SOUVESTRE, Emile (1806-1854) :  Triphyna (ca1850).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (15.III.2006)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : 3026) de L'Élites, livre des Salons publié à Paris par Mme Veuve Louis Janet sous la direction du Bibliophile Jacob (Paul Lacroix).
 
Triphyna (1)
Légende bretonne
par
Emile Souvestre

~*~


Le roi de Vannes avait une fille nommée Triphyna, si belle et si parfaite, que les saintes elles-mêmes enviaient ses mérites.

Or, elle fut demandée en mariage par le comte de Cornwaille, nommé Comorre, le plus méchant homme que Dieu eût créé depuis Caïn.

Le roi de Vannes ne voulait point consentir à cette alliance ; pour éviter la guerre entre les deux pays, saint Veltas décida la jeune fille à épouser le prince Kernwed. Il lui donna seulement une bague d’argent pour lui servir d’avertissement, car bien que cette bague fût aussi blanche que le lait, elle devait devenir, en cas de danger pour Triphyna, aussi noire que l’aile d’un corbeau.

Les noces furent célébrées avec grand appareil, et Comorre s’en retourna dans ses terres avec la jeune mariée.

Pendant les premiers mois, son amour pour Triphyna le rendit plus doux qu’on ne devait l’attendre de sa nature. Les prisons du château restèrent vides et les fourches de justice sans pâture pour les oiseaux. Les gens du comte se disaient tout bas : « Qu’a donc le seigneur, qu’il n’aime plus les larmes ni le sang ! »

Mais ceux qui le connaissaient mieux, attendaient sans rien dire.

Triphyna elle-même, malgré la bonté du comte pour elle, ne pouvait se rassurer ni prendre aucune joie. Tous les jours elle descendait à la chapelle du château, et là elle priait sur les tombes des quatre femmes dont Comorre s’était fait veuf, en demandant à Dieu de la préserver de rude mort.

Il y eut, vers ce temps-là, une grande assemblée de princes bretons à Rennes, et Comorre fut obligé de s’y rendre. Il donna à Triphyna toutes les clefs du château, même celles de la cave ; il lui dit de se distraire à sa fantaisie et partit avec une grande suite.

Il ne revint qu’au bout de cinq mois, et arriva grandement pressé de revoir Triphyna, dont il avait eu souci pendant toute son absence. Aussi ne prit-il point le temps de la faire prévenir de son retour, et se présenta-t-il dans sa chambre, au moment où elle taillait un petit bonnet de nouveau-né garni de dentelles d’argent.

En voyant le bonnet, Comorre pâlit et demanda quel devait être son usage. La comtesse, qui croyait lui mettre une grande joie au coeur, déclara qu’avant deux mois ils auraient un enfant ; mais à cette nouvelle le seigneur de Cornwaille recula, hors de lui, et après avoir regardé Triphyna d’un air terrible, il sortit brusquement sans rien dire.

La princesse eût pu croire que c’était un caprice comme le comte en avait quelquefois, si elle ne se fût aperçue, en baissant les yeux, que sa bague d’argent était devenue noire. Elle poussa un cri d’épouvante, car elle se rappelait les paroles de saint Veltas, et elle comprit qu’un grand danger la menaçait.

Mais elle ne pouvait deviner pourquoi, ni trouver le moyen d’y échapper. La pauvre femme demeura tout le reste du jour et une partie de la nuit à chercher d’où venait la colère du comte ; enfin, comme son angoisse augmentait, elle descendit à la chapelle pour prier.

Mais voilà qu’après avoir fini son chapelet, et lorsqu’elle se levait pour partir, minuit sonna à l’horloge !

Au même instant, elle vit les quatre tombes des quatre femmes de Comorre s’ouvrir lentement, et celles-ci en sortir couvertes de leurs draps mortuaires.

Triphyna, à demi-morte, voulut fuir, mais les fantômes s’écrièrent :

- Prends garde, pauvre perdue, Comorre t’attend pour te tuer !

- Moi ! dit la comtesse : eh ! que lui ai-je fait pour qu’il veuille ma mort ?

- Tu l’as averti que dans deux mois tu serais nourrice, et il sait, grâce à l’Esprit du mal, que son premier enfant le tuera. Voilà pourquoi il nous a ôté la vie, quand il a appris de nous ce qu’il vient d’apprendre de toi.

- Seigneur ! se peut-il que je sois tombée dans des mains si cruelles ! s’écria Triphyna en pleurant ; s’il en est ainsi, quel espoir me reste-t-il, et que puis-je faire ?

- Va trouver ton père au pays du blé blanc, répondirent les fantômes.

- Comment faire ? reprit la comtesse : le chien géant de Comorre garde la cour.

- Donne-lui ce poison qui m’a tuée, dit la première morte.

- Et par quel moyen descendre au bas de la haute muraille ? demanda la jeune femme.

- Sers-toi de cette corde qui m’a étranglée, répondit la seconde morte.

- Mais qui me dirigera dans la nuit ? reprit la princesse.

- Cette flamme qui m’a brûlée, répliqua la troisième morte.

- Et comment faire un aussi long chemin ? dit encore Triphyna.

- Prends ce bâton qui a brisé mon front, acheva la dernière morte.

La femme de Comorre prit le bâton, la flamme, la corde, le poison. Elle fit taire le chien, elle descendit la haute muraille, elle vit clair dans la nuit, et elle prit la route de Vannes, où demeurait son père.

Comorre, qui ne la trouva pas le lendemain en se réveillant, envoya son page dans toutes les chambres pour la chercher ; mais le page revint dire que Triphyna n’était plus au château.

Alors le comte monta à la tour du milieu et regarda aux quatre vents.

