COUAILHAC, Louis (1810-1885) : Le comédien de province (1841).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (06.XI.2009)
Relecture : A. Guézou.
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le comédien de province
par
Louis Couailhac

~ * ~


JE veux peindre le comédien pur sang, celui qui descend en droite ligne du La Rancune de Scarron, celui qui est né, dans les coulisses, d’un premier rôle et d’une soubrette ; celui qui peut se dire avec orgueil enfant de la balle, et qui a passé ses premières années à parcourir la France entière à la suite des auteurs de ses jours, gaminant sur les places publiques avec les gamins de toutes nos sous-préfectures, et jouant les anges, les amours et les petits démons, à la satisfaction du public de province.

Longtemps notre Roscius en herbe n’est connu, de Dunkerque à Bayonne, que sous le nom de Fanfan ; il n’en demande pas d’autre, et ne se soucie pas plus de son nom de famille que son père ne s’en est soucié pour lui. Mais il a ses dix-huit ans : c’est l’âge où dans la vie ordinaire on s’arrête au choix d’un état. L’état de Fanfan est tout trouvé : il sera ce qu’a été son père, ce qu’a été son grand-père, ce qu’a été l’immortel La Rancune. Il sera comédien ! Proposez-lui donc de renoncer à cette existence nomade, accidentée, imprévoyante, à laquelle il est habitué depuis son enfance : il vous rira au nez. Il lui faut l’air des grandes routes, l’impériale des diligences, les stations dans les grasses auberges, l’arrivée bruyante dans les chefs-lieux d’arrondissement ; il a besoin des émotions de la scène et des méchantes causeries du foyer ; il a besoin des ténèbres du matin et de la lumière du soir ; il a besoin de l’odeur des quinquets et des haillons du magasin de costumes : il doit être comédien !

Fanfan n’est plus un nom d’affiche assez sérieux, assez respectable ; il s’agit d’en choisir un autre. Le jeune homme va fouiller dans le coffre de bois qui contient toute la bibliothèque de l’administration ; il consulte la liste des personnages de l’ancien répertoire. Enfin il trouve, dans je ne sais quel vieil opéra-comique, un nom qui lui plaît : Fanfan s’appellera Alcindor.

Alcindor joue les comiques ; il a de l’aisance, de l’aplomb, l’habitude des planches, un peu d’intelligence, assez peu d’instruction : c’est ce qu’on appelle un acteur intrépidement médiocre. Un petite parterre de province n’en exige pas davantage, surtout dans un comique. La charge fait toujours rire, et le manteau de Scapin est un excellent bouclier contre les exigences du bon goût. – Aussi les débuts d’Alcindor sont-ils fort heureux : tant qu’il reste dans les parages où ses respectables parents ont, pendant vingt ans, promené leur profession de bourgade en bourgade, il est le plus heureux et le plus couronné des comédiens ! Mais il se fatigue bientôt de ces ovations de village et des douceurs de la vie de famille ; il a senti pousser ses ailes, il veut les essayer. Un beau matin, à la fin de l’année dramatique, après avoir touché son mois plus ou moins complet à la caisse directoriale, il prend son vol et s’élance vers Paris !

Arrivé à Paris, il s’empresse d’aller faire visite à tous les correspondants dramatiques, ces entreposeurs de talents, ces marchands de voix et d’organes, qui, moyennant une remise de tant pour cent sur le total des appointements de l’année, s’engagent à fournir la France entière, du nord au midi et de l’est à l’ouest, de ténors, de pères nobles, de prime-donne, de héros de tragédie et de grandes coquettes. Alcindor est introduit. On lui demande quel emploi il joue, de quelle ville il vient, quelles sont ses prétentions ; on prend son adresse, et on le renvoie chargé d’espérances et de paroles dorées.

Alcindor va passer la plus grande partie de sa journée au Palais-Royal ou au café des Comédiens, quartier général des artistes en disponibilité. C’est là où les Antony prennent de la limonade, les Agnès du punch, et les Marguerite de Bourgogne du petit-lait. Alcindor, dont les finances sont en très-mauvais état, joue avec un baryton de quinzième ordre une bouteille de bière en plusieurs cents de dominos. Sur les quatre heures il dîne rue de l’Arbre-Sec, dans quelque restaurant à 22 sous par tête, et le soir il entre à l’Opéra-Comique ou à la Porte-Saint-Martin, avec un billet de faveur que lui a donné un ex-cabotin de province, jeté par sa bonne fortune sur les planches d’un théâtre de Paris.

