BUSONI, Philippe (1804-1883) La Bourse (1833).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (01.IV.2009)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome XI, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1833.
 
La Bourse
par
Philippe Busoni

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Je suppose que vous êtes étranger ou de province, ce qui est la même chose pour ma supposition. Vous êtes venu à Paris, dans cette capitale des arts et de la civilisation, et c’est la première fois. Artiste, vous courez au Louvre, à Saint-Germain-l’Auxerrois, s’il n’est pas démoli, ou à l’hôtel de Cluny, rue des Mathurins ; industriel, vous visitez les belles manufactures du faubourg Saint-Antoine et du Gros-Caillou ; naturaliste, vous allez au Jardin des Plantes ; savant, à la Sorbonne et aux bibliothèques ; solliciteur, c’est aux ministères et à la chambre que vous vous faites conduire ; curieux et désoeuvré, vous avez les spectacles, les cafés, le bois de Boulogne, les Néothermes de la rue Chantereine, etc., etc..... Que si, par le hasard de votre condition, vous vous trouvez tout simplement rentier, ou même financier et quelque peu économiste, ou bien encore badaud au suprême degré, alors vous demandez la Bourse : « Où est la Bourse ? »

Pour continuer mon hypothèse, j’imagine que cette information vous l’aurez prise vers 1824 ou 1825, au Palais-Royal, par exemple. On vous aura dit : « Suivez la rue Vivienne tout droit, puis faites un coude à la hauteur de la rue des Colonnes pour arriver à Feydeau ; de là et sans peine vous trouverez la Bourse. » Et vous, d’aller, de marcher, d’arriver rue Feydeau, puis de lever les yeux en l’air et de chercher un édifice, un hôtel, quelque chose enfin qui approche de l’idée que vous n’aurez pas manqué de vous faire de la Bourse. Quel désappointement ! il n’y a là que des maisons étroites et sombres, rien que des boutiques étranglées, que des portes équivoques, la plupart à allées. – Cherchez bien pourtant : l’une de ces portes, la plus noire, la plus malpropre, la plus infecte de toutes, ce sera l’entrée du sanctuaire.

Et en effet, jusqu’en 1826, que fut ouvert le magnifique temple moitié grec et moitié romain que nous admirons aujourd’hui, les habitués de la Bourse n’avaient pas d’autre lieu de rendez-vous que le hangar d’un charpentier qui s’ouvrait, d’un côté, par un couloir horriblement boueux, et de l’autre, sur l’égout de la rue Notre-Dame-des-Victoires. A dire vrai, et jusqu’à notre temps, le dieu ou le démon du négoce et de l’agiotage n’avait pas eu de demeure plus imposante et plus agréable. En outre, partout où il a porté ses pénates, il n’a pas fait long bail. On n’a jamais songé à abolir son culte, mais on lui a souvent disputé la jouissance d’un temple. Il semble qu’il y ait eu dans l’instabilité et le provisoire de ses habitations, un je ne sais quoi d’incertain, de mobile et d’aventureux, en harmonie parfaite avec la condition de ceux qui les fréquentent.

Le commerce est de tous les pays, et il sera de tous les temps, je l’espère ; mais la Bourse et son jeu, avec toutes leurs significations sous-entendues et la plupart de celles qu’on précise, est d’invention moderne. Pour nous autres Français, c’est une importation étrangère comme l’imprimerie et la vapeur, avec lesquelles on pourrait au besoin lui trouver plus d’un rapport. La Bourse est, pour le monde des intérêts matériels, ce que l’imprimerie est pour celui des intérêts intellectuels et moraux. Elles établissent et entretiennent entre les nations comme entre les individus un lieu salutaire et utile. N’est-il pas vrai aussi que par la combinaison économique et fictive du crédit et des échanges, ce que l’on appelle les opérations de Bourse finira par rendre inutile et annuler l’emploi de l’homme-accessoire, de l’homme-machine, résultat philantropique en possession duquel la découverte de la vapeur nous a mis depuis long-temps.

