Espiègleries d'Armantine l'entretenue du petit bossu.- Bruxelles (Impr. A Sacré, 17-19, rue de la Fourche) : Chez tous les libraires, [ca1875].- 56 p. ; 15,5 cm.- (Les femmes entretenues dévoilées).

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Espiègleries d'Armantine
L'entretenue du petit bossu

Les femmes entretenues dévoilées

Espiègleries d'Armantine l'entretenue du petit bossu
_____

Spéculations plus mercantiles que galantes. Tarif de voluptés à tant la pâmoisonArmantine fait la chouette à six trésoriers à la fois. Fourberies, avarice, filouteries. Puis LES MADELONNETTES et LA CHARITÉ.

Vois-tu parmi ces grands leurs compagnes hardies,
Imiter leurs excès, par eux-mêmes applaudies ;
DANS UN CORPS DÉLICAT PORTER UN CŒUR D'AIRAIN ;
Opposer au mépris un front toujours serein ;
Et du vice endurci témoignant l'impudence,
SOUS LEUR CASQUE DE PLUME étouffer la décence ?



Lorsqu'un auteur cherchera à lancer un trait satirique sur les femmes entretenues, c'est  toujours du carquois sanglant du misanthrope Gilbert qu'il devra le tirer. Mais courons aux faits.

La beauté, ainsi que la fortune, est bizarre, inintelligible ; et, par d'étranges caprices, elle choisit souvent pour son berceau, au lieu de lambris dorés, les lieux les plus ignobles.

C'est par un de ces jeux qu'ARMANTINE FREMONT naquit dans la loge d'un portier, et du Marais encore ! A peine ses petites mains purent-elles servir à quelque chose, qu'elle tira le cordon, alluma le fourneau à l'entrée de la cour, reçut les lettres des facteurs, les clefs, les chandeliers et tous les messages des locataires. Sa mère était rempailleuse de chaise, et son père tourneur. La morveuse alla, dans son enfance, à l'école gratuite de l'arrondissement, et parvint ainsi jusqu'à l'âge de douze ans, sans marquer autrement que par l'éclat d'une beauté qui promettait d'être sous tous les rapports, vraiment extraordinaire. Quant à son goût dominant, il consistait dans la lecture continuelle de comédies, de tragédies, de vaudevilles et de mélodrames ; elle employait tout le produit de ses broderies à se procurer de ces ouvrages : c'était une passion qui tenait de la démence ; et sa mère avait beau la gronder, la menacer ; inutiles tentatives ! Armantine revenait sans cesse à ces hochets favoris, en faisait ses délices jour et nuit, et se meublait la mémoire d'une quantité de rôles qu'elle répétait avec infiniment de goût et d'intelligence.

Un acteur (père-noble chantant du théâtre Feydeau) retiré et pensionnaire, se logeait dans le même hôtel ; il ne put s'empêcher de fixer son attention sur notre héroïne, qui, dans son enfance, ne lui avait paru, par des manies, qu'une jolie petite folle, mais qui lui offrait, dans son adolescence, le rare modèle d'une beauté parfaite, dont un esprit fin et naturel relevait encore le mérite. Armantine lui apportait souvent ses lettres, son lait le matin ; et pour prix de ses complaisances intéressées, Armantine ne manquait pas de le prier de lui prêter Molière, Voltaire, Racine, Regnard, Marivaux, Gresset, ainsi que tous les opéras dans lesquels avait brillé à Feydeau la célèbre Phylis, d'agréable mémoire. Cet artiste vivait depuis des années avec une femme d'un certain âge, qui avait joué les ingénues pendant vingt-cinq ans en province. Armantine, avec ces deux vétérans du temple de Thalie, pouvait puiser à la source des plus doctes leçons de la scène. Si de son côté Floricourt (c'est le nom de notre comédien retiré) se plaisait à développer, sous tous les rapports, les heureuses dispositions de notre héroïne, soit en lui donnant des leçons de prosodie, de syntaxe, de mythologie et d'histoire, soit sur le rythme et tous les mystères poétiques de la versification, l'ingénue madame de Florimont, du sien, se plaisait à lui enseigner toutes les finesses du métier, les grâces du scénario, l'art de lancer un coup d'œil vers les loges, celui de faire faire vague à sa gorge dans les moments pathétiques, de minauder un évanouissement soudain dans une scène tumultueuse de cabale, et de coquetter avec les grands, dont les orgueilleux présents devancent toujours la recherche. Cependant Armantine ayant un faible volume de voix, l'opinion de Floricourt prévalut sur celle desa femme ; et il fut arrêté dans cet important comité, que l'aspirante s'en tiendrait définitivement aux jeunes premières de la haute comédie : ainsi la Rosine du Barbier de Séville, Estelle des Comédiens, la Fille d'honneur, et tous les premiers rôles à grande toilette, formèrent son répertoire. Déjà Armantine touchait agréablement du piano ; ses mains, admirables par leur finesse, leur blancheur, faisaient naître le plus puissant désir de les presser sur ses lèvres ; déjà aussi elle ne se mêlait plus en rien de ces ignobles détails de ménage. Fi donc ! Belle et instruite, on avait représenté au bon homme Frémont, son père, que cette perle ne devait pas être barbarement sacrifiée, et vivre ignorée dans la loge d'un portier. « Un jour, lui avait dit Floricourt, votre fille fera le bonheur, la fortune du vos vieux ans ; applaudie, claquée sur un des premiers théâtres de la capitale, les opulents se la disputeront ; et vous-même, maintenant obscur portier, vous aurez peut-être un insolent concierge à la porte de votre hôtel, qui, par sa morgue, donnera de suite la plus haute idée de votre maison. »

Fremont souriait à cette flatteuse perspective, et ses faibles notions d'honneur s'évanouissaient devant les hochets de l'ambition que Floricourt faisait briller à ses yeux. La mère d'Armantine avait sur la vertu des femmes des principes plus fermes, et ne voyait dans les destinées de sa fille, que celles d'une Laïs scandaleuse, dont la beauté et la première jeunesse se passeraient, il est vrai, dans de brillants boudoirs, mais la vieillesse… à l'Hôpital. Floricourt, plein d'une morale de coulisses, ne croyait que légèrement à ces prophéties timorées, et poussait à force notre héroïne vers le pinacle des grandeurs de Thalie. Madame Floricourt (1), de son côté, lui prêtait ses robes de théâtre, lui faisait faire des répétitions habillées, lui apprenait surtout à jouer le sentiment, l'ingénuité, la virginité de l'âme, qui laisse toujours présumer celle du corps : « Car c'est là, ma chère, disait-elle, la plus belle flèche de ton carquois. — Comment ? répliquait Armantine. — Mais oui ; ton traitement d'actrice ne signifie rien ; sept à huit mille francs par an ! en supposant même part entière ; tu aurais à peine pour tes gants gras, tes souliers, tes bains, et tes odeurs : il faut donc songer de suite, en mettant le pied sur les planches, à trouver un entreteneur qui fasse ta fortune. Garde-toi, ma petite, de t'attacher à la figure, à la probité, au mérite ! tout cela je te le jure, est d'un bien triste avantage : j'en ai fait l'épreuve moi-même quand j'étais jeune et jolie, et j'ai payé un terrible tribut aux illusions du bel âge. Hélas ! si jeunesse savait, et si vieillesse pouvait ! Mais au bout de quelques années, après avoir éprouvé toutes les catastrophes cuisantes du sentiment, j'employai d'autres batteries : l’or dont j'avais trop lontemps méconnu le prix devint mon unique idole, comme il doit être dès ce moment la tienne ; et j'avoue que ce ne fut qu'au plus fort de mon talent d'ingénuité, que j'acquis cette dissimulation ; c'était cette perfidie savante qui met aux genoux de notre sexe un homme pieds et mains liés. »

