GUICHARDET, Francis (18..-18..) : Les lions de contrebande (1841).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (30.VI.2010)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
LES LIONS DE CONTREBANDE
par
F. Guichardet

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EN venant enrichir le vocabulaire des néologismes français, le mot lion, importation anglaise, a perdu, après avoir traversé le détroit, sa signification primitive. En Angleterre on est convenu d’appeler lion toute personne assez heureuse pour attirer l’attention du moment. Les succès en tous genres peuvent faire obtenir ce titre glorieux : l’armée, la littérature, les sciences, la fashion, le théâtre, possèdent leurs lions. Quelquefois leur règne est de courte durée : un même jour les voit naître et mourir ; abandonnés par la puissance de la mode, ils vont se perdre au milieu des existences vulgaires et augmenter le nombre des rois dépossédés.

Pendant plusieurs années, un homme a su se maintenir au premier rang de ces illustrations britanniques. La science, le talent, le génie, ne furent pour rien dans son élévation : une éducation négligée, un esprit fort contestable, une fortune médiocre, ne pouvant lui donner dans le monde le rang qu’il semblait ambitionner, il se replia sur ses avantages personnels. Grâce à la noblesse de ses manières, il parvint à faire oublier la vulgarité de son nom. Ce premier pas franchi, son élégance, sa tournure, son habileté équestre, et surtout l’intelligence de son tailleur, lui ouvrirent les portes de quelques cercles distingués. Mais Brummel n’était pas homme à se contenter de si peu ! Son ambition le poussait à conquérir une des hautes positions de cette société de gentilshommes et de désoeuvrés opulents qui brillait alors de tout son éclat. Bientôt, la fortune l’aidant, il devint l’homme indispensable : on le prôna, on lui demanda des conseils, on se soumit à ses arrêts, on le prit pour modèle. Des lois furent dictées par lui ; ceux qui, la veille, se croyaient encore ses rivaux, s’estimèrent heureux de conserver son patronage. Des princes recherchèrent son amitié, et la faveur dont il fut entouré ne pouvant plus s’accroître, la jeunesse dorée des trois royaumes le proclama ROI DE LA MODE !

Dès lors la coupe d’un habit, la forme d’un gilet, le nœud d’une cravate, eurent besoin d’obtenir sa sanction royale pour être adoptés par le monde fashionnable. Les tailleurs en vogue, les bottiers en renom, les carrossiers, les parfumeurs, les bijoutiers sollicitèrent l’honneur de sa clientèle et le droit de relever leurs enseignes de son nom. Privés de sa présence, les courses de chevaux, les luttes de boxeurs, les combats de coqs étaient sans attraits. On ne disait plus : « Le roi honorera le théâtre de sa présence, » mais bien : « M. Brummel doit assister à cette représentation ! » Et la foule s’empressait de venir admirer ce grand personnage entouré de son état-major de courtisans.

Rien n’a manqué à la gloire de ce roi de la fashion ! Plus heureux qu’Alexandre, il a eu ses poëtes et ses historiens ; et son règne, déjà si brillant, paraissait devoir se prolonger encore, si des ingrats qu’il s’était plu à protéger, des hommes qu’il avait accablés de ses bienfaits, n’eussent pas brisé sa couronne, et fait disparaître cette nouvelle dynastie. Effrayés de l’accroissement progressif de son budget, ses banquiers et ses fournisseurs lui refusèrent un beau jour l’impôt qu’ils lui avaient eux-mêmes voté. Ainsi, privé de sa liste civile, le roi de la mode abandonna son trône et ses sujets ; et nouvel exilé sur la terre étrangère, il vint planter sa tente dans le département du Calvados, où il est mort presque ignoré, sans courtisans, sans cortége, sans sépulture royale, sans oraison funèbre !

