ROSIÈRE, Élise (18..-18..) : Les Trois soeurs vénitiennes (1859).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (18.IX.2010)
Relecture : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire (Bm Lx : 4856) de la Médiathèque du recueil de l'année 1858-1859 des Cent mille feuilletons illustrés, publié à Paris.


Les trois soeurs vénitiennes
Roman complet et inédit
par
Élise Rosière


~ * ~

A quelques pas de Venise la belle, et mirant dans les eaux bleues du golfe ses portiques de marbre blanc à l’architecture noble et fière, s’élevait, il y a longtemps déjà, le palais Urselini. L’aspect de grandeur imposante et sévère de cette demeure, qu’à juste titre on eût pu appeler un palais princier, révélait aux regards surpris du voyageur la haute origine de son propriétaire. Mais si ce voyageur privilégié entrait dans l’intérieur du palais, son étonnement faisait place à l’admiration la plus vive, à la vue des richesses que renfermait cette demeure enchantée, d’immenses appartements ornés avec un goût, un luxe fabuleux, partout des peintures, des chefs-d’oeuvre artistiques de toute sorte et d’un prix inestimable.

Le soleil venait de disparaître à l’horizon : c’était l’heure où commence cette brise tiède et embaumée qui n’appartient qu’aux nuits italiennes. Trois jeunes filles étaient assises dans le jardin du palais Urselini, jardin féerique s’il en fut, et dont l’arrangement plein de goût et de splendeur tenait le milieu entre les jardins de Rome et nos délicieux jardins de Lenôtre. Ici, un bosquet de fleurs les plus rares aux parfums les plus exquis abritant un marbre de Carrare animé par le ciseau d’un de nos plus grands maîtres. Plus loin, un rocher naturel d’où s’échappe une cascade dont les flots argentés roulent en murmurant doucement sur un lit de mousse et viennent se perdre dans le cailloutage doré qui entoure le pied du berceau sous lequel sont assises les jeunes filles. Au-dessus de leur tête s’élève un dôme de lis, de roses blanches et des lilas d’Espagne, dont les grappes odorantes, retombant en festons gracieusement entrelacés, cachent aux regards profanes une suave statue de vierge dont les formes divines, à demi cachées sous une ample draperie semée d’étoiles, sont si vraies que l’on croit, en la regardant, voir circuler la vie sous le marbre : parfois même, quand un rayon de soleil glissant entre les feuilles vient toucher son front pur et candide, il semble entouré d’une auréole céleste.

Le piédestal de cette merveilleuse statue servait de dossier au banc de mousse sur lequel étaient assises les trois jeunes filles, groupe divin aux pieds de la divine vierge qui semblait leur sourire.

L’aînée, dona Réginalde, avait vingt-deux ans ; c’était dans toute sa pureté le type de la beauté italienne.

Dona Diana, la seconde, était blonde comme une fille du Nord, blanche et rose, svelte et gracieuse comme une création de Van-Dick : elle avait dix-huit ans.

Que dire de la troisième ?

Angèle avait quinze ans à peine, et sa beauté, déjà égale à celle de ses soeurs, laissait deviner qu’avec l’âge elle les surpasserait bientôt : car la nature prodigue avait réuni dans sa personne toutes les perfections qui séparées faisaient l’ornement de Diana ou de Réginalde.

C’étaient les cheveux noirs et brillants comme l’aile du corbeau, les longs cils veloutés, les sourcils finement arqués de Réginalde, c’était son port de tête altier, presque hautain, unis à la blancheur diaphane, aux lèvres fines et rosées, aux dents de perles et aux grands et doux yeux bleus de Diana. Ajoutez à ces trésors une taille merveilleusement souple dont chaque mouvement faisait ressortir chez la belle enfant une grâce nouvelle, une main modelée sur celle de la vierge de marbre qui priait au-dessus de sa tête, un pied d’Andalouse, et vous saurez pourquoi le prince duc d’Urselini disait que sa fille Angèle était le plus précieux fleuron de sa couronne ducale.

En ce moment, Angèle tenait dans ses mains un luth d’ébène incrusté d’or, et aux armes de sa famille. Ses doigts couraient si légers sur les cordes mélodieuses qu’on eût pensé plutôt les entendre agitées sous le souffle du zéphyr. Ainsi devaient vibrer, suspendues par les druides aux branches des vieux chênes, les lyres que venaient caresser les vents du nord, lorsque dans les nuits silencieuses elles faisaient entendre ces harmonies étranges et douces qu’on prenait pour la voix des dieux. Diana pour l’écouter avait fermé son livre d’heures et elle la contemplait avec ravissement, tandis que Réginalde, le sourcil froncé, la lèvre dédaigneuse, tournait et retournait un noeud de ruban cerise sur lequel elle avait brodé des festons de perles. Son regard allait alternativement de son ruban à Angèle, et chaque fois qu’il s’arrêtait sur celle-ci, on pouvait y lire plus d’envie que de bienveillance. Peu à peu, subjuguée par la beauté vraiment sublime d’Angèle, elle se laissa aller à l’admirer quelques instants, mais, échappant bientôt avec impatience à ce charme qu’elle subissait malgré elle, elle interrompit brusquement la jeune musicienne.

