SAINT-HILAIRE, Emile-Marc Hilaire, dit Marco de (1796-1887) : Histoire d'un sabre de pain d'épice (1843).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (20.XI.2000)
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : R2131) de l'édition donnée par La Revue des feuilletons, 3e année, 1843. Parution initiale dans le Siècle.
 
Histoire d'un sabre de pain d'épice.
A propos de la bataille de Leipzick et de la place Vendôme
par
Emile Marco de Saint-Hilaire

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I.

Au mois de juillet 1813, l'Autriche s'étant décidément déclarée contre nous, les négociations du congrès de Prague furent brusquement rompues, et l'armistice de Dresde dénoncé le 10 août suivant. La bataille de Dresde, livrée les 27 et 28 du même mois, ne fut que la conséquence de ces deux événements. Cette bataille est certainement une de celles où le génie de Napoléon brilla du plus vif éclat (nous la raconterons un jour) ; elle devait avoir les immenses résultats qu'il s'en était promis ; mais la fortune, qui commençait à nous abandonner, en décida autrement. En même temps que Vandamme, en Bohême, se voyant contraint de poser les armes à Kulm pour s'être aventuré imprudemment dans la profonde vallée de Toeplitz, Macdonald se faisait battre à Gross-Beern par Bernadotte. Le maréchal Ney, envoyé de ce côté pour rétablir les affaires, n'ayant pas été plus heureux à Dennewitz et à Buterborg, ces désartres avaient détruit toutes les espérances de paix que l'empereur avait fondées sur sa récente victoire.

Après avoir appris le détail de ces pertes, Napoléon dit froidement à ceux qui étaient présents dans son cabinet :

- Que voulez-vous, Messieurs ; je ne puis pas être partout !... Mais ce que je ne puis concevoir, c'est que Vandamme se soit laissé entraîner en Bohême. A une armée qui fuit il faut faire un pont d'or ou opposer une barrière d'acier ; or, Vandamme ne pouvait être cette barrière.

Puis s'adressant au major-général :

- Aurions-nous donc écrit quelque chose qui ait pu lui inspirer cette fatale pensée ?... Berthier, allez chercher vos minutes, et vous, Fain, voyez les miennes ; vérifions tout ce que nous avons écrit.

Le major-général apporta son livre d'ordre ; le secrétaire du cabinet représenta ses minutes, on relut toutes les lettres et l'on n'y trouva rien qui pût autoriser le malheureux général à quitter sa position de Peterswald, dans laquelle l'empereur lui avait recommandé de se tenir coi, selon l'expression textuelle employée dans la dépêche.

- Eh bien ! dit l'empereur au duc de Bassano ; voilà la guerre.

Puis, devenu tout à coup pensif, il fixa de nouveau les yeux sur la carte, et, mesurant machinalement les distances avec un compas, on l'entendit répéter tout haut ces vers qui lui revenaient à la mémoire :

J'ai servi, commandé, vaincu quarante années !
Du monde, entre mes mains, j'ai vu les destinées.
Et j'ai toujours connu qu'en chaque événement
Le destin d'un état dépendait d'un moment.

- Ah ! Talma disait bien cela ! ajouta-t-il en paraissant se livrer à d'autres pensées. Pauvre Talma, il y a longtemps que nous nous connaissons. C'est un honnête homme ; mais il aime mieux être à Paris qu'à Dresde... Il a parbleu raison ; cela se conçoit, mais moi ! Allons ! il faut changer mes plans, et, cette fois, faisons en sorte de me multiplier.

En effet, dès le soir même il indiqua aux principaux officiers de son état-major Leipzick comme devant être désormais le point de réunion de tous les corps de l'armée ; puis, le 5 septembre il quitta Dresde.

A partir de ce jour commença une série de marches et de contremarches remarquables, autant par la vivacité des manoeuvres exécutées par l'empereur, que par la patience avec laquelle il poursuivit un dénouement qui devait nous être bien funeste.

Dans ce trajet de Dresde à Leipzick, trajet qui dura six semaines, il fit plus d'une fois la triste observation qu'une fatale disposition au découragement dominait les esprits ; les signes de mécontentement n'étaient que trop visibles à ses yeux clairvoyants.

- Il semble, dit-il un jour à cette occasion, qu'une lime sourde cherche à rompre tous les liens de confiance et de dévouement qui, si longtemps, ont rendu l'armée et moi forts l'un de l'autre, et l'un par l'autre invincibles.

Enfin, le 15 Octobre 1813, il arriva à Leipzick, déjà occupé par les troupes du maréchal Marmont et du duc de Castiglionne.

Mais pour l'intelligence de ce qui va suivre, je crois devoir donner brièvement la description topographique de cette ville de la Saxe qui, sans être d'une grande étendue, est cependant devenue importante à cause des événements dont elle fut le théâtre à cette époque.

Leipzick est renfermée dans une enceinte irrégulière, de forme presque quadrangulaire, qui consiste en une vieille chemise de maçonnerie ; elle est protégée par un fossé sans contrescarpe et presque comblé par le temps. Autour de ce fossé règne un large boulevard planté de deux rangées d'arbres. Quatre portes servent de communications à la ville avec ses boulevards : au nord se trouve la porte appelée Halle ; c'est la route de Lindenau par le pont de l'Elster.

Au midi est celle de Grimma, qui est en même temps le nom du faubourg le plus considérable de la ville ; à l'ouest est la porte Saint-Pierre, et à l'est, du côté de Lindenau, les faubourgs de Randstadt, qui conduisent à Lutzen par un long défilé renfermé entre les marais de l'Elster et de la Pleisse. Ce faubourg n'a pour débouché que le pont qui est à l'extrémité du boulevard du côté de la porte de Halle, et pour issue que la rue longue et étroite qui mène à la barrière de Machranstadt. Nos soldats appelèrent cette sortie barrière de la Massacrade à cause de l'horrible boucherie dont ce lieu fut témoin quelques jours plus tard ; ce fut par là en effet que l'armée française tenta d'opérer sa retraite.

Murat, instruit de l'arrivée de l'empereur, s'empressa de se rendre auprès de lui pour lui donner des détails sur les divers combats qui avaient eu lieu auparavant, et pour lui rendre compte en même temps de la position qu'il avait fait prendre à l'armée pour couvrir Leipzick. Napoléon, voulant s'assurer par lui-même des dispositions prises par son beau frère, remonta à cheval, se dirigea du côté des campements ; il arriva bientôt au pied d'un coteau qui domine une immense plaine et sur lequel est une maison isolée appelée la bergerie de Meusdorf. Après avoir jeté de ce point un premier coup d'oeil sur l'ensemble de nos positions, il voulut les parcourir en détail, et redescendit dans la vallée, où la tête des premières colonnes autrichiennes commençait déjà à se montrer. En avançant un peu, les vedettes des deux armées ne furent plus éloignées les unes des autres que de quelques portées de fusil tout au plus.

De nouveaux régiments étaient arrivés de France ; pour la première fois ils allaient paraître en ligne sous les yeux de l'empereur. Parmi eux se trouvait le régiment de cuirassiers commandé par M. d'Avranges, un des plus jeunes colonels de l'armée, et que Napoléon connaissait particulièrement. Ces régiments n'avaient point encore inauguré leurs aigles, et l'empereur ordonna qu'on procédât sur-le-champ à cette solennité.

Aussitôt les troupes se rangent sur les trois côtés d'un grand carré ; l'état-major occupe le quatrième. Napoléon s'avance au milieu de l'enceinte ; tous les officiers des régiments se groupent devant lui. Le prince de Neufchâtel, exerçant alors la charge de vice-connétable, met pied à terre ; des officiers de son état-major ont tiré les aigles des étuis qui les renfermaient ; les bannières dont elles sont ornées déploient leurs couleurs, tous les tambours battent aux champs ; Berthier, chargé de ce noble faisceau, vient se placer au centre des officiers en face de l'empereur qui, tenant d'une main les rênes de son cheval et de l'autre montrant les drapeaux, s'écrie d'une voix vibrante :

- Soldats ! que ces aigles soient désormais votre point de ralliement ! Jurez-moi de mourir plutôt que de les abandonner !... Me jurez-vous de préférer la mort au déshonneur de nos armes ?...

