RÉGNIER, Henri de (1864-1936) : Contes vénitiens.- Paris : Le Livre, 1927.- IX-241 p. :  ill. en coul., couv. ill. en coul. ; 23 cm.
Saisie du texte et relecture : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (11.III.2008)
Texte relu par : A. Guézou
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Contes vénitiens
par
Henri de Régnier

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(suite & fin)

vignette venise

L’ENTREVUE

A MADAME HENRI FARGE

LE palais Altinengo, dont il sera parlé dans ce récit, n’est pas celui que les touristes admirent sur le Grand Canal, pour sa façade lombardesque ornée de disques de serpentin et le Neptune à deux tridents qui veille au linteau de sa porte marine, car l’antique et puissante famille des Altinengo, l’une des plus illustres de la Sérénissime République, possédait dans la cité ducale plusieurs demeures bâties à des époques variées, et situées en des « sestieri » différents.

Le fait, d’ailleurs, n’est pas rare à Venise. N’y compte-t-on pas plusieurs palais Grimani, l’un à S. Polo, l’autre à S. Tomà ; un autre à S. Luca et un autre à Santa Maria Formosa, auxquels s’ajoute le Grimani della Vida ? Il en est de même pour les palais Contarini. Le Contarini-Fasan a pour frères le Contarini degli Sorigni, le Contarini delle Figure et le Contarini del Bavolo. Trois palais Mocenigo bordent côte à côte le Grand Canal qui s’enorgueillit également de trois palais Corner : le Corner-Spinelli, le Corner della Cà Grande et le Corner della Regina.

Or, si tous les guides mentionnent deux des palais Altinengo, celui de S. Staè et celui de S. Benedetto, aucun ne signale le troisième, et c’est justement ce dernier dont le souvenir se trouve mêlé, je ne dirai pas au plus singulier et au plus inexplicable épisode de ma vie, mais au seul inexplicable et singulier événement de toute mon existence. Il n’y a rien de bien étonnant, d’ailleurs, à ce que ce troisième palais Altinengo ait échappé à mes investigations de promeneur vénitien. Personne ne peut se vanter de connaître entièrement Venise, quel que soit le nombre des séjours qu’on y ait fait et le temps qu’on y ait passé ; personne, excepté peut-être mon ami Tiberio Prentinaglia… Mais avant d’arriver aux circonstances qui m’amenèrent à être, durant plusieurs mois, l’hôte de cette étrange demeure, il est nécessaire que je dise quelque chose des raisons qui, en cette fin de septembre 189…, me déterminèrent à reprendre une fois de plus le chemin de la Cité bien-aimée.

Sur ces motifs, je serai bref, car ce n’est pas une « confession » que j’entreprends ici. J’ai toujours répugné aux confidences, ne me jugeant pas assez intéressant pour solliciter sur moi-même l’attention d’autrui. Tout ce que je veux me permettre, c’est de noter sur ces feuillets certains faits que j’ose qualifier de singuliers, et qui le paraîtront plus encore par ce qu’il y a d’inattendu à ce qu’ils aient eu pour témoin un personnage de ma sorte, car rien ne me préparait, en effet, au rôle tout involontaire que j’ai joué dans cette histoire.

Je suis un homme des plus ordinaires et qui ne se distingue du commun par aucune capacité spéciale, ni par aucun mérite intellectuel qui ait de quoi le mettre en vue. j’ai toujours vécu pour moi-même et j’ai toujours trouvé tout naturel de passer inaperçu aux yeux des autres. En effet, rien en moi de distinctif, pas même ce goût pour Venise que je partage avec des milliers de gens, et dont je ne prétends point tirer avantage. J’aime l’Italie, et Venise en particulier, modestement et sans en rechercher aucun lustre. Jamais je n’ai eu l’ambition de figurer sur les carnets mondains, parmi les notabilités de la place Saint-Marc et les vedettes des Procuraties. Nul écho de journal élégant n’a signalé ma présence sur la lagune, aux époques où il est de bon ton de s’y montrer. Venise n’a pas été pour moi un prétexte à arborer des complets remarqués et des cravates sensationnelles, pas plus qu’un moyen d’entrer en relations avec les célébrités cosmopolites des arts, des lettres, de la finance et de l’aristocratie qui jugent utile à leur gloire d’êtres vues, une fois l’an, sur la Piazzetta, entre la colonne du Lion et la colonne du Crocodile.