Armantine, pleine de gratitude pour ces précieux avertissements, l'embrassait de toute son âme, la pressait sur son cœur comme une tendre mère, toujours occupée de son bonheur futur, et remerciait le sort d'avoir amené précisément dans l'hôtel deux personnages qui lui feraient acquérir un jour la plus belle célébrité dans l'empire du cabotinage.

Cependant tout le Marais n'était rempli que du bruit de la beauté d'Armantine ; sa mise élégante (car madame de Florimont fournissait à tout, persuadée qu'un jour ses avances seraient payées au centuple), sa toilette, dis-je, éveillait tous les regards. Déjà des épiciers... en gros, voire même le propriétaire d'une riche raffinerie de sucre de la vieille rue du Temple, lui avaient offert leur main, trop heureux, avaient-ils dit à peu-près, de la prendre sans le sol et sans chemise ! Mais l'excellente éducation d'Armantine lui fit voir les choses et les personnes sous un prisme bien différent ; ses professeurs lui ont inculqué des doctrines trop sages, pour qu'elle se méprenne aussi grossièrement sur ses véritables intérêts. « Fi donc ! se dit Armantine Fremont ; moi, possédant déjà, comme un ingénieux perroquet, les théâtres de nos meilleurs auteurs comiques et tragiques, pouvant régner sur une rampe de quinquets, devant vingt rangs de banquettes, et voir briguer au poids de l'or mes plus légères faveurs, faire enfin le désespoir de toutes mes camarades, j'irais obscurément, au mépris des Muses, de Thalie, de Melpomène, enfouir mes talents et mes attraits dans un comptoir, vendre de la canelle, de gingembre et de l'indigo, ou me confondre parmi des pyramides de pains de sucre !!!... Non, non ; que mes destins galants triomphent et s'accomplissent ! Je veux de l'éclat, du scandale, et non de la considération ! C'est une fumée avec laquelle on meurt de faim. — Bien ! Bien ! ma fille, s'écriait madame Floricourt qui l'écoutait, et la surprit dans cet édifiant soliloque : tu serais mon sang, que tu ne parlerais pas mieux : je te promets, foi de vieille ingénue, avec ces doctrines, une brillante fortune. » Madame Floricourt, dans l'excès de sa joie, embrassa, à plusieurs reprises, sa charmante élève, et Floricourt, étant survenu au bruit de l'entretien, ajouta ses propres compliments, en se glorifiant d'avoir si bien employé ses soins et ses veilles.

Le noviciat d'études fini chez ses premiers précepteurs, Armantine, après quelques démarches, est enfin reçue à l'Académie de déclamation de Dugazon ; à peine y parut-elle, que son débit brillant, l'étincelle de son jeu, la noblesse de son maintien, la firent admirer de tous les hommes, et détester de toutes les autres actrices, qui s'évertuant à lui chercher un défaut, ne pouvaient en trouver ; ce qui, pour une femme, et une femme exploitant les planches, est,  il faut l'avouer, la plus cruelle des tribulations. Armantine, invitée par Dugazon à jouer quelques scènes avec un jeune premier qui se destinait également au théâtre, s'en tire à merveille, et le professeur enchanté, jouissant des privautés de son âge et de son rang à l'école de droit de Thalie, ne peut résister au plaisir d'embrasser, dans un transport d'admiration, sa charmante et nouvelle prêtresse. Les scènes qu'avait jouées Armantine étaient celles de la brouille et du raccommodement dans le Dépit amoureux.

Evreurose, le jeune premier qui l'avait secondée, joli homme, dans la fleur de l'âge, plein d'âme et d'intelligence, avait mis tant d'énergie, de naturel et de sentiment dans sa tirade, qu'Armantine profondément émue, n'avait pu retenir ses larmes, et s'était en effet sentit délicieusement touchée : c'est là le cas de dire : On ne joue pas toujours impunément avec les armes à feu ! D'ailleurs notre jeune beauté, toute neuve encore, n'avait jamais vu l'ennemi de si près, Evreurose était charmant ; les familiarités de son rôle lui avaient permis de baiser la plus belle main, de la serrer avec enthousiasme, avec délire, sur ses lèvres ; l'aveu, quoique noté, d'Armantine, avait achevé de répandre un voluptueux désordre dans tous ses sens ; l'action de se jeter dans les bras l'un de l'autre, les avait tous deux singulièrement émus moralement et corporellement. C'est pour le coup que le sein charmant d'Armantine faisait la vague agitée, sans avoir besoin de minauderies auxiliaires ! ses joues enflammées, son visage radieux de fraîcheur et de santé, paraissaient une gaze sous laquelle le lis et les roses venaient se peindre tour-à-tour ; à ces charmes, ajoutez un pied à cacher dans la main, ce qui est du plus heureux augure ;.... et, pour combler l'ivresse, les feux mourants de deux beaux yeux noirs, qui semblaient languir d'impatience et de désirs sous le poids de la virginité

« Divin! divin ! unique ! s’écria Dugazon transporté ; jamais la Contat, Fleury, n'ont joué une scène aussi délicieuse !.. Mademoiselle dit comme un ange : c'est le triomphe de la nature. Seulement quelques transitions de tons un peu plus frappés, et quelques larmes dans la voix, surtout pour les chutes des vers ; un peu plus de projet, d'intention dans les mouvements de la taille, afin d'obtenir de beaux reliefs de formes, et mademoiselle fera faire queue à tout Paris. »

Monsieur et madame Floricourt pleuraient d'orgueil ; ce premier succès était leur ouvrage. Molière n'avait pas été plus fier en lisant son Tartufe devant la belle Ninon. Quant aux actrices témoins de cet essai, une rage sourde était peinte dans leurs mouvements de jalousie mal étouffée ; et tel que ce joueur qui fit passer en la lançant, une carte à travers un carreau, si l'une d'elles eût jeté son rôle à la tête d'Armantine, elle l'eût infailliblement tuée sur la place. Heureusement que la plupart avaient mis du rouge de vinaigre, ce qui est un encaustique très-puissant ; car celles qui ne portaient que du rouge végétal, dans leurs fureurs secrètes le firent tomber par écailles, et de très-enluminées qu'elles étaient, elles sortirent pâles et défaites comme une jeune mariée le lendemain de ses noces. Pour Armantine, la nature avait pétri ses couleurs, et elle n'eut pas, comme les autres comédiennes, des reproches sanglants à faire à son parfumeur de lui avoir vendu des attraits si fragiles.

