BRAZIER, Nicolas (1783-1838) Les cochers de Paris (1833).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (02.IV.2009)
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome XI, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1833.
 
Les cochers de Paris
par
Nicolas Brazier

~ * ~

                                « Gare ! Gare !
                                «  Porte, s’il vous plaît.



Il est loin de nous ce temps où Henri IV écrivait à Sully : « Mon cousin, je ne pourrai aller vous trouver ce soir à l’Arsenal, attendu que ma femme m’a pris ma coche. »

Sous Henri III, le président Achille de Harlay se rendait à cheval de son hôtel au Palais-de-Justice. Le vieux président Brisson y allait monté sur une mule, ce qui ne l’a pas empêché « d’être pendu par son cou à une poutre de l’une des salles du Petit-Châtelet, le 15 novembre 1591. »

Que Dieu vous donne merci, vieux président Barnabé Brisson !

Si nos pères revenaient au monde, ils seraient fort surpris de voir des milliers de voitures sillonner dans tous les sens les rues de la capitale.

L’art de conduire les chevaux remonte à la haute antiquité. Hippolite et Phaëton, dont Ovide nous a raconté les malheurs, ne furent que de mauvais cochers. Avant qu’il existât des carrosses, des équipages, il y avait des chars que les empereurs conduisaient eux-mêmes. Ce n’étaient que des cochers revêtus de la pourpre impériale.

L’origine des voitures roulantes, et leurs premières formes, sont inconnues. L’histoire sacrée nous apprend que Pharaon, en établissant Joseph gouverneur de toute l’Égypte, le fit monter sur un de ses chars, qui était le second après le sien. Selon Pline le jeune, les Phrygiens ont été les premiers qui aient attelé deux chevaux à un char. Dom Bernard de Montfaucon assure que les siècles reculés ont comme les modernes cherché de la distinction dans les voitures ; que les anciens se sont servis de chars, de coches, de calèches, de petits chariots, de litières, et de chaises portatives. Ce savant assure aussi qu’outre les chevaux, les ânes, les mulets, et les boeufs, ils sont attelé aux voitures roulantes des chameaux, des éléphants, des cerfs, des sangliers, des ours, des ânes, des boeufs sauvages, des oryx, espèce d’animal qui n’a qu’une corne, des tigres et des lions.

Les voitures roulantes étaient inconnues aux anciens Gaulois et dans les premiers siècles de la monarchie, les Français s’en souciaient peu. Nos rois de la dernière race ne faisaient usage que de voitures attelées de quatre boeufs. Ce qui fit dire à Boileau :

    Quatre boeufs attelés, d’un pas tranquille et lent,
    Promenaient dans Paris le monarque indolent.

Les princes et les grands ne connaissaient que le cheval et la mule : les dames s’en servaient aussi, mais le plus souvent elles allaient en croupe.

L’usage des coches ou des carrosses est beaucoup plus moderne ; on n’en comptait que deux sous François Ier : l’un à la reine, et l’autre à Diane, fille naturelle et légitimée de Henri II. Peu après, les dames qualifiées en firent faire.

Ces équipages furent d’abord en très-petit nombre ; cependant, ils parurent si fastueux, qu’en 1563, lors de l’enregistrement des lettres-patentes de Charles IX, pour la réformation du luxe, le parlement arrêta que le roi serait supplié de défendre les coches par la ville. Et de fait, les présidents et les conseillers ne suivirent point cet usage dans la nouveauté : ils allaient encore sur des mules au commencement du dix-septième siècle. Les carrosses ne commencèrent à se multiplier que sous les règnes de Louis XIII, Louis XIV et Louis XV. Après les carrosses, on inventa les chaises à bras, les chaises à porteurs roulantes, dites brouettes, le soufflet, le phaëton, la calèche, le coupé, la berline, le vis-à-vis, le landau, la demi-fortune, les cabriolets, les wiskis, etc., etc.

Nous avons une grande collection de manuels ; j’ignore si celui du cocher existe ; dans tous les cas, s’il manque à la librairie, c’est un oubli qu’il faut se hâter de réparer. Au fur et à mesure que les équipages se sont multipliés, le nombre des cochers s’est grossi, et cette noble profession a dû gagner de l’importance, en raison du nombre de voitures qui se sont établies.