- De qui est cet air ? demanda-t-elle.

Angèle s’arrêta, et, sans montrer la moindre mauvaise humeur d’être ainsi interrompue, elle répondit avec un doux sourire : - Je ne puis en vérité vous le dire, ma chère Réginalde... c’est une très-ancienne barcarolle. Don Luis me l’a rapportée de Maurice.

- Ah ! fit Réginalde, d’une voix sourde ; puis s’adressant à Diana qui, toujours immobile, semblait écouter encore le luth harmonieux, elle lui dit avec ironie :

- Quelle douce pensée retient ainsi captive notre belle Diana ?

- Bien douce en effet, répondit Diana, je pensais au bonheur de passer ma vie dans cette retraite que j’aime !... un livre à la main... et écoutant la suave mélodie que nous faisait entendre tout à l’heure notre aimable Angèle.

- Voilà des idées bien champêtres pour une noble duchesse. J’avoue en toute humilité que j’ai des goûts beaucoup moins bucoliques... La paix des champs si précieuse pour vous, Diana ! n’a pour moi aucun charme ; ce que j’aime ! c’est le bruit du monde !... ce sont ses fêtes, ses concerts... ses bals ! Oh ! un bal ! est-il au monde rien d’aussi beau qu’un bal ! des salons resplendissants de glaces et de dorures !... des toilettes somptueuses ! l’enivrement de la danse ! Oh je le dis encore, rien n’est plus beau !... et s’il fallait que je vécusse loin du monde, dans la retraite, je mourrais !

Réginalde s’était animée sous ses pensées qui faisaient battre son coeur... ses joues pâles étaient empourprées... son oeil noir lançait des éclairs.

- Je ne sais, dit Diana d’une voix calme, si c’est une erreur de la nature de m’avoir fait naître sous le soleil brûlant de l’Italie, moi qui reste froide et indifférente à ces passions tumultueuses qui font bouillonner le sang de ses enfants... Ce monde qui vous attire et vous charme, Réginalde, ne m’offre à moi que frayeur et dégoût... son bruit me fatigue et je me sens bien seule au milieu de ces immenses salons... bien isolée parmi cette foule de femmes toutes occupées de leur toilette et de l’effet qu’elles produisent. Aussi, quand je rentre chez moi,... je respire largement, je m’enivre de tout le bonheur qui me manquait là-bas... Riez donc si vous voulez, ma soeur, mais une retraite bien cachée sous de grands arbres !... des livres ! de la musique ! des pinceaux ! voilà ce qui pour moi constitue le vrai bonheur !...

- Et vous, dona Angèle ?... demanda Réginalde qui venait de voir passer sur les lèvres de sa jeune soeur un sourire presque triste, renoncez-vous aussi au monde, à ses pompes et à ses oeuvres ?...

- Moi je pense, ma chère Réginalde, que Dieu est bon, puisqu’il a mis dans votre coeur et dans celui de notre bien-aimée Diana des goûts si différents.

- Pourquoi cela ?... demanda vivement Réginalde.

Diana s’était contentée de sourire.

- Mais, dit simplement Angèle, parce que votre bonheur à toutes deux me semble découler de cette opposition !

- Puis-je savoir, senora... en quoi mon goût pour le monde peut influer sur le bonheur de dona Diana ?...

- Cela est facile, ma soeur, vous aimez le monde parce que vous êtes noble entre les plus nobles, belle entre les plus belles, riche entre les plus riches, et que le monde, qui toujours courtise ce qu’il envie, vous adulte et vous flatte ; habituée aux hommages, les hommages vous sont devenus nécessaires, il vous les faut pour que vous viviez heureuse... Eh bien, Réginalde, si notre soeur Diana, au lieu de fuir le monde, le recherchait, si elle partageait enfin votre passion de briller et de plaire... qu’arriverait-il ? belle comme vous... noble et riche comme vous, elle marcherait sur le même rang... les courtisans se partageraient en deux camps, et qui sait... si votre amitié serait assez forte pour prévenir la haine qui tient de si près à la jalousie ?

Angèle se tut, elle était trop émue pour continuer.

- Et vous concluez ?... demanda Réginalde après un moment de silence.

- Je conclus que toute lutte ayant son terme, l’une de vous devrait céder la palme à l’autre et qu’alors vainqueur ou vaincu serait également malheureux, l’une par ses remords, l’autre par son humiliation.

- Mais c’est que cela pourrait arriver ! s’écria Diana, les yeux plein de larmes. Oh ! sainte madone !... le jour où je me sentirai entraînée vers les plaisirs mondains... ce jour-là, je m’enfermerai pour jamais dans un cloître !...

- Bon, dit Réginalde toujours railleuse, nous voici rassurées pour Diana... mais vous, dona Angèle, ne craignez-vous pas pour vous-même une aussi terrible rivalité ?

- Non, senora... répondit Angèle avec fermeté.

