REVEL, Paul Toutain pseud. Jean (1848-1925) : Une Consécration (1901) . 
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (19.III.2011)
Relecture : A. Guézou.
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm lx : Norm 984) des Nouvelles normandes publiées par  Joseph Duhamel à Londres en 1901 chez J.M. Dent & Co.
 
Une Consécration
par
Jean Revel

~*~

A MLLE A. L. B.

“M. le Maire est-il chez lui ?”

Victorine, la bonne, qui, dans le vestibule, faisait des rangements, leva la tête, reconnut le visiteur, et dit :

“Oui, Monsieur le Curé... dans la salle à manger... donnez-vous la peine...”

Le nouvel arrivant – un petit ecclésiastique à la mine éveillée, aux yeux vifs sous un lorgnon d’or – entra, et, à pas pressés, vint entre-bailler la porte que lui avait désignée Victorine.

Un coup d’oeil glissé dans l’intérieur... et, tout aussitôt, l’abbé se rejetait en arrière, refermait le vantail avec précaution et se retirait doucement, sur la pointe des pieds, disant à la bonne, tout bas :

“M. le Maire dort... il ne faut pas le déranger...”

Une seconde après, il avait disparu...

Victorine pensa : “En voilà un qui n’ennuie pas son monde !... Il est comme du vif-argent, ce petit curé-là...”

Quand M. le Maire Richaud eut terminé sa sieste, et que Mlle Victorine lui apprit la visite en même temps que le départ du curé, il parut satisfait. En son for intérieur, il approuva beaucoup la réserve de l’abbé Pastour, et il conçut à l’endroit de son jeune desservant des idées extrêmement favorables.

Richaud avait bien déjeuné, et ensuite excellemment digéré, grâce à un sommeil paisible qu’aucun sursaut n’avait interrompu ; il ne lui en fallait pas davantage pour trouver que l’univers était fort bien fait et habité par des gens d’esprit.


Qu’était-ce que M. Richaud ?

Célibataire, bedonnant, ancien notaire à X..., Richaud quitta son étude aussitôt après avoir reconnu qu’il s’endormait parfois au nez de ses clients, lorsque ceux-ci s’attardaient en longues explications.

Et il s’en vint à Saint-Léonard, son pays natal, pour y achever l’existence à la façon d’Epicure, qui fut un grand sage de l’antiquité – M. Richaud l’affirmait, du moins.

Il venait chercher le repos : il rencontra des dignités nouvelles. Par acclamation du village tout entier, il fut élu conseiller municipal, et presque aussitôt maire. D’abord, il voulut refuser ; mais on lui représenta que son père, lui aussi, avait occupé la Mairie, que c’était héréditaire dans la famille, les Richaud étant quasiment les châtelains du pays.

Flatté, il accepta.

Notre homme était joyeux vivant, alerte compère, ami de tous les plaisirs, mais principalement de la table.

N’était-ce pas lui qui, un jour, en riant, avait prétendu que si l’on était encore au temps des devises, il prendrait celle-ci : “Honni soit qui mal se panse,” avec, comme armes parlantes, une fourchette croisant une cuiller !

Et c’est pourquoi, à force de confier d’excellents repas à un magnifique estomac, il était devenu joufflu, gras, adipeux, évoquant la ressemblance de quelque moine replet, dodu à point... Le plus moqueur de ses amis, le trouvant certain jour après déjeuner, qui dormait avec tranquillité, béat, les mains jointes sur l’abdomen, avait crié : “Tiens ! l’abbé Constantin” ; l’excellent Richaud en fut navré ; car ces somnolences incoercibles après manger l’agaçaient, lui annonçant la vieillesse.

Oh ! la fâcheuse décrépitude !... Voilà une vision qui était souverainement importune à M. le Maire.

Il n’y voulait point penser. Coquet toujours, affectant certaine recherche dans sa toilette, il ne se croyait pas “si gros que ça.”

Lorsque, promu à la première fonction municipale, il dut ceindre l’écharpe, quelle ne fut pas sa surprise en constatant qu’on la lui bouclait avec peine autour des reins !

“Etonnant !” murmura-t-il... “papa la mettait bien. Et Dieu sait s’il avait des dimensions, papa !”

Victorine intervint.

“Pour sûr, l’étoffe a rétréci dans l’armoire,” affirma-t-elle.

Bien volontiers, Richaud acquiesça.

Et il continua derechef à se croire fluet, svelte, ingambe. Et, parfois, veston bridant, chapeau incliné, il avait l’air de je ne sais quel Daphnis à la recherche d’une Chloé de passage.

Il avait des idées notablement plus jeunes que son âge, M. le Maire. Le corps avait soixante ans passés, mais le coeur n’en comptait que trente et palpitait, énergique encore, sous la poussée d’un sang vermeil et chaud – le sang de cette bonne race gauloise.

Des velléités, des fougues, des fringales le troublaient ; il était hanté par je ne sais quel espoir de résurrection miraculeuse. L’aventure du docteur Faust, restitué en sa fleur par un doux maléfice, lui paraissait admirable en tous points... et il se surprenait parfois à chanter, du haut de la tête, en fort ténor : “A moi la jeunesse !... A moi la folie !”

Ces rêveries le tenaient surtout quand il voyait les jolies jeunes filles, les tendrons éclos d’hier. Regardant, certain jour, la charmante Louise de S*** qui, dans un bal blanc, dansait son premier quadrille, M. Richaud murmura extasié : “Je la demanderais en mariage, si j’avais seulement... trente-cinq ans de moins.”

Mais, n’insistons pas. Au surplus, la vérité nous oblige à dire que c’étaient là petits écarts de paroles auxquelles la conduite privée donnait un certain démenti–pour bien des raisons... La vie de M. Richaud, en définitive, ne présentait aucune irrégularité grave.

Et son seul péché mignon était, nous l’avons dit, la bonne chère.

Libre penseur et voltairien, il avait mené la vie dure aux quatre curés qui s’étaient succédé dans la commune de Saint-Léonard, qu’il gouvernait. Saint-Léonard était mal noté à l’évêché, et les desservants n’y vieillissaient point.

Le dernier venu, l’abbé Pastour, fut, tout d’abord, quelque peu houspillé par le terrible Maire, et il dut “carguer les voiles”, comme il disait, à la façon du navire devant les bourrasques.

Il était fin comme un renard, ce petit abbé-là ; il observa l’ennemi : le civil en ceinture tricolore ; et, après réflexion, il se dit : “L’Eglise a fléchi devant Attila, devant César, devant Barberousse, devant Napoléon ; elle peut bien fléchir un peu devant M. Richaud ; pas d’intransigeances ; pas de bouderies ; des concessions, tout est là : ‘Paris vaut bien une messe,’ a dit un roi qui avait de l’esprit ; eh bien ! le bonheur de cette paroisse mérite bien un dîner par ci par là, de gais propos, et quelque diplomatie...”

Quand, au 14 juillet 1887, les dévots et dévotes de Saint-Léonard virent en haut de leur clocher un drapeau national, quand ils s’entendirent déclarer au prône qu’il fallait respecter la R. F., quand ils surent que M. le Curé avait été vu faisant visite à Mme la Sous-Préfète, ils furent légèrement offusqués ! Mais tout cela intéressa fort M. le Maire, et le Sous-Préfet lui ayant signalé son curé comme un prête absolument moderne, éclairé, à idées larges, favorable à l’action et aux projets du Gouvernement, Richaud combla son desservant de prévenances, d’amabilités, et finalement l’invita à dîner.

A ce dîner, le petit abbé fut étincelant de verve, tint tête à son amphytrion, le verre en main, rit aux larmes des histoires un peu égrillardes que Richaud excellait à conter, riposta par quelques propos assez verts, accepta volontiers de faire une partie de billard, sabla du Moët en grillant des cigarettes, prit de la chartreuse, de l’anisette et aussi du Winand Focking... bref, laissa Richaud absolument enchanté. Et des relations vraiment cordiales s’établirent entre les deux hommes.

M. le Curé avait pris cette attitude sans-gêne avec d’autant moins d’embarras que c’était là le fond de son caractère ; la discipline du séminaire, les austérités du diaconat et de la prêtrise n’avaient point éteint en lui la gaieté, la nature vive et primesautière, la propension aux allures délibérées. Et si, en général, il avait ces dehors humbles, effacés, cette discrète componction que le sacerdoce impose à ses adeptes, il reprenait facilement ses manières bon enfant, ses façons joyeuses et insouciantes, aussitôt qu’il ne s’observait plus.

Pastour était entré dans les ordres assez tard, bien moins par vocation qu’à cause des nécessités pécuniaires où l’avaient amené son inexpérience des choses d’argent, sa prodigalité native, son impossibilité d’être économe.