Ce n’est pas une petite affaire que de savoir mener un équipage ; que de soins, que d’étude, je dirai même que de science il faut pour entrer et sortir d’une porte cochère sans frôler la borne ; que d’adresse à se tirer d’un embarras de charrettes sans casser une roue ou perdre un brancard à la bataille ; qu’il faut de tact, de coup-d’oeil pour tenir toujours le haut du pavé, pour couper un ruisseau sans secousse : c’est le comble de l’art... Une vie d’homme n’y suffirait pas. La preuve, c’est que lorsqu’on parle d’un roi faible, timide..... que dit-on de lui ?... « Il a abandonné les rênes de l’état à des mains inhabiles ; s’il avait tenu lui-même les rênes de l’état, les choses n’auraient pas périclité, etc., etc. »

Les cochers forment aujourd’hui un peuple à eux seuls ; s’ils le voulaient bien, ils feraient des émeutes ; mais comme l’intérêt des uns n’est pas toujours celui des autres, il y aurait de l’opposition ; les cochers plébéiens sont pondérés par les cochers aristocrates, ce qui heureusement maintiendra long-temps l’équilibre.

Chaque cocher a ses moeurs, son costume, ses habitudes, ses goûts, ses plaisirs. Aujourd’hui, il y a tant de sortes de cochers, que je ne sais par lesquels commencer, pour ne pas blesser les susceptibilités. La tâche n’est pas facile, il faudrait presque, pour en venir à bout, les ranger par familles, comme Buffon et Cuvier ont classé les animaux, les végétaux, et les minéraux. Quelle liste, grands dieux ! cochers de fiacres, cochers de cabriolets, de remises, de voitures bourgeoises ; cochers du Marais, cochers de grandes maisons, cochers du roi, cochers de corbillards, cochers d’omnibus (1), cochers de citadines, de trycicles, d’écossaises, de béarnaises ; puis les cochers des voitures de Saint-Germain, de Versailles, allant, venant, courant, renversant, écrasant, soir et matin,

        ...... la pauvre infanterie
    Qui se sauve, en jurant, de la cavalerie.

Je commencerai par le cocher de fiacre, son ancienneté lui mérite bien cet honneur : on lit dans Ménage, que l’on donna d’abord le nom de fiacres aux carrosses de louage dont les pélerins se mirent à faire usage pour aller de Paris aux lieux qui possédaient la châsse de saint Fiacre, à Beuil, dans le voisinage de Meaux. Une enseigne représentant saint Fiacre, désignait la maison où l’on allait prendre ces voitures. Un autre auteur prétend qu’un nommé Sauvage fut le premier qui s’avisa d’entretenir des chevaux et des carrosses pour ceux qui se présentaient. Son entreprise obtint du succès. Sauvage demeurait rue Saint-Martin, ou rue Saint-Antoine, dans une maison appelée l’hôtel Saint-Fiacre. Comme il était l’inventeur de ces voitures, et le plus accrédité de son temps, les carrosses de louage furent non-seulement nommés fiacres, mais les maîtres et les cochers en ont toujours retenu le nom.

Le cocher de fiacre a perdu beaucoup de sa physionomie, depuis que les carrosses qu’il conduisait ont fait place à des voitures plus commodes et plus élégantes. Avant que les voitures se fussent jetées dans le mouvement, comme le reste de la société moderne, le cocher de fiacre était resté stationnaire : il y a dix ans, il portait encore la houppelande de drap, avec le grand collet à la pélerine, les gros sabots garnis de paille, le chapeau rond, orné d’une ficelle nouée autour en guise de ruban, et dans laquelle sa pipe était accrochée. Le cocher de fiacre vivait seul ; il était triste, apathique, grossier : il se déridait un peu quand le soleil brillait ; mais dès qu’un petit nuage menaçait de l’obscurcir, il redevenait implacable. Le cocher de fiacre riait peu ; il a vécu cinquante ans sur la même plaisanterie. Quand on lui disait : « Cocher, à Bicêtre, ou à Charenton, » il ne manquait jamais de vous répondre : « Notre maître, faudra-t-il vous laisser là ? » et il riait d’un rire stupide, c’était là toute sa gaieté.