Sans doute Réginalde se trompa sur la signification donnée à ces deux mots, car elle dit d’un ton où, malgré ses efforts, perçaient l’amertume et le dépit : - Vous pouvez, en effet, être parfaitement tranquille sur ce point, senora... quand vous ferez votre entrée dans le monde, vous aurez seize ans et votre incomparable beauté laissera loin derrière elle ma beauté médiocre et mes vingt-trois ans.

Diana se mit à rire et embrassa Angèle qui, sans répondre, fixa sur Réginalde ses grands yeux humides et profonds.

Une belle et noble tête de vieillard apparut alors à l’entrée du berceau.

- Et bien, senoras ? que faites-vous donc ?... il y a un quart d’heure que je vous attends pour me mettre à table... Par saint Marc, ajouta-t-il gaiement, quels sombres visages ! conspirez-vous contre le salut de l’État ?...

Les trois jeunes filles entourèrent leur père.

Réginalde, heureuse d’échapper à une conversation qui l’embarrassait, s’empara du bras du prince et l’entraîna vers le palais, tandis que Diana et Angèle, après avoir adressé à la vierge de marbre un salut amical et un doux sourire comme à une tendre amie, les suivaient en se tenant toutes deux enlacées.

En entrant dans la grande salle où était servi le repas du soir, Réginalde promena autour d’elle un regard curieux.

- Don Luis est à Venise, dit le prince répondant à la recherche muette de sa fille aînée.

Celle-ci fit un signe de tête qui signifiait : « Je le sais, mon père. »

- Ne reviendra-t-il pas ce soir ? demanda vivement Angèle, qui avait entendu les paroles du prince.

- Je ne le sais pas, ma belle curieuse. Don Luis est à la cour du doge... et la cour du doge est un séjour bien attrayant pour un seigneur de l’âge de don Luis.

Réginalde fronça le sourcil, et Angèle soupira malgré elle ; il n’y eut que Diana qui garda sa parfaite indifférence. Réginalde reprit en regardant Angèle et en appuyant sur ces mots :

- Moi, monseigneur, je suis sûre que don Luis reviendra ce soir ; il me l’a promis.

- Ah ! ah ! voilà qui est différent !...

Angèle ne fit pas un mouvement qui indiquât le chagrin, et, comme le prince achevait de parler, les pas d’un cheval se firent entendre sous la fenêtre.

Le regard de Réginalde devint triomphant.

- Le voici ! dit-elle.

En effet, presque aussitôt la porte s’ouvrit et don Luis entra.

Don Luis avait vingt-six ans. Il était comme homme ce que dona Angèle promettait d’être comme femme. En entrant, il salua les trois soeurs et tendit la main au prince, en lui disant avec une respectueuse affection :

- Bonsoir, père !

- Bonsoir, don Luis... Déjà de retour ?

- Oui, monseigneur... Dona Réginalde m’avait chargé de quelques emplettes, et je lui avais promis de revenir ce soir.

- Et en noble Vénitien que tu es, tu eusses préféré te rompre le col que de manquer à une promesse faite à une dame ?

- Vous l’avez dit, monseigneur... et puis, continua don Luis d’une voix émue, est-ce ma faute, si je ne me trouve bien qu’ici ?

Et son regard, qui voulait être pour tout le monde, s’arrêta malgré lui sur Angèle.

La jeune fille rougit et baissa les yeux.

Dona Réginalde, tout occupée des objets que lui avait apportés don Luis, ne remarqua rien ; elle venait d’ouvrir un étui d’or renfermant un magnifique éventail enrichi de pierres précieuses, et s’écriait toute ravie :

- Oh ! voyez donc, monseigneur,... Diana, Angèle, voyez donc comme cela est beau !

L’éventail fut admiré, et, après avoir passé de main en main, revint à Réginalde, qui le renferma dans son étui et courut ouvrir un carton. Elle en tira une foule de ces jolis riens si chers aux femmes, et surtout aux femmes comme Réginalde, pour qui le mot : plaire ! renfermait la moitié de la vie. Aussi eut-elle de nouveaux cris de joie à la vue d’une garniture pour une robe de bal. Cette garniture, entièrement composée de fleurs naturelles, était un miracle de goût et d’élégance.

- Oh ! voyez, disait Réginalde radieuse d’orgueil, s’il y aura dans toutes les plus nobles dames de Venise une seule parure comparable à la mienne !

- Ah ça ! mais dans tous ces trésors, je ne vois rien pour Diana, dit le prince en regardant sa seconde fille. Est-ce que tu n’as pas aussi chargé don Luis de quelques emplettes, mon enfant ?

- Mais si, monseigneur... un bouquet, je crois. N’est-il pas vrai, don Luis ? demanda négligemment Diana.

- Oui, señora... et quoique vous ne m’eussiez donné cette commission que pour me faire plaisir et céder à mes sollicitations, je l’ai faite en toute conscience.

- Ma foi, je suis curieuse d’en juger ! dit en riant la jeune fille.

