BERTHAUD, Louis-Auguste (1810-1847) : Les chiffonniers (1841).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (22.IV.2010)
Relecture : A. Guézou.
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 3 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Les chiffonniers
par
Louis-Auguste Berthaud

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VOICI des types monstrueux, d’ignobles figures, d’abominables moeurs : la forme, le fond, le dessus, le dessous, tout est pourri chez les chiffonniers. Pour faire un mur, il faut du sable, de la chaux, des pierres et un maçon ; on fait un chiffonnier avec une hotte, un crochet, une lanterne et le premier gueux venu. Le gueux est appelé un homme, la lanterne un fallot, le crochet une canne à bec, la hotte un hotteriot. Avant de se voir légalement constituées en individu, c’est-à-dire en chiffonnier, il faut encore que ces matières premières trouvent deux parrains, deux témoins qui répondent de leur moralité ; il faut en outre qu’elles possèdent 40 sous. Ces conditions remplies, la transfiguration est opérée ou à peu près. Les deux témoins accompagnent l’homme et la hotte chez le commissaire de police ; ils attestent devant ce magistrat que l’homme est honnête et que la hotte n’a pas été volée. M. le commissaire en réfère à son préfet, et, environ huit jours après ces formalités préliminaires, moyennant les 40 sous dont nous avons parlé, il est délivré à l’homme et à la hotte une médaille numérotée, après quoi tout est dit. Il y a un chiffonnier de plus et un vagabond de moins sur les fumiers de Paris. Le vagabondage, comme on voit, est très-facile à éluder.

Les chiffonniers sont divisés en deux races, celles des Auverpins et celle des Parisiens. Les Auverpins viennent de l’Auvergne ; les Parisiens viennent de tous les pays. Quelques-uns parmi ces derniers ont fauché le grand pré à Toulon et à Rochefort, et il n’est pas rare de les voir retourner dans ces climats, les pieds bien ferrés, et escortés par les chiourmes du roi. Les Auverpins valent un peu mieux que les Parisiens ; ils sont un peu plus sobres parce qu’ils sont plus intéressés ; un peu moins déguenillés, un peu moins cyniques : mais la différence que nous constatons est si mince, qu’on la remarque à peine après quinze jours d’observations et d’études. Ils ne font usage, ni les uns, ni les autres, de la langue de Paris qu’ils savent à peu près ; les Auverpins s’expriment dans leur patois natal ; les Parisiens entravent bigorne, c’est-à-dire qu’ils parlent l’argot, l’idiome des voleurs et des assassins. Quoiqu’elles se détestent l’une l’autre cordialement, ces deux races habitent les mêmes contrées, des rues étroites et tordues comme des serpents à l’extrémité méridionale de la place Maubert, et dont cette place est le Carrousel. C’est là que les chiffonniers font leurs évolutions et leurs grandes parades. Comme si le choléra y soufflait toujours, l’air que l’on respire dans ces tristes quartiers est chargé de miasmes putrides et infects ; les maisons, en vieillissant, n’y deviennent pas grises ou noires, comme partout ailleurs, mais elles se revêtent peu à peu d’une couche fiévreuse, à fond jaune et vert, à nuances livides. Beaucoup d’entre elles sont borgnes ; beaucoup sont veuves, celles-ci d’une croisée, celles-là d’un châssis. A quelques-unes ont voit pendre un volet dépareillé, retenu par un de ses angles à un morceau de gond, comme une aile cassée au flanc d’un oiseau. D’autres ont pris du ventre en devenant vieilles : affaissées sous leur poids, arrondies par le milieu, quand dans la même rue il s’en trouve deux en pareil état, on serait tenté de croire, si elles pouvaient parler, qu’elles vont aller au-devant l’une de l’autre pour se dire à l’oreille : « Ma soeur, il faut mourir ! »

Les maisons habitées par les chiffonniers sont des espèces de hangars, toujours encombrés de pourriture, de fumier, de fange et de chiffonniers, depuis la base jusqu’aux combles. Chacun de ces pauvres habitacles a son nom particulier, mais le plus célèbre est le Petit-Bicêtre, situé rue Mouffetard. C’est un entassement de chambres étroites, presque sans jour, et louées 4 francs par mois, prix fort. Là, tout est pêle-mêle, la nature vivante et la nature morte, les ordures et les morceaux de pain, les chiffonniers, les chiffonnières et les cadavres des chiens et des chats qu’ils ont tués ou trouvés morts dans leurs rondes de jour et de nuit. Tout cela fait même lit, tout cela vit ensemble. C’est affreux.

