CHANCEL, Jules (1867-1944) :  La Madeleine bolcheviste (1930).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (29.VII.2016)
Relecture : A. Guézou.
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-114) du numéro 114 (décembre 1930)  de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris .



La Madeleine bolcheviste

DZINNIA

Choses vues

par

JULES CHANCEL


~ * ~

Vers la fin de l’hiver 1930, je séjournai quelques jours à Varsovie, au retour d’une enquête faite pour le journal Candide, sur la frontière russo-polonaise.

On se souvient qu’à cette époque, les persécutions du gouvernement soviétique contre les Koulaks, ou paysans, s’étaient déchaînées avec une violence toute particulière, qui, jointes aux persécutions religieuses, avaient littéralement affolé les malheureux citoyens du paradis bolcheviste.

Les paysans en particulier étaient surpris et irrités de cette fameuse loi de la socialisation des terres qui leur apparaissait, non sans raison, comme une formidable injustice.

La révolution russe s’était faite en effet sur le principe du partage de la terre et, pendant quelques années, les paysans éloignés des villes avaient pris l’habitude de vivre tranquilles sur les quelques acres qui leur avaient été concédées par Lénine. Ils travaillaient avec courage leur terre, vendaient leurs produits ou les gardaient, et, peu au courant de ce qui se passait ailleurs, étaient satisfaits de leur sort. Des gens satisfaits qui ne souffraient ni de la faim, ni de la terreur, c’était une anomalie en U. R. S. ; aussi arrivèrent un beau jour, dans ces campagnes reculées, des délégués du pouvoir central qui annoncèrent brutalement aux paysans que l’ère de la socialisation des campagnes commençait et qu’ils devaient abandonner leurs champs, leurs maisons, leurs animaux pour aller dans des casernes travailler en coopérative avec des machines.

Autrement dit, il s’agissait de créer le bagne agricole comme existaient dans les villes les bagnes industriels.

On devine que cette réforme fut assez mal accueillie par les paysans ; ils protestèrent, certains même essayèrent de la résistance et alors la répression éclata, féroce, inhumaine. Les malheureux « Koulaks » étaient fusillés sur place ou déportés en masse vers la Sibérie sur les trains frigorifiques, c’est-à-dire sur des plate-formes où la moitié mourraient de froid au cours du voyage. Les femmes, les enfants étaient empilés à Minsk dans un effroyable camp de concentration appelé l’Enfer. Partout enfin, dans ces campagnes, jusqu’alors protégées par leur éloignement des centres, régnèrent la terreur et la désolation.

Ce fut à ce moment que se produisit cet exode à travers les frontières polonaises et roumaines, dont l’Europe aurait dû s’inquiéter, mais qui, en réalité, suscita bien moins d’intérêt que la moindre baisse des valeurs à la bourse de New-York ou que la fugue d’une étoile de cinéma à Hollywood. Et pourtant quelles atrocités n’apprit-on pas de la bouche de ceux qui, bravant les triples rangs de barbelés et les patrouilles, avaient réussi à passer la frontière et à se réfugier en Pologne !

J’avais, pour ma part, assisté, au cours de mon séjour le long de la frontière, à des scènes horribles. J’avais recueilli de certains réfugiés des récits de cruautés qui semblent invraisemblables à notre époque de pseudo-sentimentalité où des délégués des nations passent leur temps à discourir dans des conférences en vue d’instaurer la paix éternelle dans le monde.

Nous causions de ces éternels paradoxes avec quelques confrères polonais dans une de ces cabines de verre qui constituent les bureaux ultra-modernes du grand journal populaire de Varsovie, l’Express Poranny. J’avais été invité à visiter la nouvelle et fastueuse installation de ce journal par un jeune reporter qui avait été le premier à signaler le passage des fugitifs russes et avait fait, quelques jours avant moi, mais sur un autre secteur, la même enquête que celle que je venais de faire.

Après avoir visité en détail l’immeuble vraiment remarquable de ce journal, après avoir circulé dans toutes les alvéoles de ce formidable cube de verre qui étend sa façade en bordure du champ d’aviation de la ville, après avoir admiré dans les sous-sols des machines que pourraient envier les mieux outillés de nos journaux parisiens, nous étions venus nous reposer dans le cabinet du rédacteur en chef. C’était une cage de verre, exactement pareille à toutes les autres, mais d’où l’on dominait, comme de la passerelle d’un navire, toute l’enfilade des bureaux et des services.

Je venais de signer le livre d’or du journal et, en attendant la coupe de champagne rituelle demandée par téléphone, nous devisions voyage et métier. Tout à coup, le jeune reporter m’interpella, non sans quelque ironie :

- Vous n’aviez pas besoin, mon cher confrère, me dit-il, de courir si loin et d’aller vous geler les oreilles sur des traîneaux inconfortables par 20 degrés de froid pour aller interviewer des réfugiés russes. Il y en a aussi à Varsovie.

- Bah ! répondis-je, voilà une nouvelle qui arrive un peu tard et qui me surprend, car personne dans vos ministères, pas plus qu’à la police, ne m’avait signalé Varsovie comme étant un centre d’hospitalisation pour les réfugiés russes.

Je remarquai alors que le reporter échangeait avec ses camarades un rapide regard de complicité, puis il continua :

- Je ne prétends pas non plus que notre capitale soit un centre d’hospitalisation, mais elle possède cependant, depuis une huitaine de jours, au moins une réfugiée russe.

- Une seule ? fis-je, c’est peu.

- Évidemment, me répondit-on, mais la personne en question était peut-être plus intéressante à elle toute seule que tous les paysans bornés ou les soldats terrorisés que vous avez interrogés dans leurs isbas ou au poste frontière.

Je commençais à m’intéresser et à flairer un gibier sensationnel, mais j’étais aussi mis en garde par les regards complices que j’avais surpris entre mes confrères. Songeraient-ils à me mystifier ? C’était bien invraisemblable et peu dans le caractère de l’hospitalité polonaise, aussi je demandai nettement :

- Vous m’en avez trop dit, messieurs, pour me laisser en si beau chemin… De qui s’agit-il ?... Si c’est une personnalité importante, je m’étonne qu’aucun de vous n’en ait signalé la présence dans vos journaux.

Le reporter polonais calma d’un geste mon commencement d’irritation.

- Oh ! me dit-il, toujours légèrement railleur, il ne faut pas vous imaginer que je veux vous parler d’un transfuge célèbre ou du ravisseur du général Koutepoff, voire même de la belle espionne du Guépéou, mais enfin la Russe en question possédait cependant deux particularités intéressantes et que vous n’avez certainement pas encore rencontrées au cours de votre voyage.

- Lesquelles ?

- Elle est jeune et jolie ; ensuite ce n’est pas une paysanne, elle appartient, paraît-il, à une excellente famille ruthène, c’est la fille d’un ancien haut fonctionnaire du régime tzariste et elle arrive de Moscou.

- Où a-t-elle passé la frontière ?

- A Stoypce.

- Toute seule ?

- Toute seule.

- Et vous dites qu’elle est à Varsovie ?

Légère hésitation, puis on me répondit :

- Elle y était, mais elle n’y est plus.

- Où est-elle alors ?

Ici les réponses se firent moins nettes, évasives, presque contradictoires, enfin je finis par savoir que la réfugiée était hospitalisée chez des parents qu’elle avait en Pologne, mais il me fut impossible d’obtenir le moindre renseignement sur ces parents et sur le pays où ils habitaient.

Insister davantage devant les réticences qui m’étaient faites devenait presque indiscret. Aussitôt le vin de Champagne avalé à la santé de mes fastueux confrères et de leur magnifique installation, je quittai l’Express Poranny sans avoir pu obtenir le fil conducteur que j’espérais.

Tout en faisant à pied la longue route qui sépare le bureau du journal de l’hôtel où je logeais, je songeais sans répit à cette femme jeune et belle qui avait réussi à franchir toute seule la frontière. Je me remémorais l’attitude embarrassée de mes confrères, leur répugnance à me renseigner plus complètement, et tout cela piquait tellement ma curiosité que j’en oubliais de jeter les regards qu’ils méritent sur les beaux palais qui bordaient ma route. Ce sont eux pourtant qui constituent tout le charme de Varsovie. Ces palais d’anciennes familles qui étalent orgueilleusement le long des rues leurs façades rococo à frontons armoriés, leurs cours vastes et leurs avant-corps tarabiscotés.

« Il faut absolument que j’arrive à trouver cette femme, me disais-je, mais comment ?

Une seule ressource me restait : interroger le très aimable et très renseigné fonctionnaire qui dirigeait le bureau de la Presse au ministère de l’Intérieur.

Les Polonais ne sont pas seulement hospitaliers, ils se piquent encore de s’organiser en toutes choses de façon très moderne. C’est pourquoi ils ont créé à Varsovie un bureau de propagande où l’étranger notoire est toujours assuré de trouver bon accueil et aide éclairée.

Une heure plus tard, je me faisais annoncer au docteur Chrzanowski, directeur de cet organisme et homme charmant autant que renseigné. Cet aimable fonctionnaire me reçut, les mains tendues et la figure pavoisée de sourire.

- Que venez-vous me demander ?... Voulez-vous des cartes de course, une loge pour un théâtre ? des brochures, des statistiques ?

- Grand merci ! répondis-je, ce n’est pas tout cela que je viens chercher aujourd’hui, c’est tout simplement une adresse.

- Tout à votre service.

- Eh bien, voilà ! je voudrais savoir où s’est réfugiée une jeune femme russe qui, venant de Moscou, a passé la frontière, le 17 mars, à Stoypce et est en ce moment hospitalisée chez un de ses parents, important propriétaire terrien. L’interview de cette citadine compléterait à merveille mon reportage.

A peine avais-je formulé cette requête que, de nouveau, je vis apparaître sur le visage, jusque-là si ouvert de mon interlocuteur, la même froideur, la même gêne que j’avais remarquée chez les journalistes.

Malgré tout, j’insistai, et le fonctionnaire finit par me répondre, non sans les réticences habituelles :

- J’ai entendu parler de cette femme, elle a donné en arrivant à Varsovie le nom d’un de ses parents qui est en effet un riche propriétaire de la région de Léonpol, et notre service de police l’a fait conduire chez lui.

- Comment s’appelle ce propriétaire ?

- Je ne me souviens pas de son nom.

- Croyez-vous que cette réfugiée soit encore chez lui ?

- C’est possible, mais nous n’en sommes pas informés officiellement ; d’ailleurs, le contrôle de cette Russe est assez difficile. Elle a justifié d’une famille sur notre sol, elle avait de l’argent, elle est donc libre d’aller où bon lui semble.

Je ne me contentai pas de cette réponse dilatoire, et, à force d’insister, le chef, un peu agacé, finit par me dire :

- Puisque vous tenez tellement à être renseigné sur cette Russe, je vais vous montrer son dossier de police… C’est tout ce que je puis faire pour vous.

- Merci !

Et, tandis que le fonctionnaire téléphonait pour faire apporter la pièce demandée, je commençais à part moi à triompher. Avec ce bienheureux dossier, je ne pouvais manquer d’avoir tous les renseignements nécessaires pour me lancer sur la trace de cette intéressante personne.

- Voilà ! fit tout à coup M. Chrzanowski, en ouvrant sur son bureau une chemise de carton, ah ! je tiens votre affaire !...

Et il lut :

« Edwige Oskiensko, vingt-quatre ans, de famille ruthène dont le dernier descendant habite le château de ce nom, dans le district de Léonpol. Edwige est la fille du comte Oskiensko, ancien receveur des finances sous le régime tzariste. Le père est mort, croit-on, en Sibérie, où il avait été exilé, la mère est morte également de misère en 1929. Restée seule, la jeune fille a déclaré avoir eu à subir les mauvais traitements de son mari, commissaire du peuple ; elle a divorcé. Le séjour en Russie lui devenait impossible, elle s’est enfuie et a réussi à passer la frontière à Stoypce avec l’aide d’un Russe auquel elle a donné 500 dollars. Possède encore un millier de dollars. S’est fait conduire chez son parent le comte Oskiensko aux environs de Léonpol. »

La lecture de ce procès-verbal, malgré son laconisme et sa sécheresse officielle, n’était pas faite pour calmer ma curiosité en éveil. Au contraire ! J’y voyais qu’il ne s’agissait pas d’un de ces paysans frustres, de ces vieilles femmes hébétées de privations comme ceux que j’avais vus jusqu’alors. Non, si je réussissais à joindre cette femme jeune et belle qui avait été l’épouse d’un commissaire du peuple et qui avait divorcé, je pourrais probablement obtenir par elle des renseignements sur la socialisation des femmes en Russie, sujet qui, à mon avis, était encore plus passionnant que la socialisation des terres.

Et puis, et puis enfin, elle était belle !

Pourquoi faut-il que la beauté d’une femme ajoute tout de suite à une enquête un intérêt tout spécial ?

Je m’abstiendrai de répondre à cette question.

- Monsieur, déclarais-je aussitôt au chef de bureau de la Presse, je veux partir pour Léonpol et essayer de rejoindre cette fugitive.

Le fonctionnaire sourit, eut un geste vague, mais légèrement réticent qui disait clairement : Je ne peux pas vous empêcher de courir cette aventure, mais elle n’est pas de celles que je suis disposé à vous faciliter.

Eh ! par le diable ! je me débrouillerai bien tout seul ! Le soir même, j’étais dans le train de Wilno.


A LA POURSUITE DE LA RUSSE.

Les chemins de fer polonais sont lents, mais très réguliers. Les wagons, exactement pareils aux wagons allemands, sont confortables, et, après une nuit fort convenable, j’arrivai au matin dans la vieille capitale des ducs de Lithuanie, la ville aux cinquante églises.

On se sent déjà au bout du monde occidental à Wilno, et cette ville vous donne une impression de grandeur, mais de grandeur passée et de désolation. Trop d’envahisseurs, trop de pillards l’ont successivement occupée, enlevant les uns les coupoles d’or de ses églises byzantines, les autres les rails de ses tramways. Tout cela n’a pas été remplacé d’ailleurs, et, dans les immenses avenues bordées de maisons basses et pittoresques, seuls circulent de petits traîneaux conduits par des moujicks en haillons.

Je ne m’attardai pas dans cette ancienne belle ville à contempler ce qui reste de ses bâtiments des XVIIe et XVIIIe siècles, et je m’informai tout aussitôt des moyens les plus rapides pour arriver jusqu’à Léonpol.

Pas à côté, cet endroit !

Je vous ferai grâce des moyens de transport divers et baroques auxquels je dus avoir recours pour y parvenir, la question étant encore compliquée par de récentes tempêtes de neige qui avaient barré la circulation. Petit chemin de fer à voie étroite, traîneaux, tout fut mis par moi à contribution. Enfin, un beau jour, vers cinq heures de l’après-midi, par un joli petit froid de 20 degrés, le conducteur du traîneau sur lequel je glissais et bondissais depuis des heures me désigna du manche de son fouet dans l’immensité blanche une longue maison de bois sensiblement pareille à toutes celles que j’avais rencontrées sur ma route, mais beaucoup plus grande.

- C’est là ! grommela-t-il dans ses fourrures.

Tout autour de la maison se groupaient d’autres bâtiments et des dépendances qui indiquaient une exploitation agricole importante, mais, sous la neige, tout était mort, silencieux, semblable.

Jamais je n’avais si bien compris la retraite de Russie comme après ces journées de traîneau dans cette blancheur uniforme et indéfinie que seule coupait, de temps à autre, la verdure toujours des sapins, ou, au loin, les silhouettes des bandes de loups.