Voyez en effet si, comme je le crains, on ne pourrait pas, au moyen de cette merveilleuse invention, tenir les livres, même en parties doubles. Pour cela il suffirait d’une mécanique ingénieuse que découvriront, j’en suis sûr, quelque Wilson ou Perkins en herbe, laquelle mécanique disposerait les chiffres, effilerait la plume, puiserait l’encre, tournerait le folio. On aurait soin de chauffer le tuyau, et tout serait dit.

Au seizième siècle il n’y avait pas encore de Bourse proprement dite en Europe ; on n’y trouvait que des comptoirs de commerce, à Venise et à Anvers, par exemple. – L’agiotage, un beau jour et le même jour peut-être, naquit à Amsterdam et à Londres. C’était vers 1690. L’Angleterre sortait de ses dissensions intérieures, et son commerce prenait aux Indes une singulière extension. Les agioteurs parurent nécessairement en même temps que les premiers billets, et les joueurs au moment du premier emprunt. Law fut, ce me semble, un éclatant produit de cet esprit mercantile et spéculateur qui s’était emparé des Anglais. Cet Écossais madré, qu’on nous a dépeint comme un homme doué de facultés supérieures, ne se sentit pas les coudées assez franches dans son pays, il vint en France, à Paris, ville novice encore, où il ouvrit, sous les auspices du régent, une véritable Bourse rue Quincampoix. Vous voyez qu’alors il ne s’agissait pas, comme aujourd’hui, d’un temple grec, d’ornements attiques, de chapiteaux corinthiens ; on s’établissait, pour spéculer, au beau milieu de la rue malsaine et boueuse ; c’est tout au plus s’il se trouvait là quelque échoppe pour le cas de pluie ; la précipitation des nouveaux industriels ne songeait pas même à se donner un hangar pour abri. Les transactions se faisaient de gré à gré et verbalement ; un petit bossu prêtait son dos, devenu historique, et c’était le bureau improvisé sur lequel se confectionnaient les engagements. Pauvre agiotage ! il n’a reçu des règles et une organisation que de nos jours. Faute des dehors de bienséance qu’on lui a donnés si libéralement depuis, un provincial ingénu n’aurait pas manqué de prendre l’agiotage désordonné de la rue Quincampoix pour un brigandage grossier et hideux ; même au milieu des sales orgies de la régence, ceux qui s’étaient enrichis par ces spéculations étaient regardés de travers. Aujourd’hui, grace aux formes qui sanctionnent l’acquisition de telle ou telle fortune indistinctement, toute opulence acquise à la Bourse est honorable. C’est là sans contredit le plus salutaire progrès que pouvaient faire nos moeurs et nos idées, et elles n’y ont pas manqué. L’art, de son côté, s’y est montré docile aussi. Autrefois il ne s’employait qu’aux petites maisons des grands seigneurs, des abbés et des comédiennes ; dans ses intervalles de loisir seulement, et par manière de distraction, il jetait dans les airs quelque beau monument, la colonnade du Louvre, par exemple, ou bien les Invalides et quelques églises encore, comme Saint-Roch et Sainte-Geneviève ; maintenant il est bien plus moral et bien plus utile, il bâtit, il orne, il sculpte, il peint la Bourse. A le juger d’après son passé, qui pourtant eût jamais auguré à l’agiotage le présent dont il jouit ? La banqueroute avait été le dénoûment du système de Law. Cela ne tua pas l’agiotage, bien au contraire. Jusque-là on ne l’avait accepté que comme une mode, depuis lors on l’accueillit, on l’établit comme une coutume. Il ne restait plus qu’à l’instituer, c’est ce qui eut lieu. – Par un décret du conseil du roi, en date du 24 septembre 1724, la Bourse reçut une existence et une dénomination officielles. On l’appela Place de change. Les agents-de-change se réunissaient de midi à une heure dans une des ailes de l’hôtel Mazarin. Jusqu’à la révolution la Bourse ne subit que quelques déplacements imperceptibles et passagers. Quand vint la terreur, elle fut, comme toutes les grandeurs du temps, persécutée, frappée, démolie. On la chassa de son palais comme on avait chassé Louis XVI de Versailles et des Tuileries. Ainsi traitée, la Bourse alla s’établir aux Petits-Pères, dans l’église même. Les anciens chrétiens convertissaient les basiliques romaines, leurs Bourses ou Bazars, en églises. Pendant la révolution, le contraire eut lieu. Les négociants, les agioteurs firent d’une église leur rendez-vous commercial. La foule des vendeurs ou acheteurs de rente inonda la nef et les bas-côtés ; les commis et préposés eurent entrée au choeur, les agents-de-change siégèrent dans l’obride en guise de vicaires, et leur syndic tint la place du curé. Bonaparte, qui rétablit tous les cultes, relégua celui-ci aux galeries de bois du Palais-Royal. Enfin, quand Louis XVIII remonta, selon l’expression du Moniteur du temps, au trône de ses pères, la Bourse, par des raisons que je ne saurais dire, abandonna le Palais-Royal pour la rue Feydeau, qu’elle n’a plus quittée que pour la magnifique demeure où nous la voyons présentement.