Don Luis prit un carton beaucoup moins grand que le premier et le lui présenta.

- Oh ! le délicieux bouquet !... Merci, don Luis, dit Diana en tendant sa main au jeune homme.

- Vous êtes satisfaite, senora ?

- Dites enchantée, senor !

- En vérité, je ne vois pas ce que vous trouvez de magnifique à ce bouquet, dit avec dédain Réginalde ; il est parfaitement simple, voilà tout.

- C’est justement cette simplicité qui me charme, senora, et de plus, je crois qu’il fera un très-bon effet sur ma robe de gros de Naples blanc.

- Et, reprit Réginalde avec son ton railleur, en ajoutant à cette robe blanche et à ce bouquet blanc une fleur blanche dans les cheveux, un bracelet blanc au bras, on aura le programme complet de la splendide toilette de l’illustre dona Diana d’Urselini.

- Que voulez-vous, dona Réginalde, je ne suis point du tout ambitieuse, moi..., je me contente facilement d’être l’humble satellite du brillant soleil !

Réginalde comprit l’épigramme ; elle se mordit les lèvres et parut fort occupée de sa garniture.

Diana était bonne, elle se repentit de lui avoir fait de la peine et courut l’embrasser, aux applaudissements du bon prince, qui suivait en souriant cette scène.

Angèle, assise à l’écart, ne disait rien : elle lisait.

Don Luis s’approcha d’elle et lui dit tout bas, avec émotion :

- Vous ne m’avez rien demandé, dona Angèle ?

- Que vous aurais-je demandé, don Luis ?... Vous savez bien que je ne vais pas au bal !

- Est-ce un regret, senora ?

- Oh ! non, senor... je vous assure.

Il se fit un moment de silence. Don Luis reprit :

- Et si j’avais aussi apporté quelque chose pour vous, dona Angèle ?

- Pour moi ?... fit la jeune fille en attachant sur don Luis ses grands yeux étonnés.

Don Luis rougit et pâlit sous ce regard.

- Pardon, Angèle, murmura-t-il presque en joignant les mains, j’ai apporté des fleurs pour le berceau de la Vierge.

Angèle, par un mouvement aussi spontané qu’irréfléchi, saisit les mains du jeune homme en s’écriant :

- Oh ! vous êtes un bon et noble coeur, don Luis !..., merci !

Diana et Réginalde se retournèrent.

- Allons, demanda gaiement le prince, qu’a-t-il encore fait ?

- Il m’a apporté de jolies fleurs pour mon cher berceau, monseigneur, répondit la jeune fille toute joyeuse.

Don Luis s’éloigna en souriant et revint portant dans ses bras une superbe corbeille de porcelaine dans laquelle se balançaient deux lis magnifiques.

- Ah ça ! mon cher don Luis, comment as-tu fait pour apporter cela ? demanda le prince.

- Supposez-vous donc, monseigneur, que don Luis a apporté lui-même ces fleurs ? demanda Réginalde avec une surprise hautaine.

- La supposition serait parfaitement juste, senora, répondit don Luis en s’inclinant.

- Un noble duc de Villaflora chevauchant ainsi chargé devait offrir un curieux spectacle aux passants, ajouta Réginalde avec un sourire forcé et derrière lequel perçait le dépit.

- Vraiment ! senora. Je dois avouer que je n’ai fait aucune réflexion sur la mine plus ou moins intéressante que je pouvais avoir.

Et don Luis, pour couper court aux remarques de Réginalde, prétexta un peu de fatigue et se retira.

En le reconduisant, le prince lui dit :

- Venez demain matin chez moi, don Luis : j’ai à vous entretenir d’une affaire sérieuse et qui vous intéresse personnellement.

II

Don Diego Alfieri, prince d’Urselini, était une des plus hautes sommités de l’aristocratie vénitienne. Longtemps amiral, il avait conduit les flottes républicaines dans vingt combats glorieux. Après la paix, achetée par ses victoires, il revint à Venise, espérant enfin se fixer près de sa femme, qu’il voyait si rarement pendant sa longue et aventureuse carrière de marin, près de ses enfants qu’il aimait tant, et dont il avait été si longtemps éloigné.

Ce beau rêve de bonheur ne devait se réaliser qu’en partie quand le prince rentra à Venise ; la princesse se mourait d’une maladie de poitrine. Forcé d’accepter le portefeuille de ministre que lui offrait le doge, la politique, cette mer plus orageuse encore que celle qu’il venait de quitter, vint à son tour lui enlever avec le repos plus de la moitié de son temps.

Au bout de six mois, la princesse mourut. Don Diego, le noble patricien, si fort devant l’ennemi, se trouva faible et sans courage pour supporter cette perte douloureuse. Fatigué des grandeurs, qui lui ôtaient même le triste bonheur de pleurer en liberté, il donna sa démission, résistant à toutes les prières du doge et bien décidé à se retirer dans son palais, hors de Venise, et au milieu de ses enfants.