La fortune de Brummel a fait surgir en France une nuée d’imitateurs dont la renommée n’a pu franchir les limites du bois de Boulogne. Sous la restauration, une jeunesse désœuvrée se jeta à corps perdu dans cette vie de luxe, d’élégance, de dissipation, de chevaux, d’usuriers et de dettes qu’on était convenu d’appeler l’existence des dandys, successeurs naturels des incroyables, des muscadins, des roués, des beaux, etc. Les dandys se sont dispersés, après avoir laissé de nombreuses victimes dans la courte carrière qu’ils ont parcourue : les uns sont morts à la peine, ruinés à peu près, les autres se sont brûlé la cervelle, dernier tour joué à leurs fournisseurs ; il en est qui se débarrassent encore de leurs créanciers en leur donnant une quittance légale à l’aide de cinq années de détention : les brillants costumes de nos régiments de cavalerie en cachent quelques-uns, et les hommes d’esprit de la cohorte ont tourné leurs idées vers un but plus utile et plus sérieux.

Aujourd’hui les lions se sont emparés du domaine des dandys. Où sont les lions ? que faut-il faire pour devenir lion ? quels sont les charges et les bénéfices de cet emploi ? Voilà ce qu’il est impossible de préciser. Il est des positions incompatibles avec ce rôle. L’associé d’un banquier, le demi-agent de change, le jeune industriel, ne peuvent le jouer qu’à leurs moments perdus, à la clôture de la bourse ; et puis ils s’en soucient fort peu. Où donc sont les lions ? Les trouverons-nous au milieu de cette jeunesse brillante, paresseuse, turbulente, bien gantée, ardente au plaisir, vivant au jour le jour, passionnée pour le luxe, se lançant dans le tourbillon des bals, fêtes et spectacles, dans les parties de jeu et de débauche, sans savoir comment elle pourra en sortir, et dans quel état elle en sortira ; passant en un jour de la dépense la plus folle à l’économie la mieux comprise ; pleine de vie et de santé, indifférente aux privations et aux changements de fortune, dînant aujourd’hui chez Véry, demain au Rocher, et après-demain chez la mère Morel ou chez Katcombe, providence des gens ruinés ? Pauvres lions satisfaits d’un jour d’opulence qu’ils expient dans la solitude de leurs greniers, couchés sur un grabat, et attendant pour dîner la visite providentielle d’un ami ! Suffit-il alors de posséder un habit bien fait, un chapeau neuf et des gants jaunes ? Mais tout le monde a le droit de posséder un habit bien fait, des gants jaunes et un chapeau neuf ! Cependant, vous entendez dire à chaque minute :

« J’étais hier en compagnie de deux magnifiques lions !

– Nous avions à notre soirée deux lions pur sang.

– J’aime beaucoup la société des lions.

– Nous avons fait la connaissance d’un charmant lion.

– Nous pouvons nous promettre deux lions dans la partie que nous devons faire ! »

Étrange abus des mots que l’on ne comprend pas !

Qu’un jeune homme dont l’opulence se résume dans la location d’une mansarde de la rue du Mont-Blanc, la possession d’un costume irréprochable, et l’absence reconnue de tout moyen d’existence, sorte du café de Paris en compagnie d’un cigare et d’un cure-dent superflu, il se rencontrera sur son passage un provincial ébahi, créé tout exprès pour s’écrier :

« Ah ! ah ! voici un des heureux du siècle ! Fameux lion ! »

Que dans un bal extra-bourgeois un danseur se présente muni d’un habit bien coupé et de gants à peu près justes, toutes les dames du lieu et tous les petits clercs en lunettes répéteront en chœur :

« C’est un de nos grands lions ! »

Il n’existe donc plus que des lions de contrebande. Les hommes d’élégance et de goût seraient honteux de se voir affublés d’un titre ridicule, accordé si mal à propos.