Et d’abord, je trouve dans ce fait futile et insignifiant en apparence, une manifestation éclatante des lumières de notre époque, et, comme je le disais tout à l’heure, une preuve irrécusable de son amélioration et de ses progrès. Qu’on y songe ! l’agiotage qui, un siècle durant, n’avait eu pour asile qu’une ruelle obscure et nue, puis, que l’aide décharnée d’un vieux palais, et après cela qu’un hangar et qu’une église, au temps où toute église n’était plus qu’un hangar, voilà cet agiotage qui se carre maintenant, qui se prélasse et se choie dans un palais, disons mieux, dans un temple dont les proportions colossales rappellent le Parthénon, temple qui a sa divinité que l’on adore et que l’on invoque, seul dieu de nos jours qu’on n’ait pas oublié, le dieu de l’argent ! Comme le Jupiter de la fable qui se bâtit une demeure dans je ne sais plus quel endroit de la Grèce, notre dieu s’est bâti la sienne. Les banquiers, les courtiers, les agents-de-change, les commerçants de Paris, se sont entendus et cotisés ; ils ont fait un fonds commun, et ce fonds a payé les mémoires : de l’architecte, qui donna le plan de l’édifice ; des ouvriers, qui établirent la charpente ; des sculpteurs, qui ont moulé les médaillons, des maçons, qui apportèrent le ciment ; des peintres, qui exécutèrent les bas-reliefs. Noble et bien digne encouragement pour les artistes et la main-d’oeuvre.

Puisque le temple est bâti, entrons.

Si jamais vous allez à la Bourse en observateur, avec l’intention d’emporter quelque fruit de votre visite, vous ferez bien de ne pas pénétrer tout d’abord dans l’enceinte où se presse la foule des acheteurs et des vendeurs de rente ; avant d’en venir aux détails, il est indispensable de prendre une vue de l’ensemble, et pour cela il faut visiter l’étage supérieur. Du haut de ces galeries, où le beau sexe est admis, vous distinguerez sans peine les couleurs différentes de cette population commerçante et noterez des nuances tranchées qui ne le sont plus en bas.