J’ajouterai même qu’à défaut de considérations mondaines, ce ne sont pas davantage des curiosités esthétiques qui m’ont conduit à Venise, non que je ne sache cependant apprécier, tout comme un autre, les beautés d’une architecture, d’un tableau, d’une statue. Je ne suis ni un ignorant, ni un imbécile. Aussi ai-je goûté à Venise les plaisirs qu’elle offre au voyageur en cet ordre d’agrément. Ni le Palais ducal, ni Saint-Marc ne m’ont laissé indifférent. J’ai même acquis une certaine connaissance de l’art vénitien en ses manifestations diverses. Je ne suis insensible ni à la délicate merveille d’une dentelle, ni à la fragile perfection d’une verrerie. L’histoire de la vieille Venise des masques et des sérénades m’est assez familière en ses moeurs et ses particularités. J’ai lu le Président de Brosses et pratiqué Casanova, mais Venise me suffit en elle-même et je n’ai pas besoin de son passé pour subir le charme de son vivant enchantement.

Oui, et je tiens à le bien établir, mon amour pour Venise fut toujours un amour sain et simple, un amour familier, exempt de snobisme et d’esthétisme, exempt aussi de romantisme, réaliste si l’on peut dire et fait de convenance à la fois spontanées et réfléchies. Venise me plaît infiniment. J’aime son climat, sa couleur, sa lumière. Le genre de vie qu’elle permet et qu’elle impose s’adapte à mes goûts. J’y jouis d’un bien-être particulier au milieu des choses qui occupent agréablement mes yeux et mes pensées. Nulle part, mes journées ne s’écoulent avec une plus douce facilité et la solitude même y est sans amertume. Nul lieu au monde où l’on s’appartienne mieux à soi-même et où l’on se supporte avec moins d’ennui. Ce genre de satisfaction que me donne Venise m’explique pourquoi j’y ai mené une existence assez retirée. En mes nombreux séjours, j’y ai fait peu de connaissances, ce qui me fut facile, n’étant pas de ceux dont la présence sollicite la curiosité. D’ailleurs, j’ai toujours évité de me trouver à Venise à l’époque où elle devient le rendez-vous à la mode et où les belles mondaines, les snobs désoeuvrés et les esthètes prétentieux tiennent leurs assises sur la place Saint-Marc avec le sentiment d’accomplir un rite de haute élégance, de suprême chic et de raffinement inouï.

Sur ce point encore, je me permets d’insister. Jamais je ne me suis cru obligé de vivre à Venise « autrement » qu’ailleurs, dans une exaltation particulière et dans un état d’esprit inaccoutumé. Jamais je ne m’y suis attendu à des impressions exceptionnelles. Venise ne fut jamais pour moi la « Ville du Rêve » (bien qu’à écrire ces mots je ressente une hésitation que l’on comprendra mieux par la suite) ; au contraire, je ne lui demandais rien de plus que sa charmante, son originale, sa douce réalité. Qu’on y descendît de wagon pour monter en gondole me paraissait tout naturel et ne me suggérait aucun étonnement. La gondole me semblait un véhicule comme un autre. J’étais insensible à son prestige de romance, mais j’appréciais l’élégance marine de sa forme, ses qualités nautiques, tout en lui préférant de beaucoup la promenade à pied parmi le dédale des « calli ». En un mot, le fait d’être à Venise ne me conférait à mes propres yeux aucune dignité spéciale. Je n’en concevais ni orgueil, ni vanité. Venise me plaisait ; je l’aimais ; je subissais avec joie son charme et son prestige, mais je n’en attendais que ce qu’elle donne à chacun. Je ne suis pas de ceux que Venise a ensorcelés par avance et au doigt de qui elle a passé son anneau magique, et je ne me suis jamais drapé dans le manteau du romantisme vénitien.