La mort prématurée de dona Estella, en frappant si cruellement don Diego, l’avait fait réfléchir au néant des choses de ce monde. Il se dit que lui, plus âgé que dona Estella, et par cela même plus rapproché du but, pouvait aussi quitter le monde au moment où il s’y attendait le moins ; puis il compta les plus belles années de sa vie passées dans une si complète abnégation de lui-même au profit des autres, et conclut qu’ayant assez fait pour sa patrie, il pouvait sans égoïsme faire un peu pour lui-même. Or, ce que don Diego appelait faire pour lui-même était le bonheur de ses enfants, ne vivre que pour eux et par eux. Ce projet une fois arrêté, il s’en occupa sans relâche, regardant comme autant de parcelles enlevées à son bonheur tous les instants qui devaient s’écouler avant son exécution.

Libre de tous soucis, il put enfin quitter le palais du doge et se rendre à la villa Urselini, cette superbe retraite adorée de la princesse et où elle avait passé ses longues années d’attente.

Don Diego appela près de lui ses trois filles, pensionnaires au couvent des Annonciades, puis dont Juan, son fils, et don Luis, son neveu et son pupille, tous deux au collége à Florence. Alors, réunissant à grands frais les plus savants maîtres, il fit donner à ses enfants une éducation aussi brillante que solide, et dont il suivit les progrès avec bonheur.

Ainsi se passèrent dix années.

Don Juan, le fils aîné du prince, avait épousé la soeur du duc de Médina. Il habitait Madrid, près du père de sa femme.

Don Luis, occupant un grade élevé dans l’armée vénitienne, passait tout le temps dont il pouvait disposer près de son oncle et devait épouser dona Réginalde.

Le lendemain de la soirée que nous avons racontée dans notre premier chapitre, le prince attendait dans son cabinet l’arrivée de don Luis.

Enfin le jeune homme parut.

- Je me rends à vos ordres, monseigneur, dit-il en s’inclinant profondément et portant à ses lèvres la main que lui tendait le prince.

Celui-ci répondit par un sourire amical, et montrant un siége à don Luis :

- Asseyez-vous, et causons, dit-il.

Don Luis obéit ; le prince continua :

- Vous savez, don Luis, que, pendant le voyage que vous fîtes il y a un mois à Murcie, mon fils don Juan vint nous visiter ici.

- Je le sais, monseigneur.

- Vous savez aussi, sans doute, que le jeune prince de Tolède accompagnait don Juan. Dites-moi, don Luis, vous connaissez le prince de Tolède..., dites-moi, que pensez-vous de lui ?

- Beaucoup de bien, monseigneur ; c’est un noble et généreux hidalgo, et je l’ai toujours tenu en haute estime.

- Fort bien. Je suis heureux de vous entendre parler ainsi, don Luis. Mon fils don Juan m’avait déjà dit beaucoup de bien du prince, mais je désirais avoir votre opinion ; maintenant je suis satisfait. Don Fernand de Tolède descend d’une des plus anciennes et des plus nobles familles d’Espagne, je puis donc lui donner ma fille avec joie et fierté. Une seule difficulté m’arrête encore, et elle dépend de vous, don Luis.

- Que dois-je faire, monseigneur ? demanda don Luis avec une anxiété visible.

- Le prince de Tolède me demande la main d’une de mes deux plus jeunes filles ; mais je désire que Réginalde soit mariée la première, son droit d’aînesse le veut ainsi. La guerre vous a longtemps éloigné de nous, don Luis, mais puisque enfin vous nous êtes rendu, fixez vous-même le jour de votre union avec dona Réginalde.

- Est-ce donc dona Diana que le prince choisit ? demanda don Luis d’une voix tremblante.

- Non, vraiment, et cela est fort heureux pour lui, car notre bonne Diana, quelque douce et aimable qu’elle soit d’ailleurs, me paraît avoir une répugnance invincible pour le mariage ; nous aurions eu fort à faire avec elle, je crois. Non, don Luis, ce n’est point Diana, c’est ma belle madone, ma bien-aimée petite Angèle, que le prince a choisi.

- Angèle, dites-vous ! Angèle ! s’écria don Luis devenu d’une pâleur mortelle.

Le prince le regarda étonné.

- Qu’avez-vous, don Luis ? demanda-t-il sévèrement ; d’où vient votre trouble, votre pâleur ?... Parlez, je le veux.

- Oh ! vous qui m’avez permis de vous nommer mon père, murmura don Luis en se laissant glisser aux genoux du prince et joignant les mains avec désespoir, pardonnez-moi ; je n’ai pu aimer dona Réginalde, et j’aime Angèle plus que ma vie !

Et le jeune homme, la tête inclinée sur sa poitrine, garda sa posture suppliante.

Le prince s’était levé et marchait avec agitation.

Après un moment de silence, qui parut un siècle au malheureux don Luis, il s’arrêta devant lui.

- Pourquoi donc, dit-il, lorsqu’il y a cinq ans je vous parlais pour la première fois de ce mariage, parûtes-vous accepter ma proposition avec joie ?

- Hélas ! monseigneur, dona Angèle avait dix ans alors, et je croyais l’aimer comme une soeur.