De sa vie mondaine, Pastour avait gardé un peu plus de souvenirs qu’il n’eût fallu, ce qui amenait parfois de regrettables étourderies. Ainsi, étant vicaire à la Primatiale, n’avait-il pas dit un jour à Mme ***, sa paroissienne : “Vous rappelez-vous quand je vous faisais valser !...” Le propos ayant été rapporté à l’évêque, Pastour fut admonesté–paternellement, d’ailleurs ; car Mgr Julien, prélat sceptique et spirituel, avait un faible pour ce vicaire dont les saillies l’amusaient considérablement, dont la gaieté lui faisait l’effet d’un rayon de soleil dans les brumes canoniques.

Du reste, l’évêque rendait justice aux qualités de séduction et d’entraînement que possédait Pastour. Il ne lui avait point échappé que ce petit vicaire aux allures évaporées, était observateur, sagace, très fûté, diplomate à l’occasion ; qu’il avait l’esprit particulièrement aiguisé ; qu’il était homme de ressources et d’expédients ; enfin, qu’il possédait cet inestimable “don de plaire,” qui prime tous les autres et qui fait les grands victorieux de la vie.

L’évêque avait plusieurs fois éprouvé qu’on pouvait faire fond sur ce prêtre ; que Pastour réunissait là où d’autres échouaient, et qu’il n’y avait aucun inconvénient à lui confier des missions délicates, ainsi que des postes difficiles.

Et c’est pourquoi, sachant que la cure de Saint-Léonard était redoutée de tout son clergé, Mgr Julien y envoya le sémillant abbé.

Tout d’abord, Richaud et Pastour se regardèrent comme chien et chat ; le gros maire fit le boule-dogue devant l’ecclésiastique onctueux et félin ; mais la tactique de celui-ci fut si parfaitement souple que Richaud fut conquis.

M. le Maire était-il tout à fait la dupe des câlines flatteries, des façons enveloppantes de l’abbé ? Non ; il avait pour cela trop de race et de finesse ; mais, très indulgent et très bon, il ne pouvait se résigner à contrister un aussi “gentil garçon,” comme il disait, “qui est si prévenant, qui se donne tant de mal pour faire plaisir.” M. Richaud pénétrait à merveille les desseins et les petits calculs de son curé ; mais il ne les troublait point ; il le regardait faire en bon appréciateur de son habileté, lui sachant gré de n’être point une bête...

“M. le Curé va revenir,” avait dit Victoire.

En effet, une heure après, l’abbé Pastour et M. Richaud causaient dans le jardin.

“Monsieur le Maire,” disait le curé, “je vous assure que l’église est dans un état pitoyable : ce matin, le vitrail de l’abside est tombé, vous savez, celui qui représente sainte Prudentienne... et il y a un courant d’air !”

Richaud se mit à rire bruyamment :

“Comment !” s’écria-t-il. “Comment ! sainte Prudentienne dans un courant d’air ! Vous avez peur qu’elle ne s’enrhume ?...”

Pastour trouvait la plaisanterie assez indigente ; mais il crut habile de rire avec M. Richaud, au risque de paraître irrévérencieux à l’égard d’une mémoire justement vénérée dans le comput ecclésiastique.

Et il conclut :

“Elle ne s’enrhume pas, c’est vrai ; mais, moi, j’éternue.”

“A vos souhaits,” dit le maire.

“Mes souhaits, vous les connaissez : voyons, ne ferez-vous rien, afin que la paroisse se souvienne de votre passage aux affaires publiques ? Vous ne pouvez pas supporter que, dans votre commune, il y ait une église pareille ! Il faut que l’on sache que Saint-Léonard possède un maire riche, à idées larges, tolérant pour le culte de la majorité.”

“Ta, ta, ta... répartit Richaud, des compliments ! Mon Conseil municipal a déjà fait réparer le presbytère. Quant à l’église, vous avez la Fabrique ; voilà, c’est l’affaire de la Fabrique.”

“Les Fabriciens attendent votre impulsion ; l’exemple doit venir de haut : c’est vous qui devez le donner. Elle est très antique, cette église, très belle ; sa restauration vous ferait honneur : ce serait une entreprise digne de votre sens artistique et un emploi si intelligent de votre fortune !...”

Richaud, défiant, se moqua :

“Ah ! les curés ! comme vous êtes malins pour subtiliser l’argent des autres. Vous êtes roublards... mais ça ne prend pas !”

“Quel intérêt personnel ai-je à tout cela ?” riposta M. le Curé. “Ce que j’en dis, c’est pour vous ; moi, dans peu d’années, j’aurai mon changement ; le vicaire général ne m’aime pas, et il sait que je me plais avec vous. Mon départ est donc très proche ; mais, vous, vous resterez ; votre nom surtout demeurera. Je voudrais qu’on pût dire plus tard, de père en fils : ‘C’est M. Richaud qui a rebâti l’église.’”

“C’est ça qui m’est égal, par exemple !” repartit le maire.

“Mais non, ça ne vous est pas égal : ‘Se survivre,’ voilà un avantage qui n’est pas au pouvoir de tout le monde ! Et vous, une nature au-dessus du vulgaire, vous ne pouvez rester indifférent à la pensée de vivre dans la postérité ; je ne croirai jamais que vous n’ayez aucun souci de ce qui suivra votre existence périssable.”

“Vous prêchez, mon cher !” fit Richaud légèrement goguenard.

“Je prêche un converti, d’autant plus qu’il s’agit là de votre pays natal, lequel vous est très cher, ne me l’avez-vous pas dit cent fois ?”

Et c’était vrai. Le curé savait bien qu’il touchait là une corde sensible... M. Richaud affectionnait l’endroit où il était né, où il avait joué enfant, où ses parents étaient morts, où lui-même se promettait d’être enterré ; il se sentait une certaine chaleur d’âme pour ce clocher sur lequel venaient se condenser tant de sensations, des souvenirs si chers...

M. Richaud restait muet, semblant réfléchir, devenu un peu plus grave que d’habitude. Le subtil curé eut l’intuition qu’il valait mieux ne pas insister davantage ce jour-là... “Savoir se taire,” pensa-t-il, “après avoir su parler, tout est là... Oui... la bonne parole lancée, la suggestion semée... cela germera en une belle moisson d’initiative et de projets... Avec un cerveau comme celui-là, inutile d’attendre l’obéissance... Fara da se, comme on dit à Rome.”.


Pas maladroit, M. le Curé : c’était vu juste ! La preuve, c’est que le Conseil général vient d’accorder à M. Richaud, sur sa demande, un subside de mille francs pour la réfection de l’église. De plus, M. le Maire fait jouer toutes ses influences pour obtenir du Ministère quelques secours : Une délibération du Conseil municipal a expliqué : “que les fondations de l’église sont romanes ; qu’il existe dans la nef des archivoltes de la belle époque ; que la sacristie a des voussures, des ogives flamboyantes... ; qu’il faut conserver sur le sol provincial ces témoignages du génie de nos pères... etc., etc.” Ce morceau d’éloquence administrative produisit un autre billet de mille francs pour “l’oeuvre.”– M. le maire appelait déjà son entreprise “l’oeuvre.”

On organisa dans la paroisse des quêtes ; puis une souscription où M. le Maire s’inscrivit lui-même pour mille francs, avec cette parenthèse (premier versement).

Richaud sollicita ses amis présents, écrivit aux absents, battit le rappel de toutes ses connaissances, demanda de l’argent, des dons, des cadeaux, des lots pour une tombola qu’il avait organisée avec l’autorisation supérieure. Il rêva même une cavalcade qui représenterait le départ du sire de Saint-Léonard pour la neuvième croisade, d’après Villehardouin ; mais il abandonna ce projet, reconnu périlleux pour les finances.

Richaud et Pastour furent signalés dans tous les coins du département ; menant ensemble cette campagne de visites, de demandes, de quêtes, on les vit partout ; ce petit curé sec comme un I, marchant à côté du maire gros et rond comme un O, devinrent légendaires ; un mauvais plaisant dit : “Leur silhouette produit l’effet du nombre 10 qui marcherait.”

Dans toute la contrée on ne parla bientôt plus que de “l’oeuvre de Saint-Léonard.” La presse s’en émut. La Semaine religieuse complimenta fort ce maire “qui,” affirmait-elle, “était au-dessus des préjugés, qui donnait l’exemple de toutes les vertus.”

“Ça, c’est tout de même un peu exagéré !” dit en riant Richaud.

Naturellement, les journaux libres-penseurs s’indignèrent, publièrent des entrefilets. Une petite feuille attaqua violemment “ce fonctionnaire civil qui pactise avec les pires ennemis de nos institutions.”