« Allons, allons ! tout ira bien, dit Dugazon en reconduisant jusqu'à son fiacre sa nouvelle élève ; quelques mois de répétitions, et je réponds des plus brillants débuts. Je suis bien avec l'administration, avec le semainier ;..... d’ailleurs, ne suffira-t-il pas de voir.... que dis-je ! d'admirer mademoiselle ? » Armantine, ici, parla des rivalités puissantes qu'elle avait à redouter : les premières reines de la scène comique possédant à leurs frais, à leurs gages la grande batterie du claquoir sous le lustre, se laisseraient-elles, sans déclaration de guerre, en la plus légère partie de leur empire? « J'ai déjà lu, dit Armantine, des projets hostiles sur leur physionomie moqueuse. - Bagatelle, que tout cela, mademoiselle, reprit Dugazon ; rappelez-vous donc ces vers prophétiques de Piron :

Que peut contre le roc une Vague animée !
Hercule périt-il sous l'effort de Pygmée !
L‘Olympe voit en paix fumer le mont Etna.
…………………………………..
Et la palme du Cid avec la même audace
Croit et s'élève encore au sommet de Parnasse.


Vous avez un beau talent, et quand il sera fait, je vous assure d'avance les suffrages de tout Paris. »

M. Evreurose avait demandé la permission d'accompagner Armantine ; ce plaisir ne pouvait lui être refusé ; il avait singulièrement contribué à faire briller, par ses propres moyens, l'aurore de la carrière de notre héroïne ; la reconnaissance seule faisait donc un devoir rigoureux de l'accueillir ; et quant à Armantine, l'amour naissant, inoculé (si je puis m'exprimer ainsi) dans son cœur par le jeu d'un duo extrêmement touchant, y faisait déjà les délicieux ravages. Notre héros de coulisse s'en était aperçu, et mit, dès ce moment, tout en œuvre pour dérober, à son profit, cette fleur au souffle impur du vice, et surtout l'enlever le premier aux intrigues mercantiles de foyer, où les acquéreurs, gros capitalistes, ne manqueraient pas de se rendre en foule pour la marchander. M. Evreurose fut retenu à dîner ; le repas fut fort gai et bien fourni en vins. Le vieux papa Fremont et sa bonne femme furent appelés au dessert, et on leur donna à chacun un biscuit trempé dans du malaga, tandis qu'une vieille voisine gardait la loge. Armantine ne rougissait pas encore de leur présence ; ce temps ne tardera pas à venir, il est vrai ; mais elle n'est pas encore parvenue à ce degré de prospérité et d'insolence qui lui fera regarder les auteurs de ses jours comme des êtres ignobles ; encore quelques tours de roue, et on le verra bientôt atteindre ce beau point de philosophie filiale. Enfin, on se sépare après avoir causé théâtre, pièces, auteurs, débuts, et n'avoir rien laissé à glaner, à cet égard, dans le vaste champ des coulisses. M. Floricourt avait cité tous ses triomphes, quoiqu'il fût bien constant, dans les annales de Thalie, qu'il avait été sifflé pendant dix bonnes années de sa carrière dramatique ; et quoique madame Florimont eût été claquée et fessée une fois, pour ses impertinences, sur le théâtre de Rouen, parla sans cesse de l'amour de l'espèce de l'idolâtrie que lui portait ce même public ; elle poussa, à ce sujet, l'amour propre tout aussi loin qu'un auteur qui vante son manuscrit, ou un libraire qui parle de son désintéressement : l'un vaut bien l'autre, je crois.

M. Evreurose n'avait pas fait ses adieux sans s'assurer de la permission de rendre de temps en temps ses devoirs à ces dames ; d'ailleurs, il avait dîné, et il pouvait toujours compter sur la faveur d'une visite de digestion. Ensuite, la conformité de sa carrière avec celle d'Armantine, puisqu'il se destinait aux jeunes premiers de la scène française, ne les unissait-elle pas ? Je ne parle pas des liens de l'amour, car il existait déjà entre eux une chaîne, qui pour faire des fleurs, n'en était pas moins forte.

Lorsque cet heureux amant fut parti, notre débutante ne tarit pas dans ses éloges naïfs sur son compte ; et si elle joua jamais l'ingénue au naturel, ce fut dans ce moment. Oubliant tout-à-fait les leçons d'intérêt majeur, d'intérêt dominant de madame Floricourt, qui déjà voyait en elle la plus belle princesse du royaume des femmes entretenues, elle ne songeait qu'aux grâces, au souris enchanteur,
aux belles dents de son Evreurose ; et puis, se proposant d'entrer dans la carrière des claques et des sifflets, elle ne voyait point pour quelle raison elle n'unirait pas son sort a celui qui devait y marcher son égal, que dis-je ? être son soutien. La vérité ici seconderait l'art ; parlant sans cesse d'union, d'amour, de constance éternelle, comme actrice, elle réaliserait une chimère qui a paru jusqu'à ce jour impossible à vérifier, celle des deux amants fidèles même au sein des coulisses. Enfin, tout ce plan d'hymen souriait à sa jeune cervelle, et ses songes dressèrent par avance l'autel qui devait la couronner.

« Une particularité m'a frappée, dit-elle le matin à M. de Floricourt; c'est que la plupart des acteurs et des actrices, réputés d'ailleurs pour être très peu catholiques, portent tous en tête d'un nom sonore, ronflant ou délicat, un Saint, et les femmes une Sainte. - C'est tout naturel, lui répondit de Floricourt ; nous avons, quand nous nous engageons dans une troupe, encore quelque ménagements à garder envers nos familles et nous nous débaptisons pour leur faire plaisir. Quant aux noms harmonieux que nous prenons, pourquoi ne pas s'en choisir un beau quand on le peut ? cela sonne davantage sur l'affiche ; et pour les femmes surtout, c'est beaucoup plus important que vous ne pensez Armantine. D'abord une nouvelle dénomination fait perdre la trace d'une basse origine (ici Armantine rougit infiniment de l'application humiliante qu'elle pouvait se faire à elle-même de cette réflexion) ; d'un autre côté d'heureuses consonnances en os, en or surtout plaisent à l'œil, à l'oreille ; le personnage qui se propose de vous faire du bien se dit : « Ce nom odoriférant ne peut appartenir qu'à une jolie femme ; oui, je me donnerai la petite Bellerose, la petite Fédor. » Voilà les hommes, Armantine ; les plus vieux en fait de galanterie ne sont que des enfants qu'il  ne faut que trop souvent fouetter. »