Malgré la modestie de ses dépenses quotidiennes, Alcindor voit bientôt la fin de son argent, – et on ne lui a pas encore proposé d’engagement ! Cependant il aurait grand besoin de ses avances, car toute sa garde-robe tient dans un mouchoir, et il lui est par conséquent impossible d’avoir recours à la philanthropique charité du mont-de-piété.

Enfin le correspondant lui offre d’aller, moyennant 150 francs par mois, tenir les premiers comiques de comédie et de vaudeville dans la troupe ambulante qui dessert exclusivement pendant l’hiver la ville de Châlons-sur-Marne. Alcindor accepte. Comment ferait-il pour ne pas accepter ?

Il touche, comme avances, son premier mois, dont le correspondant lui retient au moins la moitié pour ses honoraires, et il s’embarque dans la rotonde à destination de Châlons-sur-Marne.

A Châlons, la vie du pauvre artiste n’est pas aussi agréable que veulent bien se l’imaginer les cinquièmes clercs de notaire de la rue Saint-Honoré et les apprentis bijoutiers du quartier Saint-Martin. On ne donne spectacle que quatre fois par semaine ; mais les journées se passent en répétitions. Les tirades de mélodrame et les couplets de vaudeville laissent à peine à Alcindor le temps d’aller prendre le frugal repas, que, moyennant la rétribution de 1 fr. 50 c. par tête, la femme du souffleur de la troupe prépare pour tous les camarades. N’est-ce pas là un triste métier ?

« Mais, me diront les clercs de notaire de la rue Saint-Honoré et les bijoutiers de la rue Saint-Martin, Alcindor est bien dédommagé des heures du jour par celles de la nuit ; les plaisirs de l’amour lui font oublier les fatigues de la scène : ne reçoit-il pas tous les matins mille billets parfumés, et chaque soir une main discrète ne lui ouvre-t-elle pas la porte d’un boudoir de satin et de velours ? »

Ah çà ! mes chers amis, d’où venez-vous donc pour faire ainsi du roman et de la poésie ? Vous croyez-vous encore au temps où un comédien était quelque chose d’extraordinaire, d’excommunié, de diabolique ? quelque chose qui était et se tenait en dehors de la société, qui avait l’orgueil de sa situation et de sa personne ? quelque chose qui avait la main blanche, la jambe galante et la chevelure bien peignée ? quelque chose enfin dont raffolaient les femmes de condition ? Vous croyez-vous au temps où l’arrivée d’une troupe de comédiens mettait en émoi madame l’intendante, madame la trésorière, madame la présidente, madame la lieutenante de roi et toutes les hoberelles des environs ?

Ce temps est bien passé !

Le comédien est le seul qui n’ait rien gagné au jeu de nos révolutions ; bien loin de là, il a perdu à devenir l’égal de tout le monde et à être vu de près. Ce n’est plus un être exceptionnel, et entouré de je ne sais quels mystérieux nuages du milieu desquels on aimait à le faire sortir ; avec lui, l’amour n’était plus seulement de l’amour, tant cet amour semblait coupable ! et la grandeur du crime lui prêtait aux yeux des femmes des attraits cent fois plus grands ! Aujourd’hui le comédien n’est plus qu’un citoyen comme les autres, quelquefois plus mal tourné que les autres. Pourquoi voulez-vous qu’une femme aille chercher bien loin, et avec beaucoup de danger, ce qu’elle rencontre si facilement à ses côtés ? Et quel charme surnaturel trouver dans une intrigue qui est soumise aux mêmes chances que toutes les autres, et qui, au pis, se dénouera, comme toutes les autres, par un coup de pistolet du mari, ou par un procès en police correctionnelle ?

Alcindor, je vous le jure, se tient pour bien heureux quand l’amour des jeunes comédiennes, ses compagnes, ne lui est pas enlevé par les beaux fils et les dissipateurs de la ville.

Alcindor passe sa jeunesse dans cette triste condition de comédien des petites villes. Que de désagréments et de déboires !

En premier lieu Alcindor est en jouissance d’une pauvreté constante et soutenue ; ses appointements sont d’une effrayante maigreur, et ses voyages périodiques à Paris, à la recherche d’un autre engagement, ont bientôt dévoré les économies que par prudence, il s’est efforcé de faire.