“Vous capituleriez ?” insinua l’abbé.

“Jamais de la vie !” s’écria Richaud, qui commençait à s’animer, qui se piquait au jeu.

“Mais,” dit un jour le maire au curé, “il me semble que votre évêque, Mgr de Cambremer, nous doit sa souscription ; si nous allions le voir ?”

“Excellente idée,” dit M. Pastour, “excellente...”

Monseigneur donna audience aux deux fonctionnaires, les reçut parfaitement, félicita M. le Maire de son heureuse initiative, l’assura qu’il lui en serait certainement tenu compte “là-haut,” et, par forme de conclusion, proclama que si les pouvoirs civil et religieux étaient unis partout comme à Saint-Léonard, la France serait la première nation du monde.

Richaud et Pastour furent priés à dîner au palais épiscopal.

M. le Maire, voulant être homme de bonne compagnie, pesa ses mots, mesura ses silences, parla de l’apaisement des esprits, rendit hommage aux vertus du clergé français, raconta qu’il avait été enfant de choeur, rappela sa première communion, “ce jour heureux entre tous,” comme il disait ; bref, fit l’édification du prélat.

“Monseigneur !” conclut gaiement Pastour, “M. le Maire parle comme un curé, ne trouvez-vous pas ? Il sera évêque avant moi, vous verrez...”

En reconduisant ses hôtes, Monseigneur annonça qu’il prélèverait sur sa mense épiscopale deux cent cinquante francs en faveur de “l’oeuvre.”

Richaud dit à l’abbé, quand il se retrouva seul avec lui : “Mon cher, votre évêque, il ne se ruine pas ; mais il est charmant.”

Et, de son côté, Monseigneur, rentré dans son oratoire, à la pensée que cette entreprise diocésaine paraissait devoir être menée à bien par un maire rural, vieux voltairien, murmurait :

“La grâce a touché cet homme : les voies de la Providence sont insondables !...


La souscription s’était arrêtée aux environs de 4,800 francs et le devis des architectes atteignait 22,000 francs. M. le Maire et M. le Curé semblaient perplexes, quand, un matin, le facteur apporta un pli chargé.

Ce pli, à l’adresse de M. le Maire, contenait 500 francs avec une carte : “Comtesse Fourquemin de Trousseaumont du Grand-Val.”

“Tiens !” s’écria M. Richaud, “comment avions-nous oublié cette excellente dame ?”

La nouvelle donatrice habitait un pays voisin, en son manoir du Grand-Val. Sa piété, son grand nom et aussi ses larges aumônes l’avaient mise, depuis longtemps, très en faveur près de l’évêché. C’est là qu’elle avait connu l’oeuvre de Saint-Léonard et l’échec qui semblait l’attendre.

Mme Fourquemin était bonne âme, convaincue qu’elle améliorait sa vie future par des oeuvres pies, très friande d’ailleurs des éloges raffinés, des égards, des approbations admiratives que lui prodiguait le clergé de la Primatiale.

Le grand-vicaire, homme très délié d’intelligence, très expert à manier les humains par leurs défauts, obtenait d’elle tout ce qu’il voulait quand il lui disait en s’inclinant cérémonieusement, avec une gravité respectueuse : “Madame la Comtesse.”

D’autant plus entichée de son titre qu’elle s’avouait, en son for intérieur, n’y avoir qu’un droit assez nébuleux, Mme Fourquemin faisait grand étalage de ses alliances, de ses parentés, de sa généalogie, de l’antiquité de sa race. Y avait-il en tout cela quelque imagination ? D’Hozier seul eût été assez documenté pour pénétrer ces mystères du blason.

Pure légitimiste, elle avait porté le deuil de la Maison de France, tenait les d’Orléans comme d’assez petite noblesse et professait que le vrai souverain de la France c’était, par droit de naissance, le roi du Portugal...

Veuve depuis dix ans, elle avait toujours refusé de se remarier : eût-elle trouvé dans l’armorial français un nom plus ronflant que le sien–et surtout plus long ?

Avec cela, précieuse, petite-maîtresse, se donnant des airs de lys immaculé.

Il fallait l’entendre dire, avec une moue de dédain :

“Je n’aime point Paris : vous comprenez... tous ces coudoiements... dans la foule vulgaire... Je reste dans mes terres... Autrefois, j’aimais assez la mer ; dans mon enfance, j’y allais parfois me baigner, mais le matin seulement, afin d’avoir une eau qui n’eût pas encore servi !...”

... Lorsque Richaud et Pastour vinrent la remercier pour sa généreuse offrande, ils se trouvèrent en présence d’une personne assez replète, d’aspect imposant, portant beau, coiffée à la Marie-Antoinette, qui les reçut avec des façons de l’ancienne cour, énuméra ses prétentions héraldiques, proclama que soutenir la religion constituait un privilège de l’aristocratie ; que c’était là, du reste, une tradition dans sa famille ; qu’un de ses aïeux avait collaboré à Saint-Etienne de Caen, qu’un autre avait légué sa fortune pour restaurer “l’abbaye de Saint-Wandrille,” qu’une du Grand-Val était morte supérieure aux Bénédictines, etc...

Très finement, Pastour fit observer que c’était pour lui un bonheur inespéré que de rencontrer la représentante d’une famille aussi noble et aussi généreuse. Il expliqua que, si Madame la Comtesse voulait bien protéger l’oeuvre, tout irait à bien :

“Nous avons épuisé nos moyens d’action,” conclut-il ; “nous sommes gens de peu, tandis que vous, Madame la Comtesse, avec vos puissantes relations... tout vous est possible... quel beau rôle pour vous !... les bénédictions du Ciel la reconnaissance des fidèles...”

Et c’est ainsi qu’à la grande satisfaction de Richaud (que tant de démarches, tentatives, correspondances et suppliques avaient légèrement fourbu), Mme de Trousseaumont du Grand-Val consentit à prendre la direction du mouvement.

Et la comtesse fit si bien, se démena avec tant d’ardeur, tant de zèle, que, six semaines après, les 22,000 francs étaient trouvés.

Ce jour-là, l’abbé Pastour dit la messe à l’intention des familles Fourquemin–de Trousseaumont–du Grand-Val–et autres...


Les travaux commencèrent, et grâce à l’activité de Richaud et du curé, furent menés bon train.

Pendant ce temps, la comtesse, très emballée, très fiévreuse, courait les brocanteurs, les marchands d’antiquités, et achetait des bas-reliefs, des cadres, quelques fûts, des colonnes, des stalles, deux retables, un chemin de la croix, une statue de sainte Barbe.

Elle écrivait à M. le Maire :

“J’ai acheté deux pierres tombales pour le choeur ; ce n’est pas cher, eu égard à leur antiquité : l’une est de 1482 ; l’autre est encore plus ancienne ; seulement, il faudra rayer l’épitaphe de celle-ci, car ce n’est pas un nom de sainte–bien loin de là...”

M. le Curé réclamait un confessionnal et des fonts baptismaux.

“Oui,” appuyait Richaud, “qui faisait de l’esprit, il nous faut des fonds baptismaux ; c’est d’autant plus nécessaire que la natalité paraît s’élever (l’annonce de nos grands projets a comme galvanisé notre population). Et d’ailleurs, on ne saurait trop fêter la natalité des petits Français.”

Les travaux occasionnèrent dans l’église tout un déménagement, presque une démolition intérieure.

Maçons, charpentiers, peintres, décorateurs, mirent tout sens dessus dessous. Il fallut notamment descendre de leurs socles toutes les statues, et cela ne se fit point sans quelques avaries déplorables.

Sainte Monique avait un bras de moins ; le nez de saint Crépin se trouvait endommagé ; les autres, saint Hubert et saint Côme, étaient dépeints, éraflés, éborgnés, invalides.

Impossible de les faire figurer dans l’église restaurée ; d’ailleurs, des statues neuves allaient venir. Que faire des anciennes ? Cela préoccupait beaucoup M. Richaud qui, dans ses visites aux travaux, s’arrêtait souvent en face du quatuor lamentable.

Il se demandait :

“Mon Dieu ! où vais-je fourrer tous ces gens-là ?”

Le curé lui donna une idée.

“Dites donc, mon maire, savez-vous ? Il faut les repasser à mon collègue de Foulbec : son église à des niches vides : ça ira très bien.”

Et c’est ce qui fut fait. Les quatre bons saints s’en allèrent dans une charrette. Ils étaient navrants, les quatre bons saints !... et leurs yeux semblaient reprocher à Richaud la déchéance, l’exil où il les condamnait.