- Oui ! oui ! Vive l'empereur ! s'écrient les officiers et les soldats sur lequels ces paroles semblent produire un effet magique.

Alors Napoléon élevant la voix et désignant de son bras étendu les Autrichiens, reprend avec plus d'énergie que la première fois :

- Soldats, voilà l'ennemi ! Souffrirez-vous jamais un affront ?...

- Non, non, jamais ! Vive l'empereur ! répètent encore tous les officiers en brandissant leurs épées.

- Alors je confie ces aigles à votre courage et à votre honneur !

A ces mots, chaque régiment reçoit un drapeau des mains de son colonel, et toutes les troupes, transportées d'enthousiasme, se séparent et défilent en poussant des vivat que les échos portent jusqu'aux Autrichiens.

Lorsque le régiment de cuirassiers, commandé par M. d'Avranges, vint à passer devant Napoléon et quand le colonel lui eut adressé le salut d'usage, l'empereur se découvrit en disant à voix basse :

- Encore un de mes braves colonels !

Il continua son inspection ; arrivé au village de Wachau, occupé par le duc de Bellune, il lui donna de vive voix quelques instructions, puis il revint à la bergerie de Meusdorf, où il fit une halte. Les fourgons de la cantine n'étant pas encore arrivés, Napoléon dut se contenter pour souper de quelques noix sèches ; elles étaient le seul mets qu'on pût se procurer, tant l'habitation était pauvre. Le duc de Bassano ajouta à ce frugal repas une tablette de chocolat ; mais en revanche l'empereur s'étendit sur un monceau de foin et prit avec délices quelques heures de repos.

Dans la nuit du 15 au 16, il apprit que l'ennemi débouchait sur toutes les routes qui aboutissent à Leipzick ; il fit de suite toutes ses dispositions. Le lendemain, à neuf heures du matin, la fusillade qui se fit entendre au sud de Leipzick annonça que Schwartzenberg avait engagé la bataille dans cette direction. Le canon répondit bientôt de tous les points de l'horizon aux décharges d'artillerie qui tonnaient du côté de Wachau : à midi, l'engagement devint général.

Napoléon était descendu de la bergerie de Meusdorf, et s'était dirigé en toute hâte sur ce point ; mais avant d'y arriver, il aperçoit, sur la droite, des colonnes autrichiennes qui se sont avancées en bon ordre par Markelberg. L'attaque semble si furieuse de ce côté, elle est accompagnée de cris si terribles que tout le monde en est frappé. L'empereur s'arrête, et ne connaissant au juste ni les desseins, ni le nombre des ennemis, il fait avancer les grenadiers de la vieille garde qui ne sont qu'à peu de distance derrière lui ; il leur fait former le carré, et sûr qu'aucune puissance humaine ne pourra ni vaincre ni dépasser cet obstacle, il s'élance dans la plaine, il arrive au moment où notre grosse cavalerie se distinguait par des charges irrésistibles, suivant son expression, et tandis que Macdonald faisait d'héroïques efforts pour enlever la redoute de Gross-Possana défendue par une artillerie formidable.

Napoléon juge à la première vue que de la prise de cette redoute dépend peut-être le succès de la journée ; il s'y porte de toute la vitesse de son cheval et vient se placer sous le feu de l'ennemi.

- Quel est ce régiment ? demanda-t-il avec vivacité au général Charpentier, près duquel il s'est arrêté pour lui désigner du doigt un régiment d'infanterie qui restait en position au pied de la hauteur.

- Sire, c'est le 22e léger.

- Cela n'est pas possible, général ; je connais le 22e léger : il ne resterait pas là l'arme au bras, à se faire mitrailler ; finissons-en !

Et sur un signe ce régiment s'élance... la redoute est emportée.

L'empereur songe alors à porter le coup décisif en perçant le centre de l'ennemi pour le mieux culbuter. La cavalerie de Latour-Maubourg, de Kellermann et de Poniatowski se jette aussitôt à droite et à gauche pour le déborder ; tout ce qu'elle rencontre est écrasé, tué ou mis en fuite.

Cependant la nuit approche, et l'extrême fatigue des combattants ne permet plus de songer à de nouvelles entreprises. A six heures, la canonnade cesse entièrement, et les feux des bivouacs des deux armées en présence se rallument à peu près dans les mêmes positions où ils s'étaient éteints le matin. Les tentes de l'empereur ont été dressées en avant de la bergerie de Meusdorf, autour de laquelle la vieille garde vient s'établir. Napoléon passe la soirée à recueillir les rapports de la journée.

Tout le monde, généraux et soldats, avait fait son devoir. La cavalerie s'était surtout distinguée. Malheureusement Latour-Maubourg avait eu la cuisse emportée par un boulet.

Pendant l'opération que subissait avec un courage stoïque le général sur le champ de bataille même, son domestique se livrait à un désespoir qu'il manifestait par des cris et des pleurs.

- Ah çà ! veux-tu te taire, lui disait Latour-Maubourg, que ces clameurs impatientaient ; de quoi te plains-tu ? Tu es gros et gras et il ne te manque rien.

- Ah ! général, c'est votre jambe. Quel malheur pour moi !

- Mais au contraire, nigaud, reprit celui-ci, croyant ainsi consoler le fidèle serviteur, c'est fort heureux pour toi, parce que tu n'auras plus désormais qu'une botte à cirer au lieu de deux.

A ce combat de Wachau, Poniatowski gagna son bâton de maréchal. Cédant à je ne sais quel pressentiment, Napoléon, comme s'il n'eût pas eu de temps à perdre pour acquitter sa dette envers le Polonais, lui envoya le soir même les insignes de maréchal de l'empire.

Parmi les colonels qui se sont rendus dignes des faveurs de l'empereur, Berthier cite avec orgueil le jeune d'Avranges, qui est son neveu.

- Ah ! oui... d'Avranges ! répète Napoléon d'un air pensif ; on ne saurait être bon fils sans être brave soldat. Celui-là a foi en sa mère et en son empereur ; il ira loin si la fortune ne le trahit pas. Je pense à votre parent, Berthier, et d'Avranges ne sera pas oublié, mais il ne faut pas aller trop vite avec les jeunes gens, de crainte de les gâter.

A cet instant, l'aide de camp de service entra dans la tente impériale pour annoncer l'arrivée du général autrichien Meerfeldt, qui avait été fait prisonnier le matin dès le commencement de l'action. Napoléon avait donné l'ordre qu'on le lui amenât.

- Attendez un moment, répondit-il à son aide de camp. Lui avez-vous rendu son épée ?

- Sire, on ignorait que votre majesté voulût...

- Qu'on remette au général son épée ; vous l'introduirez ensuite.

Puis se retournant vers Berthier, il ajouta :

- Meerfeldt est une ancienne connaissance, vous devez vous le rappeler. C'est lui qui est venu à Léoben solliciter l'armistice ; c'est avec lui que j'ai négocié à Campo-Formio. Vous souvenez-vous de la nuit d'Austerlitz ? Ce fut encore lui qui me fit passer le billet écrit au crayon pour obtenir les premières paroles de paix auxquelles le salut de l'empereur d'Autriche et celui d'Alexandre étaient attachés. N'est-ce pas une singulière destinée que la sienne ? Elle me le ramène au moment où j'aurais moi-même besoin d'armistice et de paroles de paix.