Bien qu’ils soient tellement infimes et rabattus si près du sol, que l’imagination ne conçoive pas d’inégalités possibles parmi eux, les chiffonniers subissent, comme la société supérieure, toutes les conditions de notre organisation fatale ; il y a chez eux des pauvres et des riches, des grands et des petits, tout comme il y en a au-dessus d’eux ; il semble que ces infortunés n’aient perçu de la race humaine qui les domine que son côté mauvais. Ainsi que nous l’avons dit tout à l’heure, il ne faut que trois instruments bien chétifs et d’une valeur bien négative pour outiller complétement l’industrie des chiffonniers ; eh bien, on rencontre dans ces tristes hordes beaucoup de parias qui n’ont jamais possédé ces trois misérables outils, une hotte, un crochet et une lanterne ! On en voit même qui n’en possèdent pas un seul. Christophe, un vieux chiffonnier que ses confrères ont surnommé le philosophe, parce qu’il parle toujours et souvent bien, a un sac de grosse toile pour tout bagage. C’est d’ailleurs un homme à part au milieu des siens ; il est fier, il ne s’enivre pas, il marche seul, il vit seul : Christophe tient à la fois de Diogène et de Chodruc Duclos. Les personnes qui ont été à même de l’apprécier, ont voué à ce pauvre chiffonnier une estime spéciale. L’un de nos bons physionomistes populaires, et l’un des plus spirituels dessinateurs du Charivari, mon camarade Traviès, m’en a fait le plus grand éloge. C’est quelque chose de bien beau, en effet, que la probité dans la misère ; quelque chose de si beau, que, là seulement c’est une vertu. L’homme riche n’a pas de peine à vivre dans les limites du Code pénal ; s’il est honnête, c’est par nécessité ou naturellement ; il perdrait à ne l’être pas. Quand on peut manger du gruau, on n’est pas tenté de voler du pain bis ; jamais le cheval favori du prince n’a convoité la paille de celui du meunier. Sachons donc gré au pauvre Christophe de sa probité fidèle et incorruptible ; nous lui devons bien au moins un peu de reconnaissance pour tant de courage et de résignation ! On rencontre souvent Christophe par les rues de Paris, au milieu d’un groupe serré autour de lui et prêtant l’oreille à ses étranges discours. De sa main gauche, fortement nouée, il soutient sur son épaule son large sac, et tout en pérorant avec ceux qui l’entourent, il fait jouer à sa main droite le rôle du crochet qui lui manque. Christophe a dû bien souffrir avant de dépouiller sa dignité d’homme, avant de se retirer chez les chiffonniers ! Aussi, voyez : il raille, il accuse, il insulte les passants et les curieux ; et pourtant il fouille à pleins doigts le fumier sur lequel il s’est établi. Quand il s’éloigne, il vous jette avec dédain un ricanement magnétique dont les vibrations retentissent longtemps dans votre sein et vous font mal.

L’imagination refaisant d’ordinaire toutes les choses créées par les hommes un peu mieux qu’elles ne sont, il en résulte que Christophe est le chiffonnier de l’imagination ou plutôt selon l’imagination. Les artistes, les poëtes et les femmes plus ou moins poitrinaires ne le rêveront jamais autrement. Aussi, malgré sa supériorité incontestable, Christophe est, au moins pour eux, la personnification typique des chiffonniers. Cette élévation naturelle de Christophe lui a valu les honneurs de la peinture. On a fait son portrait, on l’a lithographié, et il s’est trouvé si ressemblant, que tout le monde l’a reconnu, même ceux qui ne le connaissaient pas !

Il fut un temps où l’industrie des chiffonniers était beaucoup plus fructueuse qu’aujourd’hui. C’était avant l’institution soi-disant philanthropique des caisses d’épargne. Alors les cuisinières volaient un peu moins leurs maîtres, et ne connaissaient pas la valeur des choses qu’elles jetaient dans la rue. Les verres cassés, les débris d’ossements, les fragments de guenilles, les loques de toutes sortes n’avaient, pour elles, aucun prix, tandis que le chiffonnier s’en arrangeait parfaitement. Ces embarras et ces souillures des grandes maisons faisaient sa fortune, et il vivait à peu près suffisamment de ce que les cuisinières et les chiens ne voulaient pas. Les chiens, qui ne mettent rien à la caisse d’épargne, ne sont devenus ni plus voleurs ni plus intéressés ; ils sont aujourd’hui ce qu’ils étaient autrefois ; ils mangent la chair et laissent les os. Les cuisinières ne laissent rien. A l’heure qu’il est, le fumier n’est pas plus gras devant l’hôtel du riche que devant la demeure du nécessiteux. Il faut pourtant que les chiffonniers trouvent leur pâture dans ces boues explorées déjà avec tant de soin. Pour eux, il n’y a pas ailleurs d’existence possible ; ôtez-leur les tas de fumier, et ils n’auront plus en perspective que le bagne, la morgue ou l’échafaud, ces trois enfants du vice et de la pauvreté, les cousins germains des chiffonniers.

Un chiffonnier gagne de 30 à 40 sous par jour, selon la saison, mais toujours au prix de quinze heures de travail, à peu près. Les chiffonnières gagnent un peu moins, les enfants presque rien. Tous ont mêmes vices, mêmes habitudes, mêmes allures ; enrayés sur la même voie, aucun n’a tenté d’en sortir, aucun n’a regardé sérieusement au-delà. Au-delà il y a peut-être un nouveau monde, cependant ! Les mâles, les femelles et leurs petits, abrutis dès le berceau, haïssent les gens heureux, sans savoir pourquoi ils les haïssent ; c’est une haine irréfléchie, paresseuse, impuissante, une passion chronique, mais édentée, qui ne mordra jamais, qui n’aboiera même pas ; elle grogne, et cela lui suffit. Pour eux-mêmes, ces malheureux n’éprouvent qu’un sentiment, le mépris. Chose étrange ! ils en sont venus à trouver leur nom de chiffonnier trop relevé, trop aristocrate : ils en ont mis en circulation deux ou trois autres pour le remplacer, et selon toute apparence, c’est le mot chifferton qui restera ; il est déjà en fort bonne position parmi les chiffonniers réformateurs.