Mais j’étais arrivé. Je connaissais les traditions de l’hospitalité polonaise et je me réjouissais à la pensée de trouver dans cette maison si bien barricadée du feu, une boisson chaude… et mon héroïne russe.

Qu’importaient dès lors le froid et les difficultés que je venais de subir ?


UN VRAI SPORTIF.

Pas de sonnette à cette porte solidement barricadée comme pour indiquer que ceux qui habitent cette maison n’attendent pas de visiteurs.

La nuit tombe rapidement, le petit cheval à tous crins de mon traîneau souffle dans l’air glacé, et le conducteur placide attend en fumant une cigarette de boyard à bout de carton. Je frappe plusieurs fois ; enfin, une sorte de judas grillé s’ouvre dans le panneau et une voix interroge en polonais.

Évidemment, elle demande qui est là et que veut-on. A tout hasard, et avant d’avoir recours à mon conducteur comme interprète, je parle en français.

- Je suis, dis-je, un journaliste qui désirerait avoir avec M. le comte Oskiensko un moment d’entretien.

Il faut croire qu’on m’avait compris, car, à peine avais-je eu le temps de terminer ma phrase, que de lourds verroux s’abattirent, la porte s’ouvrit, laissant apparaître un homme grand, vêtu d’une touloupe de fourrure, botté et souriant, qui me disait :

- Vous êtes Français, monsieur ? Veuillez vous donner la peine d’entrer, ma maison est à vous.

Puis, sans me demander mon avis, cet hôte accueillant jeta quelques mots en polonais à mon cocher, qui s’inclina aussitôt devant lui, puis devant moi et, sautant brusquement sur son siège, s’éloigna au galop.

- Mais… balbutiai-je un peu interloqué de cette fuite si rapide, comment pourrai-je m’en aller sans mon traîneau ?... Et puis je n’avais pas payé cet homme.

Le sourire du comte s’accentua, et, d’un geste large me montrant sa maison, il répondit :

- Un Polonais qui a fait la guerre ne laisse pas un Français s’en aller la nuit dans la steppe, et vous me ferez, j’espère, l’honneur d’accepter mon hospitalité ce soir… Quant à votre retour, il me regarde. J’ai des autos et des chevaux dans mes écuries.

Rien à répondre à cette amabilité de grand seigneur, sauf se confondre en remerciements, ce que je fis, mais le comte m’interrompit comme s’il trouvait ces propos parfaitement oiseux et me demanda :

- Avez-vous faim ?... Avez-vous soif ? Nous dînerons dans une heure, mais, en attendant, vous prendrez probablement une tasse de thé ?

Tandis que fumait le grand samovar rituel en cuivre rouge, je regardais la pièce dans laquelle nous nous trouvions. C’était une sorte de hall très vaste, mais sommairement meublé, dont le sol était couvert de tapis somptueux. Aux murs, des rateliers d’armes bien garnis alternaient avec des bois de cerfs et des têtes de loups empaillés. Les fenêtres étaient munies de solides barreaux de fer et de barres intérieures. Un immense divan, couvert lui aussi de fourrures, garnissait tout un côté du hall ; çà et là, des fauteuils de jardins cannés couverts de coussins, aspect général confortable et sans luxe.

Cette inspection terminée, j’attendais, j’espérais que ce thé qu’on me préparait serait servi par des mains féminines, peut-être même par la Russe que je venais voir et qui était quelque part dans cette maison, mais seul mon hôte reparut, suivi d’un serviteur vêtu de blanc qui portait un plateau fort complet, sur lequel n’était pas oublié le flacon de vodka traditionnel.

Thé, alcool, cigarettes, et mon hôte me demanda :

- En quoi puis-je vous être utile, cher monsieur ? Car j’imagine que ce n’est pas sans raison que vous êtes venu dans ce pays perdu à quelque cent mètres à peine de la frontière russe.

Jugeant inutile de démasquer tout de suite mes batteries, je répondis au comte Oskiensko que je faisais une enquête sur le passage des réfugiés russes, et que, justement, son voisinage de la frontière bolcheviste m’avait fait supposer qu’il aurait quelques renseignements à me donner.

Le noble seigneur jeta dans son gosier un verre de vodka, selon le rite qui veut que l’alcool ne touche ni les lèvres, ni le palais, puis, sur un ton de douce nonchalance, il me fit la curieuse confession suivante.

- Que pourrais-je vous dire qui soit susceptible de vous intéresser ? Le pays ! Il est certain que je le connais bien, car la maison dans laquelle vous vous trouvez et les dix ou douze archines de terre qui l’entourent sont dans ma famille depuis que mon ancêtre le grand-duc Ladislas Tagdillo épousa, en 1387, la reine de Pologne Edwige d’Anjou. Depuis cette époque, mes ancêtres ne la quittèrent jamais. Évidemment, ils faisaient d’importants séjours à Cracovie, à Wilno, à Varsovie, où ils avaient des palais, mais ils n’abandonnèrent jamais ce coin de terre et ils y vécurent aimés de leurs serfs, dont ils s’efforcèrent toujours de rendre le sort aussi heureux que possible. Il est donc de tradition dans notre famille de rester fidèles à cette vieille baraque en bois, toujours réparée ou bâtie au même endroit. J’avoue que mes intentions n’étaient pas de me conformer à ces usages.

« Après avoir terminé mes études à l’Université de Wilno, je fis mon service dans les chasseurs à Varsovie. La guerre mondiale me trouva militaire et il était naturel que j’allasse en France avec l’armée polonaise, qui eût la bonne fortune de combattre dans les rangs français contre ces Allemands, nos ennemis héréditaires presque autant que les Russes. J’eus la chance de me tirer indemne de la bagarre et de recevoir, à la tête de mon escadron, la croix de guerre et les éloges du maréchal Pétain dans l’Aisne. Ce sont là des souvenirs qu’on n’oublie pas.

« Après les ivresses de la victoire, la constitution assez pénible mais pleine d’espérances pour nous de la nouvelle et grande Pologne libérée, je fus fortement tenté de rester à Varsovie, où toutes les énergies allaient avoir à s’employer, mais, un jour, je reçus une délégation de mes fermiers qui venaient me dire :

« - Nous vous attendons… Nous avons besoin de vous là-bas comme nos pères et nos grands-pères ont eu besoin de vos ancêtres.

« Je m’apprêtais à répondre à ces braves gens que les temps étaient changés et que je n’avais pas l’intention d’aller m’enterrer dans leur désert, d’autres destinées m’attendaient à la ville, mais, à ce moment, un vieux paysan ruthène à barbe blanche vint vers moi et, en baisant à l’ancienne mode le pan de mon vêtement, il me dit gravement :

« - Maître, il faut que tu viennes parmi nous, autrement nous quittons tous le pays. Les Bolchevistes russes, nos voisins, considèrent déjà nos terres et nos maisons comme les leurs. A tout instant, ils passent la frontière et viennent chez nous piller, saccager, voler nos bestiaux et violer nos femmes. Toi seul peux mettre fin à ce scandale, toi qui as fait la guerre en France et qui portes sur ta poitrine l’étoile des braves, si tu nous commandes nous te suivrons.

« Le vieux paysan venait de me dicter ma conduite. Pouvais-je trouver un plus noble emploi de mon activité bouillonnante que de maintenir les droits de mon pays et les miens propres contre ces sauvages qui semblaient déjà nous traiter en pays conquis ?

« - C’est bon ! dis-je à ces braves gens, vous pouvez compter sur moi… J’irai à Léonpol.

« Huit jours plus tard, renonçant à toutes les séductions qui m’étaient offertes à Varsovie, je rejoignais mon vieux domaine familial.

« Depuis ce moment, c’est la lutte sans répit. C’est la guerre qui continue, il n’y a pas de semaine où il n’y ait quelque coup de main à repousser, quelque brigandage à châtier, quelque paysan à rassurer, et je m’amuse… je m’amuse beaucoup, tout en ayant l’orgueil de faire en même temps besogne utile.

« Il a fallu organiser, armer, entraîner tous ces fermiers qui, maintenant, savent se défendre et vont labourer leurs champs avec un fusil posé en travers sur les mancherons de leurs charrues. Il a fallu fortifier mes fermes, mes maisons. Vers 1929, nous avons soutenu contre les Bolchevicks de véritables combats au cours desquels nous en avons étendu pas mal sur le sol.

« Tout cela ne m’a pas empêché de me marier. J’ai eu la chance de rencontrer une femme qui a compris la grandeur et la beauté de cette existence spéciale. Et celle que j’ai épousée était pourtant une personne de la haute société, élevée pour de tout autres besognes.

« Elle est devenue mon associée, ma compagne de lutte et de combats, aussi bien contre les bandits russes que contre la tristesse et la solitude. Décidément, elle aime cette vie périlleuse et dure, elle est entraînée à toutes les fatigues, elle ignore ce que c’est que la crainte et l’ennui. Elle manie aussi bien le revolver d’ordonnance que l’aiguille à tricoter ; en un mot, c’est l’ange secourable de la région. Demain, si c’est nécessaire, elle sera mon lieutenant dans un combat, et tout cela elle le fait le sourire aux lèvres, gaiement, comme la chose la plus naturelle du monde. Oh oui ! j’ai été bien heureux, car, grâce à cette entente parfaite, à l’appui de cette femme, j’ai maintenant la conviction que j’ai réalisé quelque chose de bon, quelque chose d’utile. Notre exploitation prospère, nos fermiers sont heureux et nous aiment. Quant aux Bolchevistes, ils ont compris, et cela c’est le point noir. Ils nous laissent depuis quelques temps déplorablement tranquilles. Ils sont convaincus que nos bons Polonais n’ont pas les âmes de brutes de leurs moujicks. De plus, notre pays s’est organisé militairement, nous avons maintenant des postes, des corps de gardes-frontières et, depuis des mois, nous n’avons pas subi la moindre attaque… c’est désolant !

Pendant que le châtelain, dans le calme du grand hall, bien chauffé par un énorme poêle en faïence, me racontait ainsi ce qu’il appelait « sa belle existence », le temps avait marché. J’entendais dans la pièce à côté un bruit discret et agréable d’assiettes entre-choquées qui me faisaient espérer que, bientôt, arriverait le moment de dîner. Ce moment, je l’attendais avec quelque impatience, d’abord parce que j’avais grand’faim et ensuite parce que j’espérais qu’il me mettrait en présence des autres personnes qui habitaient ce château.

N’allais-je pas voir apparaître les hôtes féminins de la maison ? La maîtresse d’abord : cette curieuse amazone dont le comte m’avait si hautement vanté les qualités multiples, cette grande dame parée de toutes les vertus et qui excellait à manier le revolver comme l’aiguille à tricoter.

A ses côtés, ne verrais-je pas ma Russe, ma fugitive ?

Je n’eus pas la patience d’attendre et j’interrogeai hardiment mon hôte.

- Je vous ai avoué, monsieur, lui dis-je, que le but de mon voyage dans cette région était une enquête sur la frontière russe et sur ceux ou celles qui étaient arrivés à la franchir. J’ai pensé que vous pourriez peut-être, vous qui vivez si près de cette frontière, me fournir quelques renseignements intéressants sur ces exodes de « Koulacks ». N’avez-vous jamais reçu la visite d’un de ces transfuges ?... C’est en tout cas une éventualité à laquelle il faut vous attendre.

A cette question directe, je vis la figure de mon hôte se rembrunir, et ce fut sur un ton de légère impatience qu’il me répondit :

- Ces transfuges, ces passeurs de frontière dont vous me parlez, sait-on seulement ce qu’ils sont ! Évidemment, il y a parmi eux des malheureux, la Russie tout entière n’est peuplée maintenant que de malheureux. La seule différence qui existe entre eux, c’est que certains sont conscients de leur malheur, tandis que d’autres ne le soupçonnent même pas. Et c’est ce qu’il y a d’affreux. Avec leur système barbare de frontières fermées, de pensée asservie, de muraille de la Chine élevée autour du pays, les dirigeants bolchevistes sont arrivés, depuis douze ans que la faiblesse européenne les a laissés au pouvoir, à créer une génération qui, faute de points de comparaison, ne sait pas qu’elle est malheureuse !

Ils souffrent de la faim, du froid, des brutalités des maîtres, mais tout cela leur paraît naturel, car ils ignorent qu’il peut en être autrement ailleurs. Des hordes d’enfants de douze à quinze ans errent le long de la frontière comme des loups affamés, et je les ai vus se mordre pour s’arracher le morceau de pain que l’un d’eux avait réussi à se procurer.

Évidemment, ces pauvres gosses, ces paysans qu’on dépouille de dix années de labeur, ces femmes qu’on crucifie sur leurs portes parce qu’elles vont à l’église, tous ces malheureux sont intéressants, il faudrait pouvoir les accueillir s’ils arrivent à se réfugier chez nous. Mais ne va-t-il pas bientôt se glisser parmi eux des traîtres, des agents provocateurs ? Vous le savez, la trahison est à la base de ce régime abject, et là réside pour nous le danger. Tenez ! il y a environ trois semaines…

… Allons bon ! Voilà le récit de mon hôte coupé au moment précis où il devenait intéressant. Il allait sûrement me parler de ma Russe, quand une dame est entrée dans le hall. Elle est grande, vêtue d’une robe de crêpe de Chine gris, qui ne serait pas déplacée dans n’importe quel palace à l’heure du thé ; ses cheveux blonds cendrés sont longs, mais serrés par un large ruban pailleté à la fois sportif et mondain. Son allure est aisée et de bon ton. Mon cœur bat. Serait-ce mon héroïne ?

- La comtesse Oskiensko, présente mon hôte.

Hélas ! ce n’était pas elle, et le conversation prit aussitôt, par la présence de cette dame, ce tour mondain et banal auquel sont astreints des gens bien élevés à l’arrivée de la maîtresse de maison.

- Je sais, madame, lui dis-je, avec quel courage et quelle bonne grâce vous vous associez à l’œuvre entreprise ici par votre mari… Pourtant, la vie doit être un peu sévère dans cette solitude pour une personne jeune et charmante comme vous l’êtes.

Protestations ! Suivirent quelques considérations sur les tempêtes de neige qui ont rendu mon voyage fort pénible, sur Varsovie dont je vantais les charmes comme il se doit, et le domestique vêtu de blanc vint annoncer, en s’inclinant très bas, que le dîner était servi.

Décidément, il fallait renoncer à voir apparaître ma Russe.

J’offris mon bras, à l’ancienne mode, et nous pénétrâmes dans une vaste salle à manger dont la lourde table centrale, fortement éclairée par des lampes à acétylène voilées, était couverte de linge damassé et d’une argenterie splendide semée à profusion, de plats armoriés et de timbales de toutes formes et de toutes époques. Par un contraste assez curieux, quand on me désigna le siège sur lequel je devais m’asseoir, à côté de la maîtresse de maison, je constatai avec étonnement que c’était une chaise en bois grossier comme il y en a dans les cuisines ou dans les fermes. En levant les yeux autour de moi, je n’aperçus que des murailles nues, sans un tableau, sans un meuble. Une table en bois blanc montée sur des tréteaux, et toujours couverte d’un linge damassé, servait de desserte.

La comtesse observait d’un air amusé mon étonnement et, tout en me servant elle-même, à la mode campagnarde, une assiette de ces soupes admirables et multicolores qui sont la gloire de la cuisine polonaise, elle me dit en riant :

- Vous trouvez sans doute, monsieur, que nous sommes bien sauvages et que nous nous soucions fort peu de meubler nos demeures ?