Notre questionneuse éternelle s'informa aussi pour quelle raison les actrices richement entretenues venaient, en brillant équipage, au foyer, à la répétition, ordonnant à leur livrée de se tenir dans la coulisse, tandis qu'elles-mêmes ne représentaient souvent que des rôles de femmes de chambre ou d'élégantes soubrettes ?... M. de Floricourt ne put s'empêcher de sourire de cette remarque ingénue ; il lui expliqua d'abord que la vanité, le plaisir de faire enrager une rivale entraient pour la majeure partie dans la conduite d'une comédienne gagée au mois par un gros financier, et que si elles pouvaient, en outre des laquais dorés sur tranche, faire avancer leurs vis-à-vis scandaleux jusque sur le casque de bois du souffleur, la scène ne manquerait pas alors de ressembler à une place de voitures publiques. Il l'instruisit aussi que, de temps immémorial, les acteurs ne mettaient jamais de distinctions de sexe par un Monsieur ou Madame, en se désignant entre eux ; mais la célébrité des uns et des autres fait qu'on n'ignore jamais de qui l'on parle. « Vous serez aussi, Armantine, ajouta le rentier de Thalie, obligée de prendre un autre nom ; le vôtre sentirait trop le cordon, la loge, et il faut bien se garder de fournir au parterre malin le plus léger prétexte de jeu de mots : il n'en faut qu'un pour noyer à jamais le plus beau talent. »

Les études d'Armantine à la salle de déclamation de Dugazon reprirent leurs cours ; M. Evreurose y fut assidu, fidèle, trop fidèle peut-être pour la finesse de la taille de notre débutante, qui, éprouvant un retard de près de deux mois, était dans les plus vives inquiétudes sur sa fécondité indiscrète. Comment débuter dans les ingénues avec un commencement de grossesse, parler de sa candeur, de son innocence, ayant sous les yeux la preuve irréfragable de sa défaite et de son expérience en amour ?... Ah ! voilà, pour Armantine, le comble du malheur et de l’embarras !...  Elle se décide à s'ouvrir à madame de Floricourt, qui lui a dit avoir passé par les étamines les plus terribles. « Ce n'est pas un crime, lui dit celle-ci, à l'imitation d'un homme d'une grande réputation d'esprit, mais c'est une faute en politique de coulisse ; cependant tout n'est pas encore désespéré, Armantine ; combien y a-t-il de temps que vous n'avez vu ? — A peu près deux mois... » Armantine allait lui expliquer ingénuement, et dans le plus grand détail, comment le charmant Evreurose l'avait séduite dans la loge d'une actrice qui, probablement, lui avait prêté sa clef ; de quelle manière subtile elle y .avait été attirée ; elle allait encore détailler, dans sa naïveté, la couleur du sopha théâtre de sa chute, ainsi que son élasticité dangereuse ; mais madame de Floricourt l'arrêta dans ces surabondantes explications ; d'ailleurs elle découvrit de suite que ce ne pouvait être qu'une ennemie, une rivale de coulisses, Estelle sans doute, mauvaise doublure de jeune-première, qui avait fait tomber Armantine dans ce piège, afin qu'une grossesse vint renverser les brillantes espérances de ses débuts. « Point d'éclat, dit Mme Floricourt, point de scène de reproches  à Evreurose ; un corset mécanique et officieux (et j'en ai porté de semblables dans mes rôles d'ingénue) peut encore tout arranger : pressons seulement votre admission au théâtre, et ne tardons plus, belle Armantine, à accepter les propositions du petit monstre qui vous accable, depuis quelque temps, de ses déclarations et de ses fastueuses promesses. Il est puissamment riche... — Mais il est dégoûtant, horrible, répondait notre jeune-première. — Bagatelle que tout cela ! il facilite vos débuts ; l'or peut tout ; l'enfant un jour sera sur son compte, car on voit souvent des maternités avant terme ;  vous vous retirerez du théâtre ; votre fortune sera faite, et vous la devrez à mes prudents avis. L'or, l'or, et toujours l'or ! Armantine, voilà la vraie beauté dans un homme ; d'ailleurs, Evreurose ne perd rien dans cet arrangement, il reste toujours le mortel préféré, et c'est sur son amour ingénieux que vous pouvez vous reposer du soin de ses piquants larcins. — Eh bien, répondit, les larmes aux yeux, la belle capitulante, répondez pour moi au petit monstre, et je signerai la lettre, car je n'aurai jamais le courage... » — Il suffit, repartit Mme de Floricourt. »

Madame de Floricourt, maîtresse du demi-aveu d'Armantine, écrivit donc de suite à M. le chevalier de Cabarance, noble et Suédois d'origine, « qu'on s'était décidée ; et qu'on lui donnait sur vingt banquiers et autant de duos et de princes, une préférence dont il sentirait sans doute tout le prix. » Un écrin magnifique fut la réponse du petit monstre, qui voulut de suite installer Armantine dans son hôtel, rue Grange-Batelière ; dans l'ardeur de sa passion, le chevalier n'aurait pas perdu une nuit pour vingt mille écus. Armantine s'y rendit plutôt comme une victime, que comme une épouse docile, et des larmes amères tombèrent de ses beaux yeux. M. de Cabarance les prit pour celles de l'innocence, de la pudeur et d'un timide embarras : on ne se connaît jamais bien soi-même, tel difforme qu'on soit. Le lecteur doit être curieux de connaître la physionomie de ce nouveau personnage : extrêmement petit, bossu d'un aspect repoussant, teint de lait caillé, mains noueuses, osseuses, pieds idem, bouche démeublée et scorbutique, front chauve et yeux sanguinolens. Ces agréments étaient héréditaires dans sa noble famille. Le chevalier avait une structure en général cornue ; un mélange d'odeurs, de musc, de pastilles du sérail, avec des exhalaisons de corps nauséabondes, annonçait de loin sa présence. Tel était cet illustre personnage, qui avait l'honneur de posséder plus de huit cent mille livres de rente, vingt laquais chamarrés dans ses antichambres, et deux cents chevaux de choix dans ses écuries. Ceci, je le vois, fait un peu dresser les oreilles à nos femmes entretenues ; et la conduite prudente d'Armantine cesse d'être improuvée. Notre voluptueux Esope rachetait sa laideur excessive par beaucoup d'esprit, d'usage du monde et d'amabilité ; coquet comme un singe, c'était, d'honneur, une poupée fardée, imbibée d'ambre, et farcie de prétentions comiques. Pour tout ce qui était du simple ressort de la conversation, Cabarance était charmant ; mais au lit... ; figurez-vous le petit monstre (ainsi que l'avait appelé la sensible Armantine) voulant jouir de ses droits d'époux, quoiqu'il fût fait pour décourager la plus courageuse des messalines !...