Les cochers de fiacre étaient pour la plupart des Auvergnats, des Savoyards ; aussi avaient-ils la réputation d’être probes ; c’est ce qui fait que, dans Paris, on voyait beaucoup de marchands de vin qui avaient pour enseigne : Au cocher fidèle. C’était toujours un cocher qui tenait une bourse pleine d’or dans sa main, qu’il était censé reporter à la personne qui l’avait perdue ;

Il fut question, vers les dernières années du règne de Louis XV, de je ne sais quelle réforme à faire parmi les fiacres. Ils en furent alarmés. Pour se soustraire au coup qui les menaçait, ils s’avisèrent d’aller tous, au nombre de dix-huit cents voitures, à Choisy, où était alors le roi, pour lui présenter une requête. La cour fut surprise de voir dix-huit cents fiacres, qui couvraient au loin la plaine, et qui venaient, le fouet à la main, apporter au pied du trône leurs humbles remontrances ; ce qui ne donna pas alors moins d’inquiétude que quand on avait vu, peu auparavant, les députés du parlement venir aussi remontrer humblement. Les fiacres furent congédiés de même, excepté qu’au lieu de lettres de cachet et de l’exil dans différentes contrées du royaume, les quatre représentants de l’ordre des cochers furent mis en prison, et l’orateur envoyé à Bicêtre, avec son papier et sa harangue ; car ces députés-là n’improvisaient pas.

Aujourd’hui le droit de pétition est mieux établi ; si l’on ne fait pas droit à la requête, du moins on ne met plus le pétitionnaire à Bicêtre.

A l’heure qu’il est, on ne voit guère ce que l’on appelait vulgairement des fiacres. Les voitures françaises, les Delta, les Citadines, les ont remplacés : de loin à loin, on rencontre un vieux fiacre numéroté, bien sale, bien usé ; mais on ne monte dedans qu’à la dernière extrémité ; ils finiront par disparaître comme tout ce qui tient à la vieille civilisation.

J’ai rencontré dernièrement, à l’une des barrières de Paris, un de ces vieux fiacres, avec ses vieux panneaux, ses vieux chevaux, son vieux cocher. Cela faisait peine à voir : eh bien, au milieu des voitures nouvelles dont il était entouré, ce cocher antique, avec sa vieille houppelande, avait encore un air de dignité. Insensible aux moqueries de ses camarades, il gardait une attitude calme, résignée ; il paraissait fier d’être assis sur son siége vermoulu, il fumait sa pipe à leur nez... on l’aurait pris pour un de ces vieux sénateurs romains, attendant la mort dans sa chaise curule.

Le cocher de fiacre a eu, comme les autres classes du peuple, ses opinions politiques et ses bons mots. Lors du procès de Louis XVI, M. de Malesherbes allait souvent du Temple à la Convention. Un jour, qu’il avait fait faire trois fois de suite cette course au cocher qui avait coutume de le conduire, il lui dit avec bonté : « Mon ami, vos pauvres chevaux doivent être bien fatigués ! – Du tout, répondit le cocher avec émotion : je vous connais, monsieur, c’est vous qui défendez le roi ; allez toujours, n’ayez pas peur, mes chevaux pensent comme moi. »

Encore quelques années, vieux fiacres, vieux chevaux, vieux cochers, tout aura disparu au milieu du tourbillon qui nous entraîne.