Sans oser répondre affirmativement, je me bornai à indiquer de la main le luxe de la table et j’ajoutai :

- Dans tous les cas, madame, ce potage est exquis et fort luxueusement servi.

Le comte prit alors la parole.

- Je vais vous expliquer, dit-il, la raison de notre démeublement. Aussi bien cela peut rentrer dans le cadre de votre enquête, car il s’agit de nos indésirables voisins.

- Je suis tout oreilles.

- Vers 1924, commença le comte, les Russes, vous le savez, ouvrirent les hostilités contre notre pays. A ce moment, notre armée n’était pas encore organisée, nos postes frontières pas encore établis et les incursions sur notre territoire étaient fréquentes. Il fallait se défendre jour et nuit, les armes à la main, mais nos fermiers se battaient comme des démons… C’était le beau temps ! Malheureusement, la comtesse et moi, nous fûmes obligés, pour des raisons de famille très graves, de faire un voyage à Varsovie où nous passâmes quelques jours. Pendant ce temps, une bande de Bolchevistes, naturellement renseignés sur notre absence, franchit la frontière et envahit le château. Ils étaient trop nombreux pour que nos pauvres fermiers, privés de direction, aient pu leur résister. Aussitôt, le pillage s’ordonna méthodiquement, nos armoires furent vidées, nos coffres dévalisés, les caves asséchées, etc. Tout ce butin, selon la doctrine soviétique, fut réparti entre les assaillants. Les bandits poussèrent même le cynisme jusqu’à obliger nos domestiques et nos fermiers à accepter leur part de bijoux et d’argenterie. Quant aux gros meubles, aux tableaux, aux tapisseries, toutes choses jugées par eux inutiles et dénotant le luxe bourgeois, ils en firent des tas et les brûlèrent dans la cour. Ce fut un véritable désastre, car la plupart de ces meubles fort beaux étaient dans ma famille depuis des siècles.

« Quand nous revînmes, nos domestiques et nos fermiers, tout piteux, nous racontèrent l’aventure.

« - Lâches ! leur dis-je, furieux, vous n’avez pas été capables de résister à ces brutes ?

« - Maître, me répondit l’intendant, ils étaient plus de soixante et nous étions à peine une douzaine.

« Je m’apprêtais à renvoyer tous ces paltoquets quand l’intendant, se jetant à mes pieds, me dit, à mon grand étonnement :

« - Si nous avions résisté, maître, nous n’aurions pas aujourd’hui la joie de vous restituer la part de butin que nous avons feint d’accepter, uniquement pour vous le rendre.

« Ce disant, ces serviteurs, peu héroïques mais honnêtes, jetaient sur le sol, devant nous, toute cette argenterie de famille, une femme ce chambre tendait à la comtesse son collier de perle. Et voilà pourquoi, cher monsieur, conclut le comte Oskiensko, vous mangez ce soir dans de la vaisselle plate que Stanislas Auguste donna à mon aïeul, tandis que vous êtes assis sur des chaises de cuisine.

Je goûtai cette anecdote, mais je ne pouvais m’empêcher de songer que ces châtelains auraient peut-être pu, depuis ce fâcheux événement, s’acheter quelques meubles à la place de ceux que les Bolchevistes avaient brûlés. Le comte, qui devina ma pensée : déclara alors avec une énergie farouche :

- Je ne veux pas remplacer ce mobilier… non, je ne le veux pas !... ces chaises de bois sont pour moi et pour les miens un continuel avertissement, un cruel et utile souvenir.

La comtesse ajouta avec gaieté :

- Rassurez-vous d’ailleurs, monsieur, là-haut, les chambres ont été remeublées et vous y trouverez un lit qui vous paraîtra, j’espère, suffisamment confortable.

Le repas, ma foi fort bon et très copieux, touchait à sa fin et, tandis que, selon la coutume anglaise, on servait au dessert des vins variés, je crus le moment venu d’aborder le sujet qui m’intéressait.

- Comte, demandai-je, vous aviez tout à l’heure commencé une histoire, qui a été fort heureusement interrompue par l’arrivée de madame… Il s’agissait de réfugiés russes que vous aviez reçus chez vous ?

Mon hôte regarda sa femme, hésita un instant avant de répondre, puis se décida :

- En effet, dit-il, nous avons reçu ici, il y a environ trois semaines, la visite d’une jeune femme russe, qui se disait notre parente et avait réussi à passer la frontière… Elle nous demanda asile.

- Et vous le lui avez donné, je suppose ?

- Certes ! continua le comte d’un ton légèrement gêné, mais elle n’était pas chez nous depuis huit jours que je reçus le billet suivant.

Le seigneur tira alors de son portefeuille un morceau de papier sale et grossier sur lequel étaient tracés des caractères russes et me le tendit.

- Qu’est-ce que ce grimoire ? demandai-je.

- Ce billet est ainsi conçu, reprit le comte.

Nous savons que tu hospitalises une jeune femme russe qui a été l’épouse d’un des nôtres et nous te prévenons que si, dans une semaine, jour pour jour, elle est encore dans ta maison, nous irons la chercher de force.
                        Signé :

                    Deux membres de la Tchéka.

- Oh ! Oh ! m’écriai-je, voilà de l’audace !

Le seigneur polonais serra ses poings sur la table, mordit ses lèvres et, blême de rage, les yeux lançant des éclairs, continua :

- C’était de l’audace, en effet, et je m’apprêtais à relever le défi qui, je dois l’avouer, m’enchantait. On se rouillait ici, la vie allait enfin reprendre… c’était la bataille… ça m’allait ! Je pris aussitôt mes dispositions de combat. J’armai mes paysans, mes domestiques, ma femme, mes enfants même, car mon petit garçon de dix ans, que vous verrez demain, vous fait joliment mouche à vingt pas avec une carabine joujou. De plus, je demandai des renforts au poste frontière qui m’envoya un officier, douze hommes et des grenades à main. J’étais prêt et nous attendions de pied ferme l’attaque annoncée.

- Naturellement, les bandits ne sont pas venus ? demandai-je, ils étaient renseignés, et, comme les loups, ils n’attaquent que lorsqu’ils sont sûrs qu’on ne peut pas leur résister.

Le comte Oskiensko fit non de la tête tristement et, d’une voix sourde, comme s’il avait honte, il me répondit :

- Non… ils ne sont pas venus.

- Et la jeune femme russe ?

- Elle est partie avec l’officier du poste frontière.

Allons, bon ! voilà mon gibier qui m’échappait encore, au moment où je me croyais si près de le saisir… C’était vraiment exaspérant.

En vain, j’essayai d’obtenir quelques renseignements supplémentaires, le comte et sa femme semblaient soudain devenus muets. On sentait que ce sujet leur était pénible et qu’ils ne voulaient plus en parler, car ils y voyaient comme une sorte de trahison qui aggravait leur déception.

- Un officier polonais ! se bornait à mâchonner le châtelain, et de grande famille encore ! oser ainsi déserter presque en pleine bataille pour s’en aller avec une femme, une ennemie… Oh ! c’est indigne !

- Oui ! parlons d’autre chose, monsieur, s’écria la maîtresse de maison, car ce sujet enrage mon mari et lui fait mal.

Puis, se dirigeant vers le salon, elle me proposa gracieusement :

- Si vous le désirez, je vais vous chanter quelques airs nationaux de nos paysans. Vous verrez, ils sont intéressants et les Bolchevistes nous ont laissé notre piano.

Le reste de la soirée passa ainsi fort agréablement, grâce à cette femme vraiment délicieuse qui chantait de façon exquise et s’accompagnait en vraie musicienne. Le comte, par exemple, resta muet et morose dans son fauteuil. Il était évident que le rappel de cette histoire lui avait été pénible. Il se trouvait dans la situation d’un sportman, bien entraîné et fin prêt, qui voit son adversaire au dernier moment déclarer forfait. Et puis, la conduite de cet officier de son pays, de son monde, le choquait dans son patriotisme.

Ce fut en vain qu’entre deux chants et danses polonais, j’essayai de savoir dans quelle ville le jeune ravisseur avait emmené sa conquête.

- J’ignore tout de ces gens-là, me répondit-il sèchement.

- Écoutez plutôt cette mélodie de Maliszewskiegs, disait la comtesse infatigable.

Le lendemain, je partis, reconduit en auto à la gare la plus voisine par mon hôte, toujours aimable, mais de plus en plus impénétrable. J’emportais de ce séjour un souvenir fort agréable, mais aussi une déception de plus.

La Russe mystérieuse semblait fuir devant moi et devenir de plus en plus inaccessible.


UNE SOIRÉE A « L’OASIS ».

Ce fut avec des sourires légèrement ironiques que je fus reçu au bureau de la presse à mon retour à Varsovie.

- Eh bien ! me demanda le charmant M. Chrzanowski, l’avez-vous enfin trouvée, votre princesse lointaine ?

Je dus convenir que j’avais fait un voyage inutile.

- Parbleu !... je vous avais prévenu d’avance.

Puis, me désignant sur sa table un gros paquet de brochures et de documents préparés pour moi, le fonctionnaire ajouta avec rondeur :

- Occupez-vous donc de notre nouveau port de Gdynia, consultez nos statistiques commerciales en pleine progression… voilà des sujets autrement intéressants pour votre enquête que cette Russe introuvable.

Et comme je ne semblais pas convaincu, un secrétaire gouailla :

- Tous les mêmes, ces Français !... Il suffit qu’une jolie femme, moins encore, le fantôme d’une jolie femme,  apparaisse devant eux, pour qu’ils soient prêts à tout afin d’arriver jusqu’à elle.

Un peu vexé de cette critique, je répondis :

- N’empêche que si cette femme russe qui a passé votre frontière est introuvable, ainsi que vous me l’affirmez, ce n’est pas tout à fait à l’honneur de votre police… Vos voisins peuvent donc à leur guise faire pénétrer chez vous qui il leur plaît ?

J’avais piqué l’amour-propre national d’un fonctionnaire de la jeune Pologne.

- Notre police, riposta-t-il vivement, est parfaitement au courant.

- Alors vous savez où  se trouve cette femme ?

Je vis que l’attaché au bureau des renseignements mourait d’envie de répondre, mais sur un mot jeté en polonais par son chef, il s’arrêta net et, redevenant soudain officiel et aimable comme à son habitude, il me dit :

- Non, je ne sais pas où se trouve cette femme, mais si vous voulez aller ce soir à l’Opéra, on y donne un ballet nouveau, et nous serions heureux de mettre une loge à votre disposition.

J’acceptai la loge et sortis plus intrigué que jamais. Il y avait certainement une entente, une sorte de conspiration pour m’empêcher de rejoindre cette Russe. Que ce soit chez le comte Oskiensko, dans les journaux, ou dans les ministères, partout, je me heurtais à des réticences ou à des faux fuyants quand il s’agissait de cette femme, alors que pour toute autre chose je ne rencontrais que confiance et amabilités. Il y avait là un mystère qu’il fallait absolument éclaircir, mais comment ? J’avais complètement perdu la trace de la fugitive, le seul renseignement que j’avais pu obtenir au cours de ma visite chez le châtelain, c’était que la Russe se disait sa parente et qu’elle avait abandonné sa maison avec un officier des gardes-frontières. C’était peu, et j’avais beau faire appel à tous les artifices de ma vieille expérience de journaliste, je me déclarais incapable d’entreprendre de nouvelles recherches, ce qui me vexait horriblement.

J’aurais donné je ne sais quoi pour prouver à ces attachés du bureau de la Presse que je n’avais pas besoin d’eux pour découvrir quelqu’un quand je m’étais mis dans la tête de le faire. Cela devenait une question d’amour-propre professionnel.

C’est dans ces dispositions d’esprit que je me rendis le soir à l’Opéra. Le ballet nouveau était assez quelconque, mais la vieille salle du théâtre Wielki avec ses dorures Empire m’amusa. Le public applaudissait fougueusement les reconstitutions de vieilles danses nationales qui constituaient la partie la plus intéressante du spectacle. On sentait vraiment dans cette foule un orgueil national qui indiquait un peuple jeune et plein d’ardeur dans sa renaissance. Il me rappelait un peu le frémissement de la vie italienne galvanisée par le fascisme.

J’avais comme compagnon de loge un couple charmant dont le mari, poète me dit-on, avait été primé dans un concours récent et proclamé… prince des élégances. Je considérai dès lors avec plus d’attention ce glorieux lauréat, et je dus convenir qu’il portait fort bien un habit dernière mode tandis qu’il s’appuyait sur les parois de la loge dans une pose qui ne manquait pas d’allure. De plus, il joignait à ces différentes qualités celle, inestimable pour moi, de parler français. Ce fut donc avec joie que j’acceptai son invitation de venir en leur compagnie faire la tournée des boîtes de nuit de Varsovie.

La vie nocturne est très animée dans la capitale de la Pologne. L’argent manque, me dit-on, le blé ne se vend pas, il y a la crise, et, malgré tout, ce peuple, heureux de sa délivrance, fier de sa nouvelle grandeur, confiant dans son avenir, vit intensément et s’amuse.

Toute la nuit, les grandes artères : la Mazal Kowska, le faubourg de Cracovie sont sillonnés par des tramways et par des fiacres à chevaux qui vous ramènent agréablement à pas mal d’années en arrière.

Les restaurants, les pâtisseries ou cukiernias, qui remplacent nos cafés, rutilent de tous leurs étalages appétissants. On danse à l’Oaza, au Bristol, à l’Europe, au Polonia, et même à l’inévitable Moulin-Rouge. Et on mange beaucoup et à toutes les heures, car à Varsovie il n’y a pour ainsi dire pas d’heures pour les repas. La capitale de la Pologne s’est américanisée, au moins en ce qui concerne les heures de présence. On travaille dans les administrations, dans les bureaux de huit heures du matin à quatre heures, sans suspension pour le déjeuner. A midi, on boit un peu de thé qu’apporte la concierge sur votre table, et c’est tout. Mais à partir de quatre heures, les rues, les restaurants, les cafés regorgent de promeneurs et de consommateurs.

A cet américanisme viennent s’ajouter les habitudes russes de noctambulisme qui persistent, et voilà pourquoi les établissements de plaisir sont pleins jusqu’à l’aube, aussi bien ceux de la ville que ceux des environs. Il n’est pas rare de voir des bandes de joyeux viveurs arrêter un cocher vers les trois heures du matin pour se faire conduire à quinze ou vingt kilomètres, dans quelque château des environs transformé en restaurant, comme par exemple Willanow, l’ancienne résidence d’été du roi Jean III Sobiéski.

Nous voici donc dans un des établissements de nuit les plus fréquentés de Varsovie, à l’Oaza. La grande salle, divisée en deux par des baies cintrées, est d’une décoration assez banale et d’un rococo attendrissant. Elle est pleine au point qu’on a été obligé de mettre des tables jusque dans le quadrilatère sacré réservé aux danseurs. Pas de jazz, un orchestre pas mauvais qui joue des valses lentes et naturellement quelques rengaines parisiennes de Szulc d’Yvain et Christiné. Des fleurs, des balcons aux rampes couvertes de couleurs vives, enfin un luxe de deuxième zone, mais partout de la gaieté et de l’entrain.