Le chevalier désira, par vanité, qu'Armanlne débutât aux Français. Ce moyen de la rendre plus célèbre flattait son orgueil, et son triomphe sur maints compétiteurs auxquels il la soufflait. Mais à peine entrée à ce théâtre,  dont elle fit les délices, elle le quitta pour n'y plus reparaître. Elle avait reçu tous les sacrements d'une femme entretenue ; elle avait, dis-je, changé de nom (car désormais c'est à madame PALMIRE DE SAINT-PHAR que nous aurons affaire). Qu'avait-elle besoin de se compromettre dans un foyer ?... Cependant son Evreurose, toujours adoré, continue d'indemniser notre héroïne de ses douloureux sacrifices ; il n'a pas laissé de gémir, en amant délicat, sur un évènement qu'il n'a pu empêcher, et toutes ses occupations tendent désormais à enlever au petit monstre des faveurs que le sot trompé croit posséder exclusivement dans son temple de Crésus.

Examinons un peu l'intérieur, le manège habile de Palmire, qui a fait des pas de géant dans le machiavélisme profond des femmes entretenues... Allons, m'y voilà ; je suis dans la chambre à coucher, je possède toute la scène. Palmire est déjà heureusement accouchée d'un beau garçon, l'enfant de l'amour, qu’on a mis sur le dos très-commode du petit monstre (jusqu'où ne vas pas la vanité et la crédulité paternelle !) une belle nourrice cauchoise est dans l'appartement, près d'une opulente barcelonnette ; et notre héroïne, dans le plus riche négligé, règne en souveraine sous ces lambris fastueux, tenant dans ses bras le charmant poupon d'un côté, le présenant à baiser au chevalier de Cabarance, tandis que d'un autre elle glisse à une intelligence négresse un billet pour son amant Evreurose. « BAISE TON JOLI PAPA, MON PETIT CHARLES, dit-elle avec perfidie... Ah, chevalier !...» C'est vraiment une comédie à pouffer le rire. Le petit monstre est caressé, adulé, flatté de toutes les manières ; et tandis que ses valets même rient aux éclats dans l'antichambre, sous le vestibule, Cabarance se croit chéri d'une femme sincère, et se complaît dans les glaces à remercier la nature des avantages qui lui procurent tant de félicité. Si la pauvre dupe n'était désignée en arrière que sous le titre de petit monstre, en face on ne lui épargnait pas les propos les plus flatteurs : tantôt c'était maman, mon minet, ma bobonne ; tantôt mon amour, mon charmant ami, et puis petit garçon; les impostures de cette espèce ne tarissaient pas, et il n'y avait pas de mouches si grosses que Cabarance n'avalât sans difficulté, du moment qu'elles étaient assaisonnées du miel de la flatterie. Le grand art, le principal manège de Palmire dans cette savante intrigue de bon ton, était d'éviter des nuits terribles pour ses sens, pour sa délicatesse ; car du moment que le chevalier montait dans sa couche à estrade, telle qu'une grosse araignée qui parcourt sa toile, son cœur se soulevait, toute sa personne frémissait d'horreur, et c'était là que s'évanouissait la force de dissimulation qu'elle pouvait soutenir. L'idée de voir, de sentir le monstre appliquer ses lèvres vénéneuses sur son sein, sur sa bouche de roses, d'être blessée par les angles aigus de ce corps équivoque, et de s'identifier dans une dernière crise avec ce squelette empesté, ... ce sacrifice, dis-je, dépassait les forces humaines, et Palmire ne s'y était résignée quelquefois, dans le principe de ses liaisons, que pour donner un prétexte au fruit prématuré de ses premières amours. Cependant le chevalier, d'une nature lascive et nerveuse, obsédait sa maîtresse ; et réclamant trop souvent les preuves de la passion qu'elle disait éprouver, Palmire s'était procurée une femme de chambre de sa taille, qui, moyennant un prix convenu pour chaque nuit, savait adroitement se substituer à notre héroïne ; et faisant prendre complètement le change à notre Esope trompé, par son dévouement héroïque, elle épargnait à sa maîtresse des complaisances trop douloureuses. L'amour était heureux dans ces adroites substitutions favorisées par une obscurité complète ; car Palmire, d'une pudeur excessive, exigeait despotiquement que le chevalier éteignît toutes les lumières. Lorqu'Evreurose introduit furtivement dans le boudoir voisin, employait avec Palmire, en brûlantes caresses, des heures fortunées, tandis que le Sosie de notre friponne, Ninski, la soubrette chargée de bien fatiguer le chevalier de Cabarance par ses transports fougueux, et même de lui en donner la question, assurait ainsi à Palmire un long repos et les plus riches offrandes pour prix de son
amour prétendu.

C'est par ces ruses, et mille autres variées à l'infini, que notre fine intrigante soutenait avec avantage un rôle difficile. Quant à ses dépenses, ou plutôt ses prodigalités, elles étaient incalculables ; un millier de louis se vidait en un instant comme un cornet de dragées : la toilette du matin seule absorbait en flacons, en cosmétiques, plus de cent écus ; ses caprices étaient incroyables. Le petit monstre ne se refusait à aucun, et vantait partout l'ordre et l'économie de sa maîtresse, qui ne lui coûtait que cinquante mille francs par mois.

Outre les gants gras, les draps de toile de Hollande calandrée, pour maintenir un air toujours frais, les bandes de veau émincées ne s'appliquait, le soir sur les joues la belle Palmire, afin de conserver l'éclat de sa fraîcheur, elle recueillait, sur une batiste tendue, aussitôt son lever, les premières vapeurs d'un bouillon particulièrement soigné par son maître-d'hôtel, et s'essuyait le visage avec le linge imprégné de cette huile balsimique ; sa gorge, toujours soutenue par des élastiques ouatés, ne courait pas le risque de perdre de la rondeur et de sa beauté : un jour d'artiste ménageait sa vue dans ses appartements. Son goût favori était de coucher avec une chemise de batiste noire, presque collante sur ses formes, afin de faire ressortir la blancheur éclatante de ses bras, de son cou et de ses superbes épaules ; et lorsque Palmire sortait 1 bain, cinq à six femmes de chambre étaient chargées d'abord de l'essuyer avec le linge plus fin, mais encore de la macérer de toutes ces crèmes odorantes que le luxe voluptueux de la Perse et de la Turquie ont inventées à grands frais pour entretenir le vernis d'une peau satinée. Celle-ci, par exemple, était chargée de faire disparaître ces petites pellicules imperceptibles ; celle-là arrangeait les ongles des pieds, et leur donnait cette transparence rose qui plaît tant à l'œil ; une autre parfumait ses beaux cheveux, et leur faisait refléter ce brillant, ces nuances charmantes qui parent si bien le front d'une jeune beauté. La toilette de ses attraits les plus secrets était faite avec un soin scrupuleux : une femme de chambre eût été chassée de suite et impitoyablement, si elle eût manqué à ses devoirs minutieux. Une superbe Circassienne, honorée du mouchoir de sa Hautesse, n'est pas plus délicatement soignée.