Aussitôt que le général autrichien fut introduit, l'empereur lui adressa des paroles consolantes sur son malheur, l'invita à partager avec lui et les officiers-généraux de son état-major le modeste repas qu'on avait préparé dans la tente voisine, en lui disant avec bienveillance :

- Je vous préviens, général, que vous allez faire un mauvais souper ; mais ensuite, pour vous en dédommager, je vous renverrai sur parole ; seulement, vous voudrez bien vous charger de porter à votre maître, l'empereur d'Autriche, de nouvelles offres de conciliation.

Après un repas qui ne dura pas dix minutes, Napoléon quitta la table.

- Notre querelle devient bien sérieuse, n'est-ce pas, général ? dit-il à M. de Meerfeldt. Vous voyez comme on m'attaque et comme je me défends. Est-ce que votre cabinet ne prévoit pas les suites d'un tel acharnement ?... S'il est sage, s'il est bien conseillé, il peut encore tout arrêter ; il le peut dès ce soir, mais demain peut-être il ne le pourra plus, car qui peut prévoir les événements de demain ?...

Comme le général autrichien ne répondait rien, après un moment de silence Napoléon ajouta, en mettant dans son débit plus de vivacité :

- Notre alliance est rompue, c'est vrai ! mais entre votre maître et moi, n'en existe-t-il pas une autre ?... et celle-là n'est-elle pas indissoluble ?... Eh bien ! c'est elle que j'invoque. Je veux avoir toute confiance dans les sentiments de mon beau-père. C'est à lui que je n'ai cessé d'en appeler depuis le commencement de tout ceci. Allez donc le trouver, et répétez-lui ce que je lui ai déjà fait dire par Bubna, il y a quatre mois, lorsque j'étais à Dresde. Je ne saurais trop vous le répéter, général, on se trompe étrangement sur mon compte. Je ne demande pas mieux que de me reposer à l'ombre de la paix et de rêver le bonheur de la France après avoir rêvé sa gloire..... Et cependant votre politique sacrifie à la peur qu'elle a de moi non-seulement les affections les plus naturelles, mais encore ses plus chers intérêts. Vous craignez jusqu'au sommeil du lion ; vous croyez ne pouvoir être tranquilles qu'après lui avoir arraché les griffes et coupé la crinière... Eh bien ! quand vous l'aurez réduit à ce triste état, quelles en seront les suites ? Les avez-vous prévues ?... Tourmentés par le désir ardent de recouvrer d'un seul coup tout ce que vous avez perdu par vingt ans de malheurs, vous n'avez que cette idée, et vous ne remarquez pas que depuis vingt ans tout a changé autour de vous, que vos intérêts ont changé de même, et que désormais, pour l'Autriche, gagner aux dépens de la France, c'est perdre. Vous y réfléchirez, général ; ce n'est pas trop de l'Autriche, de la France et même de la Prusse pour arrêter sur la Vistule le débordement d'un peuple à demi nomade, essentiellement conquérant, et dont l'immense empire s'étend depuis nous jusqu'à la Chine.... la Russie enfin, dont l'ambition vous aurait dévorés déjà si je n'avais eu le soin de la tenir muselée.

Au surplus, je dois finir par faire des sacrifices, je le sais, je suis prêt ; et pour gage de l'armistice à conclure dans les vingt-quatre heures, j'offre d'évacuer sur-le-champ l'Allemagne et de me retirer derrière le Rhin. Adieu donc, général, ajouta Napoléon en congédiant M. de Meerfeldt ; lorsque de ma part vous parlerez de paix aux deux empereurs, je ne doute pas que la voix qui frappera leurs oreilles ne soit pour eux bien éloquente en souvenirs ; voilà pourquoi je m'attends à vous revoir.

Le général autrichien fut aussitôt reconduit par son ordre aux avant-postes, et ce fut dans le moment où ses amis déploraient sa captivité qu'ils le virent reparaître au milieu d'eux, honoré d'une mission qu'un vainqueur eût ambitionnée. Mais M. de Meerfeldt ne devait pas revenir.

La journée du lendemain n'ayant pas été troublée par un seul coup de canon, ce calme absolu sembla de bon augure à Napoléon, qui ne doutait pas que la mission de M. de Meerfeldt n'eût un bon résultat. Il s'abusait.

Presque toute sa vie, il se fit illusion sur les sentiments de ces rois qui l'avaient tant flatté dans sa prospérité. Il oubliait qu'à leurs yeux, lui, empereur de fortune, n'était qu'un intrus, fils de la révolution et représentant de cette France contre laquelle, depuis vingt ans, ces mêmes rois conspiraient. L'occasion était trop belle pour se venger à la fois d'une nation qu'ils n'avaient pu empêcher de s'affranchir, et de l'homme qui les avait vus tous à ses pieds après les avoir tous vaincus.

En retardant leur attaque d'un jour, les alliés n'avaient eu d'autre intention que de donner le temps à Bernardotte de se rallier à Benigsen et à Collorédo, dont les corps d'armée réunis formaient 120,000 hommes. Ce que Napoléon ne sut pas deviner, ses généraux en chef le devinèrent, et, après s'être longtemps consultés, ils furent d'avis d'appeler Berthier et Daru à un conseil qu'ils tinrent à ce sujet.

On discuta longtemps, et en résumé les avis se trouvèrent tous d'accord sur un point : c'était que l'empereur ne devait pas livrer bataille avec des forces aussi faibles que les siennes, comparées à celles des ennemis. Il nous restait à peine 600 pièces de canon, et les alliés en avaient 12,000. Napoléon ne pouvait mettre en ligne que 160,000 hommes au plus, tandis qu'on pouvait lui en opposer 550,000. Tout ce que notre armée avait conservé de bonnes troupes, de vieux soldats, était resté à Dresde, ou renfermé dans les places de Dantzick, de Magdebourg et de Hambourg. Il fut convenu qu'après la conférence Berthier et Daru iraient trouver l'empereur pour déposer à ses pieds de respectueuses mais justes remontrances. Ces messieurs avaient sans doute oublié qu'on n'était plus au temps de Louis XV et des parlements.

En les voyant entrer dans sa tente, où il était seul, Napoléon remarqua tout d'abord l'agitation de Daru ; mais l'air solennel du major-général le frappa davantage, et s'asseyant devant sa table il leur demanda d'un ton froid ce qu'ils lui voulaient. Berthier prit la parole le premier et lui représenta, dans les termes les plus doux et en employant d'excessifs ménagements, le désavantage qu'il y aurait à livrer bataille dans un pareil moment. Il lui exprima une vérité que l'empereur avait sentie avant lui, à savoir que les généraux étaient eux-mêmes si découragés qu'ils ne pouvaient ranimer le courage de leurs soldats.

« Et cependant, ajouta le major-général, Votre Majesté sait jusqu'où vont leur amour et leur dévouement à son auguste personne. Tous sont prêts à sacrifier leurs biens, leur vie pour elle ; mais si ces sacrifices ne peuvent servir à rien, si votre majesté, en s'exposant elle-même comme elle le fait chaque jour avec une témérité qui... »

Ici un regard foudroyant de Napoléon arrêta court l'orateur. Toutefois il se remit et termina son tableau en balbutiant, et en rappelant quelles seraient les terribles suites d'une bataille perdue qui ouvrirait aux ennemis la route de Paris.

Enhardi par le silence de l'empereur, qui avait écouté Berthier avec une morne attention, Daru prit la parole à son tour. Il démontra que les munitions seraient insuffisantes, pour peu que l'action se prolongeât plus d'un jour ; que l'armée n'avait pas d'ambulances, qu'aucun hôpital n'avait pu être formé sur les derrières.