Ainsi un voyageur qui, pour la première fois de sa vie, arrive à Paris, s’il veut tout d’abord s’orienter avec quelque sûreté dans l’immense ville, a soin de s’arrêter sur une des hauteurs qui la dominent, et de cet observatoire il peut, muni de quelque jugement et d’une longue-vue, pressentir les moeurs des habitants d’après la tournure de leurs édifices, et retrouver dans la physionomie de chaque quartier les traits caractéristiques et la condition de ceux qui le peuplent. A l’ouest, se déroulent des rues spacieuses et vastes, et comme plantées d’élégantes maisons. Là, de légers carrosses fendent l’air, tandis que les piétons se promènent, désoeuvrés et distraits. C’est le quartier de l’opulence et des loisirs, c’est la Chaussée-d’Antin et le faubourg Saint-Honoré. Au centre de la ville, les maisons se pressent et s’agglomèrent, les rues semblent noires, tant elles sont resserrées, et tant la foule y est épaisse et grouillante ; plus loin, vers le midi, les maisons s’agrandissent, et les rues deviennent plus étroites encore. Ce ne sont plus que des filets de pavés qui mènent d’une grande place à un jardin, d’une caserne à une église. C’est-là le quartier des vieux édifices, des cloîtres devenus colléges et pensionnats : c’est le pays latin. A l’est enfin, les rues sont plus rares, et plus rares aussi les habitants ; c’est le Marais, où les habitations ressemblent à des tombes, et qui semble une prolongation nue et crayeuse du cimetière du Père-Lachaise, auquel il touche.

De même à la Bourse : d’en haut vous reconnaîtrez aux abords du parquet le monde des véritables spéculateurs, des commis qui portent et échangent les ordres ; sur les côtés, et à rangs moins pressés, les capitalistes qui viennent épier une chance, les hauts commerçants qui ne se montrent que rarement, et comme pour faire acte de profession et de présence ; plus au fond encore, et assis sous les galeries ouvertes, vous reconnaîtrez l’humble rentier, la canne entre les mains et la pomme d’ivoire à la bouche, l’air pensif et satisfait à la fois ; souvent il lit son journal, plus souvent encore il cause avec son voisin, et de temps en temps, il interrompt la conversation pour arrêter quelque passant de sa connaissance à qui il demande le cours de la rente et des obligations de la Ville. Enfin, si votre vue est tant soit peu ferme, vous suivrez facilement de l’oeil les évolutions de quelques individus à la mine affairée autour de ces groupes divers ; ceux-là sont comme les éclaireurs de la Bourse, c’est une classe à part qui spécule peu, mais qui s’occupe beaucoup des spéculations qui s’y font.

Cherchez-vous l’expression la plus nette, le résumé vivant de cette classe si nombreuse à la Bourse, vous le trouverez, sans aucun doute, dans cet homme qui s’est constitué l’auditeur de trois ou quatre groupes à la fois ; la mine à l’évent, l’oreille aux écoutes, dans les intervalles où l’haleine lui manque pour discourir, l’oeil impatient et subtil, avec cela des manières engageantes et des formes presque diplomatiques ; il n’y a pas à s’y méprendre, c’est bien lui. Quel est le métier de cet homme, et comment il vit, je serais fort embarrassé de le dire. Personne ne lui connaît d’autre occupation que celle qu’il se donne ici, et tout le monde est d’accord pour reconnaître que cette occupation n’est point lucrative. Dans cet individu il y a de l’homme d’affaires, il y a du négociant, il y a du rentier, et pourtant il suffit de l’entendre parler pour s’assurer qu’il n’est ni rentier, ni négociant, ni homme d’affaires. Il discourt de toutes les opérations imaginables avec une indépendance et un désintéressement qui font bien voir qu’il n’y trempe jamais. Son érudition et sa mémoire sont prodigieuses. Il connaît tout ce qui s’est passé à la Bourse, je ne dirai pas depuis qu’il y a une Bourse, mais depuis qu’il y va, ce qui ne laisse pas que de remonter très haut. C’est un véritable memorandum ambulant, un annuaire en chair et en os, un dictionnaire d’anecdotes, de dates, de petits faits, de chiffres surtout, car les opérations de la Bourse, voilà ce qui constitue avant tout le fonds de sa spécialité. Avisez-vous un peu de vous étonner en sa présence d’une hausse subite ou d’une baisse désastreuse ? notre homme ne manquera pas de lever dédaigneusement les épaules : c’est qu’en effet tout ce que vous pouvez voir n’est rien en comparaison de ce qu’il a vu ; si vous êtes seul à ses côtés (je prévois là un cas fort peu probable), il ne daignera pas faire d’autre réponse à votre exclamation ; mais pour peu qu’une vingtaine de personnes soit à sa portée, il saisira l’occasion aux cheveux, et vous aurez un traité très-complet sur le crédit public dans ses rapports avec la politique. Si, par grand hasard, il se trouve le loisir de descendre des généralités aux détails, rendez-en graces à votre étoile qui vous aura mis dans le cas d’acquérir des connaissances positives en l’écoutant discuter les idées de Say et de Beutham, le système de Ricardo ou celui de Malthus, l’administration financière de M. de Villèle ou celle du baron Louis : car notre homme, voyez-vous, se pique surtout d’économie politique et de vues administratives, et à ce sujet il vous dira sans doute que son père le destinait au barreau ou à l’armée, mais que le naturel chez lui l’a emporté, qu’il était né financier, et qu’il mourra tel.