Le travail des chiffonniers est partagé en trois divisions, à savoir : les rondes, le triage, la vente. Tous les chiffonniers se lèvent à l’aube du jour ; en été avant les alouettes, en hiver avant les corbeaux. Il y a dans les habitudes nécessaires de ces malheureux quelque chose de semblable à la vigilance des fourmis et des abeilles ; mais le butin qu’ils entassent, mais les fleurs qu’ils explorent, comme tout cela est sombre, repoussant, terrible ! L’imagination des chiffonniers a résisté cependant à la corrosivité de leur état ; elle chante, elle sourit, elle espère, elle a des visions sonores et argentées ; elle est heureuse, par moment.

Avez-vous rêvé quelquefois, lorsque vous étiez fort jeune et qu’il ne vous était pas encore venu à la pensée que votre maîtresse, après tout, ne serait guère autre chose que soixante kilogrammes de chair et d’os, façonnés avec plus ou moins d’art, sous quelques poignées de cheveux noirs ou blonds ; avez-vous rêvé, les yeux ouverts, par un beau jour de printemps, quand les amours fleurissent au coeur et les églantines sur les buissons, quand la terre commence à se fendre sous les ardents baisers du soleil, quand les rameaux des arbres frémissent en se touchant, quand toutes vos cousines vous semblaient jolies ; avez-vous rêvé qu’il vous tombait une Ève du ciel ou qu’il vous en arrivait une de quelque maison voisine ? Si vous avez fait ce rêve, vous vous y êtes complu tout entier ; vous y avez couché et endormi votre âme et toutes les facultés de votre âme ; bientôt, par je ne sais quelle puissance magnétique, votre rêve a pris une forme réelle, un corps palpable ; il a eu des yeux charmants et il vous a regardé ; il a eu des lèvres veloutées et cramoisies, et au milieu de ces lèvres une voix si douce et si amoureuse, que les tourterelles en étaient jalouses ; et puis, dans un moment d’extase ineffable, dans une crise inexplicable, inouïe, vous avez serré contre votre sein votre imaginaire Galatée ; vous l’avez appelée des noms les plus doux, les mieux aimés ; vous avez compté les cils de ses paupières, les dents de sa bouche, les battements de son coeur, et vous n’avez plus rien vu ! Un chasseur a passé tout près de vous ; il a tiré et tué sur l’arbre qui vous abritait une petite mésange bleue et or ; le bruit de son coup de fusil vous a réveillé ; et lorsque pour y retenir les baisers qui s’y épanouissaient, vous avez porté la main à vos lèvres, c’est un colimaçon ou un crapaud que vous y avez trouvé !.... Il ne faut pas autre chose pour faire le plus joli rêve du monde. Les chiffonniers en font de ravissants sur les fumiers de Paris. Ils cherchent des cuillers d’argent, ou de vermeil, ou d’or !...

J’en ai surpris un au moment où il croyait toucher à la fortune. Il pouvait être dix heures du soir. Ce malheureux était courbé comme un cerceau ; ses pieds et ses mains se touchaient sur le fumier qu’il venait d’éventrer et dont il fouillait les intestins. Je m’approchai de lui avec précaution, et à la clarté de sa lanterne je pus l’examiner sans être vu. C’était comme une tête de Rembrandt, huileuse et d’un vermillon jaunâtre, mais une tête admirablement expressive et d’une énergique vitalité. On devinait à ses agitations extérieures quel travail il se faisait dans cette nature révolutionnée. Tout à coup un rayon argentin jaillit, comme une étincelle, des entrailles du fumier ; en même temps un petit bruit légèrement sonore passa dans l’air. Ce bruit et ce rayon, si faibles qu’ils furent, remuèrent profondément mon pauvre chiffonnier. La vie sembla s’arrêter en lui ; un tremblement rapide fit frissonner ses haillons sur ses os, il tomba en poussant un cri sourd.

Au bout de quelques minutes, au bout de quelques heures peut-être (l’émotion nous emporte si vite !), mon pauvre homme se releva : sa main crispée serrait convulsivement quelque chose que je ne pouvais voir ; son visage était couvert d’un sourire triomphal et puissant ; et puis, la main s’ouvrit, le sourire s’arrêta et disparut, les teintes rouges devinrent blanches, et un épouvantable juron sortit de la tête sombre de cet homme. Je m’approchai de lui.

« Vous avez trouvé une cuiller d’argent ? lui dis-je.

- Je l’ai cru un moment... c’est vrai ?

- Eh bien !...

- Tenez ! »

Il jeta sa trouvaille à mes pieds ; c’était une tête de merlan !