Le prince reprit sa promenade agitée.

Don Luis se releva ; la pâleur au front, le désespoir dans le coeur, il attendit son arrêt.

Le prince s’arrêta de nouveau.

- Don Luis, dit-il avec fermeté, vous épouserez dans quinze jours dona Réginalde, ou dans une heure vous quitterez ce palais pour toujours.

- Ordonnez, mon père, je suis prêt à vous obéir, répondit don Luis avec un calme effrayant ; mais quand j’aurai donné mon nom à dona Réginalde, quand j’aurai acquitté envers vous la promesse donnée, alors je serai libre de mourir... je pourrai chercher dans la tombe le repos et l’oubli.

- Don Luis ! malheureux ! que dites-vous ? s’écria le prince alarmé et rendu à toute sa tendresse pour le jeune homme par cet élan de douleur intraduisible.

- Oh ! rassurez-vous, monseigneur ! je ne déshonorerai pas par un suicide honteux les noms illustres de Villaflore et d’Urselini, et, fit-il avec un sourire amer, je vivrai bien jusqu’à la première bataille... et là je serai bien maladroit si, dans tant de balles échangées, je ne sais pas en faire venir une à mon adresse.

- Mais que faire, mon Dieu ! s’écria le prince ; rompre ce mariage est impossible ! Que dirait l’altière Réginalde ! Dois-je donc exposer ma douce Angèle à la haine de sa soeur, à sa vengeance, peut-être ! Oh ! don Luis ! don Luis !... si Réginalde t’aimait !

- Elle ne m’aime pas, mon père ! et moi... Oh ! je vous le jure, ce mariage me tuera.

Le prince tendit la main au jeune homme ; il était vaincu.

- Don Luis, dit-il, je croirais tenter Dieu et attirer le malheur dans ma famille, en vous forçant à contracter une union pour laquelle vous avez tant de répulsion ; allez à Angèle... moi, je parlerai à Réginalde.

- Mon père ! s’écria don Luis avec un transport de joie.

Don Diego l’interrompit et le calma d’un geste.

- Prenez garde de vous réjouir trop tôt, don Luis ! dit-il avec tristesse ; n’oubliez pas qu’entre vous et mon Angèle, il y a Réginalde !

III

Angèle, ignorante des tempêtes qu’elle soulevait autour d’elle, était tranquillement occupée à son cher berceau de la Vierge ; elle arrosait ses fleurs aimées, présent de don Luis, quand celui-ci parut à l’entrée du berceau.

La jeune fille le salua avec son doux sourire et lui dit, en lui montrant ses fleurs :

- Oh ! voyez donc comme elles sont belles !

- Belles et pures comme vous, Angèle, dit don Luis d’une voix vibrante de passion ; puis, prenant dans sa main la main de la jeune fille, il l’attira doucement vers le banc de mousse, la fit asseoir, et, pliant un genou devant elle, il lui dit, en l’enveloppant d’un regard brûlant d’amour :

- Ma bien-aimée Angèle... m’aimez-vous ?

Angèle baissa ses longs cils, au bord desquels tremblait une larme.

- Pourquoi cette question, don Luis ? demanda-t-elle d’un voix mal assurée. Ne savez-vous pas que je vous aime comme j’aime don Juan, et n’allez-vous pas devenir mon frère ?

- Votre frère, Angèle !... oh ! non, mais votre époux ! s’écria don Luis avec exaltation qui tenait du délire.

- Qu’avez-vous, don Luis ? Au nom du ciel, taisez-vous... vous m’effrayez ! dit Angèle troublée jusqu’au fond de l’âme.

- Angèle, ma douce madone, murmura-t-il, pardon, mais je vous aime tant, mon Dieu !... Oh ! le bonheur me rend fou !

Et s’efforçant de paraître plus calme, don Luis rapporta à Angèle une partie de ce qui s’était passé chez le prince.

Angèle l’écoutait  en silence, trouvant un charme infini dans les expressions brûlantes de cet ardent amour ; elle allait répondre, quand derrière les lis et les roses qui formaient le berceau apparut dona Réginalde. Le visage de la fière Vénitienne était contracté par la fureur, ses yeux noirs lançaient des éclairs. « Prenez garde ! » prononça-t-elle des lèvres seulement ; puis elle disparut avec un geste de menace terrible. Angèle avait vu et compris Réginalde. Prêt à s’évanouir de terreur, mais tremblant plus encore pour don Luis que pour elle-même, elle eut la force de retenir le cri prêt à lui échapper.

Don Luis, toujours agenouillé, tout entier à son amour, n’avait rien vu. Pour la seconde fois, il répétait d’un ton suppliant :

- Angèle, mon Angèle, m’aimez-vous ?

Angèle, le coeur déchiré, mais calme et forte en apparence, se leva alors en lui disant froidement :

- Croyez-moi, don Luis, renoncez à un amour impossible ; je vous aime comme un frère... jamais je ne vous aimerai autrement.

Don Luis, atterré, la laissa partir sans avoir la force de lui dire un seul mot.