Il est juste de compter parmi les misères de son état les débuts qui, à chaque renouvellement de l’année théâtrale, le forcent à subir l’examen d’un parterre inconnu, et à voir son pain de douze mois dépendre de la digestion plus ou moins bonne, du goût plus ou moins pur de trois ou quatre jugeurs brevetés de sous-préfecture.

Faut-il parler des mépris, des haines qui le poursuivent dans certaines localités ! En France, les lumières n’ont point encore pénétré partout ; on trouverait, en cherchant bien, plus d’une terre écartée où les préjugés sont dans toute leur force et dans toute leur fleur. Quoique nous soyons en l’an de grâce 1841, la carte de M. le baron Dupin, sur laquelle quelques-uns de nos départements étaient marqués à l’encre noire, n’a pas cessé d’être une vérité.

Rien de plus curieux que l’arrivée d’une troupe dramatique dans une petite ville de basse Bretagne, par exemple : les fonctionnaires publics, les officiers de la garnison, quelques habitants de la classe aisée, peuvent se réjouir de ce que l’on apporte une diversion à la monotonie habituelle de leur existence ; mais la masse de la population, comment reçoit-elle les comédiens ? Elle les regarde comme des parias, comme des maudits ; ce n’est que sur les réquisitions formelles de l’autorité qu’elle consent à leur fournir, contre de beaux écus sonnants, le logement et la nourriture. On dirait que la comédie est une peste qui a tout à coup étendu sa maligne influence sur le pays, et des atteintes de laquelle on ne saurait trop soigneusement se préserver.

Dans d’autres localités où le sentiment religieux a perdu de sa force, les comédiens trouvent un autre ennemi. Comme leur existence est vagabonde et incertaine, les bourgeois paisibles et sédentaires ne font nulle difficulté d’assimiler leur moralité à celle des Bohémiens et autres mauvais garnements qui infestent nos campagnes. Il n’y a pas longtemps encore, que, dans une mince ville du centre de la France, j’entendais une maîtresse d’auberge crier à ses servantes : « Serrez l’argenterie... voilà les comédiens ! »

Alcindor a un grand fonds de gaieté, d’insouciance et de malice qui l’aide à supporter toutes ces contrariétés, tous ces dragons, comme disait madame de Sévigné : il rit toujours, chante toujours, même en retournant ses poches vides ; c’est le philosophe pratique. Sa pauvreté lui plaît, et il plaît à sa pauvreté, car elle ne le quitte pas. Ne craignez pas de le trouver un seul jour dans l’abattement ; il défie le malheur, et trouve dans son bissac des ressources contre tous les mauvais tours de la fortune.

Combien de fois, une heure avant d’entrer en scène, ne lui est-il pas arrivé de fouiller vainement dans sa triste garde-robe pour trouver le costume de son rôle ? Combien de fois, en cherchant l’habit brodé du marquis de Mascarille, n’a-t-il trouvé que les haillons de Robert Macaire ! Combien de fois, pour représenter un brillant chevalier français, ne lui a-t-il manqué que la cuirasse, le casque, le tricot, l’écharpe, les gants, l’épée et les bottes jaunes ! Un autre aurait été découragé ; mais l’esprit inventif d’Alcindor était au-dessus de pareilles difficultés.

C’est lui qui joua un confident de tragédie en se drapant dans les rideaux de son lit d’auberge.

C’est lui qui, n’ayant point de bottes à l’écuyère, imagina de se badigeonner la jambe jusqu’au genou avec du cirage.

C’est lui enfin qui, devant représenter un soldat dans une pièce militaire, alla payer à boire au sergent du poste voisin, lui emprunta son uniforme, le laissa en chemise, l’enferma dans sa loge, puis l’oublia après le spectacle, et lui fit passer toute la nuit dans la plus triste des situations.

Du reste, Alcindor n’est point égoïste ; son génie est au service de ses camarades. Que de fois ne leur est-il pas venu en aide !

Une troupe dont il faisait partie se trouvait, au beau milieu du plus rude des hivers, dans une ville où elle ne gagnait pas un sou. La bourse des pauvres comédiens était à sec ; ils ne trouvaient plus de crédit chez les fournisseurs, leurs besoins devenaient pressants ; il leur fallait absolument une recette. On eut recours à Alcindor. Voici ce qu’il inventa pour tirer ses camarades de ce mauvais pas : il rédigea, puis fit placarder dans tous les coins de la ville une affiche qui commençait ainsi :


 Première Représentation

DE

M. SAMSON,

PREMIER COMIQUE DE LA COMÉDIE FRANÇAISE,

etc., etc., etc., etc.