Pour bien des gens, certains quartiers ont encore le privilége de donner à leurs habitants un premier vernis de dandysme. Le paisible habitant des solitudes du Marais ou des pays perdus d’outre-Seine, vous dira :

« Comment, monsieur un tel habite la rue de la Paix ! Mais il a donc une fortune colossale ? »

Le moraliste qui du haut de son grenier étudie le monde à l’aide d’une longue vue s’écriera à son tour, s’il voit sortir quelqu’un du café de Paris :

« Décidément, ce garçon-là ne peut être que millionnaire ! »

Tel est le but que se proposent les lions de contrebande ; ils veulent, avant tout, faire naître cette admiration de rencontre, cet établissement de bourgeois étonné, cette stupéfaction de l’observateur incessamment nourri des orgies fantastiques de la Peau de chagrin. Ils savent se soumettre à une vie mesquine, peu dispendieuse, décolorée ; mais ils tiennent à passer pour d’effroyables viveurs, pour des dissipateurs incorrigibles.

Le lion de contrebande est pauvre, mais il a horreur de la pauvreté ; il ne peut vivre qu’au milieu d’une atmosphère de luxe, de dépense, de faste et de plaisir. Tous ses efforts tendent à réaliser ce problème ; et, grâce à son savoir-faire, il y parvient. Vous le voyez à la suite des viveurs parisiens, en compagnie des sommités industrielles et financières, donnant le bras à un homme célèbre par la bonne tenue de ses équipages, et vous vous demandez :

« Comment donc fait-il pour vivre avec ces gens-là ? »

Rien de plus simple : il se faufile dans ce monde sans y être ni invité ni désiré. La place qu’il y prend est si peu enviée qu’on ne songe pas même à la lui contester. Humble et soumis d’abord, il sait se réduire à des proportions tellement exiguës que l’indulgence vient à son aide, et que la force de l’habitude finit par le faire accepter. Personne n’ignore sa position dans la sphère qu’il a adoptée, et nul ne songe à lui en faire un reproche ; du reste, il sait en tirer de larges bénéfices. Ne l’avez-vous pas vu vingt fois s’étalant seul dans une loge d’avant-scène, les jours de représentation peu suivie ? ne l’avez-vous pas rencontré, lui troisième, dans un équipage brillant ? n’avait-il pas un cheval aux dernières courses ? et ces loges, ces équipages et ces chevaux, vous savez bien qu’ils ne sont pas à lui. Dans ces jours fortunés, à ces heures désirées, le lion de contrebande triomphe ; le monde ne peut le contenir : il domine la foule, il éblouit, il écrase les passants de sa supériorité. Comme il oublie alors et ses privations intimes et ses déboires domestiques ! Ne mène-t-il pas de temps à autre un train de millionnaire, grâce aux amis qu’il a su conserver ?

Ne craignez pas que le lion de contrebande dîne ailleurs que dans les salons du restaurateur le plus à la mode ; son repas, il est vrai, serait problématique si un voisinage protecteur ne venait pas à son secours. Il s’assied en silence à une table dont le seul nécessaire se compose invariablement d’une carafe d’eau frappée, le seul luxe qu’il se permette ; mais sa sobriété reconnue ne résiste jamais à l’offre d’une aile de perdreau, d’une cuisse de faisan, d’un morceau de chevreuil, de quelques truffes et de plusieurs verres de vin devenus nécessaires, que la table voisine lui fait passer. A la fin du repas, sans bourse délier, il se trouve aussi rassasié que celui qui vient de solder une addition de quarante francs. Depuis des mois et des années il mène cette existence, et personne ne s’en étonne ; habitués à le voir, ses amphitryons ordinaires comptent sur lui, et lui réservent les miettes de leur table. Comment, en effet, pourraient-ils se passer de lui ? Le lion de contrebande est devenu un accessoire indispensable, un complément de dîner bien servi ; il sait se prêter de bonne grâce à tout ce qu’on exige de lui ; il tient la place du bouffon, du parasite, de l’ancien client. Il ne s’effraye d’aucune plaisanterie ; il reçoit en riant tous les traits qui lui sont décochés ; il en est heureux, il en est fier : n’est-il pas avec ses amis, ne dîne-t-il pas au milieu de ses coviveurs ?