Les circonstances qui me conduisirent pour la première fois à Venise furent, d’ailleurs, les plus simples qu’il se puisse imaginer. De vieux amis de ma famille, M. et Mme de C…, y habitaient depuis plusieurs années. Ils y avaient loué l’étage-noble d’un palais situé à San Trovaso et l’avaient aménagé avec le confort le mieux entendu. Cet étage consistait en une vaste galerie accompagnée d’un certain nombre de pièces, le tout garni de ces aimables vieux meubles vénitiens que l’on découvrait jadis chez les antiquaires. Ce mobilier se composait de commodes ventrues, de canapés et de fauteuils plus ou moins baroques, d’armoires, d’étagères et surtout de miroirs. Les C… s’étaient retirés là par goût de la tranquillité et du silence, avec le désir d’y finir en paix leurs jours qui ne promettaient pas d’être longs. Mme de C… était d’une santé délicate et son mari souffrait d’infirmités sans remède. Ce fut une aggravation subite dans l’état de M. de C… qui me détermina à faire le voyage de Venise, mais quand j’y arrivai la crise dangereuse était passée, assez pour que les C… me retinssent auprès d’eux, de telle sorte que je demeurai un grand mois l’hôte de ces gens charmants et que j’aimais bien.

Ah ! l’agréable séjour et quel bon souvenir j’ai gardé du vieux palais de San Trovaso et de sa douce et familiale atmosphère ! M. de C… ne voulait pas que son impotence m’empêchât de jouir des plaisirs de Venise et Mme de C…, malgré les soins à donner à son mari, se chargea d’être mon guide. C’était une femme intelligente et instruite ; elle ne lassa pas mon attention et ne fatigua pas ma curiosité en me surchargeant de visites d’églises et de musées. De la Venise artistique elle ne me montra que ce qu’il en fallait pour m’inspirer le désir de la connaître un jour plus à fond. Pour le reste, elle se contenta de me permettre de la suivre en ses promenades habituelles. Et ce fut ainsi que j’appris la douceur de vivre à Venise, ni en touriste, ni en esthète, ni en snob, mais en dilettante de la lumière, de la couleur, de la beauté, en spectateur amusé de la charmante, bizarre, pacifique et pittoresque vie vénitienne.

J’avais, en les quittant, promis à ces chers et bons amis de revenir l’année suivante. Je tins ma promesse, mais je ne les retrouvai point. Quelques mois après mon départ, ils étaient morts l’un et l’autre à peu d’intervalle. Je voyageais alors en Russie et ce fut là que j’appris la triste nouvelle. Elle me causa un véritable chagrin, mais cette perte, au lieu de m’éloigner de Venise, m’y rattacha plus étroitement, bien que, la première fois où je passai devant le palais de San Trovaso, mon coeur se serrât en considérant les fenêtres de l’étage maintenant vide et dont les volets fermés portaient, collée, la petite bande de papier qui indique, à Venise, les appartements à louer. Depuis, je ne manquai jamais, à chacun de mes séjours, d’aller saluer d’un souvenir reconnaissant la demeure des vieux amis qui m’avaient initié aux charmes de l’existence vénitienne, et qui, ainsi qu’ils aimaient à le répéter avec une amicale fierté, m’avaient « vénitianisé ».

Je l’étais à un point qui ne m’eût guère rendu supportable la vie d’hôtel. La douce hospitalité de mes amis de San Trovaso m’en avait évité les ennuis, et ce fut à eux encore que je dus le logis qui devint par la suite mon pied-à-terre habituel. Je me rappelai leur avoir entendu parler d’une certaine Casa Trigiani où ils avaient demeuré, avant de s’établir à San Trovaso. Cette Casa Trigiani, située sur les Fondamenta Barbaro, était occupée par deux vieilles demoiselles qui y disposaient de quelques chambres à louer. Ces chambres étaient propres et habitables et l’une d’elles donnait sur un étroit jardin où quelques rosiers fleurissaient auprès d’un cyprès, non loin d’un parterre de sauges écarlates. Les Sorelle Trigiani avaient je ne sais quoi de cocasse et d’effaré qui me plut. Je devins leur locataire et ce fut chez elles que je descendis chaque fois que je vins à Venise, c’est-à-dire à peu près chaque année pendant quinze ans.