M. Richaud était-il superstitieux ? Non : il eut tout de même un regret, quelque chose comme du chagrin, en voyant enlever ces personnages qu’il avait tant regardés, tant admirés, quand il était enfant de choeur... Ils lui rappelaient un doux passé, les premiers frissons de sa foi, ses naïves espérances, tant de jeunes émotions !... Des souvenirs attendrissaient son coeur... Et il se rappela les beaux vers du poète :

        Objets inanimés,
        Avez-vous donc une âme
        Qui s’attache à notre âme
        Et la force d’aimer ?

Il y avait en lui comme le palpitant réveil des vieux sentiments de piété et d’idéal amour... Une aurore de divine lumière s’était levée sur son âme... C’était la jeunesse radieuse et fervente... c’était l’ineffable enfance... Mais cette aube éphémère allait tout-à-l’heure être noyée en un crépuscule glacé.

Elle avait sonné, cette minute fatidique de la séparation, toujours imprégnée de diffuse douleur... les petites poupées miséreuses parurent nimbées par le reflet mystique de l’illusion, par le souvenir des belles choses évanouies qu’elles évoquaient...

Parties, disparues, les figurines enluminées !... Quels invisibles liens les attachaient donc à M. Richaud ?... Il se sentit tout-à-coup très triste, comme s’il venait de perdre une parcelle de lui-même, la meilleure, celle qui portait ses premiers rêves, son innocence, la pureté et l’ingénuité de son être.

Opprimé d’une mélancolie inexpressible, il murmura :

“Mes pauvres vieux, ô vous, les amis des jours lointains... adieu... adieu...”

Et je crois qu’une larme mouilla sa paupière–M. Richaud pleurait assez facilement...

...“Venez immédiatement Paris, avec abbé,” telle est la dépêche que la comtesse envoya un matin à M. Richaud. Le maire et le curé prirent l’express : dès qu’elle les vit, Mme Fourquemin s’écria :

“Nous avons oublié le principal : il nous faut des reliques...”

“Comment ? des reliques...”

“Eh oui donc ! des restes du saint... de saint Léonard.”

“Où en trouver ?” interrogea Pastour.

“A Maëstricht,” dit Mme Fourquemin... “il y en a... j’en suis sûre... on peut vous en céder, je suppose, en y mettant le prix : je paierai : vous ne paraissez pas vous douter, mon cher curé, de l’importance de ce fait. Savez-vous bien que ces reliques attirent chaque année un pèlerinage très fructueux pour Notre-Dame de Maëstricht ? Eh bien ! voyez-vous un pèlerinage dans votre paroisse ? dites... le voyez-vous ? ce serait superbe !... quels offertoires !... quelles aumônes dans les troncs ! que d’ex-voto !

Une heure après, Richaud et Pastour étaient dans le rapide, et, le lendemain matin débarquaient à Maëstricht.

Mais, là, ils se heurtèrent à un refus poli. Les autorités écclésiastiques de l’endroit flairèrent une concurrence à leur pèlerinage, qui était pour eux source d’or inépuisable.

M. l’Archiprêtre de la Cathédrale fut intraitable, le prit de haut, parut indigné : “On ne vend pas les reliques d’un saint...” dit-il d’un air pénétré... “un pareil sacrilège ! Jamais !... vous m’entendez... à aucun prix...”

Le maire et le curé revinrent à Paris, assez déconfits, penauds.

“Madame”, dirent-ils à la comtesse, “résignons-nous ; inaugurons sans les reliques.”

“Jamais de la vie ! ce serait raté. Mais, attendez ; à Rome, il doit y en avoir, des reliques... les martyrs... les catacombes...”

“Je crois bien !” dit Pastour : “il y a un dépôt – un dépôt de reliques... vous voyez cela !”

“Eh ! bien,” poursuivit la comtesse, “écrivons à Rome, au préfet des rites.”

La demande fut faite par l’intermédiaire de monseigneur, de la nonciature, et de notre ambassade près le Saint-Siège.

La réponse fut un désastre : elle émanait du cardinal vicaire, parlant au nom de la Congrégation des reliques :

“Le corps de saint Léonard est perdu depuis plus de trois cents ans.”

Mais une autre lettre vint, signée par le secrétaire du “préfet de la sacristie.” Elle disait :

“Le corps du bienheureux est perdu, c’est vrai ; mais nous possédons certains indices... des vestiges qui peuvent amener à reconnaître l’authenticité, etc... mais il y aurait des recherches, des vérifications, par conséquent des frais... ce seraient les ‘grandes reliques,’ il faudrait 2000 francs.”

Alors des dépêches s’échangèrent :

“Trop cher.” – Richaud.

“Pourrions vous céder fragment péroné saint Eustache, 700 francs.”– Sacristain camérier.

“Impossible : nous fêtons saint Léonard et pas saint Eustache.”– Richaud.

Une autre dépêche proposa saint Magloire, qui fut également repoussé.

Mais les négociants en reliques ne cessaient point leur correspondance : saint Pépin fut offert à un prix avantageux ; sainte Adèle était “pour rien,” si l’on peut s’exprimer ainsi.

Mais, à la fin, Richaud se lassa et ne répondit plus aux lettres.

Il devenait sceptique. Du reste, on lui avait dit qu’à Rome, sacriste de Saint-Pierre, bureaux du vicariat ou de la custode, tiennent un négoce de reliques fort suivi. Même il savait que les sceaux, lettres et cachets d’authenticité n’empêchent pas quelques os de mouton de se glisser à la place de fragments soi-disant vénérables... Alors, il se méfiait...

La question devenait insoluble ; c’était désolant. M. le Maire et M. le Curé revenaient à leur idée : pas de reliques ! Mais la comtesse s’entêtait, demandant des fragments de saint Léonard à toutes les sacristies, à tous les couvents.

Or, voici que, certain jour, elle reçut la visite d’un monsieur parfaitement mis, aux façons patelines, qui se dit antiquaire, ancien élève de l’Ecole des Chartes, membre libre de la Société pour la reconstitution des documents de l’histoire de France.

“Madame,” dit ce personnage, “j’apprends que vous cherchez des reliques de saint...”

“Saint Léonard,” acheva la comtesse.

“Comme ça se trouve ! je possède précisément une phalangette de saint Léon... saint Léon, pape célèbre par sa rencontre avec Attila.”

“Oui,” dit Mme Fourquemin, un peu hésitante, “mais j’aurais voulu saint Léonard.”

“Ah ! mais, au fait,” déclara l’antiquaire, “attendez ; le certificat d’authenticité peut bien avoir mis Léon pour Léonard, par abréviation,-je serais même assez porté à le croire... Du reste à cause de ce léger doute, je veux vous faire bénéficier d’une occasion et vous céder en même temps un pariétal de saint Martin.”

“Saint Martin...” observa la comtesse : “il y en a bien, des saint Martin.”

“Oui ; mais le mien, c’est le grand, l’évêque de Tours, et, entre nous, c’est un autre personnage que votre saint Léonard, ermite bien oublié maintenant. Et puis, un pariétal, un segment du crâne, siège de l’intelligence, vous comprenez, c’est bien plus noble, cela représente une autre valeur qu’un tibia ou un humérus.”

“Evidemment,” appuya la comtesse.

“A cette occasion,” poursuivit l’antiquaire, “j’ai un frontal, aussi ; mais le saint est moins connu... saint Hubert.”

“Mais,” dit la comtesse, “saint Hubert m’irait assez ; nous avons justement son nom parmi les patrons de l’église.”

“Alors, c’est au mieux...”

Mme Fourquemin semblait réfléchir sur un point difficile. Enfin, elle demanda :

“Et... ont-elles fait des miracles, au moins, vos reliques ?”

“L’antiquaire eut un battement des paupières–avec certain regard de côté vers son interlocutrice... ne sachant trop jusqu’à quel point il pouvait tabler sur la crédulité de celle-ci, – et, rapidement, il dit :

“Parfaitement, et..., des mieux constatés... Voyons, les trois objets, je vous laisse le tout à mille francs.”

On conclut l’opération pour sept cent vingt-cinq francs, et la comtesse donna des instructions pour que phalangette, pariétal et frontal fussent mis dans des châsses avec les certificats d’origine.

L’antiquaire expliqua, du reste, que ces reliques faisaient partie de celles que Louise de France avait perdues au moment de la Révolution.
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L’inauguration de l’église fut enfin fixée au 9 juin ; on avait parlé d’attendre jusqu’au 6 novembre, fête du bon saint, ou bien jusqu’au 8, mémorial des “Saintes Reliques ;” mais Richaud, la comtesse et le curé, étaient aussi impatients l’un que l’autre. D’ailleurs, la saison d’été semblait, pour le succès de l’oeuvre, plus propice que le pluvieux automne. Il fut donc décidé que l’on procéderait tout de suite à la cérémonie. Mgr  Julien avait expressément promis de venir lui-même consacrer la nouvelle maison du Seigneur, faisant ainsi concorder cette solennité avec une tournée de confirmation.

