoir à leurs concitoyens l’exposition de leur laideur. Celui-ci lance des regards obliques et furibonds aux personnes qui s’arrêtent devant lui ; cet autre prend une pose dramatique des plus fatigantes ; il croit sans doute que le public lui en saura gré. Un monsieur nous apprend qu’il possède une verrue sous le nez ; son voisin, à peine guéri d’une ophtalmie, nous fait savoir qu’il porte encore un abat-jour ; un homme riche, sans nul doute, vient étaler au grand jour tout ce qu’il possède de hardes neuves ; une jeune dame, venant au secours de la nature, se fait représenter avec des épaules qui descendent jusques aux talons ; et tous les gens à l’air inspiré que ces toiles nous reproduisent nous font croire que la France est une pépinière d’hommes de génie tout à fait incompris.

Cette exhibition de portraits amène quelquefois au Salon une jeune femme venant essayer la précoce  intelligence de son fils. – Où est papa ? Dites donc où est papa ? Voulez-vous bien dire tout de suite où est petit papa ? Provoqués par ces questions, d’effroyables cris viennent enfin révéler l’affection de cette faible créature pour l’auteur de ses jours ; et la mère, persuadée que la ressemblance de son mari n’est pas parfaite, se décide à retrancher quelques écus sur la somme promise à l’auteur de ce chef-d’œuvre. Alors l’artiste se révolte, il invoque la foi des traités, il connaît le prix de son travail !... et le juge de paix se voit dans la nécessité de compléter ce ravissant tableau de famille.

Maintenant passons rapidement en revue les visiteurs que des sympathies particulières conduisent au Salon une ou deux fois seulement. Ce sont :

Les amis, parents et connaissances des exposants. Ils arrivent au Louvre avec une admiration anticipée ;

Tous les originaux des portraits exposés ;

Leurs amis, parents, domestiques et portiers, venant juger des ressemblances ;

Un jeune enthousiaste voulant se convaincre qu’il s’est fait une idée exacte d’un homme de génie dont le portrait est au Salon ;

Les auteurs qui ont inspiré le sujet d’un tableau de genre ;

Les amateurs de théâtre qui veulent s’assurer si tel acteur exposé est aussi bien à la ville qu’à la scène ;

Les propriétaires de tableaux, Mécènes dont le nom est soigneusement consigné au livret ;

Les personnes qui n’ont jamais vu la famille royale ;

Les modèles dont les belles formes sont venues au secours des artistes ;

Les amants qu’un rendez-vous doit réunir devant un sujet égrillard ;

Tous les rapins de l’Académie des beaux-arts ;

Enfin les concierges et employés de cette même Académie.

Si, par hasard, on vient nous dire que nous n’avons pas parlé des habitués des jours privilégiés, nous répondrons que, le samedi, les salles du Musée pourraient se passer de tableaux, et que la visite du Salon, ce jour-là, n’est qu’un prétexte de promenade élégante. Toutefois nous devons ajouter que nous avons entendu un de ces hommes d’élite répondre à une dame lui demandant : – De toutes ces croûtes, quelle est celle que vous préférez ?  ̶  Adam et Êve, parce que je connais l’anecdote, et que je n’ai pas besoin de me fatiguer à consulter le livret.


F. GUICHARDET.


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