Aussi avec qu'elle délicatesse on dessinait cet arc, ce croissant d'ébène qui orne le chapiteau du temple que tout mortel révère !... Un peigne d'or, enrichi de pierreries, lui était particulièrement consacré : et Armantine, née dans l'obscure soupente d'une loge deportier, n'ayant jamais fait usage, jusqu'à l’âge de quinze ans, de la plus modeste cuvette de bois, se voit, en ce moment, parfumée dans une baignoire de marbre, et traitée en tout comme une sultane favorite. Voilà la fortune ; elle est comme la plupart des femmes ; il lui faut de la singularité et de fortes transitions.

Palmire ne se nettoyait jamais les dents qu’'avec une poussière de perles pulvérisées devant elle ; plusieurs colliers de prix avaient déjà passé au mortier ; la poussière qu'elle jetait sur l'écriture de vingt billets oiseux, inutiles, ou sur ceux de son Evreurose, était de diamants pilés : des sommes considérables étaient engouffrées par ces caprices effrontés. Ses lieux à l'anglaise étaient harmoniques, et une musique délicieuse couvrait d'un bruit officieux le bruit parfois trivial de la nature. Par un excès de fausse délicatesse,  ou plutôt par ton de femme entretenue, jamais son amant n'avait entendu le murmure ondoyant de ce joli petit besoin si naturel et si fréquent chez les dames ; il fallait que son Evreurose se bouchât bien les oreilles encore ne s'en rapportait-elle pas à lui, et les lui fermait-elle elle-même de ses jolis petits doigts auriculaires.

Voilà, il faut en convenir, d'exquises mignardises ! Ce sont pourtant toutes ces puérilités qui séduisent les opulents, et l'emportent sur les attraits d'une épouse légitime, qui rougirait d'ailleurs d'avoir recours à de pareils enfantillages pour se faire aimer.

Parlerai-je de ses équipages, de ses coureurs, de ses chevaux, de ses bals scandaleux, où elle paraissait les pieds couverts de pierreries ; de ses repas splendides, de ses loges à tous les théâtres, où elle allait se faire admirer, sans donner la moindre attention à la pièce?... si, par exemple, l'intérieur de ses voitures, garni de satin brodé, frangé or, orné de glaces, d'une pendule et d'une toilette mobile, lui faisait sentir, en coupant un ruisseau, le moindre balancement, aussitôt la voiture impertinente était renvoyée chez le carrossier. Je ne citerai pas le nombre de ses chapeaux, de ses souliers, de mille et mille étoffes, jetés ensuite dans une vaste manne, et devenant le profit des femmes de chambre ; il serait incalculable ; elle en avait pour le salon, pour la voiture, pour la promenade et pour le tabouret, c'est-à-dire pour avoir le pied immobile et en montre. Citons, à propos de cela, la réponse de son artiste en chaussure. Palmire s'étant fait conduire un après-midi à la place du Palais-Royal, avait parcouru les galeries ; mais à peine eut-elle fait quelques pas, que ses souliers de reps, couleur scabieuse, étaient crevés de toutes parts. Rentrée au logis, elle fait appeler le cordonnier de grand ton ; il arrive en cabriolet, et habillé tout en noir, comme un homme de robe. « Comment, lui dit-elle, je porte à peine une demi-heure vos souliers, et les voilà perdus ! Je peux exiger qu'ils durent au moins une heure ; n'est-ce-pas, maman ? » dit-elle, s'adressant au chevalier, qui se trouvait là. — On ne peut être plus raisonnable, ma belle, répondit le petit monstre. L'artiste, confondu de ce grand événement, examine, et, tout glorieux de sa pénétration, il s'écrie enfin : Ah ! je vois ce que c'est ; madame a marché ! cette chaussure était destinée au tabouret immobile. Palmire reconnut sa méprise, et fit ses excuses.

Abonnée au Journal des Modes de la Mézengère, elle recevait un exemplaire sur vélin rose doré ; Leroy n'apportait des ajustements que par grosse. Le cheval qu'elle montait était un arabe des haras du grand-pacha d'Alexandrie, et qui avait coûté trente mille francs.

On ne finirait pas si l'on voulait détailler toutes les prodigalités scandaleuses de Palmire. Ajoutez un sapajou qui joue, qui déchire de superbes parures oubliées sur le sopha ; une épagneule nourrie de poulets, tandis que son père avait vainement essayé, après vingt lettres restées sans réponse, de pénétrer jusqu'à elle, et était mort privé des secours nécessaires à sa vieillesse. Monsieur et Mme de Floricourt n'avaient pas été plus heureux, et certes ils recevaient le digne prix de l'éducation et des saines doctrines qu'ils avaient inspirées à leur élève. Mais l'important pour notre déhontée est de faire reconnaître son fils, le charmant petit Charles, et de pouvoir un jour revendiquer les droits d'un titre légitime. Déjà le chevalier de Cabarance séduit, toujours enivré d'amour, et surtout d'amour-propre, est près de signer un dangereux écrit, œuvre de la perfidie et des escroqueries galantes de sa maîtresse. Palmire le presse dans ses bras, le cajole, et surmontant ses plus violents dégoûts, elle l'accable de caresses ; elle applique ses lèvres de carmin sur ses lèvres odieuses, dans le but intéressé de faire doter son fils d'une rente de vingt-cinq mille francs, quand un laquais entre une lettre à la main. Le chevalier la décachète, lit ;... son visage devient encore plus pâle ; il repousse Palmire, qui lui continuait ses fausses minauderies, et sort furieux de l'appartement, en déchirant avec rage la donation généreuse qu'il avait déjà écrite pour son cher Charles. Dans ses mouvements précipités, la missive fatale s'était échappée de ses mains ; elle n'était pas signée ; mais quel coup de foudre pour Palmire ! Le voici :

