TOULET, Paul-Jean (1867-1920): Le carnet de M. du Paur.- Paris : A la Cité des Livres, 1927.- 67 p. ; 17 cm.- (L'Alphabet des Lettres ; T).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (07.X.1998)
Texte relu par : A. Guézou
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Le carnet de M. du Paur
par
Paul-JeanTOULET

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III

L'Art et la vie

La vie est comme une grappe dont on peut extraire encore, quand elle est mûre, les vins puissants du remords et de la nostalgie.

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De quoi demain sera-t-il fait ? demandait un gros poète. De quoi ? Mais comme hier, de chagrin, d'ennui, de mensonge.
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Le temps qui endort le venin de l'amour rend celui de l'amour-propre plus âcre et plus corrosif.
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Dans la vie, parfois, il faut savoir manquer un train.
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Dans ta vie, il faut apprendre à compter ; mais non pas sur les autres.
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Il n'est si capricieux climat que la vie de l'amant ou de l'artiste : soleil trempé d'averses, gloire, givre, jardins en fleurs. Vienne le soir et avec lui la sérénité d'une espèce de mélancolie heureuse, et de ces ressouvenirs qui traversent l'âme comme des oiseaux.
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N'est-ce pas la justice des choses que Michelet soit venu au monde dans une église «désaffectée» ?
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Le génie seul est la mesure du génie, et l'art pareil à ce creuset des alchimistes où l'on ne retrouve d'or que celui qu'on y a soi-même mis d'avance.
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La vérité dans l'oeuvre d'art, c'est un certain rapport des choses entre elles ; non pas des choses à la nature.
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Se frapper le coeur, sans doute, c'est le secret du génie. Mais s'il suffisait de faire souffrir les autres ? Ne leur pourrait-on pas arracher des cris aussi beaux que ceux que l'on jette soi-même dans la douleur, et que l'on noterait bien plus à son aise ?
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Il n'est pas vrai que les artistes soient inégaux, pour être plus ou moins sensibles. La grimace y importe plus que le sentiment ; et le bonheur de l'expression, que les infortunes du coeur.
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Il semble bien que les arts ne fussent à l'origine que des signes mémoriaux. Ce même roc qui nous révèle aujourd'hui la beauté, ne prétendit d'abord qu'être une borne de l'histoire.
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Si, plus souvent qu'au pays des Barbares, les poètes en France se font un jeu d'accoupler dans leurs vers l'amour à la mort, n'y cherchez pas quelque miracle de race ou de sensibilité, et tout cela n'est qu'affaire d'allitération.
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O poète, tout passe ; tout s'évanouit. Il n'y a que les cadavres qui ne meurent point.
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L'invention est une fiction logique ; l'artiste celui qui invente une Inde nouvelle. Rembrandt, Watteau, Mozart nous découvrent des mondes quelque part hors du monde.
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Jamais ne restaurer aucune oeuvre, soit ! Mais n'est-ce pas mettre Genséric à bien haut prix que de n'aimer pas mieux Girardon ?
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Il importe en peinture, que le portrait ressemble au modèle, mais non pas le modèle au portrait.
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Les sculpteurs modernes en Italie. On dirait qu'ils parfont leurs statues avec une lime à ongles.
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Le succès fera autour de toi des hommes tes courtisans, et des femmes tes courtisanes.
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Plutôt qu'une race et même qu'une nation, la France est une idée.
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La France, «par le temps qui court», abonde en professeurs d'énergie. Ce sont les élèves qui manquent un peu.
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La démocratie ne régnera que le jour où mille culs-de-jatte persuaderont le reste des hommes de se couper les jambes. Car c'est au profit d'un petit nombre qu'elle tend, - d'un vilain petit nombre.
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Cette équivoque - de ne pas distinguer, dans l'hôte, l'hospitalité donnée de celle qu'on reçoit - c'est un des exemples les plus délicats de la courtoisie française.