Grâce à la notoriété de mon compagnon, un maître d’hôtel empressé arriva à nous intercaler une table entre l’estrade des musiciens et celle d’un couple composé par un officier en tenue et une fort jolie femme, grande, blonde et dont les yeux bleus un peu vagues attirèrent tout de suite mon attention. Cette femme promenait tout autour d’elle des regards profonds et étonnés, qui dénotaient que ce n’était pas une professionnelle. Malgré sa beauté très réelle, sa robe de soirée fort élégante, elle paraissait gênée de se trouver là, mais très intéressée par tout ce qu’elle y voyait et qui devait être nouveau pour elle. Ses gestes étaient incertains et elle semblait, à tout instant, attendre de son compagnon des explications que celui-ci ne lui donnait pas. Lui aussi était mal à l’aise et restait obstinément les yeux fixés sur son assiette.

J’en conclus aussitôt que nos voisins étaient des nouveaux mariés, échappés de leur propriété provinciale et qui venaient faire leur voyage de noce à Varsovie. Tous deux manquaient d’entraînement à la vie nocturne.

C’était une explication que je n’eus pas le loisir de contrôler plus longtemps à cause d’un vacarme infernal que menait une joyeuse bande de soupeurs qui avaient envahi l’estrade des musiciens, criaient, chantaient, interpellaient le garçon et réclamaient du champagne à trois cents francs la bouteille.

Mon compagnon remarqua l’agacement que me causaient ces gens bruyants et mal élevés, aussi me glissa-t-il à l’oreille avec dédain :

- Ce sont des marchands… des nouveaux riches.

- Compris ! fis-je, conciliant, ces gens-là sont les mêmes partout.

Profitant d’un moment d’accalmie, je me remis à observer mes gentils petits voisins dont la table était si proche de la nôtre que j’aurais presque pu entendre leur conversation s’ils avaient parlé, mais, hélas ! ils restaient déplorablement muets, ce qui était assez curieux pour des amoureux. Je remarquai en outre que l’officier n’avait même pas consulté sa compagne pour commander leur menu, et quand le garçon déposa devant eux une viande froide quelconque et des légumes variés, selon l’habitude du pays, j’eus la surprise de voir cette femme, d’apparence distinguée, se précipiter sur cette nourriture et la dévorer avec voracité. Mieux encore, elle entourait tout en mangeant son assiette de ses bras nus et jetait tout autour d’elle des regards inquiets, comme si elle avait eu peur qu’on vînt lui arracher sa pitance.

Pendant ce temps, le jeune homme la regardait avec une douceur triste, l’air préoccupé, au point qu’il oubliait de toucher, lui, aux mets dont le garçon avait garni son assiette.

Que signifiait cette double attitude de ce couple bizarre ? Les mauvaises façons de la femme, la tristesse de l’homme détruisaient complètement mes premières suppositions, mais je ne tardai pas à imaginer une nouvelle hypothèse. Il s’agissait cette fois d’une mésalliance. Cette femme si belle, si élégante en apparence, sous sa robe de soie perlée, était tout simplement une paysanne, une ouvrière débauchée par l’officier, qui s’efforçait maintenant d’éduquer sa fruste conquête, et il souffrait de sa rusticité.

Plus je considérais le couple, plus cette supposition me paraissait ingénieuse. Il est malheureusement assez difficile d’échafauder des romans dans sa tête et de se montrer en même temps un convive plaisant et disert pour les personnes qui sont avec vous. Aussi il est probable que mon compagnon de table et son épouse durent me juger sur mon silence comme un soupeur assez peu intéressant. Après avoir vainement essayé d’amorcer quelques conversations sur la différence qui existait entre les boîtes de nuit parisiennes et celles de son pays, le prince des élégances estima que, décidément, ma compagnie ne méritait pas qu’il me sacrifiât toute sa soirée et il annonça qu’il voulait danser.

- Excellente idée ! fis-je.

- Désirez-vous en faire autant ?... Je puis vous présenter à quelques danseuses.

Puis il ajouta modestement :

- Vous comprenez ? Je suis très connu.

La plus élémentaire politesse me forçait à demander à la glorieuse épouse de cet élégant officiel de me faire l’honneur de danser avec moi. Elle accepta. Tandis que je m’efforçais d’évoluer de mon mieux dans l’espace fort restreint qui était réservé aux danseurs, je voyais son mari qui papillonnait de table en table, tantôt négligemment appuyé au dos d’une chaise, tantôt galamment incliné devant une dame dont il baisait les doigts. On le sentait évidemment préoccupé de jouer son rôle et de mériter sa réputation de prince des élégances.

Quand nous nous trouvâmes réunis à notre table après la danse, je pus enfin poser à mon brillant cicérone la question qui me brûlait les lèvres depuis mon entrée dans le restaurant.

- Vous qui connaissez tout le monde, lui demandai-je, pourriez-vous me dire qui est la dame en blanc… à côté de nous ?

La figure du jeune homme se durcit, et ce fut sur un ton de dédain infini qu’il me répondit :

- Non… je ne connais pas ce genre de femmes.

Sans me décourager, je me penchai à son oreille et, à voix basse, j’insistai :

- C’est donc une demi-mondaine… quelque cabotine ?

- Même pas, répondit-il de plus en plus méprisant, une simple poule, comme vous dites… quelque Pollack ramenée de Galicie probablement par cet imbécile d’officier, qui a tort d’ailleurs, dans l’intérêt de sa carrière, de s’afficher avec un pareil gibier.

Peu de temps après cette réponse qui me laissait toujours aussi ignorant de ce que je voulais savoir, il me demanda l’autorisation de se retirer. Il devait encore paraître dans deux ou trois réunions.

- C’est assommant, mais dans ma situation, vous comprenez, je ne puis pas l’éviter.

Je m’inclinai devant ces obligations d’un titre si lourd à porter et je me trouvai tout seul à ma table, enchanté de pouvoir me consacrer, sans la moindre gêne, à l’observation de mes voisins, dont les façons m’intriguaient de plus en plus.

La femme commençait à se sentir plus à l’aise et elle dansait avec son compagnon. Elle dansait d’ailleurs à ravir, mais, par exemple, sa danse était lascive et sans la moindre retenue. Je la voyais, littéralement collée à son cavalier, joue à joue, les yeux révulsés et comme perdue dans un rêve amoureux.

« Oh ! Oh ! me disais-je, elle danse joliment bien pour une paysanne ! Décidément, je me suis encore fourvoyé. »

Je les attendais à leur retour à la table, supposant que maintenant ils allaient probablement se parler, et j’étais disposé à les écouter le plus indiscrètement du monde.

A ce moment, un maître d’hôtel passa près de nous et je l’entendis qui parlait en français avec un client. Un maître d’hôtel qui parlait français, quelle aubaine ! Je lui fis signe, il accourut et, dès mes premiers mots, m’interpella avec un splendide accent méridional qui me fut doux à entendre.

- Eh oui ! Je suis Français, mon cher monsieur, et de Marseille encore !... Comment je suis venu sur les bords de la Vistule ? C’est toute une histoire, mais, pour sûr, je ne resterai plus longtemps ici… Dès que j’aurai ramassé encore quelques milliers de leurs zlotis, qui valent tout de même trois francs, je retournerai en vitesse chez nous, là-bas, du côté de Cassis, et j’y vivrai bien tranquille, au soleil, en pêchant des bouillabaisses dans la grande bleue… car ici, Bou Diou ! c’est pas des pays pour y rester.

On le voit, nous en étions déjà au cher monsieur et aux confidences. Il tint à me faire savoir encore qu’il avait servi dans les plus grandes maisons du pays, qu’il était resté trois ans chez les Potocki, mais qu’il préférait le restaurant. Il y était plus libre et gagnait davantage.

Après avoir félicité mon compatriote de sa belle réussite, je lui demandai s’il ne pouvait pas me faire profiter de sa connaissance du grand monde en me nommant quelques-unes des personnalités qui se trouvaient dans le restaurant.

- Rien de plus facile, me répondit le Marseillais, à ma grande satisfaction. Voici d’abord là-haut sur l’estrade des musiciens M. Jacobiski, c’est un fabricant de boîtes en fer-blanc de Poznan et comme il est soutenu, dit-on, par les Allemands, il gagne beaucoup d’argent…

- Il fait du bruit en conséquence, mais passons.

- Plus loin, là-bas, sur l’escalier, continua Marius, car naturellement ce maître d’hôtel s’appelait Marius, sur l’escalier, vous voyez ce grand monsieur élégant, à figure de médaille ? C’est l’ambassadeur d’Italie. La légende veut qu’il ne soit pas très en faveur auprès du gouvernement parce qu’il est trop bien avec la famille royale. A cette table, près de la plante verte, ce sont des artistes, Pracowski, un chanteur que guette le cinéma, et deux danseuses de l’Opéra qui essayent, elles aussi, de bifurquer vers l’écran parce que le métier de danseuse, qui était autrefois si en honneur ici, ne vaut plus rien. Les nobles et riches Polonais d’autrefois sont tous à Paris, à Cannes ou en Égypte. La crise sévit, une crise terrible, mais on attend de l’argent des Américains… Nous avions ici tout à l’heure le prince des élégances, le beau comte Venoski et sa dame, mais, suis-je bête ! vous les connaissez, car il était à votre table, il me semble ?

J’interrompis ce verbiage et, désignant à mon maître d’hôtel prolixe la dame en blanc qui se tenait maintenant, bien tranquille, à côté de son officier, je lui demandai :

- Et ces gens-là, vous les connaissez ?

Marius sifflota, ses petits yeux pétillèrent dans sa grosse figure rouge, et, d’un air mystérieux, il me dit :

- Ah, péchaire !... Ce couple-là, monsieur, c’est le grand potin du jour !

- Bah ! fis-je de plus en plus intéressé en me rapprochant de mon précieux compatriote, qu’est-ce qu’ils ont donc fait, les pauvres petits ?

Le maître d’hôtel leva vers le ciel ses gros bras courts et commença, avec une volubilité qui m’enchanta :

- Ce qu’ils ont fait ! Ah bonne mère ! Lui est le fis cadet d’une des plus grandes familles du pays, il s’appelle le prince Roztucki et est allié aux Kosenko, aux Branicki, enfin à tout le gratin d’autrefois, même du temps des rois. Il a commencé, paraît-il, par faire pas mal de dettes pendant qu’il était à l’école militaire, mais la famille a payé, et on l’a fait nommer, par punition, officier dans le corps des gardes-frontières. On croyait dès lors qu’il se tiendrait tranquille, car allez faire des bêtises dans ces postes perdus où l’on a comme toute distraction de se faire tirer dessus par les soldats rouges….

- Je sais… je sais ! l’interrompis-je, j’arrive de là-bas.

- Bon ! Tout le monde croyait donc notre bel officier bien sage dans son désert, quand voilà les Russes qui se mettent à passer la frontière par bandes.

- Les paysans… oui.

- Et aussi des femmes, cher monsieur, la preuve c’est que celle que vous voyez là-bas en robe blanche, c’est une Russe, une Russe de Moscou.

A cette révélation, je pâlis, je rougis, je me tins à quatre pour ne pas sauter au cou de ce brave maître d’hôtel, car c’était lui qui me mettait enfin en face de cette femme introuvable que je poursuivais depuis une semaine, jusque dans les neiges de Léonpol. Ma Russe ! Elle était là, belle et énigmatique, comme je me la figurais. Je m’expliquais maintenant ses allures bizarres, ses gestes d’animal sauvage opposés à sa grâce de Slave. Et, par-dessus le marché, il y avait à cause d’elle un scandale, des histoires… Ah ! parlez, mon cher Marius… racontez, je vous en prie, mon ami, mon cher ami !...

Le Marseillais, flatté de l’accueil que je faisais à ses renseignements, ne se fit nullement prier pour continuer son récit.

- Le jeune officier fut chargé, paraît-il, d’aller porter secours à la Russe qui s’était réfugiée chez ses parents.

- Le comte Oskiensko, qui habit du côté de Léonpol.

- Justement, acquiesça le maître d’hôtel, étonné… vous êtes donc plus au courant que vous n’en avez l’air ?

- Non, fis-je, mais un journaliste français sait toujours quelques petites choses… Continuez tout de même, je vous en prie, car vous m’intéressez prodigieusement.

- Eh bien ! continua Marius, notre jeune prince officier protégea si bien la Russe qu’il l’enleva à la barbe de son cousin et des Bolchevistes. Vous pensez que cela fit un rude scandale surtout dans la haute société du pays. Ensemble, ils arrivèrent à Varsovie, et là, l’affaire se corsa encore quand le prince, qui était complètement envoûté par cette Russe, émit la prétention de l’épouser.

« Vous devinez que cette prétention du prince souleva une opposition générale de la famille. Il était décidé à passer outre, mais le jeune homme était militaire, et les règlements exigent qu’un officier polonais ne puisse se marier qu’avec l’assentiment de ses chefs. Bien entendu, ceux-ci lui refusèrent la permission et lui donnèrent l’ordre de rejoindre un régiment cantonné sur la frontière roumaine.

« Le prince a refusé de partir, il parle de donner sa démission et, en attendant, s’affiche partout avec cette femme, pour la plus grande honte de la haute société à laquelle il appartient. La famille lui a coupé les vivres et ses chefs vont se fâcher tout rouge. Voilà la situation dans laquelle s’est mis ce malheureux à cause de cette jolie diablesse.

Puis, philosophiquement, il conclut :

- Tout ce qu’on voit, dans notre métier, tout de même !... Mais… vous permettez ?... on m’appelle à l’office.

Marius s’éloigna en glissant avec habileté sa lourde personne entre les tables, et je restai seul, possesseur enfin du secret tant désiré.

Je comprenais maintenant les réticences et les difficultés que j’avais rencontrées partout quand j’avais cherché à approfondir ce mystère.

Les Polonais sont restés un peuple aristocratique ; ils tiennent, avec raison d’ailleurs, au prestige de leurs vieux noms, de leurs anciennes familles. Il n’y a, pour s’en rendre compte, qu’à remarquer avec quel orgueil ils vous montrent leurs palais si nombreux dans leur capitale. Voilà pourquoi ils se soucient assez peu de révéler, surtout à un journaliste étranger, les faiblesses de ce don José du Nord avec la Carmen bolcheviste.

En réalité, je ne ressentais pas la moindre indignation contre ce malheureux jeune homme, et je les regardais tous deux au contraire avec une sympathique indulgence. Ils ne dansaient plus, mais la femme, d’un geste machinal, vidait constamment sa coupe de champagne, et je remarquais que l’officier essayait en vain d’éloigner d’elle la bouteille au col cravaté de blanc qui trempait dans un seau de glace. Ils ne parlaient toujours presque pas, mais un vague sourire de bien-être, des yeux brillants rendaient encore plus gracieux le visage de cette jolie fille, dont certaines attitudes venaient par instants gâter l’harmonie.

C’est ainsi que je la vis, d’un geste commun, s’essuyer les lèvres du revers de sa main après avoir bu. Son ami se pencha alors à son oreille et dut lui faire quelque observation, car aussitôt elle devint très rouge, ses traits se crispèrent, mais elle ne répondit rien.

Il était impossible de laisser échapper l’occasion que le hasard bienfaisant, providence des reporters, venait de faire naître pour moi. Je ne pouvais pas passer une soirée presque à côté de cette Russe que j’avais tant cherchée, sans essayer d’obtenir d’elle ou de lui quelques révélations sur la vie qu’elle avait menée là-bas dans ce pays horrible et mystérieux, sur les raisons qui avaient motivé sa fuite, enfin sur les péripéties de cette fuite elle-même. Évidemment, je risquais un refus, d’être rabroué peut-être par cet officier qui pouvait fort bien me répondre que ma démarche était indiscrète, surtout dans un endroit public, sous les regards de cette société varsovienne qu’il bravait avec tant de dédain. Mais ma foi… tant pis !... il fallait risquer le coup.