Le prétendu M. Samson n’était autre qu’un acteur d’une troupe des environs, que l’on avait fait venir pour la circonstance.

Le soir, salle comble et recette magnifique. Le pseudo-Samson obtint assez de succès ; cependant on ne lui trouva pas autant de talent qu’on s’y était attendu. Puis quelques farauds de la ville, qui avaient fait le voyage de Paris et qui avaient visité la salle de la rue Richelieu, prétendirent que M. Samson parlait du nez, tandis que le nouvel acteur avait une voix de tête superbe. Les soupçons se communiquèrent, se propagèrent, la nuit porta conseil, et le lendemain matin on acquit la certitude par le sous-préfet, qui avait eu autrefois une pièce sifflée à l’Odéon, et qui n’avait pu assister à la représentation de la veille, que le nouvel acteur n’était pas M. Samson.

Oh ! alors la rumeur fut grande... Déjà la crainte des conséquences que pouvait avoir cette escapade diminuait, chez les comédiens, la joie d’avoir fait une recette de 1500 francs ; Alcindor seul était impassible. N’avait-il pas dès la veille son plan de campagne en tête ?

A midi on pouvait lire sur tous les murs de la ville un avis ainsi conçu :


AVIS

« Le directeur de la troupe dramatique qui a l’honneur de donner des représentations en cette ville, avec la permission des autorités constituées, s’est vu à regret soupçonné d’avoir voulu tromper un public qui lui a jusqu’ici prodigué des marques de sa bienveillance. Il n’en est rien. Si quelqu’un est coupable, c’est l’imprimeur, qui a oublié une ligne tout entière sur l’affiche d’hier. Nous rétablissons le commencement de cette affiche tel qu’il aurait dû être imprimé :


Première Représentation

DE

M. NARCISSE, ÉLÈVE DE (ceci est la ligne oubliée)

M. SAMSON,

PREMIER COMIQUE DE LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Ce tour a, depuis, été si souvent répété en province, qu’on s’y défie beaucoup des acteurs de Paris en tournée. L’affiche a beau parler, le public ne veut jamais croire de prime abord que l’acteur annoncé soit véritablement lui-même. Aussi sa première représentation est-elle rarement fructueuse ; elle a lieu en présence de quelques curieux émérites, de quelques amis fanatiques de l’art. Ce n’est que lorsque ceux-ci ont affirmé sur l’honneur à leurs voisins et amis que l’acteur annoncé est bien ou M. Ligier, ou M. Bocage, ou M. Monrose, ou M. Bouffé, que la masse du public se décide à apporter son argent au bureau.

A quarante ans, Alcindor commence à se lasser de cette vie de lutte et d’aventure qui ne va bien qu’à la jeunesse ; l’ambition lui est venue avec l’âge. Il est comme le vieux capitaine de régiment, qui veut devenir commandant de place ; comme le courrier de cabinet, qui aspire à une sinécure dans les bureaux du ministère des affaires étrangères ; il sollicite un engagement de grande ville, afin de ne plus être sans cesse par voies et par chemins.

On l’envoie d’abord à Rouen. – A Rouen, deux commis de banque, maîtres cabaleurs du parterre, trouvent plaisant de jouer entre eux sa réussite ou sa chute en une partie de dominos. Alcindor a si souvent le double-six contre lui, qu’il est sifflé à outrance, et obligé de quitter la ville.

A Marseille, il éprouve le même sort, parce qu’il a plu à une danseuse du corps de ballet, et que les matadors de l’orchestre prétendent au monopole des faveurs de ces dames.

Il tombe encore à Nantes, parce que la loge infernale lui trouve le nez trop court ; à Lille, parce que les habitués lui trouvent le nez trop long.

A Bordeaux, on le repousse, parce qu’il n’a pas été bien accueilli par Rouen, et que la cité gasconne ne peut pas faire fête des restes de la cité normande. Au Havre, on le siffle, parce qu’il n’est pas resté à Bordeaux.

Enfin il a le bonheur de réussir à Lyon, et là il vit quelques années d’une vie assez calme et assez monotone, travaillant peu, gagnant facilement son argent, le dépensant de même, jouissant du présent, comptant sur l’avenir, et n’ayant d’autre souci que celui de se maintenir en bonne humeur et en belle santé.