O rêves de jeunesse ! crapauds et colimaçons ! poétiques chenilles ! en vérité, vous valez mieux qu’une tête de merlan !...

Après tout, c’est ainsi en toutes choses, et les rêves sont les franges de la vie humaine. Dans le passé, ce sont des souvenirs ; dans l’avenir, des espérances ; toujours quelques fleurs enfantées par l’imagination, et qui nous font aimer, çà et là, à côté de nous. S’il était impossible d’y rêver, les positions sociales, même les plus hautes, seraient inhabitables. Il n’en est pas une qui ne soit encombrée de plus de mal que de bien. C’est pour cela sans doute que la nature a donné à tous les êtres tant de propensions à espérer, à croire au bonheur, à s’abuser toujours, à regarder la vie comme on regarde un fleuve, c’est-à-dire seulement là où le fleuve n’est plus et où les bords commencent. S’il n’y avait rien au-delà du vrai, rien en dehors de l’absolue réalité, qui voudrait être chiffonnier, qui voudrait être roi ? Personne. Les chiffonniers cherchent aussi des billets de banque et des portefeuilles ; s’ils ramassent autre chose, c’est par nécessité et parce que, après tout, il faut manger ; mais ôtez-leur cette douteuse et presque impossible Amérique : une cuiller d’argent cachée dans un fumier ! et ils s’arrêteront sur-le-champ ; ils vendront leurs crochets, leurs lanternes, leurs hottes ; ils se feront voleurs, assassins, mouchards, que sais-je ? Ou bien, les pauvres animaux, ils se coucheront sur le pavé et crèveront en plein air, à la pluie, au soleil, sous la neige ou le brouillard, ou sous les roues de quelque voiture. Qu’importe !....

C’est pendant la nuit principalement que l’espérance, cette fleur de toutes les misères, éclôt dans l’âme des chiffonniers. Pendant la nuit, on les voit à peine ; ils n’ont pas à craindre l’impitoyable loi qui commande la restitution des objets trouvés ; si c’est enfin cette fois que leur rêve doit se réaliser, ils n’en parleront à personne ; pour quelques verres d’eau-de-vie, leur conscience se taira ; d’ailleurs ils l’enivreront tout à fait, leur bonne conscience, si elle gronde ! et, quoi qu’elle dise, ils ne l’entendront plus quand avec eux elle battra les murs !

Cependant lorsqu’ils ne trouvent ni cuiller d’argent, ni portefeuilles, ni billets de banque, c’est-à-dire tous les jours que Dieu fait, les chiffonniers, plus sages que le héron de la fable, se rabattent sur le frétin et se gardent bien de dédaigner quoi que ce soit. Les yeux penchés vers la terre, comme des brutes, ils en fouillent du regard les plus imperceptibles cavités. Ils voient l’insecte qui se meut et le grain de sable qui luit entre deux pavés ; ils distinguent au milieu de la boue, et de fort loin, la tête rouillée d’un vieux clou ; rien n’échappe en un mot à leur minutieuse investigation, prompte, calme et passionnée tout à la fois. Aussi, lorsque le jour est bon, ils ont bientôt rempli leur hotte que la plupart d’entre eux appellent mannequin, et par dérision cabriolet. Les débris de vaisselle, les lambeaux de torchons, les talons de bottes, les tessons de bouteilles, les morceaux de papier gris, les restes de mêches à quinquets, les chiens tués ou empoisonnés, les ossements de toute nature, et jusqu’aux fragments de légumes, tout est marchandise, tout a une valeur, tout est de bonne prise pour le chiffonnier. Avec ces ordures il fera de l’argent, ce pauvre alchimiste, et avec cet argent, il trouvera de quoi se repaître ; et il ne crèvera pas de faim.

C’est là sans doute une épouvantable condition ; mais habitués à ce train de vie, à ses déceptions continuelles, à son abjection fatale, les chiffonniers ne font rien pour en sortir. Ils se plaisent là dedans, ils y naissent et ils y meurent, comme les vers dans la chair bleue. Que voulez-vous ? avec les 40 sous qu’ils gagnent à peu près tous les jours, ils pourraient vivre convenablement, un peu mieux ; ils ne veulent pas vivre mieux. Ce qu’ils veulent avant tout, c’est du vin et de l’eau-de-vie ; « du camphre et du vitriol, » comme ils disent ; quelque chose enfin qui leur brûle, le plus vite possible, les poumons et le cerveau. Un chiffonnier qui penserait ne pourrait pas faire son état. Les chiffonniers rêvent, ils ne pensent jamais.