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On parle d'amour, de l'amour de Dieu, de l'amitié. Et l'art aussi est un autre prestige ; pour ne rien dire de la Nature, à qui l'on doit des sites bien connus. Mais tout cela ce n'est que nous, hors de nous-même.
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Beauté, génie, rang ou richesse, ces plaisantins de moralistes appellent tout cela fort méprisamment le hasard de la naissance. C'est un beau hasard pour le charbon de naître diamant, et pour un homme - Bonaparte.
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On ne se lasse point à parler de ce Franklin, dont l'image se voit sur les pendules. Il admirait le soin que prenait la Providence pour envoyer aux baleines arctiques, par le Gulf-Stream, une certaine espèce de méduses, appelées orties-de-mer, dont elles sont friandes. Gageons que les orties-de-mer, si elles savaient, ne donneraient les marques, à la Providence, que d'une médiocre approbation.
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Il y a bien des choses «à l'américaine», et le mariage, et le vol, et le homard. Mais le homard du moins qui est la moins dangereuse, on en est quitte après avoir vomi.
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La charité n'est jamais perdue, pour ceux qui la font.
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Le pardon n'est peut-être que la forme la plus raffinée de la vengeance.
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On est plus méchant et plus lâche en rêve qu'au réveil. Et peut-être que cette vie elle-même n'est que le rêve d'une autre vie, où l'amour serait sans cruauté, l'amitié sincère ; où les croyants croiraient à leur croix, les poètes à leur délire.
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Les riches jettent un peu d'or aux pauvres, comme Polycrate son anneau à la mer. C'est la rançon de l'opulence.
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Il vient un âge où le bonheur semble se retirer de la vie, comme ces lacs qu'un été trop long rétrécit entre leurs rives.
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On doute s'il faut trouver plus risible la rêverie de ceux qui nient le pouvoir de l'or - ou plus grossière l'assurance qu'il peut tout faire ; que rien ne se fait que pour lui.
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En un temps où la lutte est âpre, ce n'est plus bien sage d'attendre la fortune dans son lit ; et il n'y a guère que M. Alphonse à qui cela profite.
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En volupté comme en morale nous pouvons nous contraindre à ne voir au bien et au mal que des objets de notre curiosité.
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On parle beaucoup de mauvaise mémoire, mais c'est façon de dire. Car elle ne trompe les gens qu'à trahir leurs obligations, et enfler ce qu'ils prétendent. Où en inventeraient-ils une meilleure ?
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Ne me parle pas de sagesse, ô Fô. Elle n'est que dégoût de ce que nous ne pouvons avoir.
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Le tourment du diable, c'est une espèce de soif ; une soif d'apprendre à la fois et d'oublier, que toutes les âmes du Paradis ne lui étancheraient pas, - ô Béarn, ni tes fontaines au coeur d'émeraude, - ni ce cristal non plus où dans l'ombre des varangues, à Bénarès, une fille aux acides parfums exprimait sur la glace le jus d'un cédrat merveilleux.
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Rien que de songer d'un autre coeur, quelquefois le coeur se soulève.
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Psyché, princesse des Indes, viole le secret du prince, son époux. C'est un loup-garou que son médecin enferme à certaines heures. Elle entre malgré son serment et il la dévore.
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L'orthographe de l'avenir nous prépare à quelques calembours ingénieux, la joie de dire par exemple : «Les coeurs vieillis ressemblent aux vieux paletots ; c'est mal-aisé qu'ils se détachent».
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Pardonner n'est pas difficile. Mais oublier ? Le fruit tombé de tes mains, n'espère pas le ressaisir qui ne soit taché d'aucune souillure.
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On commence par être vu ; et puis on prend plaisir à voir. La vie est un corridor orné de vitres et plein de mystères.
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La peine de l'athée, disait un bon diable, c'est que Dieu ne le fait plus rire.