Heureusement, je n’avais pas à aller bien loin pour arriver jusqu’à eux. Il me suffisait pour cela de faire pivoter ma chaise d’un quart de tour, de me lever, et je me trouvai en face de l’officier auquel je demandai le plus naturellement du monde :

- Monsieur, vous excuserez un journaliste français de passage à Varsovie de se présenter lui-même, mais je sais que madame a eu l’heureuse chance de pouvoir s’échapper de Russie et, comme je fais ici une enquête sur les évadés russes, je vous demande l’autorisation de lui poser quelques questions.

De longues années de métier m’ont donné l’habitude de ces attaques brusquées. J’ai eu l’occasion d’interroger, au cours de ma longue carrière, les plus hauts personnages, et cependant j’étais gêné en face de ce couple, pas du tout à mon aise. J’avais la sensation de cambrioler quelque peu le mur de la vie privée.

Et voilà, pour arranger les choses, ce drôle d’officier qui ne me répond pas tout de suite. Il a l’air d’hésiter, il jette vers sa compagne des regards inquiets, autour de nous les soupeurs nous observent en dessous et sans en avoir l’air. Ce serait vexant d’essuyer un refus.

Enfin le prince a pris une décision.

- Monsieur, finit-il par me dire en me montrant une chaise vide à leur table, veuillez nous faire l’honneur de prendre une coupe de champagne avec nous, un Français est toujours le bienvenu auprès d’un officier polonais.

Je respirai et m’empressai de prendre la place qu’on m’indiquait à côté de la Russe, qui d’ailleurs avait l’air absolument indifférente à tout ce qui se passait. Ses beaux yeux bleus étaient chavirés, elle souriait d’un sourire étrange et, par moments, chantonnait en russe d’un air parfaitement satisfait.

- Madame parle-t-elle français ? demandai-je au jeune homme.

Ce fut elle qui me répondit, à ma grande satisfaction.

- Oui, me dit-elle, avec un accent indéfinissable et pas mal d’hésitation, oui, je parle, ou plutôt j’ai parlé très bien autrefois… quand j’étais petite… mon institutrice était Française, mais depuis longtemps…

Elle s’arrêta brusquement et se mit à taper bruyamment avec sa fourchette contre son assiette en accompagnant le rythme de la valse que jouait l’orchestre. L’officier dut lui faire cesser ce jeu de mauvais goût.

- Dzinnia, murmura-t-il, doucement, arrêtez, vous faites trop de bruit, ce n’est pas correct.

La jeune femme ne sembla nullement tenir compte de cette observation, elle continua son petit vacarme un instant, puis, tout à coup, se leva d’un bond et s’empara d’autorité de la bouteille de champagne qu’elle prétendait boire à même le goulot. L’officier la lui arracha des mains, et alors elle se mit à chanter une chanson russe d’une voix qui allait crescendo et menaçait de faire du scandale.

Le prince n’y tint plus. Ce fut en polonais cette fois, sur un ton assez rude, qu’il l’admonesta, et elle se tut. Alors il se passa une chose déconcertante. Je vis le prince tourner vers moi un visage chaviré et, d’une voix suppliante, il me demanda brusquement :

- Monsieur, monsieur, croyez-vous qu’un officier polonais qui a reçu une bonne instruction pourrait gagner sa vie à Paris ?

Je restai d’abord un peu interloqué par l’imprévu de cette question, puis je finis par répondre :

- Pourquoi pas ? Il y a à Paris plus de cinq cent mille étrangers qui y vivent fort bien.

La figure de mon interlocuteur s’illumina à ces mots, et il allait continuer à m’interroger quand la Russe, bondissant à nouveau comme une bête fauve, s’élançait en dansant toute seule vers l’endroit réservé, qui était alors vide de danseurs. Elle tourna un instant, puis tout à coup tituba. Déjà  l’officier était près d’elle, il la soutint et la ramena. Quand il fut près de moi, il me dit tout bas :

- Vous voyez ?... Le champagne l’a surprise, elle n’a pas l’habitude. Il faut que je la ramène, mais voici ma carte… Venez me voir demain, nous causerons.

Rapidement, l’officier demanda l’addition, jeta sur la table une poignée de billets, et sans attendre la monnaie, il disparut en entraînant sous son bras cette belle fille qui titubait et riait d’un rire aigu et nerveux dont je garderai toujours dans l’oreille la sinistre vibration.

Dans la salle, tout le monde me regardait maintenant avec ironie ou réprobation. Je m’étais décidément compromis en m’asseyant en compagnie de ce couple scandaleux. Ce fut d’ailleurs ce que me confirma Marius, qui m’attendait au vestiaire quand je partis et qui, tout en m’aidant à enfiler mon pardessus, me disait :

- Ah ! monsieur, le pauvre garçon est fichu… péchaire ! Il y a des ministres dans la salle et je les ai entendus qui disaient qu’il fallait à tout prix arrêter ce scandale. Ils vont le mettre en prison… Si ce n’est pas dommage !... un prince !... et qui était le plus beau parti de la ville… Ces chameaux de femmes tout de même !... ce que ça vous en fait commettre des gaffes !

UNE RUSSE.

Inutile de dire que, dès le lendemain, je me précipitai à l’adresse portée sur la carte que m’avait laissée l’officier.

Cette adresse était celle d’une pension de famille modeste, mais fort bien située dans une de ces rues paisibles et remplies de jardins qui avoisinent les allées Ujadowska, les Champs-Élysées de Varsovie.

On m’introduisit dans un petit salon assez quelconque, qui communiquait avec la chambre à coucher. L’officier vint m’y rejoindre presque aussitôt. Il était en civil, détail qui dénotait chez lui une nouvelle orientation de vie, car les officiers polonais sont très fiers de leur uniforme, ne le quittent presque jamais et méprisent les vêtements du vulgaire pékin. Dès son entrée, je me rendis compte que ses hésitations de la veille au soir étaient passées. Il vint vers moi avec un sourire amical, les mains tendues, et me dit avec rondeur :

- Monsieur, je serai franc, et je n’essayerai pas de vous cacher quoi que ce soit de la fâcheuse situation dans laquelle je me trouve. D’ailleurs, ce serait inutile. C’est la fable de la ville et vous ne devez pas l’ignorer.

Je dus convenir que son aventure était en effet assez connue, mais que, jusqu’à la soirée de la veille, personne n’avait encore voulu m’en parler.

- Oui, je sais, dit-il légèrement, on a essayé d’abord de cacher ce qu’on appelle mes folies, mais, maintenant, il ne peut plus en être question. Je suis en révolte ouverte contre les autorités militaires et il ne me reste qu’une ressource : quitter le pays.

Je ne pus m’empêcher de laisser voir une moue désapprobatrice.

- C’est grave ! fis-je.

Il esquissa un geste de défi et s’écria :

Eh, aussi ! pourquoi veut-on me faire quitter cette femme ?... Nous vivons à une époque de liberté individuelle, que diable !

Puis, d’une voix plus sourde et en confidence, il ajouta :

- D’ailleurs, je ne peux pas la quitter, voilà pourquoi il faut que je m’en aille, et pourquoi, hier soir, je me suis laissé aller à vous demander si vous croyiez que je pourrais gagner ma vie à Paris.

J’étais tenté de lui répondre que, à Paris comme à Varsovie, sa Russe aux attitudes fougueuses et au goût si prononcé pour le champagne risquait d’être pour lui un bagage assez encombrant, mais je m’abstins, car vraiment nos relations étaient encore de trop fraîche date pour que je me permis de lui donner des conseils sur un sujet aussi personnel. De plus, j’entendais remuer dans la pièce à côté et je ne me souciais pas de me mettre mal avec celle dont j’espérais recevoir aussi les confidences. Un peu de lâcheté ? Peut-être. Notre époque n’est plus riche en héros et nos vertus sont faites surtout de lassitude. Je me bornai donc à lui affirmer que, quand il serait en France, je ferais de mon mieux pour l’aider de ma modeste influence, puis, prudemment, j’ajoutai :

- Et puis, vos parents ne vous laisseront pas dans le besoin… Quand ils verront qu’il n’y a rien à faire pour vous imposer leur volonté, ils s’adouciront petit à petit. C’est généralement ainsi que les choses se passent.

Le prince Stanislas hocha la tête.

- Vous ne connaissez pas l’orgueil d’une noble famille polonaise, me dit-il.

Puis, me désignant un fauteuil, il m’offrit la cigarette à bout de carton rituelle et continua :

- Si vous n’avez rien de mieux à faire, écoutez mon histoire… Cela me fera du bien de vous la raconter, car je n’ai plus d’ami, tous m’ont lâché comme un pestiféré. Quel crime ai-je commis pourtant ?... J’aime, oui, je l’avoue, j’aime cette femme… Est-ce une raison pour me persécuter comme on le fait ?

J’insinuai que, si j’étais bien renseigné, ce n’était pas seulement parce qu’il aimait cette femme qu’il avait encouru la rigueur de ses chefs et la réprobation de ses parents, mais surtout parce qu’il voulait l’épouser. J’osai même ajouter timidement que ce mariage aussi rapide n’était pas indispensable.

- Parce que Dzinnia est ma maîtresse ? interrogea-t-il avec colère.

- Dame ! Vous auriez peut-être pu attendre.

Le prince jeta violemment sa cigarette sur le tapis et se mit à arpenter le petit salon.

- Non, s’écria-t-il, je ne pouvais pas attendre… j’ai mes raisons pour cela, et elles ne regardent que moi…

Puis, se calmant un peu, il ajouta :

- D’ailleurs, cette jeune femme est d’excellente famille ; elle est alliée au comte Oskiensko, et c’est même chez eux que je l’ai connue dans des conditions que je vais vous expliquer :

« Le 8 mars dernier, je fus avisé téléphoniquement, au poste de Léonpol que je commandais, de l’arrivée sur le territoire polonais d’un certain nombre de fuyards russes qui avaient passé la frontière et que je devais les interroger. Ma consigne me prescrivait également de faire conduire ceux qui le demanderaient chez les parents qu’ils possédaient dans la région, la plupart des réfugiés étant d’origine polonaise. Parmi ces réfugiés se trouvait Dzinnia. Je la découvris dans un poste voisin, épuisée de fatigue après avoir passé deux nuits dans la neige à guetter le moment favorable pour passer. Grâce à un juif qu’elle avait acheté, celui-ci était arrivé à la conduire saine et sauve de l’autre côté de la frontière. Cette femme, à demi évanouie et si belle dans sa détresse, produisit tout de suite sur moi une très vive impression. Ce fut bien autre chose par la suite quand je connus davantage cette malheureuse, quand elle m’eut raconté la vie effroyable qu’elle avait menée là-bas, ses dégoûts, ses souffrances, ses rancunes, ses lâchetés. Oh ! monsieur, c’est affreux !

Le prince s’arrêta un instant, ses traits se crispaient, et je le voyais en proie à une réelle émotion, mais il se maîtrisa et continua :

- Hedwige Oskiensko était la seule fille d’une riche famille de fonctionnaires sous le régime tzariste. Elle connut donc une enfance heureuse et choyée, mais arriva la révolution. A cette époque, elle avait à peine six ans et était encore trop jeune pour comprendre ce qu’était ce cataclysme, pour souffrir du bouleversement qu’il occasionna parmi les gens de sa classe. C’est à peine si elle remarqua que son père lui fut un jour brutalement arraché pour être envoyé en Sibérie. Peu de temps après, sa mère mourait de chagrin, et l’enfant, qui n’avait plus en Russie que des parents éloignés, fut élevée par l’État.

« Comprenez-vous ce que signifie cette formule épouvantable ? Elle signifie que cette fillette se développa et grandit selon la doctrine bolcheviste, en dehors de tout frein et de toute morale. Elle fréquenta ces vagues écoles mixtes où l’instruction est donnée selon les principes de Karl Marx, d’ailleurs déformés, et où la loi de l’instinct seule est suivie. En dehors de ces cours irréguliers – on ferme les écoles quand le professeur est saoul ou quand il fait trop froid dans les classes – en dehors de ces études fantaisistes et déformatrices, la fillette vagabondait au hasard des rues et des rencontres. Quand elle eut seize ans, elle s’aperçut qu’elle était belle, en sentant grandir autour d’elle les appétits et les désirs. Honnête d’instinct, elle tenta de se soustraire à cette meute déchaînée à ses trousses et accepta la protection d’un commissaire du peuple dont la situation, espérait-elle, saurait au moins la faire respecter. Cet important personnage l’épousa, et elle se crut sauvée. Mais que signifie le mariage en Russie soviétique ? Quand il eut assez d’elle, l’homme l’abandonna. C’est si simple ! Un beau jour, elle trouva la maison fermée et apprit qu’elle était divorcée.

Deux fois, elle se remaria et divorça avec la même facilité, tantôt choyée, comblée de tout, traînée de fête en fête par ses fragments d’autocrates, tantôt rejetée au ruisseau sans ressources et obligée de faire la queue des journées entières, aux portes des coopératives, pour attraper le morceau de pain qui l’empêcherait de mourir de faim. Et ces horreurs lui paraissaient naturelles, à cette malheureuse, comme à tous ceux qui ont maintenant vingt ans en Russie. Elle supposait que l’existence normale des femmes, c’était celle qu’elle menait. Elle ne souffrait même pas de son malheur parce qu’elle ignorait qu’il pouvait exister un bonheur. Tel est le cas des jeunes générations russes actuelles. Il faut avoir vécu comme je le fais, avec une de ces évadées de l’Enfer, il faut avoir remarqué ces ahurissements devant le beau et le bien, écouté ces questions déconcertantes, souffert de ces gloutonneries de bête affamée, de ces frénésies d’amour, du débridement de ces instincts pervertis pour comprendre toute l’horreur de ce régime imposé à quatre cent millions d’êtres humains par la volonté de quelques profiteurs cyniques. On se demande comment le monde indigné peut assister impassible à ce défi lancé à l’humanité. J’avoue que je n’ai pas pu conserver cette indifférence devant l’horreur et, le jour où cette femme a noué comme une enfant ses bras autour de mon cou en me demandant aide et protection, je me suis juré à moi-même que je ne l’abandonnerais pas, que je ne la rejetterais pas vers le mal. Oui, je sais, vous allez sourire comme les autres de cette naïveté, mais nous, les Slaves, nous possédons une âme spéciale, nous avons été nourris de tolstoïsme et de mysticisme, et, comme le héros du grand écrivain, je me suis voué au rachat de cette femme. De plus, vous l’avez vue… elle est belle ! J’aime son corps superbe autant que son âme trouble et incertaine. Oui, je veux la retirer du bourbier où la fatalité l’a plongée. Je vous assure qu’elle en est digne. Ses sentiments sont purs, son cœur est bon puisqu’elle a eu le courage et la force de s’enfuir vers nous. Nous n’avons pas le droit de la repousser et de la rejeter dans le malheur.

J’écoutais avec l’intérêt que l’on devine cette curieuse confession du jeune prince polonais. Celui-ci prenait tout à coup à mes yeux figure de héros romanesque, beaucoup plus intéressant que le banal amoureux prévu.

Je me trouvais en présence d’une de ces âmes slaves dont on pouvait attendre toutes les folies sous le nom de sacrifice et de devoir.