Les cabriolets sont une invention plus moderne, c’est sous Louis XV qu’ils commencèrent à surgir. Ce qui fit dire à ce roi, à qui l’on racontait les accidents causés par ces voitures : « Si j’étais lieutenant de police, je supprimerais demain tous les cabriolets. » Le cocher de cabriolet est aussi vif, aussi fringant, que le cocher de fiacre était lourd et grossier. Il porte une petite veste bleue, une casquette de cuir cirée, un bout de manche au bras droit. Il est coquet le cocher de cabriolet ! il est fat !... il est dandy !... il a presque toujours une rose à la bouche ou un oeillet à sa boutonnière. Pour peu que le système progressif continue, le cocher de cabriolet finira par porter les gants jaunes et le lorgnon double. Il est railleur, il est moqueur... il affecte le beau parler. Il a toujours servi, surtout en Espagne ; il a fait le siége de Saragosse, était porté pour avoir la croix d’honneur, a été fait prisonnier, est resté cinq ans sur les pontons. Le cocher de cabriolet connaît toutes les célébrités littéraires et politiques. Il a conduit bien souvent le général Foy, le général Lamarque, MM. Victor Hugo et Alexandre Dumas. Il parle théâtres, romans, industrie, commerce, beaux-arts : il s’est battu dans les trois jours, est entré le premier au Louvre, a pris la caserne de Babylone, et n’a rien demandé. Si vous lui dites : « Cocher, à l’Arsenal !... » il vous répond : « Ah ! oui, chez M. Charles Nodier, je le connais ; c’est un homme capable, aimable, et pas fier du tout. » Lui dites-vous : « Rue de la Tour-des-Dames ! – Bon, j’y suis... chez mademoiselle Mars ! Encore une fameuse !... J’ai bien des fois mené M. Talma chez elle... quel homme que ce Talma... dans Manlius !... hem !... n’est-ce pas ?... » Et puis, il vous parle de Frédéric, de Bocage, de madame Dorval, de Potier, de Vernet, d’Odry... C’est sur ce dernier surtout qu’il appuie. Il répète en ricanant : « Farceur d’Odry ! farceur d’Odry ! » Puis il cite ses jeux de mots, ses calembourgs, et vous demande sérieusement si c’est bien lui qui fait la chanson des gendarmes...

Le cocher de cabriolet se vante aussi d’avoir des bonnes fortunes ; il a toujours eu des relations avec la femme de chambre d’une banquière ou d’une actrice. Il consacre un jour de la semaine à ses amours et promène sa belle dans son cabriolet ; il a grand soin de vous en prévenir et de vous dire tout bas : « Demain je vais à Mémorency avec mon illégitime ; » c’est ainsi qu’il appelle sa maîtresse. Du reste, il est poli, affectueux, quand il n’a pas trop travaillé la veille, ce qui veut dire, quand il n’a pas trop bu. Champfort disait, en 1792 : « Je ne croirai à la souveraineté du peuple, que quand les cabriolets iront au pas. » Qu’est-ce que Champfort dirait aujourd’hui ?

Une classe de cochers assez originale à étudier, c’est celle de ces vieux cochers du Marais qui conduisent ce que l’on appelle les demi-fortunes. Ces braves gens sont restés stationnaires au milieu du mouvement général : ils cumulent plusieurs emplois dans la maison, et sont des espèces de maîtres Jacques ; ils sont valets de monsieur et frotteurs de madame ; ils font la cuisine et mettent le vin en bouteilles, servent à table, et mènent la voiture. Ils portent encore aujourd’hui la petite culotte de velours courte, le gilet blanc et effilé, les souliers couverts à boucles, la redingote avec boutons d’acier, le catogan poudré. Tout est en harmonie dans le Marais, les chevaux, les carrosses, les harnais, les maîtres. Ces vieux cochers sont tristes et bougons, regardant avec dédain les attelages modernes ; ils ne fraient, ni ne boivent jamais avec les autres cochers ; ils ne cherchent à dépasser personne, au contraire, ils se rangent de loin, dans la crainte que leur voiture ne soit heurtée par une citadine ou une diligente : le fouet n’est dans leurs mains que pour la représentation seulement ; jamais ils ne s’en servent, ce sont les chevaux qui mènent le cocher. Les maîtres n’allant, depuis cinquante ans, que de la rue Saint-Paul à la rue du Pas-de-la-Mule, ces pauvres bêtes connaissent leur chemin, elles y vont souvent les yeux fermés, quand elles ne sont pas aveugles ; et quand elles sont aveugles, elles y vont encore.

Les coucous ont succédé aux carabas, aux pots-de-chambre, aux vinaigrettes. « Le carabas, dit Mercier, voiture deux fois par jour, mais non doucement, les valets de Versailles ; tous les enfants qui vont sucer le lait des nourrices normandes, font leur entrée le lendemain de leur naissance dans le carabas de Poissy ; c’est un choc dur et perpétuel, à casser la tête raffermie des adultes. »

« Quand vous prenez un pot-de-chambre, dit encore Mercier, vous avez des pages ; le cocher, qui n’a point de gages, place, à douze sols par tête, quatre personnes, deux sur le devant et deux sur le derrière ; ceux qui sont sur le devant se nomment lapins, et ceux qui sont sur le derrière, singes. »

Les coucous ayant remplacé ces voitures, les singes ont été supprimés, mais les lapins ont survécu à toutes les révolutions.