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La société, telle qu'on nous l'a fait espérer rue Grange-aux-Belles, ce serait comme ces trains où l'on a supprimé les premières.
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Les diseurs de maximes, non plus que les marchands de «spécialités», ne se soignent à leurs propres remèdes.
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Un nouveau riche venait de remplir le salon de son importance, de sa grossièreté.
- C'est un homme, dit Béhanzigue, dans le genre de Jésus-Christ : il est né dans une étable.
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Une idée générale, ce n'est qu'un fait multiplié comme un nombre, si grand qu'il soit, l'unité se répète.
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Une église neuve est sans religion. Il y manque la patine, pour ainsi dire, du sacrement.
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Un catholique qui pêche sciemment de façon grave, prouve par là-même sa foi au sacrement de pénitence.
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Quand tourne le vent on accuse les girouettes.
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A la manière dont en province on cause, cela n'a pas beaucoup de poids, dit-on. Peut-être. Mais,... de lourdeur ?
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De vieillir a ceci de bien que, tous les ans, on est quitte un peu plus d'aimer. A cause que, des gens qu'on aime, les uns meurent ; et les autres de moins en moins se soucient de harasser notre tendresse. Le sourire d'une jeune vérité ne mérite point tant d'égards que ces erreurs qu'ont respectées les siècles.
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Les meilleures plaisanteries sont les plus courtes, comme disait ce renard qui avait la queue coupée.
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Les hirondelles, a dit quelqu'un, pensent que l'Arc de Triomphe est là pour y suspendre leurs nids.
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Certes les lois mathématiques n'astreignent que notre intelligence et restent étrangères au monde extérieur. Mais l'abus seul qu'on en fait nous avertit, et ce n'est que par notre pensée que nous rectifions notre pensée. Car tout le génie de Bergson ni le bon sens de James ne nous font toucher immédiatement le monde extérieur.
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Les provinciaux vous parlent sans cesse des hors-d'oeuvre de la Brasserie Mondiale, «après lesquels » assurent-ils, «on n'a plus faim». Ni avant, non plus, peut-être. Et on les entend, là-dessus, qui soupirent avec un air de se pâmer : - Ah, il n'y a encore que Paris...
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Les gens à qui l'on doit son bonheur, ni les femmes qu'on aime et qui se donnent, on ne leur pardonne guère. C'est comme s'ils vous avaient prêté de l'argent.
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Aimez-vous ces vastes horizons dont on s'épuise à remplir la coupe ? Hélas, et de quoi : de souvenirs, d'ambitions, de nuées ?
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Le temps passe. Ah, si on pouvait le regarder passer ! Mais, hélas, on passe avec lui.
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Il faut beaucoup aimer les gens pour leur pardonner de nous rendre heureux.
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Quand on a connu que la vie n'est que fumée, celle de son propre toit garde encore quelque douceur.
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Tout ainsi que les Mikados d'autrefois, le bonheur est un prince irrésistible et caché, à qui l'on fait sa cour sans le voir jamais face à face.
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C'est grande infortune, ici-bas, d'être enclin aux larmes, aux larmes des autres, et dans quelle affreuse nécessité on se trouve de faire souffrir son amie afin qu'elle pleure, pour voir briller un instant sur ses joues et s'évanouir cette rosée non pareille.
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Près des sources qu'égoutte l'aurore, le pèlerin dit : qu'il est doux d'entendre la rainette au chant dérobé ; - mais plus doux encore, à minuit, d'écouter, du fond de l'auberge, la neige qui fait craquer les cèdres plaintifs, et crier avec l'ouragan ces oiseaux mystérieux qui volent sur la mer.
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C'est encore adorer ses Dieux que de leur jeter des pierres.
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La vie est faite pour s'enseigner à mourir.
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Le carnet de M. du Paur (1) : les femmes et l'amour
Le carnet de M. du Paur (2) : les hommes et l'amitié
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