Son désespoir fut immense.

Chaque jour il s’enfermait chez lui, refusant de recevoir même le prince ; la nuit seulement, quand tout reposait dans le palais, il sortait de son appartement, prenait lentement le chemin du berceau de la Vierge, et là, les yeux fixés sur les fenêtres d’Angèle, se livrait à un désespoir qui menaçait sa raison.

Une nuit, cette fenêtre s’ouvrit ; son coeur battit avec violence, respirant à peine. Il attendit, croyant voir apparaître Angèle ; mais au lieu de la gracieuse jeune fille, ce fut un homme qu’il aperçut. Cet homme, enveloppé d’un ample manteau, le visage caché sous un large feutre, attacha au balcon une échelle de soie et s’arrêta pour parler à une femme, qu’à la pâle lueur de la lune don Luis prit pour sa bien-aimée.

Essayer de peindre ce qui se passa dans le coeur du malheureux jeune homme serait impossible. Courbé sous l’étreinte de la jalousie qui l’étouffait, il demeura immobile comme s’il eût été frappé de la foudre.

L’inconnu commença à descendre avec précaution.

Le mouvement tira don Luis de sa stupeur, il poussa un cri de rage, et s’élança au pied du balcon.

- Qui es-tu misérable ? s’écria-t-il en se plaçant l’épée à la main devant le rôdeur de nuit.

Celui-ci, quoique avec un mouvement marqué pour cacher son visage, se redressa fièrement et répondit d’une voix évidemment déguisée : « Je ne suis point un misérable ! don Luis !... ma noblesse est aussi bonne que la vôtre... et si je suis ici, c’est que j’y ai été appelé...

- Tu mens ! infâme ! en garde, défends-toi ! ou par saint Marc, noble ou non, je te cloue sur la place...

Et don Luis, le noble Luis, moitié fou de douleur, se précipita sur lui l’arme haute.

L’inconnu recula de quelques pas et tira son épée.

Un combat furieux s’engagea.

Quoiqu’il fût de première force en escrime, don Luis, aveuglé par le désespoir et la jalousie, ne pouvait porter que des coups mal dirigés par la fureur, et devait avoir le désavantage ; après quelques minutes de combat, il tomba baigné dans son sang.

Son adversaire alors se pencha sur lui, et, après s’être assuré que sa blessure n’était pas mortelle, se releva, appela du secours d’une voix éclatante, puis s’élança dans le parc où il disparut.

IV


Deux mois après, don Luis, encore convalescent d’une longue et cruelle maladie, s’était décidé à épouser dona Réginalde.

Angèle était depuis quelques jours au couvent des Annonciades, on l’attendait pour le mariage de sa soeur.

La veille du jour fixé pour la cérémonie, don Luis, emporté par son coeur, voulut revoir une dernière fois les lieux habités par celle qu’il avait tant aimée, qu’il aimait tant encore quoiqu’il la crût indigne de lui. Il s’assura qu’Angèle n’était pas de retour et se dirigea vers son appartement.

Après avoir traversé plusieurs pièces désertes, don Luis arriva à l’oratoire de la jeune fille. Là il s’arrêta, puis ouvrit la fenêtre et s’accouda sur le balcon..., le même qui avait servi d’appui au séducteur d’Angèle... Ce souvenir raviva toutes ses douleurs..., son coeur se brisa, et des larmes silencieuses coulèrent le long de ses joues pâles et amaigries. Reportant ensuite ses regards dans l’intérieur de l’oratoire, il les fixa sur le prie-Dieu où Angèle avait coutume de s’agenouiller chaque soir.

Sur la tablette du prie-Dieu il vit un livre d’heures et une rose.

Une rose blanche mousseuse du berceau de la Vierge ! Le coeur de don Luis se serra.

A elle ! cette fleur ! dit-il. Oh ! non, elle n’en est plus digne !...

Et déjà sa main s’avançait pour prendre la rose, quand des pas légers et la voix d’Angèle se firent entendre dans la pièce voisine.

Don Luis n’eut que le temps de se jeter derrière une tenture pour se dérober à la vue d’Angèle qui entrait.

Comme don Luis, la jeune fille s’arrêta au milieu de l’oratoire, promena autour d’elle un regard d’une morne tristesse et marcha droit au prie-Dieu.

La rose frappa aussi ses regards, elle s’en empara avec un élan de joie..., mais la repoussant aussitôt :

- Non, dit-elle, pas de faiblesse..., ces fleurs ne sont plus à moi... Adieu, roses chéries... compagnes de mes jours de bonheur... vous qui partagiez mon coeur avec mon père et Dieu !... Adieu pour toujours, je ne vous connais plus !... Et, faisant un pas vers la fenêtre, elle voulut lancer la rose dans le jardin... mais la fleur frappa sa tige contre la balustrade de pierre et vint retomber à terre dans l’intérieur du balcon.

