ARBOIS DE JUBAINVILLE, Alexandre (1835-1916) : Observations sur la vente des forêts de l’État.- Paris : Librairie agricole de la Maison Rustique, 1865.- 12 p. ; 24 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (08.X.2011)
Texte relu par : A. Guézou
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Observations sur la vente des forêts de l’État
par
A. d'Arbois de Jubainville

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Un projet d’aliénation des forêts domaniales a récemment ému l’opinion publique. Nous nous sommes alors demandé si l’État avait raison de conserver ses forêts plutôt que de les vendre aux particuliers qui, stimulés par l’amour du gain et la crainte de la perte, sauraient peut-être, au grand avantage de la prospérité publique, mieux les administrer, en leur faisant produire des bois meilleurs et plus abondants, afin d’obtenir un revenu plus élevé. A cet égard, voici le résultat de nos recherches.

Les forêts s’exploitent en taillis simple, en taillis sous futaie, ou en futaie. En taillis simple, elles ne donnent guère que du bois de chauffage très-médiocre en qualité et quantité, et, en moyenne, un revenu de 20 francs par hectare. En taillis sous futaie, elles donnent des produits plus abondants, du bois de chauffage plus estimé, ainsi qu’un peu de bois d’œuvre, et un revenu de 30 francs par hectare. En futaie, elles donnent les produits les plus abondants, beaucoup de bois d’œuvre très-précieux, puis du bois de chauffage d’une qualité supérieure, et, par suite, un revenu de 80 francs par hectare. Le régime de la futaie est donc le seul qui puisse faire rendre aux forêts le maximum de produits en matière et en argent ; aussi l’État s’occupe-t-il activement de soumettre toutes ses forêts à ce traitement si fécond. Quant aux particuliers, ils préfèrent le régime du taillis aussi simple que possible, pour faire des coupes plus fréquentes ; et, lorsqu’ils achètent des futaies, c’est pour en réaliser la superficie et les convertir en taillis chétifs, mais dont l’exploitation est plus en harmonie avec la brièveté de la vie humaine tandis qu’il faut plusieurs fois la durée de notre courte existence pour qu’une futaie ait le temps de mûrir ses abondantes moissons de bois d’œuvre et de chauffage. Être impérissable, l’État seul peut donc assurer à ses forêts la fertilité, la prospérité, la richesse.

L’augmentation du rendement des forêts domaniales au moyen de leur conversion en futaie, et, par suite, leur possession par l’État sont d’autant plus indispensables que, d’une part, la loi du 18 juin 1859 permet aux particuliers de défricher leurs forêts, quand même elles sont nécessaires pour alimenter la consommation ; et que, d’une autre part, notre production ligneuse est si inférieure à notre consommation, que, pour combler ce déficit, nous sommes obligés d’acheter du bois pour cent millions de francs, dans les forêts étrangères qui malheureusement se ruinent et, un jour, ne pourront plus nous approvisionner.

Mais, objectera-t-on, lorsque ces ressources étrangères seront épuisés, les bois deviendront suffisamment chers pour que l’appât du gain excite à les cultiver de façon à satisfaire tous les besoins, les lois de l’offre et de la demande qui régularisent si bien la production agricole régulariseront de même la production forestière. En tenant ce langage, on oublie qu’à un champ il faut moins d’un an pour mûrir sa récolte ; tandis qu’à une forêt il faut bien des années, souvent même des siècles, pour élaborer les bois qui nous sont indispensables. S’il y a disette de blé, le cultivateur en sème beaucoup, et quelques mois après, il en moissonnera une quantité abondante, qui l’enrichira, tout en mettant un terme à la famine. Mais quand il y aura disette de bois, ce sera en vain qu’on s’empressera de semer de la faîne et du gland, on ne récoltera le hêtre et le chêne qu’après une attente d’un siècle ou deux. Pendant cet intervalle, la pénurie du bois plongera notre pays dans une ruine irréparable. Il y a plus, quel particulier confiera au sol les semences forestières, pour en obtenir une moisson ligneuse qu’on réalisera un siècle ou deux après ? Aucun. L’homme a une existence trop éphémère pour adopter une spéculation à aussi lointaine échéance. Aussi, afin de pourvoir à notre consommation, l’État, dont la vie embrasse également les générations les plus reculées et les générations actuelles, doit-il se substituer à l’initiative privée, en se faisant sylviculteur.

Non-seulement, il ne faut pas compter sur les particuliers pour créer des forêts ; mais encore on ne peut se fier à eux pour conserver celles qu’ils possèdent. Effectivement, une forêt n’est un bien avantageux à posséder que si elle donne un revenu annuel et régulier, c’est-à-dire si elle est aménagée en coupes ou bois d’âges gradués. Or, les partages héréditaires et la spéculation morcellent les forêts particulières, détruisent ainsi les aménagements, et ne laissent aux copartageants que des parcelles à coupes irrégulières, satisfaisant mal aux besoins annuels de la vie humaine, et qu’alors les propriétaires doivent souvent défricher pour en tirer jouissance et profit.

Si maintes forêts sont ainsi vouées à la destruction, le déficit de notre production ligneuse s’accroîtra, et avec quoi remplacera-t-on le combustible minéral lorsque, dans quelques siècles, les houillères seront épuisées ? On ne peut s’empêcher de frémir, en pensant à la misère qui alors frappera nos descendants, si l’État ne conserve au moins ses forêts et n’en plante même de nouvelles, pour qu’en ces jours néfastes la disette du combustible soit moins affreuse.

Le défrichement des bois particuliers est, il est vrai, défendu par la loi du 18 juin 1859, lorsqu’ils soutiennent le sol des montagnes, alimentent les sources, éteignent les torrents, répriment les inondations, enchaînent les dunes, ou purifient les miasmes délétères. Mais la loi est parfois alors impuissante, car, par une coupe à blanc étoc, le pâturage, ou l’incendie, les particuliers peuvent éluder les prohibitions légales et indirectement défricher leurs bois. Seule, la possession par l’État garantirait la conservation de ces forêts protectrices. A cet égard, ce serait donc un malheur si l’État vendait ces forêts dont beaucoup exercent une influence si bienfaisante sur la prospérité de la France.

En résumé, la nature du domaine forestier, nature qui ne permet à celui-ci de prospérer que sous la gestion de l’État ; la faculté accordée aux particuliers de défricher leurs bois, malgré les besoins de la consommation ; le déficit de notre production ligneuse, lequel ne pourra toujours être comblé par l’importation ; l’espace de temps séculaire que les forêts emploient pour mûrir leurs récoltes ; le morcellement qui, en brisant l’aménagement des bois particuliers, excite à les défricher ; l’épuisement futur qui menace le combustible minéral ; l’action salutaire que les forêts étendent sur le régime des eaux, la stabilité des dunes et la salubrité de l’air ; tout nous fait un devoir sacré de respecter les forêts domaniales, si nous ne voulons préparer à nos enfants les plus grands malheurs et attirer sur nos têtes leurs malédictions.

A son retour de l’île d’Elbe, Napoléon Ier, menacé par toute l’Europe et dépourvu de ressources, pensa recourir à l’aliénation des forêts de l’État ; mais il ne tarda pas à reconnaître combien une telle mesure serait fatale à la France et dès lors il y renonça. Honneur, honneur mille fois au généreux empereur qui, préférant ainsi la cause de son peuple à la sienne propre, ne fut jamais plus grand. Au faîte de la prospérité, Napoléon III ne peut que repousser la vente des forêts domaniales, lui qui, si convaincu de leur utilité, les augmente, en couronnant de plantations les cîmes dénudées de nos montagnes.


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