FRIÈS, Charles (18..-18..) : Les écoles de natation (1841).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (21.IV.2011)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
LES ÉCOLES DE NATATION
par
Charles Friès

~ * ~

LES badauds, ruisselant de sueur, se pressent, se heurtent, se bousculent devant le thermomètre de l’ingénieur Chevalier, afin de contempler la hauteur inaccoutumée où s’élève l’esprit de vin dans son tube de cristal. - Il n’est pas de peu d’importance de connaître au juste le nombre de degrés centigrades contre lequel on a à pester.

Pas un nuage au ciel. Le soleil de la canicule darde en plein sur Paris, et transforme chaque maison en une fournaise ardente. Dans les rues, l’asphalte fond sous les pieds ; un peu plus, et les malheureux promeneurs y resteraient pris comme des moineaux dans la glu.

Voici le bon temps pour les écoles de natation. Depuis le matin jusqu’au soir, elles sont toutes grouillantes de monde ; on s’y touche, on s’y porte ; impossible d’y démêler la couleur de l’eau : partout des têtes, des nuées de têtes ! Mais parmi cette multitude de baigneurs de tous les âges et de tous les rangs, qui vont, viennent, s’appellent, badinent, folâtrent, et présentent un tableau si vif, si animé, le principal personnage, celui autour duquel tous les autres viennent se grouper comme de simples accessoires, c’est le grenouillard.

Le grenouillard n’a point de rival à la brasse, à la marinière, à la coupe, et à la planche, soit simple, soit godillée. A lui la palme pour donner une savante passade, pour plonger avec art, pour fendre l’eau sans en soulever une seule goutte, pour fumer, tout en nageant, avec une grâce de lion. Jaloux d’utiliser ses talents au profit de l’humanité, il ne se passe pas de mois, de semaine, de jour, sans qu’il arrache à la mort quelque malheureux sur le point de se noyer ; en foi de quoi il possède une collection de médailles et de certificats.

Le grenouillard ne descend jamais dans la partie inférieure de l’école : il ne hante que l’amphithéâtre, où il trône en souverain, entouré d’une cour respectueuse à laquelle il se plaît à narrer ses prouesses nautiques. Il est vantard et hâbleur de même qu’un chasseur ou un commis marchand. Lorsqu’il s’ingère de piquer une tête, de donner un pied devant ou une victime, de se jeter en petit paquet, il n’oublie pas de crier une heure à l’avance : Place au tapis ! place au tapis ! Et la galerie d’applaudir avec fureur à ses cabrioles.

Tant que la saison le permet, le grenouillard ne quitte pas l’école de toute la journée : il en est le pilier ; il y déjeune, il y dîne, il y goûte, il y soupe. Une seule chose le taquine : c’est de ne pas pouvoir y coucher. Enfin il ne se sépare presque point de son caleçon, qui est invariablement rouge.

Ignorant cette dernière particularité, un quidam, nullement grenouillard, avait fait l’acquisition d’un caleçon rouge. Tandis qu’il flâne innocemment, revêtu de son emplette, à l’amphithéâtre d’une de nos écoles, survient un grenouillard. Celui-ci, induit en erreur par la nuance du susdit caleçon, prend notre homme pour un confrère, et, désireux de lier connaissance avec lui, il le pousse dans l’eau sans autre forme de procès, ainsi que cela se pratique en pareil cas.

Aussitôt l’on accourt de tous les points de l’école : deux grenouillards qui plaisantent entre eux, peste ! cela promet d’être curieux.

Le quidam se débat d’abord à la surface de l’eau, en poussant des sons inarticulés, parmi lesquels on croit distinguer : La perche (1) la perche ! puis il disparaît complétement.

« Un grenouillard qui feint de ne pas savoir nager ! s’écrie-t-on à la ronde, ah ! charmant ! délicieux ! » Trois minutes se passent : pas de grenouillard.

« Satané grenouillard, continue-t-on, a-t-il l’haleine longue ! Décidément, il est amphibie. » Et pendant ce temps, le soi-disant amphibie buvait, buvait... Encore quelques instants, et sa saturation était complète. Bref, si le grenouillard véritable n’avait pas fini par se jeter à l’eau, le grenouillard supposé aurait payé de sa vie l’idée malencontreuse qu’il avait eue de se parer d’un caleçon rouge.