Mais tout comédien de province éprouve au moins une fois en sa vie le désir de débuter sur un théâtre de la capitale. Alcindor subit la loi commune. Grâce à la protection d’un acteur de Paris, qu’il a secondé avec zèle dans l’une de ses tournées départementales, il obtient la faveur de paraître devant un parterre de la capitale. – Hélas ! nous ne le savons que trop ! nous n’en avons eu que trop de preuves ! les expériences de ce genre sont rarement heureuses ! L’acteur de province et le public de Paris sont mal à l’aise vis-à-vis l’un de l’autre ; leurs humeurs ne s’accordent pas. L’un se plaît aux grands gestes, aux éclats de voix et à toutes les exagérations qui visent à l’effet ; l’autre aime un jeu discret et contenu. L’un est toujours sur des échasses ; l’autre veut du naturel et du terre à terre. L’un n’a pas l’habitude d’étudier ses personnages, tant son parterre de Nantes ou de Bordeaux lui demande souvent du nouveau, et lui tient ferme l’épée dans les reins ; l’autre n’applaudit que les créations bien méditées, bien posées, bien consciencieuses. Le public de Paris aime à former ses acteurs lui-même ; ceux qu’il a le plus choyés, ceux qui ont brillé du talent le plus vif, sont ceux dont il avait pris soin dès leur entrée au théâtre, qui étaient sortis de ses mains, et qu’il avait façonnés à ses habitudes et à ses goûts.

Alcindor est obligé de retourner à Lyon ; mais Lyon ne lui pardonne pas de l’avoir quitté pour Paris, et cette retraite lui est fermée. Alors il faut qu’il descende d’un degré, qu’il s’engage de nouveau dans les troupes ambulantes, et qu’il reprenne sa vie errante d’autrefois. Mais pour supporter la misère, il n’a plus la gaieté, l’entrain, les forces de ses vingt ans ; sa main tremble et son dos est voûté ; l’âge a amené les réflexions tristes et l’humeur quinteuse ; son amour-propre est plus facile à blesser que jamais, et cependant son amour-propre n’a plus où s’appuyer. Il vit mal avec ses directeurs, et ses directeurs ne se soucient plus de lui, parce qu’il n’a plus son talent, qui, après tout, n’était que de la verve de jeunesse.

Enfin, un beau jour, il rompt avec tous, et se met seul à courir le monde.

Si, dans votre prochaine excursion d’été, vous rencontrez sur la grande route un pauvre vieillard aux longs cheveux gris battant sur les tempes, à l’habit noir râpé, aux souliers poudreux, à la figure pâle et amaigrie, un vieillard portant son modeste bagage suspendu au bout d’un bâton, et tenant à la main un volume des oeuvres de Racine ou de Molière, arrêtez-vous un instant... car ce vieillard, c’est Alcindor.

Alcindor erre ainsi par la France, s’arrêtant de préférence dans les bourgades écartées, où la comédie, même la moins bégueule et la moins grande dame, même la plus déguenillée et la plus besogneuse, ne daigne pas pénétrer ; là, comme les anciens rapsodes, il réunit autour de lui quelques amis de la poésie, et leur lit le récit de Théramène ou un acte du Misanthrope ; puis après s’être reposé quelque temps sous un toit hospitalier, après avoir recueilli l’obole du riche et du pauvre, il reprend le bâton de voyage et gagne à faibles voiles un autre port.

Oui.... arrêtez-vous un instant devant ce vieillard, et admirez-le ; car c’est là un type qui se perd, une figure qui s’efface. Si Alcindor n’est déjà plus tout à fait le comédien qu’ont vu nos pères, ce n’est pas, hélas ! le comédien que verront nos enfants. Il y avait encore en lui quelque chose d’imprévu, de débraillé, de heurté, de cynique, qui va bien à l’artiste, cette figure forcément jetée hors du grand tableau de famille où toutes les professions régulières se donnent la main...

Mais il se forme aujourd’hui sous nos yeux une génération de comédiens qui mettent à la caisse d’épargne, soignent leur pot au feu, donnent la bûche au portier, lisent les premiers Paris et méritent le prix Monthyon tous les jours. Je crains bien que, dans trente ans d’ici, la morale n’ait tué le théâtre.

 L. COUAILHAC.

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