« Ces précautions, sire, dit Daru en terminant, ont toujours rendu les soldats de votre majesté invincibles, parce que lorsque le soldat sait que des secours, des soins et un lit l'attendent s'il est blessé ou malade, il va au feu avec plus d'assurance. Votre majesté sait encore que dans cet état de choses il n'y a de la faute à personne ; l'administration a constamment fait son devoir. »

Lorsque l'intendant général de l'armée eut fini de parler, Napoléon, qui jusqu'alors n'avait pas dit un mot, regarda tour à tour Daru et Berthier avec une expression extraordinaire ; puis il leur dit, avec une tranquillité feinte, mais pleine d'ironie : « Messieurs, tandis que vous y êtes, avez-vous encore quelque chose à dire ? Parlez, je vous écoute. Par ma foi, le moment est bien choisi ! » Et ses bras, qu'il avait croisés sur sa poitrine, empêchaient qu'on vit ses doigts crispés froisser les revers de son habit. Daru et Berthier ayant témoigné par une légère inclination de tête qu'ils n'avaient plus rien à dire : « Eh bien ! c'est à mon tour, n'est-ce pas, messieurs ? » s'écria-t-il en se dressant de toute sa grandeur ; puis, fixant des yeux de feu sur l'intendant de l'armée, il lui dit avec ce calme qui était toujours chez lui précurseur de l'orage :

« Comte Daru, vous êtes un homme de plume et non d'épée ; vous êtes l'intendant de l'armée, et par cela même inhabile à juger une pareille affaire. Je ne vous veux aucun mal du zèle inconsidéré qui vous a dicté les paroles que je viens d'entendre, cependant, croyez-moi, vous eussiez mieux fait de vous abstenir. »

Puis, se retournant vivement vers Berthier et le toisant de la tête aux pieds, il dit, en effectant encore plus de calme, quoique son visage fût devenu affreusement pâle : « Quant à vous, monsieur le major général, j'ignorais qu'entre nous deux les rôles pussent changer ; mais je sais maintenant que, de même que la fortune, il y a des hommes qui changent du jour au lendemain. Je sais qu'il en est ici quelques-uns qui préféreraient les douceurs d'une vie oisive aux nobles fatigues des camps. » Puis, faisant deux pas vers le major général, qu'il regarda fixement :

« Il en est, vous dis-je, qui aimeraient mieux chasser dans leurs terres princières que de travailler avec moi à la conservation du territoire, au maintien de l'honneur national : n'est-ce pas, prince de Neufchâtel ? Et ceux-là, je les connais, vous dis-je encore une fois. Ce sont des hommes que j'ai tirés de la poussière pour les combler d'honneurs et de richesses, des hommes qui me doivent tout, excepté de la reconnaissance. Mais ceux-là ne sont pas mes soldats ! Mes soldats n'ont point changé et ne changeront jamais. Messieurs, avec l'aide de Dieu et de cela (l'empereur avait frappé vivement du plat de sa main gauche sur le fourreau de son épée), je saurai bien réduire des princes qui, parce que je les ai trop ménagés, ont conjuré ma perte. Mais malheur aux traîtres ou aux ingrats ! »

Au geste sublime que Napoléon avait fait, à ses paroles dites avec feu, Berthier et Daru avaient éprouvé comme un sentiment de terreur, bien qu'à coup sûr ils ne pussent prendre pour eux ces mots si durs de l'empereur, et que lui-même ne songeât point à les leur appliquer.

« Au surplus, vous le savez depuis longtemps, reprit-il bientôt, toujours en s'adressant à Berthier, votre opinion n'est jamais entrée pour rien dans mes déterminations ; vous pouviez donc vous épargner la peine de parler comme vous venez de le faire tout à l'heure. Et quant à ceux qui vous ont envoyés vers moi, s'écria-t-il avec un éclat de voix, dites-leur qu'ils n'ont qu'à obéir ! » Enfin, se calmant peu à peu, il s'assit, et, après s'être essuyé le front avec son mouchoir, il ajouta froidement : « Messieurs, vous avez ma réponse. » Et d'un signe il les congédia.

Il est à remarquer que lorsque Napoléon avait quelque mauvaise humeur, ou lorsqu'il croyait avoir à se plaindre de quelqu'un, son mécontentement passait comme un orage, parce qu'il l'exhalait aussitôt en paroles, dures quelquefois, et en apostrophes toujours vives. Le premier moment de sa colère était comme un coup de massue, sous lequel il était difficile de ne pas succomber : ce n'était qu'à l'aide de beaucoup de sang-froid, de franchise et d'impassibilité qu'on pouvait espérer d'en atténuer l'effet. Mais une fois calmé, non seulement l'empereur ne pensait plus à la scène qu'il avait faite, mais même il ne voulait pas que ceux qui l'avaient provoquée en conservassent le moindre souvenir.

Puis, comme au fond il était essentiellement bienveillant, comme il avait une extrême sensibilité, et (qu'on me pardonne l'expression) comme il était un bon homme, il lui arrivait toujours de regretter d'avoir poussé les choses un peu trop loin, comme il le disait encore, et il faisait en quelque sorte des avances pour qu'on ne lui gardât pas rancune. L'expression de sa figure s'épanouissait, il devenait enjoué, indulgent ; ses paroles, son regard, son sourire, ses gestes même, avaient un charme auquel il était impossible de résister. On peut dire que l'empereur avait une physionomie, des manières, un langage pour chacune des émotions qui l'agitaient. Il est vrai que nous ne pourrons jamais convaincre certaines gens de cette vérité, que Napoléon était un homme, et homme comme un autre, avec cette différence, toutefois, qu'il valait par le coeur infiniment mieux que la plupart des autres hommes, de même qu'il leur était éminemment supérieur par l'intelligence. Il le prouva plus que jamais le soir même du jour où il avait lavé la tête à Daru et à Berthier : il employa toute la nuit du 16 au 17 à faire avec eux ses dispositions pour le lendemain, comme s'il ne se fût rien passé d'extraordinaire entre lui, l'intendant et le major général de l'armée.

Le 17 au matin, le temps était pluvieux et sombre. La venue du jour n'avait pas interrompu le calme qui régnait dans le camp. Tandis que les caissons se remplissaient, que les ambulances s'improvisaient, que le soldat disposait ses armes, et que de tous côtés on se préparait au combat, l'empereur passa la journée dans sa tente et arrêta le nouvel ordre de bataille dans lequel il voulait recevoir l'ennemi. Il retint à dîner Daru et Berthier, comme pour effacer jusqu'au souvenir de la mercuriale de la veille. La nuit arriva ainsi sans qu'on eût aucune nouvelle de M. de Meerfeldt.

« Poniatowski pourrait bien avoir raison, » dit plusieurs fois Napoléon en regardant à sa montre.

Pour comprendre ces paroles, il faut savoir que l'empereur avait fait part au prince Poniatowski de son espoir dans la mission de M. de Meerfeldt, vis-à-vis d'Alexandre surtout, et que le Polonais, dans sa franchise toute militaire, lui avait répondu : « N'y comptez pas, sire ; l'empereur de Russie vous jouera. » L'événement prouva que le prince avait deviné juste.

Cependant la pluie continua de tomber à torrents sur les bivouacs. Un profond silence régna autour des tentes du quartier général jusqu'au moment où le lever de la lune permit enfin à l'empereur de monter à cheval et de se porter dans la direction de Leipzick. Il était une heure du matin. Chemin faisant, un moulin à tabac qui se trouve en arrière du Probstheyda, sur une éminence appelée le Thonberg, lui parut être un emplacement favorable pour son état-major. En effet, après avoir tout visité, il revint à huit heures du matin à ce même moulin de Thonberg. A peine eut-il mis pied à terre, que le canon de Schwartzenberg se fit entendre.

« Ah ! ah ! dit-il en écoutant, il paraît que les autres ne perdent pas de temps ! N'est-ce pass aujourd'hui le 18 octobre ? Eh bien ! il y a précisément treize ans, à pareille heure, que j'assistais, dans la cathédrale de Milan, au Te Deum chanté en commémoration de la victoire de Marengo. Messieurs, c'est un glorieux anniversaire que celui-là ! Faisons en sorte de nous le rappeler ! »

Et il remonta à cheval aussitôt.