Au reste, le caleçon rouge commence à devenir rare dans les écoles : on se lasse de tout, même de barboter entre quelques planches, et, chaque jour, des grenouillards renoncent aux gloires de l’amphithéâtre pour se faire canotiers. Que Zéphyr leur soit léger !

Le propriétaire d’une école se plaignait dernièrement à nous, et avec raison, de l’indifférence actuelle du public en matière de natation. Jadis, chacun ambitionnait le titre de bon nageur : pour l’obtenir, rien ne coûtait. On se rappelle encore ces audacieux qui s’amusaient à donner des victimes du haut du pont Royal, au grand effroi de la duchesse d’Angoulême qui, se trouvant alors dans ses appartements aux Tuileries, les fit prier poliment, par un officier de service, d’avoir à cesser leurs dangereuses culbutes. On n’a pas oublié non plus, j’imagine, ces nageurs intrépides, qui, partis du quai d’Orsay, firent, à la nage, le trajet de Paris à Saint-Cloud, en poussant devant eux une table en liége, chargée de comestibles et de vins de toutes espèces. Il est vrai que plusieurs n’arrivèrent au but que bien tard, et hors d’état de jouir de leur triomphe : ils étaient asphyxiés... Mais ceci n’est point notre affaire.

A l’heure qu’il est, tout cela est bien changé, et le feu sacré semble éteint chez les nageurs : on nage bourgeoisement, comme l’on danse, sans se piquer d’amour-propre pour mieux faire, et si quelque nageur émérite apparaît par hasard, il n’inspire guère plus d’intérêt que celui qui viendrait exécuter, dans une contredanse, des entrechats et des jetés-battus.

Dirigeons maintenant nos regards sur la foule des baigneurs ignares, sur les porteurs de caleçons bleus, blancs, jaunes, violets, panachés ; il est parmi eux des originaux qui ont droit à notre attention.

Voyez plutôt !...

Ce monsieur qui sort de son cabinet avec un caleçon pimpant, un serre-tête de toile cirée, et un petit thermomètre à la main. Il s’approche de l’eau d’un air inquiet, et y plonge son instrument, afin de constater si elle est suffisamment chaude. Cette expérience ne le satisfait pas d’une manière complète, à ce qu’il paraît, car il croit devoir s’éclairer de l’avis d’un baigneur, à qui il pose cette question : L’eau est-elle bonne ? Sur la réponse de celui-ci, qu’elle est excellente, il se débarrasse de son thermomètre, et descend résolument l’échelle. A peine a-t-il touché l’eau du bout du pied : « Diantre ! qu’elle est froide ! » s’écrie-t-il, et, remontant au plus vite, il se r’habille et part comme il est venu ;

Ce pessimiste, à qui vous n’ôteriez pas de l’idée que le fond de l’eau est tout parsemé de clous, de culs de bouteilles, et autres objets d’un contact peu agréable. Aussi, dans la crainte de se déchirer les pieds, reste-t-il, pendant tout le temps de son bain, accroché après les claies ;

Ce collégien tout bleu de froid, qui secoue le joug de la discipline, et gagne les coins sombres pour y fumer, à l’insu du pion, des petits morceaux de jonc en guise de cigares ;

Cet acrobate manqué, qui se pose en rival d’Auriol, et, sans penser une minute à se baigner, exécute des tours d’adresse et d’agilité, au risque de briser ses membres, lesquels ne sont pas, hélas ! taillés sur le modèle de ceux de l’Apollon du Belvédère ;

Et ce ci-devant jeune homme, qui veut à toute force apprendre à nager, malgré son âge et ses dispositions négatives pour ce genre d’exercice. Suivons-le dans le cabinet consacré  à la leçon à sec : là, maintenu en l’air horizontalement, au moyen de courroies qui lui passent sous le corps, - à peu près comme ces crocodiles empaillés qu’on voit suspendus dans les cabinets d’histoire naturelle, - notre nageur en herbe va gigoter sous les ordres d’un professeur qui lui commandera des pliez, des détachez, des assemblez, le tout à raison de 3 ou 4 fr. l’heure. Certes, voilà de l’argent bien employé.

Vous me demanderez, sans doute, quelles sont les fonctions de cet individu en habit noir et en cravate blanche, qui vient de manquer de choir dans l’eau tout habillé, tant est grande sa préoccupation à suivre des yeux les pieds des baigneurs ?