Mais la comtesse était possédée par la folie des grandeurs : un seul évêque, cela ne lui suffisait pas ! Elle pria Monseigneur d’inviter quelques prélats voisins. Ne pourrait-on avoir un archevêque, et même... une Eminence en chapeau rouge, en cappa magna ?

Très désireux de faire plaisir à une personne aussi pieuse et aussi profondément dévouée aux intérêts de l’Eglise, Monseigneur fit ses invitations.

Le cardinal-archevêque de Caen, dont il était suffragant, s’excusa, lui envoyant souhaits paternels, félicitations, promesses de prières.

L’évêque d’Argentan répondit :

    “Monseigneur,

“Au milieu des jours d’épreuve, il est des jours consolateurs : j’ai été pénétré de joie à l’annonce de cette solennité tout à la gloire de votre ministère épiscopal ; je rends grâces au Seigneur qui a permis que son Nom fût glorifié en vous et par vous ; des fêtes comme celle qui se prépare rehausseront le prestige de notre belle religion qui triomphera enfin de ses ennemis ; j’en trouve le présage dans l’ardeur de ce maire, incroyant jusqu’ici, demain fervent fidèle et néophyte. Puisque vous voulez bien m’inviter, je serai là près de vous, priant avec vous pour la conversion des pécheurs, suppliant comme vous le Très-Haut, moi le plus humble d’entre ses serviteurs....

       “Votre affectionné frère en J.-C.

                                    “┼ ELOY.”

“P.S.- J’espère que ce petit déplacement sera favorable à mon estomac toujours en assez triste état. La Providence me donnera peut-être la guérison. J’en ai grand besoin, ne comptant plus sur les médecins terrestres.”


L’évêque de Granville (ancien aumônier de la flotte–qui avait des lettres), acceptait également, avec sa bonne humeur habituelle :

        “Dilectissime,

“Avec grand plaisir, cher ami, mais à une condition : vous ne me demandez ni sermon, ni instruction, ni même allocution. Rien que la joie de vous revoir, avec la satisfaction d’oublier un peu toutes mes préoccupations, tant diocésaines que départementales,-une partie de campagne rien d’autre, n’est-ce pas ?...

“Pendant ces quelques jours sans souci, j’oublierai la fastidieuse consigne : Episcopus sum, pour ne me souvenir que des mots si charmants par lesquels Cicéron terminait ses lettres :

        “Vale et me ama.

                                “┼ MAURISSET.”

Aux trois soutanes violettes ainsi annoncées, la comtesse prétendit joindre une robe de moine. C’était d’autant plus nécessaire que Mgr  Maurisset refusait de prêcher, décidément. Touché par une très riche aumône, le prieur de la Flèche promit d’envoyer le Père Téby, de l’ordre de saint Dominique.

Richaud, qui aimait la symétrie, aurait désiré un quatuor d’évêques, et, devant l’impossibilité d’avoir aucun autre prélat, ni métropolitain, ni suffragant, ni abbé mitré, il avait proposé un évêque in partibus. On n’en avait pas sous la main. La comtesse parlait déjà d’inviter un chanoine de Latran ou quelque référendaire à la signature papale... on paierait le déplacement. Voilà tout...

Or, voici l’embarras qui advint :

La comtesse arriva un matin chez M. Richaud, paraissant exaltée d’une joie extraordinaire.

“Nous l’avons, votre quatrième évêque !” s’écria-t-elle.

“Vous êtes magicienne, chère Madame.”

“Seulement, voilà... Il ne l’est qu’à moitié.”

In partibus infidelium ?” interroge Richaud.

“Non : c’est le curé de Saint-Florent... il a le droit, par faveur papale et moyennant la création de je ne sais quelle prébende, de porter les insignes épiscopaux, mais seulement pendant quatre jours par an ; et il a promis de faire concorder ces quatre jours avec notre fête. Etes-vous content ?”

“... Vous savez : il est protonotaire apostolique, et il a le droit de porter des glands verts à son chapeau !”

Richaud et Mme  Fourquemin se réjouissaient fort de cette aubaine, quand M. le Curé apparut, brandissant un télégramme.

“Il accepte !...”

“Qui donc ?...”

“Monseigneur Bertigny, évêque in partibus de Gabès : ce sera le quatrième demandé.”

“Mais, nous avons déjà un quatrième !” s’écria la comtesse.

“Oui,” dit Richaud, “ça va nous en faire trop.”

M. le Curé paraissait embarrassé, atterré...

“C’est que... c’est que...” balbutia-t-il, “j’avais encore invité dom Firmin, le révérendissime père, abbé mitré du mont Saint-Michel... il va venir aussi, très probablement, dom Firmin.”

M. le Maire parut fâché.

“Ah !” s’écria-t-il, “vous êtes extraordinaire, l’abbé, avec vos invitations irréfléchies ! Où voulez-vous caser tant de monde ? Faudra-t-il loger tous ces prélats chez l’habitant, comme des militaires ?...”

Mais ce ne fut qu’une alerte. Dom Firmin écrivit quelques jours après qu’il était obligé de partir pour Rome. Et le digne religieux eût été quelque peu scandalisé s’il avait entendu le soupir de soulagement avec lequel M. le Curé lut sa lettre d’excuses.
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C’est demain le grand jour ! M. Richaud est dans toute la fièvre des préparatifs ; on le voit préoccupé, inquiet, nerveux...

Mlle  Victorine, sa bonne, le regarde, paraît très étonnée et murmure :

“Aurait-on jamais cru que Monsieur se mettrait dans des états pareils pour les messieurs prêtres ? les calotins, comme il disait...”

Elevant la voix, elle demanda :

“Alors, Monsieur, il arrive ce soir mon... votre seigneur.”

“Comment ! Qu’est-ce que tu dis ?... Mais, mon seigneur, c’est le tien aussi, imbécile.”

“Ne vous fâchez pas, Monsieur.”

“Ah ! j’ai peur que tu ne t’embrouilles, que tu ne dises des niaiseries en parlant à tous ces personnages... Voyons... Sais-tu comment on dit, en s’adressant à un évêque ?”

Victorine réfléchit, paraissant chercher dans sa mémoire... Elle répondit enfin...

“On dit : Son Eminence.”

“Mais non !” cria Richaud.

Victorine se reprit :

“Sa Sainteté !... Sa Béatitude !...”

“Non, non, non ! on dit : ‘Sa Grandeur,’ là... Sa Grandeur... Et au dominicain ?”

“Ah ! ça, j’sais bien : on dit : ‘Mon Père’...”

“Très bien,” dit Richaud, calmé : “fais attention, hein ?”

Et il ajouta, en sortant :

“A tous du reste, il faudra causer ‘à la troisième personne.’”

Ces mots et la façon nerveuse dont ils furent prononcés troublèrent la pauvre servante, qui, se rémémorant peu à propos sa grammaire, murmura :

“La troisième personne ?... C’est ï... celle... qui parle... ?”

Il y eut un peu de désordre quand les prélats arrivèrent, avec leurs chapelles : on installa NN. SS. de Cambremer et de Granville chez M. le Maire, NN. SS. d’Argentan et de Gabès chez la comtesse, M. le Curé de Saint-Florent et le Père dominicain au presbytère... Le menu fretin des chanoines, doyens et archiprêtres furent logés chez les conseillers municipaux.

Mais pareil concours de dignitaires en un seul village attira beaucoup d’ecclésiastiques : curés, vicaires, abbés, diacres, séminaristes, frères des écoles chrétiennes, franciscains, jésuites, carmes, toutes les formes de la soutane apparurent en un pullulement noir et gris : les presbytères voisins de Saint-Léonard furent transformés en hôtelleries.

Le grand-vicaire abbé Austin, l’ennemi de Pastour, arriva parmi les derniers ; et le malin curé de Saint-Léonard se fit un plaisir de lui annoncer qu’il devrait aller chercher un gîte à deux lieues de là...

Le grand-vicaire fit la grimace, argua que son service auprès de Monseigneur s’opposait à ce qu’il se tînt éloigné et déclara qu’il resterait au besoin sur une chaise dans la salle à manger.

“M. le Grand-Vicaire,” dit Pastour, “je ne le souffrirai pas... veuillez prendre ma chambre.”

L’abbé Austin se récria, s’en défendit.