Du moment où l'ennemi avait abordé nos lignes, la bataille était devenue terrible : on s'était heurté avec furie ; mais, quels que fussent leurs efforts, les assaillants avaient trouvé partout une résistance invincible. Pendant sept heures que dura ce combat de géants, on vit cent vingt mille Français repousser victorieusement trois cent mille ennemis. Pendant sept heures, quatre cent cinquante mille hommes se battirent sur une surface de moins de trois lieues carrées, et par des miracles de valeur et d'audace les Français repoussaient les attaques sans cesse renaissantes d'une masse trois fois plus forte qu'eux.

Malheureusement, ce que le nombre n'avait pu contre la valeur, la trahison devait le faire. Tout le monde sait le grand désordre qu'entraînèrent la défection des Saxons et cette rupture du pont de Leipzick qui coupa la retraite à l'arrière-garde de notre armée. Nous ne nous arrêterons pas sur ces faits, qui sont l'une des pages les plus douloureuses de notre histoire, et nous passerons enfin à l'épisode qui doit seul nous occuper, mais pour l'intelligence duquel ces détails préliminaires étaient indispensables.

Le 24 octobre l'empereur était arrivé de bonne heure à Freybourg, où son logement avait été préparé dans la maison du pasteur protestant. Il s'enferma avec Berthier, et avant de prendre la moindre nourriture il s'occupa des affaires de la France, dicta le décret de convocation du corps législatif, distribua de l'avancement, des dotations, des honneurs.

Le major général lui mit ensuite sous les yeux le rapport plus détaillé de nos pertes. Berthier lui-même avait à regretter celle de son neveu, le jeune d'Avranges, ce colonel d'un nouveau régiment de cuirassiers auquel Napoléon avait fait don d'une aigle quelques jours auparavant. Ce brave officier était mort en combattant près du prince Poniatowski, pour protéger sa retraite dans le faubourg de Leipzick.

A ce nom de d'Avranges, prononcé par Berthier avec une émotion bien naturelle, Napoléon avait éprouvé comme un tressaillement ; puis il avait regardé le prince de Neufchâtel avec une expression extraordinaire en lui disant d'un ton bref : « Et après, monsieur le major général, quelles pertes ai-je encore à déplorer ? »

- Sire, le général de division Delmas, qui est tombé sous le feu de l'artillerie saxonne, et avec lui Vial, Rochambeau...

- Assez ! assez ! fit Napoléon en couvrant son visage de ses deux mains ; puis il répéta tout bas : « Bessières, Duroc, Kirgener, Bruyère, Vial, Rosambeau, Delmas, Poniatowski !... Ah ! oui, Poniatowski, voilà quel devait être le vrai roi de Pologne ! et aujourd'hui il est mort ! tous sont morts ! tous ! Ah ! c'est affreux ! quand donc cela finira-t-il ! n'est-ce pas déjà assez de sang versé ? Encore si ce n'était qu'à moi qu'ils en veulent ! » Et après un silence il ajouta : « Vous disiez donc que parmi mes braves colonels, d'Avranges....

- Sire, les Prussiens l'ont massacré. Les dernières paroles de mon neveu ont été un remerciement à votre majesté de toutes les bontés qu'elle a eues pour lui, et son dernier soupir a été pour sa patrie, pour sa mère. Sire, elle est ma soeur, et lui... »

A ces mots Berthier se tut et se couvrit les yeux.

Tandis qu'il parlait, un léger tremblement avait agité les mains de l'empereur, ses lèvres avaient pâli, et chez lui c'était là le signe d'une émotion profonde. Il s'était penché sur la table devant laquelle il était assis, il avait allongé le bras pour chercher la main de Berthier, et il la lui avait serrée à deux reprises, mais sans prononcer une parole.

Cependant le prince de Neufchâtel avait ainsi continué : « Sire, entre autres particularités relatives à la mort de mon neveu, il en est une qu'on ne saurait expliquer, car bien qu'elle m'ait été attestée, j'ai peine à y croire....

- Qu'est-ce donc ?... demanda Napoléon.

- Sire, une chose inimaginable, une puérilité : on a trouvé sur lui, entre sa veste et sa cuirasse... et cepedant d'Avranges n'était pas fou...

- Mais qu'est-ce donc ? répéta l'empereur avec la plus vive impatience.

- Sire, on a trouvé un petit sabre de pain d'épice, de ceux qu'on donne aux enfants, mais tellement durci par le temps, que d'abord on ne savait pas ce que ce pouvait être. Toutefois, le soin avec lequel il était enveloppé dans un papier de soie et roulé dans le brevet d'officier de la Légion-d'Honneur dont votre majesté daigna honorer mon neveu l'année dernière, a donné à penser qu'il tenait beaucoup à cet objet.

- Cela est étrange ! avait dit Napoléon à voix basse et en regardant fixement devant lui, mais avec distraction et comme une personne qui regarde sans voir.

- Il est présumable qu'il lui aura été donné, lorsqu'il était enfant, par une femme, sa cousine peut-être. Il avait pour elle beaucoup d'attachement.

- Vous vous trompez, Berthier, avait interrompu l'empereur en passant légèrement sa main sur son front. Oui, ma foi !... Puis il était redevenu pensif.

- Quoi qu'il en soit, ajouta Berthier, ce fait est vraiment bizarre ».

A peine le prince de Neufchâtel eut-il prononcé ce mot, qu'il fut effrayé de l'effet qu'il avait produit. L'empereur se leva brusquement, et marchant droit à lui, lui serra le bras avec une violence presque convulsive, et fut quelques secondes sans pouvoir parler. Enfin il sourit, mais ce sourire avait tant d'amertume que Berthier craignit de l'avoir offensé, surtout lorsqu'il entendit ces paroles :

« Vous vous trompez encore ; ce n'est pas bizarre, c'est sublime ! D'Avranges a été de parole, il a tenu son serment. Maintenant, monsieur le major général, avez-vous autre chose à me dire ?

- Non, sire.

- En ce cas, c'est bien. Occupez-vous sur-le-champ de faire ordonnancer les gratifications que j'ai accordées. Allez, Berthier, je désire être seul. »

Et Napoléon posa ses deux coudes sur la table et sa tête dans ses mains, et il se mit à réfléchir. Le major général le quitta en cherchant vainement quel rapport pouvait exister entre Napoléon, son malheureux neveu et un petit sabre de pain d'épice. Nos lecteurs font sans doute en ce moment comme le prince de Neufchâtel : nous allons donner l'explication de cette énigme.

II.

Au temps où la place Vendôme portait le nom de Place des Piques, et où les pierres du monument élevé à Louis XIV étaient encore éparses çà et là sur les pavés encadrés d'herbe verte et touffue, en 1794, un homme vêtu d'un uniforme d'officier d'artillerie, dont la propreté minutieuse faisait encore ressortir la vétusté, se promenait circulairement sur cette place, à peu près déserte, l'air pensif et les mains croisées derrière le dos. Cet homme paraissait avoir vingt-cinq ans au plus ; il était de petit taille, maigre et svelte. Ses longs cheveux noirs, coupés en oreilles de chien, selon la mode de l'époque, qui descendaient jusque sur ses épaules, donnaient à sa physionomie naturellement pâle, mais animée par des yeux d'une vivacité extrême, un caractère indéfinissable d'originalité. Cet officier s'arrêtait de temps à autre pour contempler, d'un air mélancolique, cette place veuve de l'espèce de trophée qui naguère encore embellissait. Puis il fixait ses regards sur le piédestal de la statue absente, et les élevait ensuite jusqu'au ciel, comme un homme qui bâtit, en imagination, un temple, un arc, une colonne...

L'officier était plongé dans cette espèce d'extase, lorsqu'un jeune enfant s'élança de la porte d'un des hôtels voisins, et s'approcha de lui à l'improviste en lui demandant avec une hardiesse toute martiale :

« N'est-ce pas, citoyen, que vous êtes général ?