Du côté de la demi-nuit, il vit un corbeau qui croassait ;

Du côté du lever du soleil, une hirondelle qui volait ;

Du côté du milieu du jour, un goëland qui planait,

Et du côté du jour couchant, une tourterelle qui fuyait.

Il s’écria aussitôt que Triphyna était dans cette direction, et ayant fait seller son cheval, il se mit à sa poursuite.

Pendant ce temps, Triphyna, poussée par la peur, avait toujours marché ; elle arriva à l’une des maisons de campagne de son père, près d’un édifice soutenu par des colonnes et entouré de fleurs ; mais le roi de Vannes venait d’en partir et tout était désert. La pauvre fugitive, brisée par la fatigue, s’assit sur une pierre, et penchant la tête sur un de ses bras, elle s’endormit.

Elle resta plusieurs heures à la même place, sans pouvoir se relever, et finit par mettre au monde un enfant merveilleusement beau, qui, plus tard, fut appelé Saint-Trever.

Comme elle le tenait dans ses bras, pleurant moitié de bonheur, moitié de tristesse, elle aperçut un faucon qui portait un collier d’or. Il était perché sur un arbre voisin, et elle reconnut le faucon de son père, le roi du pays où vient le blé blanc. Elle appela bien vite, par son nom, l’oiseau, qui descendit sur ses genoux, et elle lui présenta la bague d’avertissement donnée par saint Veltas, en lui disant :

- Faucon, vole vers mon père et porte-lui cet anneau ; quand il le verra, il comprendra que je cours quelque grand danger ; il ordonnera à ses soldats de monter à cheval, et tu les conduiras ici pour me sauver.

L’oiseau comprit, saisit la bague et s’envola comme un éclair du côté de Vannes.

Mais presque au même instant, Comorre paraissait sur la route avec son chien fauve, qui suivait toujours la piste de Triphyna ; et comme celle-ci n’avait plus la bague pour l’avertir, elle ne sut rien qu’en reconnaissant la voix du tyran, qui encourageait le chien. La pauvre innocente sentit le froid parcourir ses os. Elle n’eut que le temps d’envelopper le nouveau-né dans son manteau pour le cacher au creux d’un arbre, et Comorre parut sur son cheval barbu à l’entrée de la clairière.

En voyant Triphyna, il poussa un cri pareil à celui des bêtes fauves, s’élança vers la malheureuse, qui était tombée à genoux, et d’un seul coup de son couteau à tuer, il lui détacha la tête des épaules.

Croyant s’être ainsi débarrassé de la mère et de l’enfant, il siffla son chien et repartit pour la Cornwaille.

Mais le faucon était arrivé à la cour du roi de Vannes, qui dînait avec saint Veltas ; il vola vers la table et laissa tomber l’anneau d’argent dans la coupe de son maître. Celui-ci ne l’eut pas plutôt reconnu, qu’il s’écria :

- Goa ! il est arrivé quelque malheur à ma fille, puisque le faucon me rapporte sa bague ! Qu’on sangle vite les chevaux et que Veltas nous accompagne, car j’ai peur que nous n’ayons bientôt besoin de son secours.

Les serviteurs obéirent promptement, et le roi partit avec le saint et une troupe nombreuse.

Ils allaient tous au galop de leurs chevaux, suivant le vol du faucon, qui les conduisit à la clairière, où ils trouvèrent Triphyna morte et son enfant vivant.

Le roi se jeta à bas de son cheval en poussant des cris à faire pleurer les chênes ; mais saint Veltas lui imposa le silence.

- Taisez-vous, dit-il, et priez Dieu avec moi : il peut encore tout réparer.

A ces mots, il se mit à genoux avec tous ceux qui se trouvaient présents, et après avoir adressé une prière fervente au ciel, il dit au cadavre :

- Lève-toi !

Le cadavre obéit.

- Prends ta tête et ton enfant, ajouta le saint, et suis-nous au château de Comorre.

La morte fit ce qui lui était ordonné.

Alors, la troupe épouvantée remonta à cheval et fit force d’éperons vers la Cornwaille ; mais, quelque rapide que fût sa course, la femme décapitée se trouvait toujours en avant, tenant son fils sur le bras gauche, et sur le bras droit sa tête pâle.

Ils arrivèrent tous ainsi devant le château du meurtrier.

Comorre, qui les avait vus venir, fit relever le pont-levis. Saint Veltas s’approcha des fossés avec la morte, et s’écria à haute voix :

- Comte de Cornwaille, je te ramène ta femme telle que ta méchanceté l’a faite, et ton enfant tel que Dieu te l’a donné ; veux-tu les recevoir sous ton toit ?

Comorre garda le silence.

Saint Veltas répéta les mêmes paroles une seconde fois, puis une troisième, et comme aucune voix ne répondait, il prit le nouveau-né sur le bras de la morte et le posa à terre.

Alors on vit une merveille qui prouvait la toute-puissance de Dieu, car l’enfant marcha seul, librement, jusqu’au bord du fossé, y prit une poignée de sable, et la lançant contre le château, s’écria :

- La Trinité fait justice.

Au même instant, les tours s’ébranlèrent avec un grand fracas, les murs s’entr’ouvrirent, et le château entier s’affaissa sur lui-même, ensevelissant le comte de Cornwaille et tous ceux qui avaient aidé à ses crimes.

Saint Veltas replaça ensuite la tête de Triphyna sur ses épaules, lui imposa les mains, et la sainte femme revint à la vie, au grand contentement du roi de Vannes et de tous ceux qui étaient présents.

EMILE SOUVESTRE.


(1) L’histoire de Triphyna est très-populaire en Bretagne. C’est un de ces récits que des conteurs, appelés discrevellerrs, répètent le soir au coin du foyer. Nous le donnons ici tel qu’ils le récitent à leurs auditeurs.

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