Angèle s’était agenouillée sur le prie-Dieu et murmurait d’une voix pleine de larmes :

- Sainte madone... protégez-moi ?... arrachez de mon coeur cet amour qui me tue... et qui maintenant est un crime... Oh ! je vous en supplie... sainte madone, donnez-moi la force et le courage ; et, courbant son front, elle pleura.

Derrière la tenture, don Luis étouffait ses sanglots.

Tout à coup, il se redressa, la fureur remplaça les larmes, comme dans la nuit terrible un homme venait d’escalader le balcon.

Don Luis se contenant à peine attendit.

Celui qui venait d’entrer fit un seul pas dans l’oratoire, et fléchissant le genou :

- C’est moi, Angèle, dit-il.

- Vous !... mais qui êtes-vous donc ?... et que me voulez-vous ?... demanda Angèle en se reculant avec effroi.

- Angèle, ne reconnaissez-vous pas don Fernand de Tolède ?

Et il s’avança doucement vers elle.

- Don Fernand de Tolède !... fit Angèle en cherchant à rappeler ses souvenirs. Oui... je vous reconnais maintenant, mais cela ne m’explique pas, sénor, votre présence chez moi...

- Dona Angèle a-t-elle oublié la lettre qu’elle m’écrivit il y a deux mois ?...

- Moi, je vous ai écrit ?... Oh ! vous mentez sénor !... s’écria Angèle avec force.

Pour toute réponse, don Fernand tira un billet de son sein et le présenta à la jeune fille.

Angèle s’en saisit et le parcourut avidement.

- Oh ! Réginalde ! murmura-t-elle en le froissant avec douleur ; puis, se redressant avec la majesté d’une reine offensée, elle étendit la main vers la madone qui surmontait le prie-Dieu :

- Don Fernand, dit-elle, solennellement... devant cette image révérée de la sainte madone... sur le salut éternel de mon âme, je vous le jure, je n’ai pas écrit ce billet... J’ignorais jusqu’à son existence. La nuit que vous vîntes ici, ma soeur Diana était souffrante, et j’ai passé toute la nuit près d’elle !...

Don Luis retint un cri de joie !

Don Fernand pourra un cri de douleur :

- Je vous crois, sénora, dit-il tristement, quand je vins ici, il y a deux mois, ce fut dona Réginalde qui me reçut ; Angèle n’a pu se rendre ici cette nuit, m’a-t-elle dit !..., mais regardez bien cet oratoire... et revenez-y la nuit qui précédera mon mariage avec don Luis de Villaflore...... et vous la verrez. J’ai appris que dona Réginalde épousait demain don Luis... et je suis venu, sénora... Adieu, dona Angèle, continua-t-il d’une voix brisée..., d’un mot vous avez anéanti mon bonheur..., mais je vous aime et le dernier battement de mon coeur sera pour vous. Alors, après s’être incliné jusqu’à terre, don Fernand voulut reprendre le chemin du balcon.

- Pas par là, sénor... dit Angèle en l’arrêtant avec fierté et ouvrant une porte qui donnait sur une galerie, conduisant à la grande sortie du palais ; par ici, dit-elle.

Don Fernand s’éloigna. Au moment où la porte se refermait derrière lui, il se fit un grand tumulte dans l’appartement qui précédait l’oratoire d’Angèle. Puis la porte de l’oratoire s’ouvrit avec violence, et le prince, pâle et haletant, s’y précipita en s’écriant avec angoisse :

- Angèle ! ma fille ! où est mon Angèle ?...

Angèle, surprise et effrayée de cet égarement, courut à son père, qui la pressa dans ses bras avec une tendresse folle... la couvrant de caresses et lui demandant d’une voix entrecoupée :

- Ma fille ! ma bien-aimée Angèle... tu ne l’as pas vue, n’est-ce pas ?... tu n’as pas touché à cette fleur maudite ?...

- De quelle fleur parlez-vous, monseigneur ?... demanda don Luis qui, sorti de sa cachette sans être vu, était avec Diana derrière le prince.

- Là, sur ce prie-Dieu, devait être une rose... et cette rose était empoisonnée !!!

- Mais cette rose... la voici ! dit Diana en désignant avec horreur la fleur gisant sur le balcon.

Tous les yeux se portèrent vers l’endroit indiqué : alors on vit un superbe ara rouge, favori d’Angèle, étendu mort à côté de la fleur sur laquelle son bec était encore appuyé.

- Merci à vous, mon Dieu, qui avez épargné mon doux ange ? dit le prince avec une émotion profonde et en plaçant sa main vénérable sur le front d’Angèle.

On chercha vainement Réginalde : elle avait disparu depuis le moment où un billet mystérieux était venu avertir le prince du danger que courait Angèle :

« Réginalde, disait ce billet, n’aimait pas don Luis, mais elle voulait se venger d’Angèle dont la beauté effaçait la sienne. »

Le lendemain, le prince reçut une lettre de la supérieure du couvent des Annonciades. Elle demandait pour dona Réginalde la permission de se faire religieuse.

Deux ans plus tard, Angèle épousait don Luis.

Depuis un an déjà, Réginalde avait pris le voile.

         ÉLISE ROSIÈRE.

FIN.


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