- Non, mon petit ami.

- Ah !... vous n'êtes pas général ! vous n'êtes donc pas dans l'artillerie ?

- Pardonnez-moi, j'ai l'honneur d'appartenir à cette arme : mais je ne suis encore que commandant... C'est bien peu de chose, n'est-ce pas ? ajouta-t-il avec simplicité.

- Commandant ! commandant ! répéta l'enfant, en ayant l'air de réfléchir ; puis relevant la tête et ouvrant de grands yeux : C'est égal, reprit-il en grossissant sa voix, je voudrais être commandant , moi !... J'ai entendu dire à mes oncles que c'était déjà joli. Je voyais bien à votre uniforme que vous étiez dans l'artillerie, quoique Job ne voulût pas le croire ; mais il ne cherche qu'à me taquiner.

- Et quel est donc ce monsieur Job, qui ose vous contrarier ?

- C'est le jockey de maman. Nous étions tous les deux sur le balcon, occupés à vous regarder, là-haut, voyez-vous, où il y a écrit en rouge, à côté de la grande fenêtre : Vivre libre, ou mourir... Il y a au moins une heure que vous vous promenez autour de ces pierres, n'est-ce pas ? »

A cette brusque demande le militaire rougit.

«Il est vrai que depuis longtemps j'attends ici quelqu'un, répondit-il en souriant.

- Alors, puisque votre ami ne vient pas, reprit le petit bonhomme en jetant autour de lui des regards curieux, je puis vous adresser une question sans crainte de vous ennuyer ?

- Faites-moi toutes les questions que vous voudrez, se hâta de répondre le militaire, qui bien qu'il ne connût pas cet enfant, se sentait pris déjà d'un intérêt tout particulier pour lui, je serai enchanté d'y répondre si je le puis.

- Eh bien, dites-moi tout de suite si vous me recevriez dans votre régiment ? Je suis grand, je sais très-bien lire, j'écris passablement en fin, et j'apprends la géographie. Mon précepteur m'a assuré que...

- Oh ! oh ! mon jeune camarade, interrompit l'officier, on ne prend pas les soldats à la taille, vous pouvez en juger par moi, mais à l'âge et au patriotisme ! Quel âge avez-vous ?

- J'aurai bientôt huit ans, citoyen ! regardez-moi bien. »

Et le petit bonhomme prit la position du soldat sans armes, les talons rapprochés, les coudes au corps ; et, se tenant droit, la tête haute, le regard fixe, il ne perdait pas, dans cette posture, une ligne de sa taille élancée et gracieuse. Le commandant le regarda un moment avec tendresse ; un sourire vint de nouveau errer sur ses lèvres minces et colorées.

« Mon petit ami, reprit-il, vous êtes encore beaucoup trop jeune. Il faut avoir, à défaut de la taille exigée par l'ordonnance, la force de supporter les fatigues de la guerre.

- Mais il y a des fifres et des tambours qui ne sont pas plus grands que moi ; si Job était là, il vous le dirait ; hier encore nous en avons vu passer sur le boulevart des Droits de-l'Homme, à la tête d'un régiment et même devant la musique ; on disait même qu'ils allaient se battre à l'armée de Sambre-et-Meuse.

- C'est possible, mais ce n'est pas là une raison, fit l'officier en hochant la tête. Il ne s'agit ici que de la force, et il faut avoir celle de manier une épée, car, voyez-vous, mon jeune ami, en présence des ennemis de la patrie, le coeur et le courage ne suffisent pas.

- Oh ! si ce n'est que cela, je manie très-bien une épée ; demandez plutôt à mes oncles, qui sont militaires comme vous, si je ne sais pas tenir même leur grand sabre d'une seule main : vous allez voir. »

Et, montrant avec la rapidité d'un chat sur la borne près de laquelle ils causaient tous deux, le petit bonhomme, s'appuyant d'une main sur l'épaule du commandant et de l'autre saisissant la poignée de son épée, allait la tirer de son fourreau.

A ce geste inattendu, celui-ci fit un mouvement brusque, et retenant la main de l'espiègle, il lui dit d'un ton sérieux et le regard très-animé :

« Un moment ! personne ne touche à cela que moi ! Il est de ces choses avec lesquelles un enfant ne doit jamais badiner : descendez à l'instant, monsieur !

- C'était seulement pour vous montrer, bégaya l'enfant d'un air contrit ; êtes-vous fâché contre moi, citoyen ? »

En disant ces mots, il enlaça doucement de ses deux bras le cou du commandant et, le front appuyé contre la joue de militaire, sur laquelle celui-ci sentit couler une larme brûlante, il répétait d'une voix que le repentir rendait encore plus touchante :

« Pardonnez-moi, citoyen, je ne le ferai plus jamais. »

Ému au dernier point de l'émotion même de l'enfant, l'officier l'embrassa plusieurs fois :

« Non, non, lui dit-il en le posant à terre ; mais je ne pouvais vous permettre l'expérience que vous vouliez tenter. Pour vous prouver que je ne vous en veux pas, et pour satisfaire votre ardeur belliqueuse, je vous offre un beau sabre de pain d'épice : l'acceptez-vous ? Peut-être un jour vous en donnerai-je un d'une autre espèce ; mais c'est à la condition que vous ne pleurerez plus, parce que vous me feriez du chagrin, à moi aussi.

- Ah ! je veux bien, s'écria le petit bonhomme en sautant de joie et en battant des mains ; mais c'est qu'il n'y a pas de marchande de pain d'épice sur cette vilaine place, ajouta-t-il en essuyant ses yeux.

- Nous en trouverons à quelques pas d'ici, dans le Jardin des Capucines, si vous voulez me faire l'amitié d'y venir avec moi... Cependant, interrompit-il après un moment de réflexion, ne craignez-vous pas qu'on ne soit inquiet de votre absence ?... Au surplus, je vous ramènerai à cet endroit.

- Bah ! on me laisse aller seul sur la terrasse des Feuillants ; cependant, pour ne pas faire gronder Job par maman, il faut le prévenir que je vais avec vous et que nous ne serons pas longtemps absents.

- C'est plus convenable.

- Job ! cria l'enfant en faisant un signe au jockey qui était resté en sentinelle sur le balcon de l'hôtel, je vais au jardin des Capucines avec le commandant acheter un beau sabre ; si maman me demande, tu lui diras que je reviendrai bientôt. »

Le jockey s'était empressé d'accourir vers son jeune maître en voyant l'officier disposé à l'emmener ; mais le petit bonhomme, ayant deviné les scrupules de Job, reprit d'un ton d'humeur et en frappant du pied avec pétulance :

- Puisque je te dis que je vais revenir tout de suite. » Et se rapprochant encore davantage du commandant qui le tenait par la main, il ajouta avec une sorte d'orgueil et de fierté dans le regard : « Je le savais bien, moi, que le citoyen était dans l'artillerie ! mais tu ne veux jamais me croire.»

Le militaire et son jeune compagnon eurent bientôt rencontré ce qu'ils cherchaient. Ce fut l'enfant qui lui montra du doigt une vieille femme assise devant une petite boutique de gâteaux. Lui-même choisit un sabre de pain d'épice, le plus beau qu'il put trouver, après les avoir tous examinés et comparés les uns aux autres.

« Combien ? demanda le commandant à la marchande en fouillant dans la poche de côté de son uniforme.

- Ceux-là, deux sous, citoyen ; les autres ne coûtent qu'un sou la pièce. »

Le commandant présenta à la marchande un assignat de cinq livres. C'était pour le moment sa seule fortune.

« Tenez, rendez-moi ! » lui dit-il.

A cette vue la vieille femme fit un peu la grimace :

« Hélas ! mon cher citoyen, dit-elle d'un ton piteux, cet assignat ne vaut plus, au jour d'aujourd'hui, que quinze sous de bon argent.

- Je le sais, reprit sèchement le militaire.