Pour rien au monde, il ne voulait être l’obligé de ce Pastour détesté ; cherchant dans la maison, il découvrit un appartement assez dénudé où étaient des claies d’osier, des fruits, des conserves, des arrosoirs.

Avec deux couvertures et un matelas, le grand-vicaire s’installa tant bien que mal.

“Voilà mon campement,” dit-il : “je suis habitué à la dure : un prêtre est un soldat.”

A la pensée d’avoir hébergé le grand-vicaire dans un fruitier, l’abbé Pastour riait comme une petite folle.
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Le programme de la cérémonie comportait d’abord une procession pour aller chercher à la gare les reliques, qui, préalablement, avaient été mises dans un wagon transformé en reposoir.

Le déploiement fut superbe : chacune des châsses était portée par quatre prêtres qu’escortaient des pompiers reluisants : la fanfare municipale de Saint-Wast prêtait son concours et joua un pas redoublé. L’armurier de Falaise avait amené son canon qui tirait tous les quarts d’heure, faisant un tapage considérable. Comme un des saints répondait au vocable de Hubert, M. de Villadary, grand chasseur voisin, lieutenant de louveterie, avait demandé à faire partie de l’escorte. Il était là avec ses piqueux, ses trompes de chasse, son équipage, ses chiens, des messieurs en habit rouge portant le bouton de sa chasse – et cet appareil de vénerie, ces cavaliers, donnaient à la procession un cachet particulier, une apparence de défilé moyen-âge.

Les dames de la confrérie Sainte-Barbe, les enfants de Marie, les vierges, les frères de charité suivaient, avec des bannières. Le petit séminaire de Bagnolles avait envoyé une délégation.

Superbes, les évêques, en leur démarche majestueuse de procession. Seul, le curé de Saint-Florent... Il était trop petit, le pauvre ! A l’église, cela passait encore : dressé sur un tabouret de sa stalle, il avait une silhouette assez décorative, avec sa mitre, exprès commandée énorme. Mais ici, en plein air, la mitre écrasait le corps trop court dont elle semblait la moitié supérieure.

Villadary, qui était goguenard, murmura :

“Drôle, celui-là ; on dirait qu’il a la tête au milieu du corps !”

On comptait trois kilomètres de la gare à l’église ; et voici que le temps, assez douteux jusque-là, devint menaçant.

Mgr de Granville, voyant ces signes de pluie prochaine, parut vexé et dit à Richaud qui marchait à côté de lui.

“Croyez-vous que c’est de la chance ! j’ai ma mitre neuve et la plus belle de mes chapes : tout cela va être dans un bel état, tout à l’heure ! je vais en avoir pour 450 francs...”

Prenez mon parapluie... fit obligeamment M. le Maire.

“Non, ce ne serait pas convenable,” répondit le prélat ; “il faut se résigner... ad  majorem Dei gloriam.”

“Au petit bonheur,” traduisit le Maire.

Mais, qu’est-ce ?... Voici que le temps s’éclaircit tout-à-coup ; un rayon de soleil perce la brume et fait scintiller la cristallerie à facettes qui orne les châsses sacrées... Cela parut un prodige.

“C’est le premier miracle qu’accomplissent nos reliques,” dit la comtesse, radieuse.

“Le fait est,” affirma Sa Grandeur, “que c’était un fort grain, comme on dit à Granville et sur la flotte : je m’y connais ; c’est surprenant qu’il se soit dissipé si vite... Surprenant.”

“Le doigt de Dieu !” conclut Monseigneur Eloy, d’une voix grave, pénétrée...

L’office fut tonitruant ; des chantres étaient venus de dix paroisses voisines, et ces paysans à voix énorme faisaient assaut de sonorité... Il y avait bien par ci par là certains flottements, quelques divergences de ton et de mesure, faute de répétitions préalables ; mais dans les ensembles, c’était très bien ; certains unissons furent immenses et parurent faire sur l’auditoire un effet considérable !

Les séminaristes de Bagnolles chantèrent le “Christus vincit” ; tous les versets de ce psaume étrange étaient précédés d’un compliment en latin psalmodié à l’adresse des évêques présents, l’un après l’autre. A chaque strophe, le choeur s’arrêtait devant un des prélats, et NN. SS. inclinaient doucement la tête en signe de remerciement.

Le dominicain eut aussi son verset laudatif... Mais le moine, aristocrate du clergé, parut ne pas s’apercevoir de cette liturgie... il n’entendait pas le “christus imperat” à lui destiné.

M. le Curé de Saint-Florent s’attendait bien à recevoir aussi une part de la petite litanie. Mais (soit inadvertance, soit ordre secret du grand-vicaire qui fulminait intérieurement contre le pseudo-évêque), les chanteurs passèrent devant lui, sans s’arrêter.

Le voyant très mortifié, Pastour, qui était bonne âme, donna un ordre à deux enfants de choeur thuriféraires ; peu après, ceux-ci se présentaient devant M. de Saint-Florent, puis, la main gauche sur le coeur, ils l’encensaient... Et jamais le parfum sacré ne parut si doux à des narines humaines.

Tout fut à souhait... Une seule critique néanmoins. Au moment de l’élévation, la fanfare municipale joua encore son pas redoublé ! Sur une observation de M. Pastour, le chef de musique fit cette réponse péremptoire : “Nous avons bien aussi une marche, mais nous ne la savons pas suffisamment...”

M. le Maire siégeait au banc d’oeuvre, entouré du Conseil municipal. Il paraissait au ravissement, M. le Maire ! Et ses regards se portaient souvent avec une complaisance marquée vers le vitrail de l’abside–celui de sainte Prudentienne, où l’on voyait certain Père de l’Eglise agenouillé sur un prie-dieu, offrant des palmes à saint Léonard. Et ce Père de l’Eglise, c’était M. Richaud admirablement portraicturé !...

Mme Fourquemin s’était beaucoup préoccupée de cet office qu’elle voulait pompeux, solennel, mémorable. Elle avait habillé un des chantres ordinaires en suisse, avec hallebarde et plumet. L’huissier de sacristie en robe noire, chaînette, claque et bâton de bailli, était représenté par un des frères de charité, vêtu ainsi pour la circonstance. Et les deux appariteurs parcouraient la nef et les bas-côtés, d’après les indications, les signaux de la Comtesse.

Comme elle était agitée, l’excellente dame ! Elle s’occupait du pain bénit, des bannières, des quêteuses, du voile de la sainte Vierge, allait discrètement arranger un pot de fleurs sur l’autel latéral, redressait un tableau du chemin de croix, faisait “chut !” aux gens qui marchaient trop fort, gourmandait les enfants de choeur, faisait manoeuvrer les suisses et le bedeau.

Considérant que toute cette organisation était un peu son oeuvre, elle oubliait de se tenir en place, ainsi qu’il convient d’habitude, eu égard à la majesté de ces liturgies où la femme n’est point admise.

L’abbé Pastour, du coin de l’oeil, surveillait ses allées et venues ; et il se disait moitié souriant, moitié inquiet :

“Elle va monter en chaire, tout à l’heure, bien sûr... Décidément, elle devient un peu encombrante, la mère Fourquemin !”

A vêpres, le dominicain fit un sermon.

Jamais les gens de Saint-Léonard et environs n’avaient entendu parole aussi puissante, à ce point pathétique ; et une sympathie ardente montait d’eux jusqu’à lui. Conscient de l’effet produit par son discours sur cet auditoire de rustres naïfs et robustes, l’orateur se livra... il sentait le souffle inspirateur, le dieu... il se révélait à lui-même tribun, pythonisse.

La foule haranguée par lui le galvanisait ; il était la voix de ces bouches ouvertes ; il s’extasiait à tous ces visages rigides sous la tension émotionnelle ; il reçut la caresse de tous ces yeux magnétiques, le souffle chaud de ces poitrines... il perçut la rumeur qui grondait sous tous ces fronts, la houle qui charriait en ces veines gonflées la haine et l’amour... il entendait ces coeurs battants... et c’était, pour tout son être éployé, une douce communion !...

Dans cette église modeste, à l’adresse de ces campagnards fixes en leur recueillement, il trouva des accents bibliques qu’il n’eût jamais imaginés ni prononcés à la Madeleine, à Sainte-Clotilde, dans les cathédrales de l’aristocratie ; avec sa couronne de cheveux, les méplats puissants de sa figure, sa pâleur, l’ampleur de ses gestes, il apparaissait superbe, drapé dans sa robe noire et blanche.

L’enthousiasme n’était pas encore apaisé quand le Père sortit de l’église ; les paysans l’entourèrent en un vaste élan dominateur. Obéissant à la suggestion qui de toutes parts l’opprimait, il dut parler encore. Et, en plein air, monté sur un tronc d’arbre, il prêchait...