Notre Bourse n’offre pas, comme celles de tant d’autres villes, le spectacle pittoresque d’une population variée dans son costume et dans son langage. Là, comme à Londres, comme à Livourne, comme à Lisbonne, vous ne verrez pas l’Européen près de l’Asiatique, le négociant des Etats-Unis en compagnie du trafiquant d’Alexandrie, et le marchand des Grandes-Indes, au teint cuivré, bras dessus bras dessous avec le noir de Saint-Domingue. Mais si l’extérieur est uniforme, combien d’autres contrastes ! Ici, les caractères s’échelonnent et se classent comme les fortunes. Je vous demande un peu sur quelle ligne peuvent se rencontrer jamais le banquier diplomate et cosmopolite, dont la fastueuse demeure fait pâlir celle des rois, ses commensaux, et le modeste marchand de la rue des Arcis ; quel trait de ressemblance saisirez-vous entre le changeur de monnaies du Palais-Royal et le pair de France, membre de la Société d’agriculture, littérateur et artiste peut-être, et, dans tous les cas, membre de l’Institut ; il n’y a qu’à la Bourse que de si profonds disparates s’amalgament, et qu’il est donné à des intelligences et des aptitudes si diverses de se rencontrer un moment dans le même ordre d’idées. La Bourse est peut-être le seul endroit au monde où cette chimérique égalité que l’on rêve reçoit quotidiennement une réalisation passagère. A l’église, au théâtre, il y a des nuances de condition et de fortune ; à la Bourse vous n’en trouverez pas. Diplomate, artiste, bourgeois, grand seigneur, marchand, une fois à la Bourse, toutes ces dénominations se perdent. Plus de rang, plus de hiérarchie, rien que des hommes d’affaires ou des désoeuvrés, cette autre et singulière classe d’hommes d’affaires. Voyez comme, dans cette grande Babel, tout se mêle et se confond. Cet homme, presque en haillons, chenu et cassé, adresse la parole à ce banquier ministre, et ce ministre banquier lui répond. Ici, il demande le cours ; à la porte, il demandera l’aumône. Châteaubriand, Talleyrand, ou Humboldt, s’ils étaient ici, auraient à s’entretenir avec ce commis ou ce courtier-marron. J’y ai vu dernièrement le plus célèbre dandy de la Chaussée-d’Antin échanger quelques paroles avec un octogénaire de la vieille rue du Temple, qui dit encore Monsieur de Voltaire, qui se coiffe à l’oiseau royal, et n’a pas dépouillé l’habit à la française. C’est qu’en entrant dans l’immense bazar, chacun laisse à la porte son caractère, ses idées, sa civilisation, son moi, pour devenir et faire comme les autres ; à la sortie, il reprend le tout en même temps que sa canne ou son parapluie.