Les coucous eux-mêmes n’ont pas suivi le système progressif, ils sont les mêmes qu’il y a trente ans ; voitures, chevaux, cochers, tout est resté en arrière. On dirait que les entrepreneurs de ces voitures veulent narguer l’époque. Les coucous sont toujours stationnés sur les mêmes places ; vous en trouvez, à l’entrée des Champs-Élysées, pour Versailles, Saint-Germain, Neuilly, Saint-Cloud, Courbevoie ; auprès de la porte Saint-Denis sont ceux qui conduisent à Saint-Leu-Taverny, Montmorency, Enghien, Montfermeil ; sur le boulevart Saint-Antoine, les voitures de Vincennes, Saint-Mandé, Charenton, Bercy... ; enfin, celles de Montrouge, Sceaux, Saint-Gratien, sont à l’entrée de la rue d’Enfer, près le Jardin des Plantes. Les coucous n’ont pas cessé d’être durs, étroits, incommodes. On a autant de peine pour y entrer que pour en descendre. Les cochers actuels emploient les mêmes ruses que leurs devanciers pour forcer les voyageurs à monter dedans ; ils courent après vous, vous tirent par le pan de votre habit, vous prennent de force vos paquets, en vous criant tous à la fois : « On part... on part à l’instant. » Vous montez de confiance, et une fois qu’ils vous tiennent empaquetés, barricadés, ils vous promènent une heure sur la place, de long en large, en attendant que leurs voitures soient complètes. Quelquefois le cocher de coucou se fait femme, c’est-à-dire qu’une grosse maman, aux bras nerveux et nus, à la figure halée, aux lèvres violettes, la tête couverte d’un grand chapeau de paille, conduit une voiture pendant que son mari en mène une autre. Rien de drôle comme ce cocher féminin ; il faut le voir se démener, gesticuler, crier, fouetter à tour de bras une pauvre rosse qui n’en peut mais. Cet animal, dont le corps est diaphane, porte sur son échine dix personnes, savoir : six dedans, deux sur le siége, et deux sur l’impériale, les jours de fêtes. Je suis encore à concevoir comment une pauvre bête peut, à elle seule, traîner pareille charge. Cependant, on peut dire que le cheval de coucou va ventre à terre ; car de Paris à Versailles, il s’abat souvent cinq ou six fois. Alors, la cochère le relève à grands coups de fouet, souvent même elle se sert du manche, et si vous lui dites de ne pas frapper si fort, elle vous répond en riant : « Bah ! c’est son état, pourquoi qui sa fait cheval... » ou bien : « Il n’a pas étudié pour être prêtre. » Rien n’égale l’abandon de ces sortes de femmes ; elles se mettraient plutôt sur vos genoux que de refuser un lapin en route. Du reste, elles sont gaies, elles chantent, boivent la goutte, tiennent des propos qu’un sapeur-pompier rougirait d’entendre : c’est la femme libre dans toute la valeur du mot.

Le cocher de remise n’a rien qui le distingue particulièrement. Il tient le juste milieu entre le cocher de fiacre et celui de cabriolet. Le cocher de remise est destiné aux noces, aux baptêmes et aux parties de campagne. C’est la petite bourgeoisie qui s’en sert le plus volontiers. Quand un bon marchand marie sa fille, on ne manque pas de dire : Nous aurons un remise à la journée ; et l’on fait sonner cela bien haut. Un mari régale-t-il sa femme d’une partie de campagne, le remise est de rigueur, et l’on dit le lendemain aux voisins : « Vous ne savez pas... mon mari m’a menée hier à Versailles voir jouer les eaux. – Bah ! – Oui, partie fine, partie complète. – Vous avez bien fait ; c’est si commode à présent qu’on a des voitures à si bon marché... – Oh ! non... nous avions pris un remise à la journée... on est libre, on part, on revient quand on veut, on est sûr qu’un vilain cocher ne vous fera pas la loi. »

Il y a aussi les cochers-maîtres, c’est-à-dire, que nos dandys, nos fashionables de salons ont dans leurs tilburys un petit jokei, un gromm pas plus gros que le poing, lequel reste les bras croisés, tandis que le maître mène l’équipage. Il est encore du bon ton, chez nos banquiers, nos agents-de-change, de conduire l’été la calèche soi-même au bois de Boulogne. On voit ces messieurs sur le siége du cocher, le fouet d’une main et les guides de l’autre, pendant que le cocher monte derrière pour crier, Gare !!