« Une syrène affreuse vous trompe ; Charles est l'enfant de l'amour ; Armantine, dans ma loge même, le 15 novembre, le matin, avant la répétition du Théâtre-Français, s'est laissée ravir ses prémices par le beau Evreurose : rapprochez les époques, et permettez qu'on vous arrache enfin l'épais bandeau qui vous couvre le jugement et la vue. Je voulais perdre une rivale de coulisses, en la soumettant à une grossesse incommode ; je voulais alors lui enlever votre cœur, et tous mes plans ont échoué ; mais pour peu, mon cher chevalier, que vous veuillez vous rappeler que Palmire n'a été enceinte que sept mois ; (du moins pour vous) ; que Evreurose, qui avait un engagement pour Bordeaux, a préféré payer un dédit de deux mille écus, que votre bourse a d'ailleurs acquitté, plutôt que de quitter la capitale, vous n'aurez plus le moindre doute sur ce perfide manège. Apprenez encore que Ninski, par une manœuvre adroite, se substituait à Palmire pendant les nuits que vous n'obteniez qu'avec des peines infinies ; que Evreurose, introduit dans le boudoir voisin de votre alcôve, vous dérobait les véritables tendresses de votre perfide, tandis que vous ne seriez dans vos bras qu'un mannequin gagé ; que tous vos gens ne vous désignent que sous le titre insolent du petit monstre, que vous a donné votre délicate amie ; et qu'enfin vos sottes prétentions, votre tournure grotesque, et surtout les ESPIÈGLERIES COMIQUES d'Armantine à votre égard, vous ont rendu la fable de toute la capitale. »

Le masque était arraché. Ninski, cette soubrette officieuse que Palmire avait impolitiquement chassée dans un accès d'humeur capricieuse, avait tout révélé à cette dénonciatrice rancunière, Estelle, qui briguait les rôles de jeunes-premières dans le temps même que Palmire l'avait emporté sur elle, sous le double rapport de la vanité et de l'intérêt ; et cette même Estelle, pour se venger et perdre sa rivale dans l'esprit du chevalier de Cabarance, avait tracé ce perfide écrit.

Dans le premier mouvement de colère, Palmire s'était élancée sur son cordon de sonnette, avait fait acheter une bouteille d'eau-forte, demandé ses chevaux, sans plus de réflexion. Les passions, chez les femmes vicieuses, marchent comme les révolutions : elles ne savent ni reculer ni hésiter. La voilà donc partie au grand trot pour le Théâtre-Français, où son cocher a reçu ordre de la conduire. « Estelle est-elle au foyer ? demande-t-elle au semainier, au caissier, aux ouvreuses, du ton d'une habituée du théâtre.-— Oui, madame, lui dit un ouvrier du magasin qui la reconnaît ; on répète en ce moment : elle est en scène ou à la salle des acteurs. » Palmire, sans plus de questions, franchit
quatre à quatre les escaliers, court d'abord vers la salle des artistes : personne ; alors elle se dirige vers les coulisses, et reconnaît aussitôt, à la voix, son ennemie, qui, en ce moment, chargée d'un rôle à grandes minauderies, recevait d'un amant plein de feu les plus belles déclarations d'amour rimées, les plus pompeux compliments sur ses charmes... « Oui, ses charmes ! s'écrie Palmire en lui jetant au visage un flacon d'eau-forte ardente (2) ; c'est à présent qu'elle est vraiment bien ! » On peut juger des effets terribles et des ravages combustibles de la liqueur corrosive ! La flamme pétillait sur la figure, sur le sein d'Estelle, qui jetait des cris affreux, et, dans ses vociférations, demandait une prompte vengeance contre l'assassin. « C'est moi-même, monstre anonyme ! afin que tu n'en doutes pas, s'écria Palmire, puisses-tu voir sur mon visage ma joie délicieuse de te rendre la figure aussi affreuse que ton âme! »

Il était impossible à Estelle de rien distinguer, puisque le chirurgien appelé déclara qu'elle était en très-grand danger de perdre la vue. Le commissaire chargé de la police du théâtre jugea de son devoir d'arrêter Armantine, qui allait se retirer, radieuse de son cruel triomphe. Elle eut beau pester, jurer, fulminer, il lui fallut, bon gré mal gré, le suivre à la préfecture, où le fait, déclaré et attesté par dix témoins, la fit mettre, en définitif, aux Madelonnettes. Sans ses espiègleries galantes avec le petit monstre, elle aurait pu compter sur sa protection et la puissance de sa fortune ; mais le chevalier de Cabarance, rentré chez lui, avait visité le boudoir mystérieux, théâtre de sa honte, puis les lettres, le portrait, les vêtements, le linge même de Evreurose ; d'après un billet trouvé dans un nécessaire, il était certain qu'il y avait passé la dernière nuit ; il trouva ensuite une autre missive, dans laquelle il était question de la donation de vingt-cinq mille francs de rente qu'on devait subtiliser au chevalier en faveur du cher Charles, et dévoilait le projet, qui y était clairement expliqué, de fuir ensemble à l'étranger lorsqu'on aurait bien dépouillé le petit monstre, y disait-on encore en propres termes. Ce complot infâme rendit inflexible, inexorable le chevalier, qui, cependant, était naturellement bon. Palmire, malgré ses torts, écrivit à Cabarance, qui, pour toute réponse, renvoya de suite aux Madelonnettes, à sa mère, l'enfant habillé seulement d'une grossière robe de bure, comme les pauvres de la Charité, en la menaçant d'un procès criminel si elle osait avoir l'impudeur de lui écrire
encore.

Oh ! que cela m'étonne pas le lecteur, l'amour-propre d'un bossu est presque aussi susceptible que celui d'un journaliste, ou la morgue d'un gentillâtre à ailes de pigeon triomphantes. On se tromperait de beaucoup en s'imaginant que Palmire se consola dans les bras de son fils ; pervertie comme toutes les femmes de sa race, le pauvre Charles ne fit qu'un saut des Madelonnettes à la Bombe,
son premier destin ; et le gouvernement fut obligé de prendre soin de ce digne rejeton des coulisses.