Quand, exténué enfin, le dominicain s’arrêta, il comprit les évangélisations miraculeuses, le prophétisme, le sermon sur la montagne. Il s’expliqua la magie de l’impression réflexe, le subit éclat d’un cerveau actionné en grande marche par la ferveur contagieuse des sincères, par la fougue inaltérée des “pauvres d’esprit,” par l’électricité vivante qui rayonne d’une multitude crédule et passionnée. Il connut la source mystique où les grands agitateurs religieux, les Savonarole et les Pierre l’Ermite, puisèrent leur génie.

Et il se disait : “Le prêtre parlant à la plèbe violente et mobile, à la plèbe, élément simple de notre astre, à la plèbe qui manifeste les marées de la vie comme l’océan manifeste les marées de la mer... quel beau rôle ! Ce n’est plus le prédicateur apprêté, le rhéteur en scène qui s’adresse aux spectateurs trop raffinés, aux coeurs usés, aux êtres de civilisation ; il fait oeuvre vaine, celui-ci, car il parle à ‘ceux qui ont des oreilles et qui n’entendent point’ ; il est la voix ‘clamans in deserto,’ criant parmi les passereaux frivoles, et ne parvenant point à faire vibrer les cervelles d’oiseau... Aux carrefours et dans les chemins, c’est là qu’on trouve le sauvageon d’humanité, l’être de nature, le bel être farouche dont la substance est vierge d’émotions, dont l’innervation demeure sensible aux déflagrations de l’esprit, dont l’énergie se déchaîne fougueuse ainsi qu’aux époques originelles. Les princes du verbe, les rois de la pensée n’ont-ils pas eu toujours une prédilection pour ce paysan tranquille et grave ? N’ont-ils pas recherché ce simpliste, cet humain doux à la fois et tragique dans lequel fermentent et bouillonnent facilement les sèves de la vie sous le levain d’une parole ardente.”...................................................................................................
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Après la cérémonie religieuse, ce fut une fête gargantuesque offerte par M. le Maire aux dignitaires de l’Eglise, aux autorités, aux dames en toilettes claires... – C’étaient les noces de Cana chez un maire de campagne...

Mets succulents, vins généreux, gaieté gauloise, rien ne manquait. Et le festin, véritable bombance, fut digne de l’amphytrion.

MM. les ecclésiastiques apprécièrent beaucoup les plats raffinés, les surprises culinaires qu’on leur présentait : les langues se déliaient, s’affranchissaient des habituelles contraintes.

“Fameux pâté !” disait Mgr Julien... “fameux.”

“Et ce Romanée !” ajoutait Mgr  de Gabès ; “j’en ai bu du pareil en Tunisie”.

 “Impossible !” objectait l’ancien aumônier de la flotte... “impossible ! Celui-ci est fait avec des sèves de France ! Honneur à notre excellent ami, M. le Maire de Saint-Léonard, qui nous héberge royalement. ”

M. Richaud débitait des aphorismes médicaux à l’évêque d’Argentan : “Goûtez ce cliquot, Monseigneur ; c’est souverain contre les mouvements de bile dont vous souffrez. Aussi, quelle idée avez-vous de faire maigre chère, de jeûner, de vous adonner aux mortifications ! Le bon Dieu crée les fruits, la viande et les vins pour qu’on y goûte, je suppose ! L’estomac est fait pour la nourriture, et non point pour les privations et l’abstinence : c’est vous-même qui vous êtes rendu malade : à votre santé !”

Mgr  de Granville, très rouge, très allumé, raconta, de sa belle voix grasse, avec une verve soldatesque, des histoires qui firent rire aux éclats.

“Le rire !” disait encore Richaud à son voisin, “voilà une chose excellente pour la digestion...”

Le grand-vicaire, toujours d’aspect ascétique et plus que jamais réservé, mangeait peu et ne buvait point. Il était accaparé par la comtesse qui, minaudante, lui exposait ses prétentions aristocratiques.

“Ma grand’tante,” disait celle-ci, “écartelait avec la branche cadette des Lussac-Montgommery...”

Elle exultait, la comtesse, en ce festin, parmi ces dignitaires de l’Eglise (commensale naturelle de la Noblesse). Elle dit tout-à-coup à son voisin :

“Vous, Messieurs du clergé, vous êtes les représentants de cet admirable Moyen-Age héroïque et chevaleresque, de ces siècles d’épopée où les preux et paladins mouraient pour la ‘dame de leur pensée.’”

Elle parlait très haut, s’animait... Tandis que l’abbé Austin, interloqué, un peu ahuri, se plongeait dans le plus sacerdotal des mutismes.

Au dessert, il y eut des toasts. Mgr Julien célébra le renouveau du christianisme dans la patrie française.

Le médecin lui répondit ; et, levant son verre à NN. SS., il conclut :

“La religion est une des forces morales du pays.”

Le conseiller d’arrondissement, personnage politique assez radical, parla aussi : il le prit d’abord de très haut, en homme sûr de l’importance, de la solennité de son discours. Il débuta ainsi : “Je viens à vous avec des paroles de paix, etc.” Mais il était orateur médiocre... bien qu’il eût écrit d’avance son discours ; ayant voulu paraître improviser, il perdit le fil de sa mémoire, s’embrouilla... il lui parut honteux d’atteindre son papier ; la fin ne fut pas digne du commencement, et la péroraison s’acheva au milieu de la discrète ironie de Messieurs du clergé.

Quant à M. Richaud, il porta galamment la santé des dames.

Puis, vinrent les chansons, suivant la coutume normande.

La présence des prélats avait forcément mis une sourdine à l’habituelle exubérance, avait interdit ces gaillardises en musique que l’on aime tant au village.

On fit donc un choix approprié à la circonstance.

M. Richaud, à qui revenait l’honneur de débuter en cette lyrique occasion, ne chanta naturellement point la cavatine de Faust, ni quoi que ce soit de nature à offusquer les princes de l’Eglise. Il exécuta une romance philosophico-sentimentale intitulée : “Le Christ a les pieds nus,” qui, sur la demande générale, fut bissée.

A son tour, un des chantres de la paroisse, réputé pour sa belle voix, se leva. Pastour s’écria :

“Ne nous dites pas un psaume, je vous en prie, ni un cantique ! Une chansonnette : par exemple... ‘En revenant de noce, j’étais bien fatigué, ohé !’ C’est gai, cela, au moins.”

Mgr de Cambremer intervint, et ne put s’empêcher de dire :

“L’abbé ! vous vous oubliez...”

“Mais,” ajouta Mgr de Granville, “je suis un peu de son avis, moi. Nous ne sommes pont si éteignoirs qu’on le dit. Je me rappelle un certain : ‘Bal à l’Hôtel-de-Ville,’ qui m’a joliment amusé, dans le temps. Le clergé peut l’entendre.”

Bon gré mal gré, tous les convives durent payer leur écot de gaieté par un petit couplet–les laïques seulement, bien entendu ; MM. les ecclésiastiques se contentaient d’écouter et semblaient du reste y prendre grand plaisir.

Le banquet se termina par un choeur qu’exécutèrent les séminaristes : c’était l’adaptation, sur paroles édifiantes, du célèbre “Ave Maria” de Gounod. Et cette phrase d’oratorio, pleine de tendresse et de mysticité, chantée à la fin d’un repas, termina dignement, pieusement, d’une façon caractéristique, ce festival religieux, cette “Cène’ moderne.

Enfin, Mgr Julien récita les grâces, avec une onction particulière. La joie de vivre, le fumet des rôts, la vertu pénétrante des vins et des essences, étaient entrés dans cette âme ascétique, avaient rosé cette chair marmoréenne, faisant vibrer la voix...

Très attendri, M. Richaud, lui aussi, remercia le Très-Haut ; il dit ses grâces, mais en bon français, et sous cette forme : “L’existence a du bon !”

“C’est mon avis,” opina Mgr de Granville... “Vous savez, la terre n’est pas nécessairement une vallée de larmes. Les félicités de l’autre vie ne peuvent faire tort aux plaisirs de celle-ci. Dieu ne veut point que sa créature soit malheureuse.”

Amen !” articula Richaud.

“Vous voyez, mon cher maire,” dit Pastour, “qu’on peut s’entendre avec le clergé. La religion n’est pas morose ni archaïque, vous l’ai-je assez dit ? Le tout est de se connaître ; et les préjugés tombent.”

“Il n’y a rien de tel que de dîner ensemble, c’est vrai,” déclara M. Richaud. “La table, mon cher curé, c’est de la saine politique... à votre santé !”