Les cochers de grandes maisons sont fiers, orgueilleux, comme tout ce qui porte livrée. Autrefois ils avaient des moustaches, ce qui les faisait ressembler aux Suisses vendant du vulnéraire ou de la poudre pour les dents. La révolution leur a coupé les moustaches, et la révolution a bien fait : laissons ce signe de l’honneur et du courage à celui qui se fait tuer pour cinq sous par jour, c’est une fiche de consolation. Quant à nous, bourgeois, employés, marchands, hommes de lettres, artistes, banquiers, cochers même (puisque nous sommes tous égaux), rasons-nous chaque matin le plus près possible, le barbier y gagnera et nous aurons toujours le menton frais.

Les cochers des grands seigneurs sont aristocrates ; ils regardent avec dédain du haut de leur siége, qui s’élève presque à la hauteur d’un premier étage, les pauvres petits cochers qui sont à l’entresol.

Ils reçoivent comme leurs maîtres, se traitent comme leurs maîtres, se nomment comme leurs maîtres.

Quand l’un d’eux donne un dîner ou un bal, on annonce Montmorency, Brissac, Larochefoucauld. On demande des nouvelles de Latour-Dupin... Turenne ne pourra pas venir, parce que sa bru vient d’accoucher. D’Ayen prie Béthune de l’excuser, mais il a été forcé d’aller à la noce d’une Lavauguyon. C’est à pouffer de rire !... Ce sont les manières du salon, le jargon du salon, l’importance du salon. Le lendemain, chacun reprend sa place. Montmorency mène ferrer ses chevaux ; Brissac décharge une voiture de foin ; Larochefoucauld nettoie son écurie ; Latour-Dupin lessive son carrosse ; d’Ayen passe ses gourmettes au blanc d’Espagne ; Béthune fume sa pipe à la porte de l’Opéra, et Lavauguyon boit une bouteille avec Turenne.

Gare ! gare !... voici venir le cocher du roi ; celui-là écrase tous les autres de sa supériorité. Le cocher du roi est grand, gros, sa figure est pleine et vermeille, on dirait qu’il a été fait et mis au monde pour le poste où le sort l’a élevé. Quand le cocher du roi est sur son siége, la foule aussitôt entoure la voiture ; on le regarde, on fait des réflexions, des commentaires. Les vieilles femmes et les gamins sont ceux qui sont le plus frappés de ce colosse. « C’est une bien bel homme, dit une vieille femme. – Oui, moi qui vous parle, dit une autre en prenant du tabac, j’ai vu le cocher de Louis XV, celui de Louis XVI, et celui de Bonaparte ; eh bien, celui-ci est à cent lieues au-dessous... – Je ne sais pas ce qu’étaient les autres, répond un charbonnier d’une voix enrouée, mais celui-ci est fort homme !!... » Mais c’est surtout sur le gamin que ce cocher produit le plus de sensation ; il le regarde béant, suit tous ses mouvements avec avidité ; le gamin ne s’extasie que devant deux choses, le cocher du roi et le tambour-major ; ce sont ses deux spécialités.

Le cocher du roi est grave, important ; il change de livrée selon les dynasties. Sous l’empire, il était habillé en vert ; sous la restauration, en bleu ; à présent, il est en rouge.

Son costume n’a jamais changé de forme. Il porte toujours des bas de soie, la bourse et la poudre ; la culotte galonnée en or, la veste galonnée en or, l’habit galonné en or, le chapeau bordé en or, jusqu’au fouet dont la poignée est en or ; aussi,

        Il ressemble à ce beau carrosse
        Où tant d’or se relève en bosse.