- J'aimerais mieux, si cela vous était égal, que vous ne me donnassiez qu'un sou en numéraire, car je n'aurais pas assez pour vous rendre.

- Je n'ai point de numéraire sur moi, répliqua le commandant avec un léger sourire de honte, mais gardez tout.

- Ah ! Jésus, bon Dieu ! pour qui me prenez-vous ? fit la bonne femme en reculant d'un pas ; j'aime mieux vous faire crédit : vous m'avez l'air d'un ci-devant. La patrie n'est pas en danger, comme la semaine passée ; vous me devrez deux sous, en numéraire, ajouta-t-elle en appuyant sur le dernier mot. »

Le militaire se trouvait dans un effroyable embarras, lorsqu'au même instant, il se sentit toucher doucement l'épaule. Croyant que c'était le petit bonhomme, il ne tourna pas même la tête ; mais celui-ci, une fois possesseur du sabre de pain d'épice, avait profité du débat qui s'était élevé, pour traverser le jardin à toutes jambes et rejoindre Job, qui commençait à se repentir de ne l'avoir pas suivi.

« A ce que je vois, le commandant Bonaparte aime le pain d'épice et en fait provision !.... dit le nouveau venu d'une voix grave et sonore.

- Ah ! c'est vous, Talma... Parbleu, mon cher, vous arrivez bien à propos ! Donnez pour moi, je vous prie, deux sous à cette bonne femme, qui n'a pas grande confiance, à ce que je crois, dans la monnaie de la république. »

L'artiste tira de sa poche une pièce de douze sous, et, cette fois, la marchande se trouva assez riche pour rendre les dix sous qui revenaient sur la pièce.

« Je vous ai attendu plus d'une heure sur la place Vendôme, mon cher Talma, dit ensuite Napoléon d'un ton de reproche amical, car nous supposons qu'on a deviné que c'était lui. Je serais parti depuis longtemps si un charmant petit garçon... Eh ! mais... par où est-il donc passé, l'espiègle ? fit-il en jetant autour de lui des regards inquiets.

- Ne vous en tourmentez pas, je l'ai vu se diriger en courant et en agitant un sabre de pain d'épice qu'il tenait à la main vers l'hôtel que ses parents occupent sur la place Vendôme. Je le connais... Mais pardonnez-moi, mon cher Bonaparte, si je vous ai fait attendre si longtemps, interrompit Talma en lui serrant une main dans les siennes, je ne fais que sortir de la répétition.

- Le Théâtre de la République va-t-il donc enfin nous donner quelque chose de nouveau et de bon ?

- De nouveau, pas précisément ; de bon, je l'espère pour mes camarades : c'est le Charles IX de Chénier, et cette fois j'ai recréé le rôle...

- Que vous êtes heureux, Talma ! interrompit à son tour Napoléon avec un mélange de satisfaction et d'amertume. Vous avez obtenu les suffrages du peuple ; vous jouissez chaque jour d'un triomphe nouveau ; votre art est le premier de tous ; être applaudi chaque soir par une foule enthousiaste !... ah ! Talma, votre position, comme artiste, est bien supérieure à toutes les positions possibles !... Il me faudrait des victoires, à moi, pour conquérir le quart de la popularité que vous possédez déjà, et, pour les obtenir ces victoires, il faut des soldats, des canons, de l'argent...

- Et vous aurez tout cela un jour, soyez-en sûr, mon cher ; votre mérite sera reconnu, apprécié, mis en lumière et récompensé plus que vous ne croyez peut-être. C'est moi qui vous le dis. »

Et prenant tout à coup une pose théâtrale, Talma, avec un geste plein de dignité, toucha légèrement le bras de Napoléon en ajoutant :

Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas !

- Bravo, Talma ! vous dites toujours ce vers d'une manière admirable

- Mon cher commandant, vous me flattez toujours, vous !... Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit à l'heure qu'il est. Nous devions aller dîner ensemble aux Fères-Provençaux ; une invitation du général d'Avranges d'Haugeranville, que j'ai trouvée hier au soir en rentrant, ne me permet pas de dîner aujourd'hui ailleurs que chez lui. Je suis allé le voir ce matin pour tâcher de lui faire agréer mes excuses ; impossible : on veut absolument que je me trouve à ce dîner, où Chénier sera et où seront aussi les frères de madame d'Avranges, César-Léopold et Alexandre Berthier, dont vous avez sans doute entendu parler ; puis Barras, Perregaux et d'autres encore... Bien plus, j'ai promis au général de vous amener avec moi ; or, il n'y a pas moyen de s'en dédire.

- Mais je ne puis aller dîner dans une maison où je n'ai pas encore été présenté.

- Vous n'avez pas besoin d'être présenté puisque vous êtes attendu. Madame d'Avranges, qui a des enfants charmants ; ses frères, ses soeurs, qui sont fort aimables, toute sa famille, en un mot, brûlent du désir de vous voir.

- Mais, encore un coup, je ne puis y aller vêtu de la sorte ! dit Napoléon avec un geste d'impatience, et jetant un regard soucieux sur son habit dont la vétusté attestait suffisamment l'ancienneté de service : on me prendra pour un émigré, ou tout au moins pour un aristocrate, ajouta-t-il en souriant à demi.

- Mon cher, l'uniforme d'un officier supérieur d'artillerie peut toujours aller de pair avec les clinquants et les panaches de nos sommités républicaines. D'ailleurs, je ne suis pas fâché que vous fassiez connaissance avec tout ce monde-là.

- Eh bien, soit ! fit Napoléon, et, tâchant d'imiter le geste et la voix du tragédien, il ajouta :

Ami, je m'abandonne au destin qui m'entraîne.

« Seulement, reprit-il, vous m'excuserez auprès de ces dames. »

Talma fit un signe affirmatif et conduisit le commandant vers l'un des plus beaux hôtels de la place Vendôme. Ils entrèrent, et la première personne que Napoléon aperçut, quand son ami l'introduisit dans un somptueux salon déjà rempli de monde, fut le petit garçon au sabre de pain d'épice. En le voyant, l'enfant s'élança de dessus les genoux de son oncle, Alexandre Berthier, et vint se jeter dans ses bras, en s'écriant :

« Ah ! maman, c'est mon bon ami de tout à l'heure. » Puis, s'adressant à Napoléon : « N'est-ce pas, citoyen, que vous m'avez promis, lorsque je serai grand, de me changer ce sabre contre un beau sabre de vrai qui coupera bien ?

- Certainement, mon jeune ami, lui dit Napoléon en l'embrassant tendrement. »

Le général d'Avranges était allé au-devant de lui et l'avait présenté à sa femme. Cette dame, après lui avoir adressé un compliment avec une grâce parfaite, dit à son fils :

« Oui, mon ange, conserve-le bien, afin qu'un jour le commandant Bonaparte n'ait pas plus à se repentir de t'avoir donné ce sabre de pain d'épice qu'un sabre de colonel. »

C'est de ce jour que date la fameuse amitié qui exista pendant dix-huit ans entre Napoléon, le jeune d'Avranges et Alexandre Berthier. Peut-être même, et sans que le major général de l'armée s'en fût jamais douté, le souvenir de ce sabre de pain d'épice contribua-t-il à placer dans ses mains l'épée de vice-connétable, qu'au reste il était si digne de porter.

Quant à Talma, tout le monde sait avec quelle bienveillance et quelle générosité l'empereur le traita toujours. Plus d'une fois en payant ses dettes Napoléon acquitta celle que le commandant d'artillerie avait contractée jadis envers le grand acteur à l'égard de la pauvre marchande de pain d'épice du jardin des Capucines.

Maintenant, reportons-nous à dix-neuf ans plus tard, c'est-à-dire au commencement de l'année 1815.