C’est l’artiste pédicure attaché à l’établissement. Il est à la piste de cors, d’oignons, et de durillons à extraire ; ce qu’il fait, dit-il, sans douleur, et au plus juste prix. Écoutez-le, et il ne tardera pas à vous convaincre, eussiez-vous les pieds les plus sains du monde, que vous êtes menacé de marcher bientôt avec des béquilles, si vous n’avez pas immédiatement recours à son bienfaisant ministère. Craignant peu qu’on lui dérobe les secrets de son art, c’est en plein vent, sur le premier banc venu, qu’il soulage l’humanité souffrante.

Entendez-vous cette voix enrouée qui appelle à la pleine eau ? - C’est celle du maître nageur, vieux dur à cuire, infailliblement blessé à Wagram ou à Austerlitz, et dont la joue est gonflée d’une éternelle chique qu’arrosent de fréquents petits verres. Le maître nageur est petit, carré d’épaules, ventripotent. Il se tient toujours droit comme un I, la tête haute, le jarret tendu. Il porte un chapeau de cuir bouilli, coquettement placé de travers sur sa tête grisonnante, une chemise de grosse toile, un large pantalon bleu, des escarpins sans bas à ses pieds. Ses oreilles sont ornées de boucles en cuivre doré, figurant des ancres. Sa conversation, émaillée de nombreuses fautes de français, roule d’ordinaire sur la honte qu’il y a à ne pas savoir nager, et le plaisir qu’on éprouve à tirer proprement sa coupe. En ce moment, il monte en bateau avec une douzaine d’amateurs qu’il a recrutés pour la pleine eau. Voilà les douze nageurs à l’eau ! Quant à lui, il reste dans le bateau, occupé à les regarder avec la tendresse inquiète d’une poule surveillant sa jeune couvée. Que l’un d’eux s’écarte, aussitôt le cri : Ohé ! au bachau , le rappellera auprès de lui. Qu’un autre boive un bouillon, à l’instant il s’élancera à son secours, plongera, ira fouiller le fond du fleuve, et ne reparaîtra pas seul, soyez-en sûr. Douze baigneurs lui ont été confiés, et il serait perdu de réputation s’il ne les ramenait pas tous sains et saufs.

N’oublions pas, dans cette revue un peu rapide des écoles de natation, d’accorder une petite place au garçon de cabinet, image du mouvement perpétuel, courant au triple galop de côté et d’autre, afin d’ouvrir aux baigneurs les portes de leurs cellules respectives. Il y aurait de l’ingratitude de notre part à ne pas mentionner aussi la buvette, près de laquelle nous avons tous passé, étant enfants, des moments si doux, en contemplation devant les biscuits, les croquets, les sucres d’orge, les bâtons de chocolat, les cervelas à l’ail, qu’on y débite à des prix exagérés.

Parmi les nombreuses écoles de natation de Paris, il en est qui semblent avoir fixé plus particulièrement la vogue. Ce sont les écoles Petit, Deligny, et celle dit du Pont-Royal. La première, située près de l’île Louviers, est recherchée pour la limpidité de ses eaux, vierges, à cet endroit, de tout contact avec les mille égouts de la ville ; et la dernière, pour sa position au centre de la capitale et la propreté de ses cabinets. L’école Deligny, qui occupe un fort bel emplacement sur le quai d’Orsay, est le rendez-vous habituel des dandys, des militaires, et de tous ceux qui aiment une eau rapide et profonde. Sa proximité du château des Tuileries lui vaut la pratique des princes, qui y ont un joli salon pour leur usage particulier.

Il me reste à dire quelques mots des écoles de natation moins comfortables, à l’entrée desquelles sont écrits ces mots peu ambitieux : Bains à 20 cent. ; vastes cuves accessibles à toutes les bourses, et où la société n’est pas toujours très-choisie. Là, point de caleçon qui gêne le corps dans ses mouvements ! point de cabinet séparé ! On se déshabille pêle-mêle, en famille ; on se jette à l’eau avec un morceau de savon ingénieusement percé d’un trou, et attaché au bras avec une ficelle ; on se frotte, on se refrotte, et une fois le savonnage terminé, on se dirige vers ses effets. Ici se présente parfois une difficulté : les effets ont disparu ; ils ont été remplacés par d’autres ; et tel individu qui est arrivé en bottes, en redingote et en chapeau, se voit forcé de revenir chez lui en sabots, en blouse et en casquette, chose fort désagréable, surtout à celui pour qui le plaisir n’est pas dans la variété.

CHARLES FRIÈS.

(1) La perche, long bâton que l’on tend aux baigneurs en détresse.                          
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