Le prince me raconta ensuite les détails de son aventure avec celle qu’il avait baptisée du joli nom de Dzinnia qui, prononcé par lui, prenait la douceur d’une caresse. Il me dit comment ils avaient quitté tous deux le châtelain de la frontière chez lequel s’était d’abord réfugiée la jeune femme, en prenant pour prétexte les lettres de menace à son parent que sa présence avait motivées. Ils avaient vécu quelques jours dans un petit village, jusqu’au moment où l’officier avait été rappelé à Varsovie. Là, il avait eu l’audace de notifier à ses parents son intention d’épouser cette réfugiée ; fureur de la famille, rigueur des autorités militaires, scandale, démission refusée et le voilà acculé à la désertion. Tout un drame en vérité.

Nous en étions là de ce captivant récit, quand la porte de communication s’ouvrit brusquement, et Dzinnia entra. Elle était drapée dans un superbe manteau de fourrure, ses cheveux d’or se hérissaient en désordre autour de sa figure éclatante de jeunesse, ses jambes et ses pieds étaient nus. L’ensemble était d’une sauvagerie superbe, et cette apparition évoquait une fille préhistorique sortant de sa caverne.

Elle vint à moi souriante et calme, me tendit la main cavalièrement, comme si nous étions déjà de vieux amis. Je m’inclinai devant elle pour baiser le bout de ses doigts, mais elle ne comprit pas mon geste. Jamais personne ne lui avait baisé la main et elle se baissa en même temps que moi, croyant que j’avais laissé tomber quelque chose par terre. Dans ce mouvement, son manteau de fourrure s’ouvrit largement et je m’aperçus que, dessous, elle était complètement nue.

Quand son ami lui eut expliqué son erreur, elle se mit à rire, de ce rire perçant et grossier qui la déparait, puis elle s’assit par terre, les jambes croisées à la tailleur, découvrant des mollets et des cuisses admirables, d’un galbe, d’un modelé à faire rêver tous les sculpteurs, de Praxitèle à Falguière.

Le prince, qui avait d’abord échangé avec moi un coup d’œil d’excuses devant la bizarre tenue de sa maîtresse, n’essayait même plus de la rappeler à la décence. Il m’avait renseigné ; je savais que j’avais devant moi une sorte de sauvageonne et je m’efforçai de ne pas marquer le moindre étonnement de ses bizarreries et de sa tenue qui, en réalité, n’avait rien de désagréable pour un témoin désintéressé.

Je jugeai alors le moment venu de poser quelques questions à ce bel échantillon de l’éducation bolcheviste. Après y avoir été autorisé par mon nouvel ami, je lui demandai pour quelle raison elle s’était décidée à quitter la Russie en bravant les dangers d’une fuite difficile à travers la frontière. Elle me répondit dans un français hésitant, fantaisiste, brutal, mais cependant à peu près compréhensible, surtout quand l’officier me traduisait les mots russes dont ses phrases étaient émaillées.

- C’est ma tante, me dit-elle, qui m’a donné ce conseil… Ils étaient tous après moi là-bas… tous… ils voulaient coucher… ou m’épouser… C’est la même chose d’ailleurs.

- Qui, tous ? demandai-je.

- Mais les présidents de coopératives, les commissaires du peuple, les officiers de l’armée rouge, tous ceux qui ont de l’argent, des maisons, de l’autorité… Pendant huit jours, c’était beau… on buvait de la vodka, du champagne, on faisait l’amour, puis tout à coup, ils me battaient et s’en allaient…

J’aurai toujours présente devant les yeux la figure scandalisée, honteuse de ce prince pendant que la femme qu’il aimait me faisait ces cyniques aveux avec cette superbe placidité. Mais il n’avait plus de réaction, semblait résigné à tout, et ne cherchait pas plus à me cacher sa nudité morale que sa nudité physique. J’étais devenu le confident, l’ami, qui peut tout voir, tout entendre.

Elle continuait :

- Un jour, il y eut des batailles à cause de moi à la Ksechinskaia, deux hommes se tuèrent, dont l’un était chef de district. On me dit que je risquais la Sibérie. Ma tante m’expliqua qu’il y avait dans le monde des pays où les femmes étaient maîtresses de leur corps, où on ne les battait pas, et où elles avaient le droit d’avoir des enfants qu’elles pouvaient garder et aimer. Alors j’ai résolu d’arriver jusqu’à ce paradis. Mes parents avaient réussi à cacher dans la doublure d’un vieux vêtement de mon père quelques centaines de dollars. On me les donna, et j’allais prendre mon billet pour Dryssa. On me connaissait, on savait que j’avais été la femme d’un commissaire du peuple, je pus donc prendre le train. Je descendis une station avant la frontière et me cachai dans la forêt. Des paysans, à qui je me confiai, ne me trahirent pas, chose extraordinaire dans ce pays où le frère dénonce son frère, et la fille la mère ; mieux encore : ils me présentèrent un juif qui, moyennant cinq cents dollars, s’engagea à me faire passer la frontière.

« J’avais cousu mon argent dans ma chemise. Je lui donnai les cinq cents dollars et, le soir même, il venait me chercher avec un traîneau attelé de deux chevaux. Nous glissâmes sur la neige toute la nuit ; nous cachant derrière les arbres quand nous entendions des coups de fusil. Vers le matin, mon juif m’arrêta devant une triple barrière de fils de fer barbelés. Il avait eu la précaution d’emporter avec lui des cisailles il coupa les fils et je passai. De la main, il me désignait une petite maison de bois située de l’autre côté de la rivière gelée et me disait :

« - Cours vite jusque là-bas, barine… tu es sauvée ! Là-bas, ce sont les Polonais… Tu leur diras que tu veux aller chez tes parents et tu seras bien accueillie.

« Ce fut en effet ce qui se passa. Le lendemain, je faisais la connaissance de Stan, conclut-elle en venant s’asseoir câline sur les genoux de son amant et en coulant d’un geste gracieux sa tête ébouriffée dans son cou… Depuis ce moment, je suis heureuse… heureuse !... C’est tout de même vrai ce que me disait ma tante : la Russie, c’est l’Enfer, et ailleurs, c’est le Paradis.

J’étais bien récompensé de ma persévérance, car je les tenais enfin les renseignements de ma réfugiée russe et plus complets, plus romanesques, certes, que je ne l’avais jamais espéré.

Mes nouveaux amis voulurent que je partageasse leur déjeuner, qu’ils firent monter dans le petit salon, où je restai ainsi la journée entière avec eux. Toute contrainte était maintenant abolie entre nous. L’officier m’entretenait de ses projets de séjour en France et me demandait conseil sur la façon dont il pourrait y vivre. Quant à Dzinnia, elle continuait à s’étaler dans toute son impudeur naïve. Mais ses énormités les plus formidables n’arrivaient même plus à inquiéter le prince. Il semblait résigné à tout ; il aimait cette femme telle qu’elle était, et peut-être même parce qu’elle était telle.

La Russe me racontait sa jeunesse dans ces écoles mixtes où l’on voyait, paraît-il, des enfants de douze ans forniquer sur les bancs en pleine classe, ce qui leur attirait de leur maître cette simple observation :

- Vous suivez l’instinct naturel, vous avez raison… mais attendez au moins que la classe soit terminée, chaque chose doit se faire en son temps.

Puis vinrent les descriptions des orgies connues sous le nom de Fêtes de la jeunesse. Pour se conquérir les jeunes générations, les maîtres du régime réunissaient cinq ou six fois par an les jeunes filles et les jeunes gens de quinze à vingt ans, soit dans quelque château d’ancien seigneur, en été, soit dans un palais délabré mais encore luxueux, en hiver. Dans ce cadre, c’était alors des jeux, suivis d’orgies où régnaient en maître le stupre et l’ivresse. On saoulait les enfants d’alcool, de musique et on les laissait s’accoupler comme des bêtes. Tout cela se passait sous l’œil des autorités complaisantes, et même – ô ironie ! – sous le contrôle de médecins.

Et le lendemain c’était de nouveau pour ces malheureux les taudis, la faim, le froid, l’attente dans la neige à la porte des coopératives.

Elle aborda ensuite des souvenirs d’un autre genre. Les bombances des privilégiés du régime, des profiteurs, des seigneurs nouveaux de cette plèbe. Elle y avait assisté quand elle était la femme d’un commissaire du peuple et qu’on festoyait sans arrêt dans le grand hôtel de Leningrad réservé à ces nouveaux maîtres de l’heure.

La belle fille évoquait dans son français bizarre et grossier les tonneaux de caviar éventrés sur la table, les ballets de danseuses nues réquisitionnées au théâtre national et, toujours en refrain, l’amour, l’amour. Ce mot à la fois grandiose ou ignoble qui revenait sans cesse comme un leit-motive dans toutes les phrases de cette détraquée.

Quand, à la fin de la journée, je quittai mes nouveaux amis, ma tête bourdonnait, mes jambes flageolaient comme si j’avais, moi aussi, absorbé un vin trop grisant. Tout ce que je venais d’entendre et de voir dans ce modeste petit salon d’une pension de famille polonaise était si spécial, si hors série, si différent de la banalité habituelle des choses, que j’arrivais avec peine à les situer dans le plan de la vie courante et moderne.

Cette femme, brusquement transplantée dans un milieu si nouveau et qui y détonait de façon aussi complète, avec son cynisme et sa naïveté, me produisait l’impression de quelque voyageuse échappée d’une contrée lointaine et inconnue. Et en réalité, le pays dont elle arrivait était là, tout près, à quelques centaines de kilomètres à peine, mais séparé du monde civilisé par quelles frontières morales plus impénétrables que les plus féroces barbelés.

Quant à cet amoureux romantique, ce Nekludov 1930, surgi tout vivant d’un livre de Tolstoï avec ses appétits de dévouement et de sacrifice pour une nouvelle Maslova, je me demandais avec effarement ce qu’il venait faire à notre époque d’égoïsme utilitaire et de pratique avant tout.

Pauvre garçon ! il retardait vraiment trop, et je n’étais pas sans inquiétude sur l’avenir que lui réservait ce mysticisme d’un autre âge.

Quand je me retrouvai le soir dans le hall de mon hôtel, palace banal, au milieu de braves commerçants qui causaient bourse et grains, ou de corrects voyageurs en smoking qui s’apprêtaient à aller passer au music-hall une joyeuse soirée, j’en arrivais à me demander si ma belle Russe, toute nue dans son manteau de zibeline, et mon prince charmant résigné n’étaient pas de simples créations de mon imagination surexcitée.


RELIGION.

La Pologne est un pays essentiellement et foncièrement religieux. Elle a su résister pendant des siècles au luthérianisme allemand aussi bien qu’à l’orthodoxie russe et a conservé intacte, à travers toutes les oppressions, la foi catholique de ses ancêtres.

J’avais vu à Wilno, dans ce grand village aux cinquante églises, des populations entières agenouillées, dehors, dans la neige, par vingt degrés de froid, devant les porches encombrés des sanctuaires débordants de fidèles ; j’avais vu à Varsovie même cette foule d’hommes assistant aux offices avec une piété qui constitue la plus sûre défense du pays contre le virus bolcheviste. Je ne fus donc pas autrement surpris quand, au cours d’une des visites que je faisais maintenant chaque jour à mes amis, le prince m’annonça que Dzinnia était à l’église. Je remarquai cependant sur la figure de l’officier, tandis qu’il faisait cette réponse, une certaine irritation qui me surprit.

- Eh quoi ? lui demandai-je, vous ne semblez pas satisfait de cette conversion de votre amie ?... Il me semble pourtant qu’elle ne peut produire sur elle que d’heureux résultats. La pratique de la religion catholique disciplinera ses passions, mettra un frein à ses appétits, corrigera enfin la déplorable influence du milieu néfaste dans lequel elle a grandi.

- Évidemment, me répondit Stanislas, et je suis moi-même trop bon catholique pour ne pas avoir accueilli avec joie son désir d’aller voir un prêtre et d’écouter ses conseils, mais je me méfie, je l’avoue, des exagérations de ses sentiments fougueux qui la poussent toujours aux extrêmes.

Le prince s’arrêta comme s’il ne désirait pas en dire davantage, puis, comme involontairement, il continua, l’air préoccupé, semblant se parler à lui-même.

- Quand j’ai eu l’idée, il y a quatre ou cinq jours, de la faire pénétrer dans une église, j’ai été saisi par l’effet foudroyant que produisit sur elle cette simple visite. Dès qu’elle fut dans le sanctuaire, ses yeux se fixèrent comme ceux d’une hallucinée sur la croix, elle tomba à genoux sur le sol tandis que des mots sans suite s’échappaient de ses lèvres… Elle essayait de prier.

« J’eus toutes les peines du monde à l’arracher à cette contemplation extatique et, dès qu’elle fut dehors, elle me confia toute tremblante que ses souvenirs d’enfance lui revenaient. Elle se rappelait la prière que sa mère lui faisait balbutier avant de se coucher, devant un grand crucifix d’ivoire tout blanc, et, depuis ce jour, Dzinnia est toute différente, toute changée.

J’essayai de calmer les craintes du pauvre diable.

- Certes, fis-je, Dzinnia est changée, mais en bien. Elle prend petit à petit la réserve, la correction qui conviennent à une femme dont vous voulez faire votre épouse, elle n’a plus ces mouvements impulsifs qui la faisaient se précipiter, au hasard de ses désirs, sur une nourriture qui lui plaisait, sur une fleur, sur un flacon de parfum, sur tout ce qui sollicitait son caprice… je ne vois donc que des avantages à cette reprise religieuse.

Stanislas ne paraissait aucunement convaincu par mon raisonnement. Malgré qu’il fût en vêtements civils, il frappait distraitement avec un coupe-papier son mollet de ce geste familier aux officiers de cavalerie qui tapotent de leurs cravaches les tiges de leurs bottes en causant, et reprit.

- Avec mon assentiment, elle est allée voir un prêtre, mais, depuis ce moment, je sens qu’elle m’échappe et que l’influence de cet homme a complètement effacé la mienne… Elle ne vit que pour la religion, elle passe sa vie aux offices et, en dehors de cela, rien ne semble plus l’intéresser… Vous l’avez remarqué vous-même le soir où nous sommes allés ensemble au dancing.

- J’ai remarqué, répliquai-je vivement, qu’elle s’était ce soir-là admirablement tenue, ce qui n’avait pas été tout à fait le cas dans les soirées précédentes…

Stanislas soupira, puis finit par me dire :

- Vous avez peut-être raison… C’est encore ma tendance à me forger toujours des soucis et des préoccupations.

Puis, me passant amicalement le bras sur l’épaule, il conclut, presque gaiement !

- Ah ! Français ! Français sceptique et pratique, Français railleur et charmant, il faudra que vous corrigiez le Nordique que je suis de cette déplorable propension à prendre les choses au tragique.

- Mais oui, fis-je en riant, il faut éviter l’absolutisme, surtout dans la tristesse… Tout est relatif, même nos certitudes, dont nous changeons si souvent.

Sur ces conseils excellents que l’on donne si facilement aux autres et qu’on ne suit jamais soi-même, nous sortîmes ensemble, le prince et moi, pour aller faire des courses que nécessitait notre départ prochain.

Il avait été en effet décidé que nous partirions ensemble pour la France par mer. Nous nous embarquerions à ce nouveau port de Gdynia que les Polonais ont créé de toutes pièces sur la Baltique depuis le traité de Versailles qui leur reconnaissait le droit à un accès sur la mer. En quelques années, ils ont fait surgir, sur l’emplacement d’un simple village de pêcheurs, des jetées, des docks, des gratte-ciels, enfin tout un port déjà en pleine activité et dont ils prétendent faire le rival de Dantzig. Notre Compagnie général transatlantique a établi un service entre le Havre et Gdynia et j’avais décidé de revenir par ce moyen agréable qui vous donne l’illusion d’une croisière de plaisance et supprime les ennuis d’un long trajet en chemin de fer, des douanes et des changes.