Mais n’allez pas vous figurer que, pour avoir déposé ses physionomies individuelles, cette population, transformée de cette sorte, se soit amoindrie et effacée au point de perdre et ses instincts et ses passions, ou du moins les ridicules qui d’ordinaire en tiennent lieu. A la Bourse, il n’y a qu’une passion, il est vrai ; il y a mille ridicules, il y en a presque autant que d’individus. Le ridicule, à la Bourse, est sec et dédaigneux comme un parvenu, hideux et repoussant comme le vice de bas étage, et cela, parce qu’il découle de cette personnalité qui dérive et s’étaye de l’or, qui s’y renferme, s’en nourrit, et rapporte tout à lui. Au dernier siècle, on disait : Ridicule comme un financier ; ce n’est plus proverbial aujourd’hui, mais c’est toujours vrai. Je ne crains pas d’affirmer que les quatre cinquièmes des financiers ou enrichis de la Bourse sortent de cette classe de la société intermédiaire entre la classe moyenne ou bourgeoise, et le peuple ; population de petits commerçants, de petits trafiquants, de petits marchands, de clandestins faiseurs de toutes sortes de petits négoces, qui se sont trouvés un jour grands, gros et puissants, en vertu de la règle de trois et de cet axiome arithmétique indéfiniment enveloppé : 4 et 4 font 8, et 4 font 12, ôtez 3, reste 9.

Il en doit être ainsi dans une temps où l’argent n’est plus seulement un moyen, mais surtout, et avant tout, un but ; où l’on ne demande pas, à propos de tel ou tel : A-t-il du coeur, des lumières, de l’esprit, des talents ? mais : A-t-il de l’argent ?

Approchez un peu de cet homme obèse, solidement planté comme un lingot au pied de cette colonnade, et dont la mine est rayonnante et dorée. Il y a une dixaine d’années qu’il poursuit sa fortune à la Bourse ; il l’a commencée ailleurs. Dans ce temps-là, il ne disait pas comme il dit aujourd’hui, en parlant de soi : Un homme de ma sorte ; il se faisait humble, petit ; dans toutes ses opérations, il gardait un salutaire anonyme ; son métier alors était bien simple, et peu de gens pourtant, de ceux-là même à qui il fait envie, s’en sentiraient capables. Il était le pourvoyeur et la providence des fils de famille ruinés, le fournisseur complaisant de belles dames à la porte d’un protecteur ou d’un ami, l’assistant ordinaire de tout marchand qui, ayant un grand avoir et beaucoup de créanciers, désirait mettre le premier à l’abri des seconds. Il a recueilli promptement le fruit de son bon coeur. Sa serviabilité l’a rendu riche en même temps qu’elle rendait pauvres ceux qu’il obligeait. Encore un tour de roue, et le voilà millionnaire ; ensuite il songera à se faire honnête homme et pair de France ; il mettra un marquis dans sa famille, des armoiries sur sa voiture ; il dira : Mes gens, mon hôtel, mon château. C’est dommage que toute cette fortune qui lui a tant donné, ne puisse lui donner aussi d’autres manières ; on prendrait mieux le change à son égard, car, il a beau faire, l’usurier perce, et l’or dont il se pare ne fait que rappeler une chose : c’est qu’il l’a volé.

Au surplus, cette manie de vouloir être quelque chose de plus qu’un richard, est, de tous les ridicules, celui qui prédomine à la Bourse. Seulement il a ses degrés et ses nuances. Il y en a qui se le donnent sans être riches. Ils ont tellement entendu parler de millions, qu’ils ont fini par se persuader qu’ils en tenaient, eux aussi. A force de mettre la main aux spéculations, et de se mêler aux spéculateurs habiles et heureux, ils en ont pris les dehors. Ne vous y trompez pas pourtant, à la Bourse celui qui se donne les airs d’un enrichi l’est rarement.