La bonne ville de Paris, cette belle prostituée toujours prête à satisfaire tous les appétits, ceux du vice et ceux de la vertu, ceux de la bouche et ceux du couteau ; Paris a produit des cabaretiers tout exprès pour les chiffonniers ; il y a à Paris des bouges où l’on ne reçoit que ces gens-là et les voleurs, qui entrent partout. Un homme vêtu à peu près décemment n’y serait pas reçu, à moins pourtant qu’il n’établit sa dignité d’une manière précise, soit en prouvant qu’il vient du bagne ou qu’il y peut aller, soit en montrant sa médaille de chiffonnier ou sa carte d’agent de police. Voilà cependant les couches inférieures de l’espèce humaine, telles que les a faites la civilisation ! Ces établissements sont quelque chose de monstrueux, et les hommes y sont traités plus mal que les chiens. Le tavernier, le cabaretier, si vous aimez mieux, les injurie, il les frappe, il les entasse sur de la paille dans une pièce reculée et sourde, quand ces malheureux, qu’il a empoisonnés avec ses drogues, ne peuvent plus se tenir, même sur les genoux. Les chiffonniers appellent cette pièce clandestine la salle de police, le violon. Ils y dorment, les uns sur les autres, lorsqu’ils sont soûls, en long et en large ; et quand ils en sortent, ils ne se plaignent pas ; mais ils recommencent à boire, s’ils ont encore de l’argent.

C’est dans ces ignobles repaires, et ils sont nombreux à Paris, que les chiffonniers vont engloutir le prix de leur travail. Le plus souvent, il n’y a ni bancs ni chaises dans ces trous bâtis en maçonnerie, mais seulement des cordes attachées au plafond et qui descendent vers le pavé de l’antre jusqu’à hauteur de moitié d’homme. Quand il en est ainsi, les convives se soutiennent à ces cordes, à leurs risques et périls. S’il en tombe quelques-uns, les autres marchent dessus ; voilà tout. Il y a, rue des Marmousets, une maison de ce genre, que la police municipale fait fermer le dimanche et le lundi, par mesure de précaution, à trois heures du soir ! Jugez ce que ce peut être que cette maison, rue des Marmousets !

Les chiffonniers prennent leur nourriture au hasard, mais presque toujours sur les marchés publics. Là, pour quelques sous, on leur vend des croûtes de pain, des restes de viande, des balayures de maraîcherie, des arlequins, comme ils disent, et ils ne demandent rien de plus. On pourrait même se dispenser de faire cuire leur pâtée dans le saindoux ; ils ne s’en plaindraient pas. Pour 20 centimes, ils dînent merveilleusement, à leur avis, chez la mère Cousin. La mère Cousin est leur Borrel ; elle habite le marché des Jacobins, à cent pas des Tuileries.

Il existait autrefois, dans les environs de la place Maubert, un restaurant spécialement consacré aux chiffonniers, et dont l’histoire mérite d’être arrachée à l’oubli. Ce restaurant, établi au rez-de-chaussée, était composé de deux pièces basses, noires et comme écrasées sous le poids des étages supérieurs. De longues tables entourées de bancs, le tout en sapin et soutenu sur des pieds solidement enfoncés dans le sol, tel était l’ameublement de ce pauvre logis. Aucun saint en renom, aucune allégorie, aucune devise n’avait été barbouillé au dessus de la porte, mais on y lisait en lettres grossièrement dessinées : « A L’AZART DE LA FOURCHAITE, ICI L’ON DÎNE POUR UN SOU ! » Cette enseigne avait fait fortune, et il devait en être ainsi, dans un pareil quartier. Eh bien, c’était une ironie cruelle que cette enseigne, un mensonge tentateur, amer. Voici comment on dînait pour un sou à l’azart de la fourchaite. Dans la première pièce de cet abominable réfectoire, une chaudière immense, en cuivre jaune et vert-de-grisé, reposait sur un trépied en fer, au-dessous duquel on entretenait avec soin un grand feu. On jetait dans cette chaudière quinze à vingt livres d’arlequins, c’est-à-dire des restes de viandes achetés dans les gargotes du voisinage. Deux ou trois têtes de moutons, coupées en deux, étaient ajoutées aux arlequins, et le tout nageait et sursautait dans la chaudière au milieu d’une marre d’eau grasse et moussue. Un pauvre diable venait-il à passer avec un sou dans sa poche et la faim au ventre, – il entrait là, alléché par les promesses de l’enseigne, et il demandait à dîner.

Alors, voici la scène qui se passait si notre commensal arrivait pour la première fois dans ce terrible restaurant.

Une grosse femme, presque ronde, une figure toute rouge et de la barbe, avec des yeux gris et clignotants, s’avançait aussitôt et remettait aux mains du malheureux une fourchette en fer, longue de quatre pieds environ, noire de fumée graisseuse et armée de trois pointes.

« Votre sou, » demandait-elle aussitôt.

A l’azart de la fourchaite, on payait son dîner d’avance.

Notre homme donnait son pauvre sou, jaune ou rouge, en cinq centimes, en quatre liards, en une seule pièce, comme il était, comme il l’avait trouvé, ou gagné, ou comme on le lui avait donné. Il y a des infortunés à Paris, et pas mal, qui pourraient très-bien croire que l’argent n’existe pas, s’ils n’en voyaient empilé derrière les grilles des changeurs. L’auteur de cet article s’est demandé très-sérieusement, pendant quatorze mois, s’il n’y avait plus une seule pièce de 5 francs à Paris. A la fin, un honorable député, M. Chapuys Montlaville, lui prouva, sur un seul mot, qu’il y en avait encore quarante, et plus.