Quand il monte sur son siége, il étale avec majesté les deux basques de son habit qui lui descendent sur les talons ; il les arrange avec symétrie des deux côtés de son siége ; il se tient droit, roide, impassible : on dirait qu’il est à l’empois.

Huit chevaux à contenir ne lui font pas peur ; ils ont beau piaffer, hennir, se cabrer, il sourit de leur impatience ; il a l’air de dire : Vous ne marcherez que quand je voudrai ;  vous ne vous arrêterez que quand je voudrai. Le cocher du roi ne connaît que ses chevaux et son carrosse : une fois rentré, il s’enveloppe de sa grande redingote, c’est fini, son rôle est joué. Le feu prendrait au château, qu’il ne s’en inquiéterait pas, il attendrait que l’incendie gagnât les écuries pour montrer quelque émotion.

J’ai gardé le cocher de corbillard pour le dernier ; c’est lui qui, naturellement, devait fermer la marche, comme le piquet de gendarmerie obligé clôt un cortége. C’est un cocher à part entre tous les cochers, il n’a aucune similitude avec ses confrères ; il est lui, tout-à-fait lui, c’est le cocher type ; il s’isole le plus qu’il peut ; il ne connaît ni fêtes, ni dimanches ; jamais il ne change d’habit, il ne porte qu’une livrée d’un bout de l’année à l’autre, il est toujours en noir ; et cependant, rien sur son visage n’annonce la tristesse, sa figure est calme, reposée, aucune émotion ne s’y fait apercevoir. Il est immobile comme la mort,... silencieux comme la mort,... froid comme la mort ;... car la mort, pour lui, c’est sa vie de tous les jours. Il se rend le matin aux pompes funèbres, comme un commis va à son bureau, un acteur à sa répétition, un garde national à la manoeuvre ; il monte sur son siége machinalement, lourdement ; c’est un homme qui n’a rien de l’homme, un automate habillé de noir avec des pleureuses, qui porte un crèpe à son chapeau et à qui l’on a mis un fouet en main. Il demeure étranger aux scènes de douleur qui se passent autour de lui. Une fois sur son siége, il laisse tomber sa tête sur sa poitrine, et ne se retourne plus. Il n’a pas d’yeux, il n’a pas d’oreilles, il n’entend ni les cris d’un fils, ni les sanglots d’un frère ; il n’a de larmes pour personne ; il fait son état, il charrie la mort, comme on charrie des pierres, du foin, de la paille ; il en connaît pas le cadavre qu’il est chargé de brouetter, s’inquiète encore moins de ce qu’il est : pauvre, riche, savant, militaire ou civil, ça lui est bien égal ; il n’a jamais jeté un regard sur la bière qui marche derrière lui, ni sur les attributs qui sont déposés dessus comme un dernier hommage au défunt ; peu lui importe que ce soit l’épée d’un brave, les armes d’un prince, le grand cordon d’un dignitaire, la clef d’un chambellan, l’équerre d’un franc-maçon, la couronne d’immortelle d’un poète, la lyre d’un musicien, le bouquet virginal d’une jeune fille... c’est un mort, et voilà tout !

Le cocher de corbillard n’a pas d’opinions politiques ; vienne une révolution, des barricades, des coups de fusil, il est là, sur son siége, transportant le Suisse, le garde royal, l’homme du peuple ; il n’en fait pas faire à ses chevaux un pas plus vite, n’en donne pas un coup de fouet de plus. Le choléra ne l’a pas trouvé moins insensible ; il ne s’aperçoit pas du nombre des morts, il ne comptait que les courses. S’il a reçu une gratification pour travail extraordinaire, tout est bien. Il attend une recrudescence.

Une chose qui m’étonne, c’est que plus on parle d’égalité, de nivellement, plus l’aristocratie s’infiltre dans toutes les classes. C’est du petit au grand. Or, les cochers sont une classe dans laquelle les vieux abus existent encore dans toute leur force.

Ils ont encore leurs catégories ; les cochers de la noblesse regardent en pitié les cochers de la finance ; ceux de la finance ne fraient pas avec ceux de la bourgeoisie, et ceux de la bourgeoisie ne se commettent jamais avec ceux qui mènent les voitures publiques.