Plus loin, vous rencontrerez celui qui commence à se lancer. Vous trouvant sur son chemin, il vous dira, à vous, modeste rentier : « Cinq mille francs à manger par an ! c’est beau. Avec vos goûts, vous voilà à l’aise. » Et ces goûts, il les discute, il les pèse, les évalue : il va vous évaluer aussi, vous taxer, et il ajoutera que vous pouvez et devez faire des économies. Lui, il mangera votre revenu dans un mois, et il ne s’estime pas assez renté.

En voici venir un troisième, l’an dernier clerc d’huissier ou employé à la volaille, je ne sais plus lequel des deux. Il a mis le pied à la Bourse : à quel sujet, et comment ? peu importe. Il y a fait des opérations ; il a un cheval au jour, un cabriolet au mois, un domestique d’emprunt ; il n’a encore que les chances de s’enrichir, n’importe ; il s’est fait par mesure de précaution une figure d’enrichi ; sa figure accuse trente mille livres de rente. La veille il vous saluait obséquieusement ; aujourd’hui, et du plus loin qu’il vous aperçoit, il vous jette son bonjour dont vous n’avez que faire ; demain, il ne vous regardera plus.

Tous les comédiens ne sont pas au théâtre, et tous les spéculateurs ne se trouvent pas à la Bourse. Il en est un assez bon nombre néanmoins qui y sont attirés par l’espoir de nouer certaines négociations qui n’ont rien de commun avec les changes et les fonds publics. Ils savent qu’à la Bourse, plus que partout ailleurs, il y a de ces novices, avides de tremper dans des opérations quelles qu’elles soient, qui portent écrit sur leur visage : Attrapez-moi ; et ceux-là ils les attrapent. Il y a encore les faiseurs de projets, les inventeurs de toutes les perfections modernes qui ont cours ; il y en a qui vous parleront de révolutionner tout un hémisphère, au moyen d’un prêt fait à temps à quelque république du Nouveau-Monde : sans que vous les en priiez, ils vous intéresseront dans cet emprunt qui a pour garanties les mines du Brésil et les richesses du Mexique ; en attendant, et par manière de conversation, ils vous demandent cent francs, à défaut vingt francs, à défaut cent sous, car encore, et dans l’intérêt de cette révolution à venir, faut-il qu’ils dînent.

La Bourse n’est pas le lieu de rendez-vous des usuriers : si l’usure s’y fait, c’est en grand. Là, vous rencontrerez bien quelqu’un de ces spéculateurs dont l’industrie n’a pas encore trouvé grace auprès des tribunaux ; mais ils ne vous apparaîtront pas sous leurs véritables dehors. Ce serait les injurier que de leur proposer une affaire ; ils vous prêteront sur dépôt de bijoux, sur nantissement, sur gages, le tout pour vous obliger ; si vous devez être riche un jour, ils établiront avec vous une société en participation, où ils apporteront quelques centaines de francs et leur industrie, tandis que vous engagerez, vous, votre fortune à venir ; mais encore un coup, n’allez pas laisser voir à ces honnêtes gens que vous avez compris leur commerce et leur profession, vous êtes à leur merci, et ils vous puniraient de votre perspicacité.

Il y a bien d’autres états qui s’exercent clandestinement à la Bourse, mais à quoi bon s’en occuper ? Ils n’en sont pas partie intégrante et avouée, et ceux qui s’en occupent n’ont rien de spécial au commerce qui s’y fait. Ce sont des exceptions et des hors-d’oeuvre.

A la Bourse, d’ailleurs, et à y regarder de près, il n’y a que deux physionomies qui ressortent, deux caractères qui se font jour et tranchent ; l’un, monotone, pâle, officiel, et réglé, c’est l’agent-de-change ; l’autre physionomie, pleine de mouvement, avisée, audacieuse, qui donne beaucoup à penser, et qui n’en pas plus pour cela, c’est celle du courtier-marron. Le courtier-marron, à lui seul, est tout un drame, tout un poëme ; ce Sosie de l’agent-de-change mériterait un article pour lui tout seul ; heureusement pour le lecteur, je ne me sens pas la force de le faire aujourd’hui.

PHILIPPE BUSONI.


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