La femme ronde s’assurait que le sou était bon, ou les centimes, ou les liards. C’était bientôt fait. Elle prenait ensuite son homme par le cou, à peu près comme le bourreau au moment où il va enfourner une tête dans l’éternité ; et puis, détournant celle du pauvre diable, elle lui allongeait le bras armé de la fourchette jusqu’au-dessus de la chaudière. Alors elle lui disait : Piquez !...

Il abaissait la main, plongeait perpendiculairement sa fourchette au fond du gouffre, et le morceau qu’il avait piqué et qu’il retirait de l’eau, lui appartenait. C’était avec cela qu’il devait dîner pour son sou.

Ce morceau était quelquefois un cou de poulet, appelé par les chiffonniers un titi ;

    Ou bien c’était un tronçon de pomme de terre ;
    Ou un radis noir, creux ;
    Ou un pied de chat domestique ;
    Ou une oreille de quoi que ce soit ;
    Ou une couenne de lard rance et jaune.
    Lorsque c’était une moitié de tête de mouton, la pièce à choisir était gagnée.

Le plus souvent ce n’était rien du tout.

Un de mes amis, M. Auguste Luchet, avec lequel j’allai un jour visiter cette abominable providence, voulut jouer à l’azart de la fourchaite. Il s’empara du trident et le plongea dans la chaudière. A la quatorzième fois, il en retira une coquille de moule, mais la moule était restée au fond.

Après quelques années de vogue, soit que la police ait mis fin aux spéculations philanthropiques de cet établissement, soit qu’il ait été naturellement abandonné, il a disparu.

Les chiffonniers les plus heureux sont ceux qui trouvent dans leur ronde quelque chose à manger, quoi que ce soit. Ils soufflent là-dessus et ils s’en bourrent le ventre, sans faire la grimace, et bien contents, en vérité ! Ils appellent ce festin un dîner chez la mère la Rue ; or, comme la mère la Rue est la seule personne au monde qui leur fasse crédit, c’est toujours avec orgueil et fièrement qu’ils parlent d’elle. Eh ! bon Dieu ! il faut bien aimer quelque chose et quelque part, ici-bas ; pourquoi n’aimeraient-ils pas la rue, ces pauvres gens qui lui doivent tout !

Viennent à périr les colonies et les betteraves, et les chiffonniers trouveront du sucre, s’il le faut, au milieu de ces grands fossés qu’on appelle les rues de Paris. Quant à présent, c’est là qu’ils font leur récolte de tabac et qu’ils cherchent le fer dont ils ont besoin. Voici comme : l’un des leurs, vieux soldat, non décoré, mais ayant, dit-on, souvent mérité la croix, ce qui vaut mieux ; l’un des leurs, marié légitimement et père de famille, même un peu marchand de vin, dégoûté un jour de son pauvre état de chiffonnier, chercha dans sa tête un moyen d’en sortir tout à fait. Il ne savait rien faire. Dans le temps de sa jeunesse, on n’apprenait aux enfants qu’à tirer des coups de fusil et à supporter de longues marches. Il était vieux d’ailleurs et incapable d’aucun travail pénible. Il avait des enfants à son tour, mais sa pauvreté n’avait point permis qu’il leur fît apprendre un métier. Il possédait en outre une vieille femme, mais elle avait été cantinière, et ne se souvenait pas d’avoir fait autre chose que passer la goutte à nos soldats sur le champ de bataille, à travers les balles et au milieu du feu. Autour de lui, il avait beau regarder et étendre les bras, il ne voyait rien qui pût l’aider à sortir de son malheureux métier. Il y songeait tout le jour, et la nuit il en pleurait. Après bien des recherches, bien des calculs, bien des rêves, il lui vint enfin dans l’esprit qu’il était impossible que le tabac vendu par la régie fût plus mauvais. Depuis longues années, il savait que cette abominable choucroûte enfumée était beaucoup trop chère. Du rapprochement de ces deux faits, jaillit pour lui, comme une source au désert, une vie nouvelle, une situation meilleure. Il dit, je serai marchand de tabac et il le fut. On le vit, dès le lendemain, lui, sa femme et ses enfants, se promener dans les rues de Paris, un panier au bras, et cherchant sur les trottoirs et jusque dans les ruisseaux, les bouts de cigares tombés de la bouche des passants ou rejetés par eux.

Les galeries du Palais-Royal, les boulevards, les Champs-Élysées, furent les premiers endroits qu’on leur vit exploiter. Peu à peu, ils s’introduisirent dans les estaminets. Aujourd’hui, quand ils rentrent, le soir, dans leur pauvre gîte, il est bien rare qu’ils ne rapportent pas, à eux tous, une dizaine de livres de ces bouts de cigares. Alors ils se rangent en rond, autour d’une table ; ils disposent leur récolte au milieu d’eux, ils l’épluchent, ils la trient, ils en font des lots. Chacun d’eux, armé d’un grand couteau de cuisine, hache ensuite devant soi, pour en faire du tabac à pipe, sa part de récolte du jour. Le lendemain, enfin, tout en faisant leur ronde, ils vendent aux chiffonniers qu’ils rencontrent, et seulement au prix de dix centimes l’once, le tabac à fumer et à mâcher dont ces pauvres diables ont besoin pour vivre.