Le prince et Dzinnia, dès que je leur eus fait connaître mes projets de départ, avaient aussitôt déclaré qu’ils voulaient eux aussi partir avec moi par mer, et il s’agissait d’aller retenir les cabines.

J’étais un peu rassuré sur les suites de cette fuite de l’officier avec son amie depuis que j’avais appris qu’il avait pu réaliser auprès du notaire de sa famille une petite somme d’argent. Oh ! pas grand’chose ! mais tout de même les quelques dizaines de mille francs indispensables pour qu’ils ne fussent pas à ma charge à leur arrivée à Paris.

Nous allions donc en flânant le long de la Krolewgkaul jusqu’aux bureaux de l’agence Transatlantique, où nous trouvâmes les places que nous désirions. J’accompagnai ensuite mon ami dans différents magasins, où il s’acheta des valises, des vêtements, et enfin, toujours grand seigneur, il m’invita à dîner chez Fuckier.

- Il faut que vous connaissiez, m’affirma-t-il, cet établissement qui est un des plus anciens et des plus curieux de notre ville. Sachez que les propriétaires s’y succèdent de père en fils depuis le XVIe siècle… Enfin un Français ne peut pas quitter Varsovie sans avoir dîné dans la salle et à la table où mangèrent Poniatowski et les ambassadeurs de Louis XIV.

Je ne pouvais que m’incliner devant une invitation aussi courtoisement faite, mais j’étais en question, sur la façon dont le jeune prince comprenait l’économie nécessaire à sa nouvelle situation.

Avant de nous rendre au restaurant fastueux, nous rentrâmes d’abord à la pension de famille pour y prendre Dzinnia. La Russe ne s’y trouvait pas, et je m’aperçus tout de suite, au trouble du prince, que cette absence l’inquiétait beaucoup.

- Mais enfin, où peut-elle être ? murmurait-il en parcourant l’appartement, fouillant partout dans la chambre afin d’y découvrir un indice qui lui expliquerait la raison de ce départ inopiné.

Tout en remuant les robes jetées en désordre sur tous les meubles, il pensait tout haut :

- Elle est sortie en toilette du matin, constatait-il, son sac à main est là sur la table ; elle n’a pas emporté d’argent, et d’ailleurs elle ne sait pas s’en servir et ignore sa valeur… Elle ne connaît pas davantage la ville et certainement elle a dû se perdre ou se faire écraser par une auto… Toutes ces choses sont pour elle si nouvelles…. Je ne comprends pas vraiment qu’elle ait osé sortir ainsi toute seule.

Stanislas paraissait vraiment inquiet, les raisons qu’il laissait échapper de cette inquiétude étaient assez fondées.

- Si encore je pouvais aller la chercher, continuait l’officier, mais je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où elle peut être allée.

Je demandai à tout hasard :

- Pas de couturière, de coiffeur, de grand magasin ?

Il se borna à hausser les épaules.

- Mais vous voulez donc toujours la considérer comme une femme semblable aux autres ? s’écria-t-il, vous oubliez que c’est une sauvage.

Puis, venant brusquement à moi, il ajouta, les yeux humides, la figure crispée, presque en colère :

- Vous l’avez pourtant vue d’assez près depuis une semaine ?... Je ne vous ai rien caché de ses faiblesses… C’est une enfant, une toute petite enfant, ma pauvre Dzinnia… Comment voulez-vous que je ne sois pas fou d’inquiétude à l’égal d’une maman qui saurait sa fillette de cinq ans dans la ville.

Je ne trouvai rien à répondre à cette douleur si sincère, et nous nous assîmes tous deux, les yeux fixés sur la pendule, attendant… quoi ? Nous n’aurions même pas pu le dire.

De temps en temps, Stanislas bondissait à la fenêtre ou vers la porte. Il lui avait semblé reconnaître son pas, mais bientôt il revenait, l’air un peu plus las, un peu plus découragé et retombait accablé dans son fauteuil. Dans l’obscurité de la pièce, éclairée seulement par les lueurs des globes électriques venant de la rue, je voyais des larmes qui brillaient dans ses yeux et qu’il croyait me cacher.

Des heures se passèrent ainsi. Le dîner chez Fuckier ?... Oh ! Il n’en était plus question, et je songeais que ma destinée n’était pas de m’asseoir à la table des ambassadeurs du Roi Soleil. J’en avais fait mon deuil et, stoïque, malgré la faim qui me talonnait, malgré l’exaspération de cette attente, je n’abandonnai pas mon malheureux compagnon.

Enfin, vers dix heures du soir, le prince n’y tint plus. Il bondit sur ses pieds, saisit sa pelisse, son chapeau, et me dit avec cette autorité des gens élevés dans l’habitude de donner des ordres :

- Venez… Nous allons la chercher !

- Où ça ?

- Dans une église… J’ai bien réfléchi, ce n’est que là qu’elle peut être.

Après tout ce qu’il m’avait raconté dans l’après-midi des accès de dévotion de son amie, cette supposition était admissible, et nous sortîmes, mais sur la porte nouvelle hésitation. Une église ! c’est bientôt dit, mais il y en a plus de cent à Varsovie. Je n’osais faire la moindre réflexion et suivais le malheureux jeune homme comme le chasseur suit le chien qui cherche une piste. Il m’entraîna d’abord vers les deux églises qui se trouvaient dans les environs du quartier où nous nous trouvions. Elles étaient noires et à peu près vides ainsi que je m’y attendais. Seules quelques rares dévotes marmottaient leur chapelet à l’ombre d’un pilier, mais la Russe ne se trouvait pas parmi elles. Ses premiers insuccès, au lieu de décourager le prince, semblèrent au contraire fouetter son énergie.

- Prenons une voiture, fit-il en levant la canne pour appeler un chauffeur, nous allons visiter toutes les églises les unes après les autres.

Charmante perspective, en vérité ! et je n’avais toujours pas dîné, mais allez donc abandonner un malheureux au milieu des inquiétudes mortelles que manifestait mon jeune ami !

- Et ce qu’il y a de plus terrible, me confia-t-il en s’asseyant à côté de moi dans l’auto, c’est que je n’ai pas même la ressource d’aller m’adresser à la police… On ne m’écouterait pas.

Tragiquement, il ajouta :

- Le prince Roztucki est maintenant un hors-la-loi dans son propre pays, où ses ancêtres furent maîtres… Et tout cela à cause d’Elle !

La visite des églises continua méthodiquement comme si nous étions au Jeudi saint. Notez bien qu’il était plus de onze heures du soir, et je m’émerveillais que ces maisons du Seigneur fussent encore ouvertes. On prie donc toute la nuit, comme on mange tout la nuit, dans ce pays ?

Après notre dixième visite inutile, Stanislas se frappa le front :

- J’y pense !... Elle m’a parlé d’un prêtre qu’elle était allée voir et qui est attaché à l’église de Saint-Maxime… C’est peut-être là ?

- Peut-être, fis-je, résigné.

Il se pencha vivement hors de la portière et donna une adresse au chauffeur, ce devait être assez loin car nous roulâmes longtemps, et je me demandais comment cette femme, si ignorante de tout, avait pu faire toute seule un si long chemin.

Enfin on arriva. C’était une église XVIIIe siècle, du style jésuite, comme la plupart de celles de Varsovie, et qui était située tout près de l’ancienne enceinte qui entourait le château royal, tout là-haut sur la place qui domine la plaine et le Vistule. La porte principale de cette église était fermée, mais l’officier, qui semblait connaître les aîtres, fit le tour par une ruelle voisine, poussa une petite porte en bousculant des vendeuses d’allumettes qui y attendaient là je ne sais quel client hypothétique, et nous voici dans une église encore plus noire, encore plus vide que toutes celles que nous avions visitées jusqu’alors.

Au bout d’un moment, cependant, les yeux s’habituèrent à l’obscurité, et, à la lueur des lampes d’autel, distribuant çà et là, devant le chœur et les chapelles latérales, une vague lumière rouge, nous aperçûmes les silhouettes de quelques religieuses et de quelques femmes qui priaient ou dormaient sur les degrés. Je vis alors Stanislas aller de l’une à l’autre et les regarder avec une indiscrétion qui devait scandaliser étrangement ces pieuses servantes du Seigneur. Mais, cette fois encore, ses recherches menaçaient d’être vaines, car aucune de ces dévotes n’était Dzinnia. Agacé, découragé et tout de même inquiet, moi aussi, de ma belle Russe sauvage, je me dirigeais déjà vers la petite porte de sortie, quand j’entendis un cri de joie que répéta l’écho des voûtes dans le silence de l’église. Aussitôt, je rebroussai chemin, je courus vers l’endroit d’où le cri était parti et où j’apercevais de loin des ombres noires qui s’agitaient. Dès qu’il me vit arriver, le prince me montra, d’un geste tragique, un corps étendu de tout son long sur les dalles, les bras en croix.

- La voilà ! murmura-t-il, à la fois heureux et attristé.

- Bon ! fis-je… emmenons-la !

Ce ne fut pas aussi simple que je le croyais d’arracher à sa contemplation cette hystérique religieuse. Elle commença par résister sans parler, le corps roide, les yeux révulsés. Cependant, sous les caresses volontairement un peu brutales de son amant, elle se réveilla petit à petit de son hypnose, et alors elle implora d’une voix à peine distincte :

- Laisse-moi ici… je suis si bien.

- Mais tu n’y penses pas ! répondit le pauvre diable, il est près de minuit. L’église est fermée… Il faut rentrer !

Tout en lui parlant ainsi, moitié en suppliant, moitié en ordonnant, l’officier était arrivé à la relever et à passer son bras derrière la taille de son amie. Il l’entraînait ainsi vers la sortie. Elle se laissait guider, mais marchait à petits pas saccadés comme une automate qu’il fallait pousser pour la faire avancer.

Enfin on se trouva hors de l’église ; nous la hissâmes dans l’auto, et là, Stanislas essaya de la raisonner.

- Tu es folle, ma chérie, lui disait-il doucement, de me faire des frayeurs semblables… Pourquoi es-tu partie sans rien dire ? Je ne savais plus ce que tu étais devenue !

Dzinnia paraissait complètement insensible à ces reproches autant qu’aux caresses que lui prodiguait son amant. Elle se tenait raide sur la banquette, sans même songer à s’appuyer au dossier, sans remarquer que j’étais là, et restait lointaine, comme perdue dans ses rêves.

- Excusez-moi, cher ami, me dit alors l’officier désolé… vous voyez l’état dans lequel elle est ? Il m’est impossible d’aller souper avec vous.

- Naturellement ! répondis-je, je vais vous accompagner jusqu’à votre domicile pour vous aider à lui faire monter l’escalier, si c’est nécessaire, puis je vous laisserai.

Elle monta l’escalier toute seule, d’un pas ferme, et quand elle fut dans leur petit salon, sous la lumière crue du lustre, elle sembla se réveiller et devenir normale. Elle me tendit même la main et me dit en français :

- Ah ! Monsieur !... Vous devez penser que je suis une femme bien ennuyeuse ! Mais ce n’est pas ma faute !

Puis, sans attendre ma réponse, elle demanda à son ami de s’en aller avec moi en la laissant dormir là sur le canapé du salon.

- Jamais de la vie ! répondit celui-ci, tu es pâle, fatiguée, toute tremblante encore… viens dans ton lit.

Elle résista, alors il l’enlaça et murmura tout bas d’une voix caressante :

- Dans notre lit, Dzinnia.

Mais à ces mots, à ce geste, la jeune femme bondit comme une bête blessée, elle se dégagea d’un geste souple et, repoussant brutalement le pauvre garçon, elle cria dans un gémissement :

- Va-t’en Stan !... va-t’en ! je t’en conjure.

- Pourquoi ? demanda-t-il humblement.

- Parce que tu es le péché.

Et trois fois elle répéta en le regardant bien en face :

- Tu es le péché !... tu es le péché !... tu es le péché !

Je jugeai le moment venu de prendre congé de ce couple tumultueux et, une fois dans la rue, tout en me  hâtant vers  une kubernia quelconque pour me restaurer après ces émotions, je me disais :

- Drôle de petite bonne femme tout de même, cette Russe !... Elle a couché avec tout l’état-major bolcheviste et maintenant elle fait sa mijaurée parce qu’elle a été à confesse et a subi l’influence mystique des cathédrales. Bah ! Tout s’arrangera dans quelques semaines quand ils seront mariés, et probablement même avant !


LE CASINO DE ZAPPOT.

Tout sembla s’arranger en effet puisque, deux jours plus tard, selon le programme fixé, nous partions tous les trois pour Dantzig, d’où nous devions gagner Gdynia et nous embarquer sur le Pologne pour la France.

Le voyage se passa de façon normale ; nous visitâmes cette superbe ville de Dantzig, arrachée non sans peine à l’Allemagne, et dont les habitants, dédaignant pour leur cité le titre de ville libre, se proclamant hautement plus Allemands que les plus farouches Prussiens.

Je remarquai avec satisfaction que Dzinnia avait l’air de s’intéresser à nos promenades le long de ces magnifiques avenues bordées de maisons Renaissance, enjolivées de balcons et de ferronneries admirables qui donnent à cette vieille cité son caractère spécial. La jeune femme regardait, questionnait, parfois même établissait des comparaisons entre cette ville si bien ordonnée et les cités dévastées de l’infortunée Russie. On sentait que son esprit travaillait, qu’elle n’était plus la proie d’une idée fixe. Elle n’avait plus de ces terreurs subites, motivées par un choc, un bruit insignifiant, elle mangeait sans excès, en un mot elle tendait à redevenir une femme normale, au moins en apparence. Je félicitai chaudement le prince de cet heureux résultat.

- Vous voyez, lui disais-je, vos inquiétudes étaient exagérées, vous êtes arrivé à transformer votre amie, sa rééducation sera certainement moins longue et moins difficile que je ne l’avais craint, et, après quelques semaines de séjour à Paris, Dzinnia sera devenue une femme que vous pourrez épouser sans avoir à craindre les écarts et les exagérations de ces jours-ci.

Mais Stanislas ne paraissait pas du tout partager mon optimisme, et ce fut avec un sourire bien triste et bien désabusé qu’il m’avoua :

- Vous ne vous doutez pas du travail qui se fait en elle.

Puis, me prenant la main, il la serra et ajouta d’une voix tremblante :

- Mon ami… Dzinnia est perdue pour moi… Il est vrai qu’en revanche elle est peut-être gagnée pour le Ciel.

Il me fut impossible d’obtenir l’explication que j’allais demander de ces paroles sibyllines parce qu’à ce moment, la Russe entra.

Elle était fraîche, souriante, admirablement habillée d’un tailleur de voyage choisi avec goût par son ami, et elle nous annonça gaiement que l’automobile que nous avions demandée pour nous conduire au casino de Zappot nous attendait devant la porte de l’hôtel.

Zappot est une station balnéaire, encore embryonnaire, mais fort bien située sur la falaise à peu près à mi-chemin entre Dantzig et Gdynia, sur le territoire polonais. Nous avions décidé de dîner et de passer dans cet endroit de plaisir notre dernière soirée avant de nous embarquer le lendemain matin, à Gdynia, sur le bateau qui devait nous conduire en France.

Ce qui fait le principal succès de cette station balnéaire, c’est surtout son casino, où l’on joue à la roulette, à  la boule et au baccara.