Sortie des Madelonnettes, Armantine voulut rompre encore quelques lances ; un échec ne met pas entièrement un guerrier hors de combat. Par une bizarrerie étrange, elle vint à se lier avec cette même Estelle, qui, devenue laide à faire peur, fut obligée de quitter le théâtre, et même tout commerce de galanterie. Elle avait monté un sérail dans le bon ton ; Armantine lui proposa d'oublier le passé, et lui promit de se conduire désormais en coquine de bien. C'est dans ces nouvelles espiègleries que Palmire, astucieuse et rouée consommée, fait faire la chouette à six trésoriers à la fois, dans une maison où elle fit construire six portes d'entrée et de sortie différentes, afin que ces amants ne se rencontrassent pas. Dans un appartement, elle est jeune personne intéressante avec sa mère, et ne vivant, en sa qualité de jeune artiste, que du produit de son pinceau ; elle vous peint en trois séances ; elle a donc, en bas sur la rue, un tableau de jolies miniatures, et vous fait pour trente-six francs, mais vous attrape complétement pour soixante. Dans une autre salle, c'est une noble retirée avec sa tante ; elle a un coffre de faux parchemins, et se dit descendre en ligne collatérale de Louis-le-Débonnaire : les jobards entichés d'armoiries et d'orgueilleuses vétustés, accourent la secourir, et un peu de galanterie se glisse dans ces nobles connaissances. Là, dans cette quatrième salle, elle est veuve d'un avocat ; munie d'un dossier de pièces, elle sollicite le gain d'un procès qu'elle gagne et perd tour-à-tour sur son canapé, moyennant les frais de procédure. Ici, elle est figurante à l'Opéra, et va droit au fait par un entrechat ouvert. Enfin, dans le sixième appartement, Palmire, est grande tireuse de cartes, mais pour hommes seulement ; elle prédit des choses étonnantes, évoque un petit diable couleur de rose qui vient à sa voix, petit lutin qui n'est qu'elle-même travestie en démon d'Opéra : et quand on veut se donner à ce joli Lucifer, on a affaire au meilleur diable du monde. Armantine, sous ce sextuple déguisement, a donc su faire venir l'eau au moulin, et consolider sa paix avec Estelle, qui devient quelquefois, en une seule soirée, sa mère, sa tante, sa sœur ou sa cousine, selon l'intérêt des circonstances. Malheureusement cette laborieuse campagne n'avait pu avoir lieu sans lui faire courir beaucoup de chances. Déjà l'art de M. Laffecteur et les sirops de cuisinier employés sans succès, faisaient conjecturer une maladie grave qu'on ne pourrait extirper en se bornant à la blanchir ; les fonds étaient épuisés ; Estelle avait disparu avec la caisse : c'était la riposte du flacon d'eau-forte. Ainsi l'infortunée Palmire, brûlante d'une fièvre causée par des maux sourds, se voit réduite à aller dans une chaise à porteurs à l'hospice de la Charité. Elle y arriva de nuit, et n'entrevit pas sans effroi, dans le centre de deux files de lits à rideaux verts et numérotés, la fatale civière sur laquelle on transportait à la salle de dissection le corps putride d'une jeune femme galante qui venait d'expirer d'un apostême de gale vénérienne répercutée. Ses sens frémirent ; l'analogie de sa situation, (car elle-même en était perdue), lui fait faire les réflexions les plus douloureuses ; elle jette, comme sur l'immense horizon, un œil rapide, épouvanté, sur toute sa vie ; elle n'y voit qu'oubli de toutepudeur, qu'escroquerie, ingratitude monstrueuse, scélératesses froidement méditées, et pas une obole, et pas une larme données à la mémoire de son pauvre père.... et sans doute, pour tout héritage, sa malédiction paternelle. Elle se représente, du temps de ses prospérités, ce respectable vieillard insulté par une insolente valetaille ; sa douleur, en voyant toujours ses lettres suppliantes méprisées et sans réponse. Par une conséquence plus vive, elle déverse toute sa haine sur la Floricourt, cause de sa ruine ; elle plaint aussi sa pauvre mère, qui, sans doute, se dit-elle, n'aura pas survécu longtemps à son malheureux époux.

C'est au milieu de ces sinistres et tardives réflexions, qu'une sœur-grise désigne le lit n°14 pour la nouvelle arrivée ; l'habit uniforme de l'hospice, qui consiste en une casaque de treillis de laine extrêmement grossière, lui est passée : une table de nuit est à sa gauche, contenant des breuvages et un bassin d'étain ; un crucifix d'ivoire, un bénitier et une branche de buis dominent le chevet du lit de douleur. C'est à cet aspect imposant que Palmire, ayant pour la première fois des idées de religion, croit voir Damoclès tenant son épée suspendue sur sa tête ; elle l’implore, elle le supplie de l’épargner, elle s'accuse ; mais le silence règne, et les remords seuls se font entendre.

Quand les lampes furent allumées dans la grande salle, et qu'elle put mieux distinguer les objets, elle jeta ses yeux inquiets à droite et à gauche. « Nous voilà maintenant séparées ! disait une voix éteinte ; et cette nouvelle venue va contrarier nos entretiens. » Armantine croit reconnaître ses accens ; ils la font frissonner. « Expliquez-vous mieux, madame, répond-elle, et dites plutôt que je transmettrai fidèlement à votre amie tout ce qu'il vous plaira de lui faire dire. »

A ces paroles, l'inconnue transportée se lève sur son séant, persuadée confusément qu'elle a près d'elle une personne qui lui est  très-chère ; par son mouvement, ses rideaux à demi-tirés, Palmire a reconnu sa mère, sa pauvre mère que la misère et l'âge ont conduite à l'hôpital. Toutes deux se sont évanouies dans le transport d'une si forte secousse ; et a peine la vieille Fremont a-t-elle rouvert les
yeux, qu'elle instruit sa fille que madame de Floricourt est la personne qui occupe le lit voisin. Ainsi le malheur et le vice amenaient au même but ces trois victimes. D'un côté, Palmire rougissait des torts affreux qu'elle avait eus envers sa pauvre mère ; d'un autre, elle éprouvait un sentiment d'horreur involontaire en jetant les yeux sur celle qui avait séduit sa jeunesse.

La visite du matin arrivée, un chirurgien en chef, accompagné de quelques élèves, vinrent, une  pencarte à la main, questionner notre héroïne ; puis ils découvrirent son sein sans aucun ménagement : un d'eux le toucha, le pressa avec force... — Tumeur vénérienne et gangreneuse, déclara-t-il brusquement et avec l'orgueil de la science ; Opération samedi, et lit de misère. Quelle sentence !... Puis il passa, après avoir fait écrire ses ordonnances et remèdes préparatoires, au lit suivant. Voilà donc notre martyre de la galanterie condamnée à mort peut-être! et, pour premier supplice, devant languir pendant trois jours d'attente, et n'ayant pour avenir que ses douleurs !... Elle appelle sa mère, qu'elle  croit endormie ; point de réponse, sa mère sommeille du repos éternel, et n'a pu survivre à l'émotion de la veille. Une infirmière passe, s'informe, tâte le pouls ; C'est fini, dit-elle tout bas, et elle tire le rideau. Une civière est apportée, et le corps amaigri de la Fremont passe sous les yeux de sa fille, pour aller au grand tombeau banal. La Floricourt subit le même sort le lendemain, en demandant pardon à Dieu de toutes ses erreurs ; et a peine en vingt-quatre heures, Palmire, pendant toute sa vie, habituée à des tableaux gracieux, voit la mort planer, frapper autour d'elle, sans pouvoir éviter elle-même ses coups impitoyables. Le terrible samedi approcha enfin ; on prit de force, à quatre hommes, l'infortunée Palmire qui demandait à grands cris du poison comme le plus grand des bienfaits ; on la lia presque nue sur une table ; un des plus savans praticiens de Paris l'opéra ; mais elle ne survécut que de peu de jours à ses douleurs affreuses, et la même tombe ensevelit le vice, le malheur, la vertu et la séduction : c'est assez le sort commun de toutes les choses de la vie. Au surplus, à quoi sert de prêcher les femmes galantes ? Elles n'ouvrent jamais les yeux que quand elles sont près de les fermer pour toujours.

FIN.


NOTES :
(1) Que nous nommerons alternativement madame de Florimont.
(2) Ce fait est réel.

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