Quant au fer, ce sont les chiffonniers eux-mêmes qui l’extraient des rues, ou du moins un certain nombre d’entre eux. Ceux-ci sont nommés par la police et par leurs confrères, les ravageurs. Ils ne travaillent pas lorsqu’il fait beau, mais seulement quand il pleut, un instant après la pluie. Alors l’eau coule à torrents dans les rues inclinées de Paris. Elle a charrié, dans les rigoles ménagées par le pavé, tous les morceaux de clous et de ferraille qu’elle a pu emporter en passant, et tout cela s’est arrêté çà et là, dans les interstices des pavés. Les ravageurs le savent bien. Aussi, dès que le ciel se charge de nuages, dès que les nuages s’amoncèlent au midi et semblent traîner sur la ville et s’écorcher les flancs aux angles des toits, dès ce moment tous les ravageurs, jeunes et vieux, sont en fête. Chacun prépare son crochet et boit du camphre en attendant l’orage. Tout à coup les nuages crèvent, la pluie tombe à verse ; c’est le beau temps des ravageurs. Dans un instant ils vont se mettre à l’oeuvre. La pluie a cessé, les voici :

Toutes les rues inclinées de Paris, et au milieu desquelles coule un ruisseau, sont occupées par une file de pauvres gueux en blouses, ployés en deux, la tête au niveau des genoux, les regards au fond du ruisseau, et cherchant de la ferraille entre les pavés. La besogne faite, ils vendent un sou la livre leur misérable butin. Pour nous autres, un sou n’est rien ; pour les ravageurs, c’est l’espérance, c’est la vie, c’est tout ! Oh ! que de chiens inutiles absorbent, sans s’en douter, ce qui suffirait aux besoins de nombreuses familles !...

La police n’aime pas les ravageurs. On prétend qu’ils détériorent le pavé de Paris. Quand elle en prend en flagrant délit, c’est-à-dire travaillant pour manger, elle s’en empare, elle les conduit en prison, elle les fait condamner, et puis probablement elle se donne, au nom de la société, sa propre bénédiction. Quelle raillerie !...

Quoi qu’il en soit, et ceci soit dit en l’honneur du plus hardi des chiffonniers, voici dix ans que la police traque le général Bertrand, le plus vaillant des ravageurs, et elle n’est pas encore parvenue à l’arrêter.

Le Général Bertrand, ravageur, n’est pas ce vieux et fidèle compagnon de l’Empereur que nous connaissons tous. Grâce à Dieu ! celui-ci peut vivre autrement qu’en cherchant des clous dans les ruisseaux de Paris. Celui dont nous parlons est tout simplement un chiffonnier héroïque, un brave entre les siens, et que les siens ont appelé général, parce qu’il se nommait aussi Bertrand, comme l’austère compagnon de notre grand Empereur.

Les jeunes chiffonniers ne se font remarquer au milieu de leurs pères que par un seul trait, un manque de mémoire, un rien, voici : dès qu’il peut travailler à son compte, c’est-à-dire à douze ans environ, le petit chiffonnier se hâte d’abandonner l’antre paternel. Il se procure les instruments dont il a besoin, et on le voit errer seul au travers de nos tas de maisons. Pendant les premiers jours de sa liberté, il sait encore le nom de son père, mais au bout de trois mois, demandez-le-lui, il ne s’en souvient plus. Il sait bien qu’on l’appelle Gugusse, Titi, l’Amour, etc., mais voilà tout. Pauvre enfant !

C’est sous les galeries du marché du Temple que les chiffonniers achètent leurs vêtements. Une blouse en été, une guenille quelconque en hiver, une casquette, un pantalon multicolore, deux souliers réformés à l’armée de Sambre-et-Meuse, mais garnis de bons clous aujourd’hui, voilà leurs harnais des fêtes et de tous les jours. Quant à la chemise, c’est au marché Saint-Jacques, chez mademoiselle Victoire qu’ils vont la chercher ; ils l’appellent du nom de la marchande, une victoire. Elle leur coûte 10 sous ; quelquefois moins, jamais plus.

Les chiffonniers deviendraient presque tous électeurs, s’ils savaient profiter de leur position qui ne les oblige à aucune dépense ; s’ils aimaient un peu moins le camphre et le vitriol. Ils seraient considérés, choyés, on leur donnerait des poignées de main et on leur ferait la cour tous les cinq ans ; enfin, ils pourraient mourir dans leurs lits. Eh bien, allez dire cela à un chiffonnier : il vous répondra que l’hôpital n’est pas fait pour les chiens, et il vous tournera le dos. Les chiffonniers sont des malades incurables.