Les jeux d’argent étant interdits en Pologne comme à Dantzig, tous les désœuvrés ou les amateurs de tapis vert se précipitent de ces deux pays vers Zappot, à la belle saison.

En une demi-heure d’auto à peine, nous arrivâmes devant le casino, qui est d’ailleurs une grande baraque assez sommaire et ne rappelle encore que de très loin Deauville ; Cannes ou Monte-Carlo. Mais là, comme partout en Pologne, les espérances sont grandes et les projets s’échafaudent. J’entends encore l’antienne habituelle : « Ah ! si nous avions de l’argent ! quelles belles choses nous ferions ici, et quelle superbe affaire pour ceux qui s’intéresseraient à cette station ! Pensez donc, monsieur ! Nous avons le monopole des jeux pour deux grands pays. »

Bien entendu, ma première pensée, après un dîner plus luxueux d’apparence et d’addition que de réalité, fut d’aller visiter le casino et ces salles de jeu sur lesquelles tant de gens d’affaire basaient de si grands espoirs. Stanislas et Dzinnia voulurent m’accompagner.

Après les quelques formalités d’usage et le versement d’une centaine de zlotis, nous pénétrâmes dans une grande salle en bois mais décorée avec ce luxe criard spécial à ce genre d’établissements.

Autour de quatre ou cinq tables de roulette et de baccara se pressait un public nombreux. Stanislas, selon sa méthode habituelle d’éducation vis-à-vis de cette femme qu’il traitait comme une enfant, entreprit d’expliquer à Dzinnia ce que c’était que le jeu, ses règles et ses dangers, mais, à notre grand étonnement à tous deux, la Russe arrêta tout de suite son ami :

- Je sais ! Je sais ! dit-elle.

- On joue donc en Russie ? lui demanda le prince.

- Naturellement, répondit la belle fille, pas le peuple, parbleu, mais les commissaires, les hauts fonctionnaires…

Et la voilà qui commence à piaffer, à se passionner pour le jeu. Elle courait de table en table, suivant les ressauts de la bille à la roulette, s’exclamant bruyamment quand le banquier abattait un neuf au baccara ; enfin, elle avait l’air de s’amuser comme une petite folle. Puis, tout à coup, ce que je redoutais arriva.

- Veux-tu me donner un peu d’argent pour jouer ? demanda-t-elle à son ami.

J’espérais que celui-ci allait refuser, mais ce malheureux était décidément dénué de volonté devant cette femme, et, sans un mot, sans même la moindre recommandation de prudence, il lui tendit son portefeuille. Elle s’empara de la pochette rebondie qui portait dans un angle la couronne princière, puis partit en courant vers une table.

Je ne pus m’empêcher de reprocher à Stanislas sa faiblesse et son imprudence.

- Vous êtes fou, lui dis-je. Dzinnia n’est pas encore assez maîtresse d’elle-même pour lui laisser toute seule jouer de l’argent… Je suppose tout au moins qu’il n’y a pas grand’chose dans votre portefeuille.

Stanislas haussa les épaules et alluma sa cigarette.

- Il y a dans mon portefeuille tout ce que je possède, répondit-il froidement.

Je bondis.

- Mais alors, courez, suivez-la, elle va tout perdre.

Déjà j’esquissais moi-même un mouvement pour rejoindre la Russe, mais l’officier me retint par le bras et m’ordonna presque sèchement :

- Laissez-la faire.

Puis, tombant dans un fauteuil, il conclut avec un geste découragé :

- C’est la fin !

En vain j’essayai de lui faire expliquer ces énigmatiques paroles. Voulait-il dire qu’il était décidé à lâcher sa maîtresse et qu’une perte d’argent dans ce cas était le prétexte nécessaire, ou bien méditait-il les plus noirs desseins ?... Sait-on jamais avec ses Slaves détraqués ! Malgré toutes mes invites, il fut impossible de lui tirer un mot de plus. Agacé et vexé de ce manque de confiance, je le quittai brusquement et me mis à me promener dans la salle, risquant tantôt à une table, tantôt à une autre quelques billets. Les préoccupations de mon jeu, d’ailleurs fort peu important, ne m’empêchaient pas de suivre de loin les gestes et les expressions de physionomie de Dzinnia.

Je la voyais nettement à une table voisine de la mienne, debout à côté d’un monsieur en smoking, qui avait l’air de la surveiller avec insistance, car il la suivait dans ses moindres déplacements. La figure de la jeune femme rayonnait de joie, et elle avait l’air de s’amuser énormément. Ses splendides yeux foncés brillaient comme des saphirs dans un écrin de satin blanc, sa chevelure blond doré s’éparpillait en auréole tout autour de sa tête, ses narines frémissaient, elle était superbe ainsi emportée par cette passion du jeu. Tantôt elle jetait d’un geste large des billets sur le tapis vert, tantôt elle se précipitait comme une folle, bousculant ceux qui lui barraient la route pour ramener l’argent qu’elle avait gagné. Par moments même, on l’entendait prononcer en russe des exclamations qui devaient être triviales, car ses voisins et voisines la considéraient avec un certain dédain. Puis, brusquement, elle éclatait de ce rire nerveux, spasmodique et perçant, que je commençais à connaître si bien.

Sans avoir l’air de la surveiller, je me mis à passer et repasser derrière elle pour me rendre compte de ce qu’elle faisait. Naturellement, elle perdait. A tout instant, je la voyais puiser dans la poche de ce malheureux portefeuille armorié qui maigrissait à vue d’œil. Elle ne semblait pas s’en apercevoir, riant et sacrant de plus belle, pour la plus grande joie de ses voisins. On est indulgent, même au jeu, pour une jolie femme.

Pendant que se fondait ainsi sa fortune, cet imbécile de Stanislas restait là-bas, effondré dans son vaste fauteuil de cuir, fumant sans arrêt ses cigarettes, l’œil vague, absorbé et sans même songer à surveiller son amie. Il s’était fait apporter de la wodka et il buvait.

Je n’y tins plus et revins vers lui.

- Vous savez qu’elle perd tout ce qu’elle veut, fis-je brutalement.

- Je vous ai déjà dit que cela m’était absolument indifférent.

Exaspéré par cette attitude, je renonçai à tout ménagement.

- N’empêche, insistai-je, qu’il vous faudra de l’argent pour votre voyage et votre arrivée à Paris.

Il vida d’un trait un verre de wodka, souffla dédaigneusement une bouffée de fumée et murmura :

- Oh ! mon voyage !... Paris ?... Il n’est pas probable que j’y aille de sitôt !

J’attendais de plus complètes explications, qu’il paraissait cette fois disposé à me donner, quand un brouhaha discret se fit entendre à l’autre bout de la salle. Aussitôt, tous les regards se tournèrent de ce côté, et nous vîmes des gens quitter brusquement leurs places pour se précipiter vers l’endroit où avait lieu certainement un de ces petits scandales assez fréquents dans les établissements de jeu où l’on admet les femmes.

« Pas de doute, songeai-je, c’est cette diablesse de Russe qui fait des siennes ! » Au moment où, sans m’occuper davantage de ma loque d’ami, toujours indifférent dans son fauteuil, je me dirigeais moi aussi vers le groupe pour savoir ce dont il s’agissait, j’aperçus de loin Dzinnia, plus échevelée que jamais, entre deux messieurs en noir qui, le plus discrètement et le plus doucement possible, l’entraînaient vers la sortie de la salle.

La Russe d’ailleurs n’opposait pas la moindre résistance, elle suivant docilement ses guides de son pas d’automate, toute son excitation était tombée, elle cachait sa figure dans ses mains et elle pleurait.

Une voix forte s’éleva dans la salle.

- Messieurs, annonçait un croupier avec calme, la partie continue. Il y a un banco de cinq cent zlotys… Qui fait le banco ?

A ces paroles sacramentelles, l’agitation qui régnait autour des tables se calma aussitôt, chacun se hâta de regagner sa place, repris par la fièvre du jeu. C’était à peine si, dans certains groupes, on continuait à s’entretenir encore des incorrections commises par une belle fille que l’on supposait simplement avoir bu trop de champagne et de cocktails.

Quand, après cet incident, je revins vers le prince, je le trouvai en conversation avec un monsieur très correct qui lui demandait à voix basse :

- C’est vous, monsieur, qui avez introduit ici la dame blonde que nous venons d’être obligés de conduire hors de la salle de jeu ?

- Oui, répondit Stanislas, toujours avec son air détaché de tout.

- Cette dame vous attend au salon de lecture, continua le fonctionnaire, en compagnie de deux de nos inspecteurs… Je me permettrai de vous conseiller de la rentrer chez elle parce qu’elle n’a pas tout à fait l’air d’avoir son bon sens.

- Qu’a-t-elle donc fait ? demandai-je.

Le monsieur correct sourit avec indulgence.

- Oh ! fit-il, des inconséquences… Elle a voulu ramasser une somme qui appartenait à sa voisine, et elle a annoncé un banco qu’elle a été incapable de couvrir.

Stanislas, cette fois, s’était levé, très pâle.

- Autrement dit, s’exclama-t-il, elle a triché ?

L’inspecteur des jeux ne répondit pas et sourit de nouveau.

- Bien ! j’ai compris… De combien le banco ?

- Cinq cent zlotys.

Le prince porta la main à sa poche, comme pour sortir un carnet de chèques, puis il rougit, gêné, et annonça !

- Je rembourserai cette somme.

Sentant qu’il serait dans l’impossibilité de tenir séance tenante cet engagement, je tirai de mon portefeuille un billet et le tendis à l’inspecteur qui, tout aussitôt, se confondit en remerciements et en excuses. Nous sortîmes ensuite de la salle ; dans le tambour de la porte, je sentis le prince qui me prenait la main, la serrait avec force et me murmurait avec émotion :

- Merci !

Ainsi qu’on nous l’avait annoncé, nous trouvâmes Dzinnia dans la salle de lecture, entre ses deux gardes du corps qui la quittèrent dès notre arrivée et se retirèrent en saluant.

La Russe pleurait doucement, le coude appuyé sur une table. Dès qu’elle vit entrer son ami, elle jeta sur lui un de ces regards tristes et suppliants de bon chien qui attend qu’on le batte. Mais le prince ne lui fit pas le moindre reproche, il lui tendit la main et, exactement comme si rien ne venait de se passer, il lui dit :

- Venez, ma chérie, nous rentrons à l’hôtel.

Elle répondit simplement par un mot que je ne compris pas et qu’elle répéta plusieurs fois, tandis que nous marchions vers l’hôtel.

- Magdalena ! Magdalena ! murmurait sans relâche la pauvre fille.

L’hôtel dans lequel nous avions retenu des chambres était situé à côté du casino. Quand nous retirâmes les clefs dans la loge du portier, je remarquai avec étonnement que le prince et son amie avaient deux chambres séparées. Il y avait donc de la brouille dans le ménage ? Ces deux chambres, la scène de Varsovie, l’apathie du prince durant cette soirée du casino, les phrases énigmatiques qu’il avait laissé échapper sur son voyage à Paris… oui, certainement, il y avait à tout cela des raisons que j’ignorais.

- Il faudra bien qu’il me le dise demain matin, au moment du départ du bateau, songeais-je en me déshabillant, et je m’endormis bientôt sans plus songer à la Russe fantasque et à son triste amoureux.


CONCLUSION.

Je pars seul sur le Pologne. La cabine réservée à côté de la mienne pour mon ami de Varsovie reste inoccupée, le prince Stanislas, ainsi qu’il me l’avait fait entendre, ne viendra pas à Paris parce que… parce que… Dzinnia est entrée au couvent.

Parfaitement ! J’ai appris cette nouvelle stupéfiante par une lettre du prince qu’un chasseur d’hôtel vient de me remettre sur le bateau avec une boîte contenant le billet de cinq cent zlotys que je lui avais prêté la veille et un bijou de prix comme souvenir. Le matin, en me réveillant, je n’avais plus trouvé Stanislas ni son amie à l’hôtel, ils étaient partis. Pour où ?... Je le sais maintenant, la lettre me l’apprend :

« Mon ami, disait simplement cette missive, griffonnée au crayon, je suis très malheureux parce que Dzinnia me quitte, je la conduis aujourd’hui même au couvent des Clarisses de Magdalena, à Lodz Kaliska, où elle entre comme novice.

« Depuis la nuit où nous l’avons trouvée prostrée sur le sol de l’église, elle m’avait confié cette décision, mais je n’y avais pas cru, je comptais sur les distractions du voyage, la vue du bateau pour lui faire changer d’avis. Dzinnia est inébranlable et je dois céder devant sa volonté.

« Je suis très triste, car, vous le savez, j’aime profondément cette femme, mais cet amour était fait aussi d’un désir de sauvetage et de relèvement de cette malheureuse. Ma tâche est donc remplie, puisque Dzinnia, si elle est perdue pour moi, est sauvée et ne me quitte que pour entrer dans la maison de Dieu. Il me reste à vous remercier de tout cœur pour l’intérêt que vous avez bien voulu me manifester, et à vous dire adieu, et peut-être au revoir. »

Je songeais à cette lettre bizarre durant les promenades solitaires que je faisais sur le pont du navire qui me ramenait en France. Je songeais aux âmes compliquées de ces Slaves à la fois mystiques et sensuels, héroïques et pervertis, et je m’expliquais un peu mieux la conduite de ce jeune homme qui m’avait d’abord paru coupable et incompréhensible.

Après avoir cru d’abord à une folie mystique et passagère de son amie, après avoir tout fait pour essayer de la détourner de sa détermination, le prince avait dû se rendre compte qu’il se trouvait en face d’une résolution sérieuse.

Le mysticisme religieux s’était développé dans cette nature simple et sauvage au point d’anéantir tout autre sensation, et, par la simple loi des extrêmes, l’excès des débauches avait conduit cette femme à l’excès de la pénitence. De ses impressions d’enfance, les seules qui avaient persisté, étaient un vague sentiment de contrition et le souvenir de Dieu, dont elle se rappelait que sa mère lui avait fait balbutier le nom.

Et c’est auprès de ce Dieu que la fille folle de son corps avait voulu aller chercher refuge et protection, se sentant trop faible pour vivre dans le monde loin de lui.

Stanislas avait dû céder cette femme, à laquelle il avait fait tant de sacrifices, à ce concurrent inattendu.


Ainsi finit le roman de la belle Russe, de la Madeleine bolcheviste… non pas tout à fait cependant, car, trois mois plus tard, je recevais à Paris une nouvelle lettre qui terminait plus complètement et moins tristement cette histoire de voyage.

Cette lettre, c’était un billet de faire-part m’annonçant que la famille du prince Roztucki « avait l’honneur de m’annoncer les fiançailles de leur fils Stanislas, capitaine au 16e lancier, avec Mlle Sonia Branicki. »

Je m’informai à l’ambassade de Pologne à Paris et j’appris que les Branicki étaient de riches, très riches métallurgistes de la région de Poznan.

Allons ! Décidément, tout s’arrangeait le mieux du monde. Les folies du jeune officier étaient oubliées, il avait repris son rang social, il était redevenu riche et heureux, puisqu’il pouvait ainsi garder de cette passion de jeunesse le souvenir consolateur d’avoir sauvé une âme.

Seule la Madeleine bolcheviste, derrière les grilles de son couvent, pouvait être considérée comme la victime de cette aventure. Mais était-elle réellement une victime ?

Les autorités ecclésiastiques affirment que, sur vingt religieuses, quinze au moins sont les plus heureuses des femmes, quelles que soient les rigueurs de leur ordre.

- Et les cinq autres ?

Ah dame ! les cinq autres…

JULES CHANCEL.



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