Un dimanche du mois de mars 1815, six semaines environ avant le départ de l'empereur pour cette malheureuse campagne de Saxe qui devait se terminer par le grand désastre de Leipzick, Napoléon passait en revue dans la cour des Tuileries les troupes qui devaient le lendemain même rejoindre la grande armée ; et, malgré l'enthousiasme que sa présence faisait toujours éclater parmi les troupes, pour l'augmenter encore et stimuler davantage les sentiments de patriotisme dont elles paraissaient animées, l'empereur se fit amener le roi de Rome, et le prenant dans ses bras, parcourut les lignes des régiments en montrant son fils aux soldats. Ce fut alors comme un délire qui se manifesta par des vivats et des protestations dont la sincérité ne pouvait être suspectée, car il était facile de voir que ces cris partaient du coeur. Napoléon en fut profondément ému, et rentra au palais dans une disposition d'esprit dont plus d'un courtisan sut habilement profiter.

En traversant la grande galerie, encombrée ces jours-là de personnages de toutes sortes dans la hiérarchie civile et militaire, il caressait son fils, le couvrait de baisers, et faisait remarquer à ceux qui l'entouraient l'intelligence précoce de cet enfant.

« Il n'a pas eu peur du tout, » dit-il avec bonhomie à quelques officiers-généraux devant lesquels il s'était arrêté. « Il semblait deviner que tous les braves que je lui ai fait voir étaient de la connaissance de son papa. »

Puis il parla à ceux qui s'approchaient de lui pour quêter un regard ou une parole, tout en pinçant doucement le bout du nez de l'enfant, qu'il tenait toujours dans ses bras, ou en lui tirant les mèches de cheveux blonds qui s'échappaient de son petit béguin de velours vert parsemé d'étoiles d'or.

Apercevant son premier architecte confondu dans un groupe de membres de l'Institut, il fit quelques pas de ce côté :

« Eh bien ! monsieur Fontaine, » lui demanda-t-il avec gaieté, « songez-vous à notre palais du roi de Rome ? Avance-t-il ? »

L'architecte s'inclina respectueusement en signe d'affirmative.

« Mon fils l'habitera un jour, » ajouta-t-il.

Et ses regards s'étant fixés sur l'enfant avec tout l'orgueil de la tendresse paternelle, il l'embrassa une dernière fois avec effusion et le remit aux mains de sa gouvernante. Mais en le voyant parcourir cette longue galerie d'un pas encore mal assuré, son front devint tout à coup soucieux, et lorsque l'huissier eut refermé les deux battants sur le jeune prince, Napoléon dit à demi-voix, après un soupir :

« Oui !... nous te bâtissons un beau palais !... Et s'ils nous accablent, cette fois, tu n'auras peut-être pas de chaumière. »

Ces paroles de l'empereur sont d'autant plus remarquables qu'elles semblaient être prophétiques. Cependant son visage reprit bientôt toute sa sérénité, et il commença de faire ce qu'il appelait sa tournée.

On sait qu'après les grandes parades, les officiers-généraux et les colonels des régiments qui avaient passé sous les yeux de l'empereur se réunissaient dans cette galerie, et que là Napoléon distribuait lui-même la part d'éloge ou de blâme aux chefs de corps dont les troupes avaient bien ou mal manoeuvré. Cette fois il n'eut que des paroles flatteuses à adresser à chacun d'eux. A celui-ci il dit : « Je vous fais compliment sur le choix des hommes dont vous avez formé vos compagnies d'élite. » A un autre : « Vos officiers et moi nous nous sommes vus sur plus d'un champ de bataille. » A un quatrième : « Vos chevaux semblent avoir la même ardeur que leurs cavaliers ; c'est d'un heureux augure. » Puis avisant tout à coup, à l'extrémité de la galerie, un jeune colonel de cuirassiers, il se dirige vivement de ce côté, et s'arrête en face de lui. Sa physionomie semble rayonner de joie.

« Bonjour, monsieur d'Avranges, lui dit-il avec un accent qui dut faire battre le coeur du jeune colonel ; je suis bien aise de vous voir ici avant votre départ. Comment se porte madame votre mère ? »

Napoléon avait tenu la promesse qu'il avait faite au jeune d'Avranges dix-neuf ans auparavant. Dès l'âge de dix-sept ans, ce jeune homme était sorti du Prytanée français pour entrer dans une école militaire où il était resté deux ans ; et avec l'épaulette de lieutenant il avait fait dans un régiment de cavalerie les campagnes de Prusse et de Pologne. A Wagram, où il s'était particulièrement distingué, d'Avranges avait été décoré et nommé capitaine sur le champ de bataille. Avant l'expédition de Russie, il était déjà chef d'escadron ; au retour de cette désastreuse campagne, l'empereur l'avait nommé colonel et de plus officier de la Légion-d'Honneur. Il avait à peine vingt-huit ans ; mais il est juste de dire que, malgré les services éclatants du jeune d'Avranges, le souvenir que Napoléon en avait conservé, joint à sa parenté avec le prince de Neufchâtel, avait peut-être un peu contribué à ce rapide avancement, qui n'était pas sans exemple à cette époque.

A la question de l'empereur, le jeune d'Avranges, baissant modestement les yeux, répondit :

« Sire, ma mère est bien âgée ; cependant sa santé est assez bonne pour lui permettre d'aller chaque jour adresser au ciel des voeux sincères pour le bonheur de votre majesté et la gloire de ses armes.

- Je sais que madame d'Avranges est très-pieuse ; je sais aussi qu'elle donne journellement à sa famille l'exemple des vertus et de l'obéissance qu'on doit au souverain qui se sacrifie pour le bonheur de tous... A propos, colonel, interrompit Napoléon d'un ton moins solennel et en changeant de manières et d'inflexion de voix, vous rappelez-vous encore notre première entrevue sur la place Vendôme ? Il y a longtemps de cela !

- Ah ! sire, le souvenir m'en est toujours présent à la mémoire.

- C'est comme à moi ; je n'étais alors que simple commandant d'artillerie, ajouta-t-il en hochant la tête ; tandis que vous aujourd'hui vous êtes colonel ; vous commandez, moi j'obéissais ; et cependant je n'étais guère moins âgé à cette époque que vous ne l'êtes à présent.

- Oui, Sire, répliqua d'Avranges en souriant ; mais depuis votre majesté a bien su rattraper le temps perdu. »

Cette réponse fit à son tour sourire l'empereur, qui reprit aussitôt,

« Ma foi, mon cher, j'espère que vous n'avez pas à vous plaindre non plus. Il est vrai que les temps sont bien changés ; mais on regrette toujours celui de sa jeunesse, celui où on croquait les sabres de pain d'épice, n'est-ce pas ? avait-il ajouté avec un coup d'oeil significatif. Vous rappelez-vous celui que je vous donnai pour faire la paix, car nous nous étions un peu brouillés ?

- Ah ! Sire, je ne le croquai pas, je le conservai religieusement, je l'ai encore. »

Et comme en disant ces mots le colonel était vivement ému :

« Bah ! vraiment, dit l'empereur d'un ton de surprise et de ravissement tout à la fois ; au moins n'est-ce pas de ce sabre-là que vous vous êtes si bien servi à la tête de votre escadron à la Moscowa ?

- C'est vrai, sire, et cependant je l'ai emporté avec moi dans toutes mes campagnes.

- Eh bien ! colonel, si vous l'emportez encore, dit l'empereur avec un gracieux sourire, je souhaite bien sincèrement que vous le rapportiez de même au retour de celle-ci.

- J'ai fait le serment à ma mère de ne le quitter qu'avec la vie, reprit d'Avranges avec feu, et croyez-le, sire, je tiendrai ma promesse. »

A ces paroles, prononcées avec effusion, Napoléon regarda fixement monsieur d'Avranges, puis lui faisant de la main un petit salut, il passa outre en lui disant encore de cette voix qui allait au coeur :

« Adieu donc, colonel ; bientôt, je l'espère, nous nous reverrons. »

On sait le reste.


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