Dans les grandes maisons françaises où l’on donne des routs anglais, à l’Opéra, aux Français, aux Bouffes, les cochers galonnés ont seuls le droit d’attendre dans les vestibules, au coin d’un bon poële, tandis que le misérable cocher de fiacre ou de cabriolet est forcé de ce morfondre des heures entières à la porte ; s’il osait pénétrer dans le sanctuaire de la livrée, il serait chassé impitoyablement. Il est vrai de dire qu’il a le marchand de vin en face ; mais tel bon que soit le Bourgogne et le Châblis, cela ne console pas un homme du mépris et de l’injustice.

Tous les cochers sont joueurs. Les cochers des grandes maisons vont ordinairement aux Champs-Élysées, faire leur partie de siam ou de boule. Les cochers de fiacres jouent aux cartes, et les cochers de cabriolets au billard.

Les cochers qui, grâces au nombre incalculable de voitures qui roulent dans Paris, ont gagné beaucoup d’importance, ont eu leurs jours néfastes, leur époque de proscription. Aussi beaucoup se sont-ils considérés comme des victimes de 93.

Pendant la terreur, où les nobles et les gens riches étaient émigrés, incarcérés, guillotinés ou forcés de se cacher, on ne voyait plus dans Paris ni voitures, ni cabriolets de luxe. Les uns les avaient vendus, les autres les avaient mis sous la remise. On ne rencontrait que quelques misérables fiacres et les charrettes du tribunal révolutionnaire, qui voituraient tous les jours des centaines de victimes à l’échafaud.

Les cochers étaient proscrits comme les maîtres ; on n’aurait pas osé, à cette époque de deuil et de misère, se dire le cocher d’un Duras ou d’un La Popelinière ; on aurait bien pu payer de sa tête le crime affreux d’avoir donné un picotin d’avoine au cheval d’un riche, ou d’avoir mené à l’abreuvoir celui d’un aristocrate ; comme si, en temps de révolution, ces pauvres bêtes ne devaient ni boire ni manger.

Le consulat, avec ses victoires, commença à faire sortir la moitié des brillants équipages ; l’empire et son grandiose mirent le reste en mouvement, car Jupiter voulut que ceux à qui sa munificence donnait les voitures les fissent rouler. Alors les cochers reprirent le rang que des jours de crise leur avaient enlevé.

Que cependant ici ils ne soient pas trop fiers de leur influence, l’époque se précipite... Les nations, les monuments, les peuples, les arts, tout finit, tout passe... Les ruines d’Herculanum et de Pompeï sont là pour nous dire : « Il y eut ici des hommes, des monuments, des arts, du commerce, tout cela a passé ! Le temps seul marche toujours sans jamais vieillir !... »

La civilisation fait des progrès effrayants ; on dirait qu’elle dévore au lieu de produire : bientôt nous en serons arrivés à un tel degré de perfection, que tout ce qui neuf aujourd’hui sera vieux demain. La vapeur et les chemins en fer sont sur le point de chasser les chevaux et de renverser les cochers de leur siége. En effet, quand il suffira d’une marmite autoclave pour mettre le pot au feu et faire marcher la voiture, on conçoit aisément que les chevaux et les cochers deviendront inutiles. Qui pourra résister à l’appât de faire trente lieues dans une heure et d’avoir toujours du bouillon chaud ? Trente lieues à l’heure !... Les bottes du Petit-Poucet n’en faisaient que sept ! A la vérité, du temps de ce bon monsieur Perrault, qui fait Peau-d’Ane et le Louvre, nous étions encore dans l’ornière ; depuis, tout a été d’un train du diable, et je ne pense pas que nous soyons gens à nous arrêter. Nous allons toujours sans savoir où nous allons... C’est égal, allons toujours ! Fouette, cocher !...


N. BRAZIER.


NOTE :
(1) L’invention des omnibus n’est pas nouvelle. Les carrosses à cinq sous par place furent établis à Paris le 18 mars 1662. Chacune de ces voitures contenait six places, et moyennant cinq sous on se faisait conduire dans le quartier où l’on avait besoin d’aller. Cette commodité avait un inconvénient, c’est qu’il fallait attendre que la voiture fût remplie de gens qui eussent affaire dans le même quartier. Il existe une comédie intitulée l’Intrigue des carrosses à cinq sols, par Chevalier, jouée en 1662.


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