Quelquefois le lion de contrebande se transforme en utilité : son rôle prend alors un vaste développement ; il y déploie tout son luxe, toutes ses ressources, toute son expérience. Il choisit son plus bel habit, ses gants les plus frais, ses bottes les mieux vernies ; il se prépare à la négociation épineuse dont il s’est chargé ; il se pénètre de ses nouvelles attributions ; il veut rendre à ses amis les petits services que Lebel rendait au roi Louis XV.

Ne soyez donc plus surpris de le voir sortir chaque jour des salons de nos grands restaurateurs, un cigare à la bouche et simulant une ivresse de bon goût. Il a dîné, parfaitement dîné, et vous n’êtes plus en droit de mettre en doute son intempérance. Dans ces moments, il se montre bon prince, et consent à vous protéger d’un salut, si vous êtes le moins du monde de ses connaissances ; il pousse même la courtoisie jusqu’à vous adresser la parole :

« Nous venons de faire un bon dîner ! Cinquante francs par tête ; mais vraiment bien traités. – Nous allons monter en voiture pour nous rendre au Cirque. – Allez-vous au Cirque ? c’est fort amusant lorsqu’on aime les chevaux. Vraiment, Capitaine est une merveilleuse bête.

– A propos, je ne vous ai pas vu au dernier pari du bois ; j’y ai gagné deux cents louis... Cela me revenait de droit ; j’avais été si malheureux aux dernières courses !

– Une chose incroyable ! Dernièrement, notre ami D*** a perdu cinquante mille francs au club ; il n’a pas encore payé cette dette ! On ne doit jamais faire attendre en pareille circonstance.

– Connaîtriez-vous un bon valet de chambre ? je renvoie le mien... je ne le crois pas très-fidèle ; et comme je pars pour les Pyrénées, il me faut un homme sûr. Vous comprenez ? Les dépenses de la route, les relais, les postillons, les frais de séjour... je ne veux avoir à me mêler de rien. Je lui dis : Voilà vingt mille francs, et marche avec cela jusqu’à ce que nous ayons besoin d’avoir recours à mes lettres de crédit.

– Ah ! donnez-moi donc dix francs... je me suis dégarni, et j’ai une commission à faire faire... un bouquet... vous devinez ?

– Venez donc me demander à déjeuner avant mon départ ; nous ferons ensuite une petite promenade à cheval. »

Gardez-vous bien de prendre au sérieux cette invitation ; le lion de contrebande n’est jamais chez lui, et son portier connaît seul la magnificence de son trou : c’est ainsi qu’il désigne lui-même son intérieur.

Le lion de contrebande n’a pas toujours été dans cette infime position. A son entrée dans le monde, il a eu, grâce à son entourage, quelques jours de grandeur, de luxe et de crédit. C’est lui qui le premier posa noblement un bout de cigare sur une table de bouillotte, en disant :

« Ceci vaut trois mille francs ! » et cette valeur d’un nouveau genre fut acceptée. C’est lui qui plus tard, dans un moment d’embarras, adressa cette lettre à un riche industriel qui l’avait admis plusieurs fois à sa table :

« Mon cher monsieur, soyez assez bon pour me prêter mille francs. Vous êtes si heureux dans toutes vos entreprises, et votre bonheur est si bien établi, que je suis homme à vous les rendre un jour. »

Ces jours de fortune sont passés, et le lion de contrebande, encore satisfait des derniers rayons qu’il répand sur la foule, se contente aujourd’hui des moyens d’existence que la Providence lui envoie. Tranquille sur son avenir, si ses amis l’abandonnent dans sa vieillesse, il sait que ses brillantes relations lui permettront de remplir avec succès la charge de courtier d’usure. Heureux lion !

                            F. G.

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