Richaud jouissait du bonheur de ses hôtes ; il s’épanouissait à la vue de leur contentement. Jamais il n’avait autant éprouvé combien il est doux d’assurer la joie des autres. Et cet excellent homme se disait : “Rendre service... faire des heureux... tout est là.”

Enfin, les convives se séparèrent avec force poignées de mains, sur de bonnes paroles d’amitié, de regrets, de souhaits. Ce fut une effusion...................................................................................................
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Vers le milieu de la nuit, Victorine, voyant de la fumée qui sortait des fenêtres de Mgr Maurisset, crut à un incendie. Affolée, elle vint frapper... Le prélat ouvrit lui-même la porte... et Victorine s’arrêta stupéfaite : Monseigneur fumait la pipe !...

“Cela vous étonne !” dit Sa Grandeur : “ne vous offensez pas, mon enfant, et que je ne sois point pour vous un sujet de scandale. Je fume, c’est une habitude que j’ai contractée en mer. Au surplus, rien de moins contraire aux canons de l’Eglise. Allez reposer, ma fille, et merci de votre sollicitude...”

Interloquée, légèrement ahurie, Victorine se retira, bégayant :

“Bonne nuit... Votre... Mon... Son Excellence”...........................................................................................
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NN. SS. ne repartirent pas le lendemain, parce qu’ils avaient été priés à dîner au château du Grand-Val.

C’était pourtant un vendredi. Mais la comtesse se fit un point d’honneur de servir un menu maigre, très varié, exceptionnellement riche, où les entrées, les relevés, étaient figurés par des plats maigres en des arrangements spéciaux et raffinés : pâtés de poisson, aspics, macreuses truffées, sarcelles, gibier d’eau, coquillages, primeurs... Ce fut superbe ! Les prélats se montrèrent enchantés... Oncques n’avaient vu pareil luxe de table en un jour généralement consacré à l’abstinence !...

... Puis, vinrent d’autres invitations chez les notables du pays ou des environs. Les évêques acceptaient : ils étaient aux champs, les évêques, en pleine allégresse ; et ils ne songeaient point à reprendre le chemin de leurs sévères résidences où les attendaient contraintes et soucis...

L’air était doux, le ciel clément, la lumière blonde, le pays très aimable à voir. NN. SS. se promenaient ensemble, se donnant le bras, deux à deux, et, en cette éblouissante saison, ils se pensaient revenus au printemps de leur vie, aux belles années du séminaire : ô les attendrissants souvenirs ! les lointains juvéniles... la magie du passé ! Ces vieillards à l’âme indulgente, au coeur vierge, ces cénobites de la vie, soustraits à l’usure, aux passions, aux épreuves déprimantes, n’avaient presque point changé depuis l’époque où ils étaient enfants de choeur, en aube blanche.

Extasiés en face de la puissante nature, ils cueillaient des fleurs, des mousses, faisaient plier les branches, suivaient au ciel le vol des oiseaux...

Ils riaient, marchaient plus vite, s’amusaient aux anciens jeux, innocemment, redevenus camarades... Mais, quand un passant les croisait, les saluant avec vénération, tout aussitôt nos pontifes redevenaient graves, hiératiques, envoyant une bénédiction, donnant à baiser leur anneau pastoral.

Il fallut se disperser, enfin ! M. de Saint-Florent était parti le premier, dès le troisième jour : son précaire épiscopat expirait le lendemain ; or, pour rien au monde, il n’eût voulu avoir l’humiliation d’apparaître devant la galerie en costume noir, lui qui avait porté le camail violet !...

Une dépêche du prieur fut nécessaire pour rappeler le dominicain au couvent.

Mgr Eloy resta le dernier ; se trouvant bien de l’ordinaire de M. le Maire, il voulait achever cette cure ; contre toute attente, son estomac faisait bonne contenance devant cette nourriture intensive.

Richaud l’encourageait beaucoup à rester.

“Je me laisse aller,” disait l’évêque : “je suis si bien ici ! Et puis, entre nous, je n’ai pas grand’chose à faire chez moi.”

Il ne quitta la place que huit jours après. Les fonctions digestives étaient décidément perturbées : Monseigneur se rappela, non sans amertume, tout ce que les docteurs lui avaient dit relativement aux soins particuliers qu’exigeaient son pancréas.

Revenu à Cambremer, l’évêque fut vertement gourmandé par son médecin, lequel le remit de rechef au régime des potions, cachets, pilules et petits plats pharmaceutiques.

Victorine ne fut pas très satisfaite : elle attendait des gratifications. Or, le chapitre des pourboires fut un peu faible ; et le dernier parti de NN. SS., le mieux soigné pourtant, se permit de lui dire, en guise de remerciements : “Je ne vous oublierai pas dans mes prières !”..........................................................
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La comtesse ne se reposait pas encore : la digne dame Fourquemin avait son idée, une idée fixe : elle voulait un miracle, un miracle produit par ses reliques, et ne cessait d’en causer, de le solliciter par ses prières. Cet étrange arrêt de la pluie au jour de la procession lui semblait bien, à elle, surnaturel tout-à-fait ; mais son retentissement avait été médiocre... Et puis, au surplus, on l’avait discuté, nié, tourné même en ridicule !

Si les reliques étaient vraies, si elles étaient saintes, leur vertu miraculeuse et guérissante devait se révéler un jour ou l’autre ; quelque prodige allait survenir pour attester l’authenticité des précieux restes... Et, patiemment, Mme de Trousseaumont du Grand-Val attendait, interpellant parfois le Seigneur, dans ses méditations de toute son âme.

Or, le prodige tant désiré s’est enfin manifesté dans les circonstances que voici :

Une très pieuse amie de la Comtesse possédait certaine femme de chambre anglaise, protestante, un peu légère. On l’aimait cependant, cette fille, pour la spontanéité de sa nature, sa franchise, son dévouement (elle avait soigné un enfant du croup). Impossible de la renvoyer, malgré ses crises de nervosité singulière et aussi quelques écarts de conduite... On avait fait des cures médicales, des saisons d’eaux, pris consultations sur consultations... même, on avait essayé des neuvaines ; rien n’y faisait ; toujours des guérisons momentanées, suivies de rechutes. A la fin, la Comtesse eut l’idée de lui imposer ses reliques. Le résultat fut admirable, et il est attesté par l’inscription suivante gravée en lettres d’or sous les niches où sont posées les châsses :

J’ai prié saint Léonard : j’ai retrouvé la raison ; j’étais agitée : il m’a calmée.– Milly Hammerless (juin 1888)

L’excellente Mme Fourquemin fut alors seulement tout à fait rassurée ; car, un instant, certaines allusions, quelques sarcasmes, des rires à peine contenus l’avaient amenée à penser, que, peut-être bien elle avait été la dupe d’un imposteur, d’un faux antiquaire... Mais, maintenant, la preuve est faite, le miracle a parlé. La Comtesse peut défier les moqueries, confondre les objections, et se rendre témoignage qu’elle a fait oeuvre agréable au Seigneur.

La vérité nous oblige à dire que ce miracle demeure toujours un peu contesté ; il existe encore de mauvais esprits, quelques sceptiques railleurs qui demeurent réfractaires à la foi...

Quoi qu’il en soit de ces controverses, sarcasmes et discussions, Milly Hammerless ne s’en est pas moins convertie au catholicisme ; et si ce n’est pas là un événement surnaturel à proprement parler, cela constitue un résultat fort appréciable...

Qu’est devenu l’abbé Pastour ? On l’a déplacé ; il a occupé diverses paroisses, et, partout, l’alerte et remuant curé trouve à ‘employer son besoin d’activité, son désir d’avoir sans cesse une entreprise en train. Là où il passe, les presbytères se rebâtissent, les églises renaissent de leurs ruines, on inaugure des sacristies et l’on baptise des cloches.

Il songe à fonder en France “l’Œuvre des saints édifices.”

Quant à M. Richaud, à mesure qu’il vieillit, on remarque en sa conduite de notables changements. Il suit maintenant les offices, heureux de contempler, de parcourir cette belle église, – “votre oeuvre ! Monsieur le Maire”... (comme disent ceux qui veulent le flatter). Il se complaît à son banc d’oeuvre et regarde longuement, là-bas, au vitrail, un personnage enluminé. “Oui, pense-t-il... oui, vraiment, il me ressemble, ce personnage... il transmettra à la postérité les traits de ‘celui qui fut le restaurateur de Saint-Léonard.’”

Et, Victorine, constatant cette métamorphose, se rémémorant d’ailleurs tous les événements auxquels elle s’est trouvée mêlée et qui lui paraissent considérables, murmure quelquefois :

“C’est égal, les curés, ils sont rudement forts...”


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