On a rangé tout récemment les chiffonniers parmi les classes dangereuses de la ville de Paris. On a eu raison : les chiffonniers sont dangereux ; mais à qui la faute ? Au lieu de s’amuser à bâtir des prisons modèles où, pour un seul détenu, l’état ne paie pas moins de 500 francs de loyer, comme à la Roquette ; au lieu de faire aux prisonniers civils une vie si douce qu’elle dépasse en bien-être celle de nos ouvriers actifs les plus laborieux, ne vaudrait-il pas mieux s’occuper sérieusement du sort des classes pauvres ? Encore une fois, ce n’est point par plaisir qu’un homme se fait voleur ; c’est parce qu’il n’a pas de travail, pas de gite, pas de vêtements, pas de pain. Lorsqu’il sera en prison, il aura tout cela. Il le sait bien, ce pauvre homme qui ne s’est pas encore écarté du droit chemin, et c’est là pour lui en vérité une science formidable. Vous qui l’accusez, vous qui le condamnerez demain, la main sur votre gilet et les yeux dans votre Code, vous ne savez pas tout ce qu’il a fait, ce malheureux, avant de mettre l’honneur sous les pieds et de marcher dessus ; vous ne savez pas tout ce qu’il a souffert pendant le jour et pendant la nuit, tourmenté par les tentations de la faim ; vous n’avez pas eu faim, vous !... Oh ! croyez-moi, ne chassez pas l’indulgence de votre coeur, messieurs les juges : l’indulgence, le pardon, sont des attributs de la Divinité, tâchez de vous approcher d’elle le plus possible dans ce monde, et dans l’autre, elle abaissera sa droite de votre côté. Les chiffonniers sont des hommes, comme vous et moi ; ils sont nés de deux baisers comme nous tous, sous un buisson de fleurs, peut-être sous les lilas de Romainville, au bruit des chansons villageoises, au chant des oiseaux : ne les maudissez pas. Ah ! s’ils se sont abrutis au point de ne plus nous ressembler que par la forme, ce n’est pas leur faute à eux, croyez-le bien. Ils s’éloignent si vite de leur mère, qui ne peut les nourrir ! ils sont tant méprisés, tant cachés dans la boue ! ils voient si rarement le soleil, ces parias inclinés sur le fumier que nous faisons tous !

Nous avons écrit tout à l’heure que c’étaient des malades incurables, – oui, incurables si nous les abandonnons tout à fait ; – mais penchons-nous vers eux quelque jour, et nous les verrons bientôt revenir à la vie commune et s’élever à une hauteur normale. Hélas ! les pauvres brutes, savez-vous qu’ils ne se croient pas des hommes ?...

Ils sont pourtant aristocrates et très-aristocrates, je vous jure. Il y a parmi eux, comme partout ailleurs, des rangs, des catégories, des préférences, des exclusions, les élus et les maudits. A quelques pas de la barrière de Fontainebleau, il existe un cabaret fréquenté spécialement par les chiffonniers, et qui porte pour enseigne une espèce de cruche noire, avec cette devise au-dessous : « AU POT BLANC. » L’ex-chef de la police de sûreté, le publiciste Vidocq, ayant eu naturellement à s’occuper des chiffonniers, a visité ce cabaret longtemps avant nous. Voici, à peu près textuellement, ce qu’il en dit dans un de ses ouvrages :

« Les chiffonniers sont divisés en trois classes : ce n’est pas seulement dans l’exercice de leurs fonctions que cette distinction a lieu ; elle existe même au Pot blanc. Pour ne point mettre leur hoteriot en contact avec les mannequins et les serpillières, les chiffonniers de la première classe se sont emparés de la plus belle chambre du cabaret : elle leur appartient exclusivement, et pour bien indiquer sa destination, ils l’ont nommée chambre des pairs. Les porteurs de mannequins, à leur exemple, se sont emparés d’une autre pièce qu’ils ont nommée chambre des députés. Enfin, les membres de la dernière classe, forcés de se contenter de la plus mauvaise pièce, ont écrit au-dessus de la porte : Réunion des vrais prolétaires. »

Cette prédisposition à s’affubler de priviléges et à se blasonner, démontre beaucoup mieux que nous ne saurions le faire, tout ce qu’il y a de souffrances parmi les pauvres parias de notre civilisation. Quoi donc ! ce sont ceux-là même qui brisent les écussons aux jours de crises, qui battent les armées de la royauté, le plus haut et peut-être le plus lourd privilége de notre temps, ce sont eux, et cela au nom de l’égalité ! – ce sont eux qui se détournent de l’égalité divine, l’égalité naturelle, l’égalité du malheur ! – Faut-il se plaindre ? faut-il gronder ?...

Ni l’un ni l’autre. Les temps ne sont pas venus.

Un mot seulement :

O prolétaires ! ô députés ! ô pairs de France ! voici bien longtemps que la guerre existe entre vous, enfants de la terre ! Avez-vous peur qu’il y ait trop de joie et de félicité dans ce monde, vous qui abandonnez, quand vous ne les bannissez pas, les hommes malades au lieu de chercher à les guérir. Croyez-moi, messeigneurs, prenez une autre voie. Plutôt que d’aiguiser vos dents les uns contre les autres, aimez-vous en frères, les grands et les petits, et pensez quelquefois à cette pâle chiffonnière qui, elle aussi, se plaît dans la pourriture humaine, aime la fange dans les haillons et les manteaux d’or, boit les ulcères à pleine bouche et sans cracher ; terrible porte-hotte qui vous ramassera tous, et qu’on appelle LA MORT !                     

L. A. BERTHAUD.


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