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Il fallut, pour que s’interrompît cette longue et douce habitude annuelle, que des événements graves eussent bouleversé le cours de mon existence. En effet, pendant trois ans, je traversai une crise intime particulièrement douloureuse. Tout ce que j’en puis dire (car, comme je l’ai déjà déclaré, ce n’est pas une confession que j’entreprends ici et ce sont plutôt des faits que des sentiments que je m’essaie à rapporter), tout ce que je puis dire, donc, de cette période de ma vie, c’est qu’elle fut si profondément troublée que ma pensée ne me ramena pas une fois au temps heureux où, à l’automne ou au printemps, je devenais pour quelques semaines l’hôte de la Casa Trigiani. Pendant ces trois années, je cessai de venir à Venise et ce ne fut que convalescent d’une cruelle maladie, par laquelle s’acheva cette dure épreuve sentimentale, que je songeai à renouer les liens qui m’avaient attaché si longtemps à la ville charmante où m’appelaient tant d’aimables et inoffensifs souvenirs. Peut-être serait-ce là que je me réhabituerais le mieux à vivre. Je m’ouvris de ce projet aux médecins qui me soignaient. Sans l’approuver ils ne s’y opposèrent pas. Mon état de santé n’était plus tel qu’un voyage fût par trop déraisonnable. Le reste de mon mal consistait maintenant en insomnies persistantes et en appréhensions nerveuses, auxquelles se joignaient un dégoût sincère de toute société et un profond besoin de solitude. Venise me donnerait l’isolement souhaité. Pourquoi, en effet, n’en pas tenter l’expérience ? L’été et ses fortes chaleurs étaient à peu près passés. Septembre finissait et je trouverais bientôt sur la lagune les mélancoliques et calmes beautés de l’automne vénitien. Cette perspective me plaisait. Je revis en pensée le cyprès de l’étroit jardin de la Casa Trigiani, ses sauges écarlates. Je réentendis les voix criardes et amicales des Sorelle, le bruit des socques martelant les dalles des Fondamenta Barbaro, le cri des marchands ambulants, le « staï » du gondolier tournant à l’angle du petit rio, toutes les rumeurs familières de la Venise populaire, et, dans le ciel, les belles cloches de la Salute et des Gesuati. Ma décision était prise. Il ne me restait plus qu’à télégraphier aux Sorelle Trigiani la date de mon arrivée.

Cette dépêche, je me souviens très bien d’en avoir rédigé le texte aussitôt après le départ du docteur. Je m’étais levé du divan pour l’accompagner jusqu’à la porte et, en revenant vers ma table, je pris la feuille de papier sur laquelle j’écrivis le libellé du télégramme, puis je la donnai, au moins je le crus, avec deux autres, à mon domestique pour qu’il les expédiât à leur destination. Comment se fit-il que je la retrouvai, cette feuille, quelques jours après, soigneusement pliée en quatre et glissée dans une poche de mon portefeuille ? D’où venait cette distraction ? Je ne m’appesantis pas outre mesure sur l’inadvertance que j’avais commise. Elle prouvait simplement que la maladie avait affaibli mes facultés d’attention et elle me rappelait que c’était un convalescent, encore fragile, qui regardait par la vitre du wagon le paysage d’Italie, car ce fut entre Vérone et Vicence, dans le train qui m’emportait vers Venise, que je m’aperçus de mon erreur. Il était trop tard pour la réparer ; d’ailleurs, elle ne saurait avoir grande importance. Les Sorelle Trigiani, même non prévenues, s’arrangeraient bien pour me loger. Si la chambre donnant sur le jardin n’était pas libre en ce moment, elles m’installeraient dans une autre.

Cette perspective, je dois le dire, m’ennuya légèrement. Les Sorelle n’ayant pas répondu à mon télégramme que, du reste, et pour cause, elles n’avaient pas reçu, leur silence eût dû me paraître insolite. Je me reprochai ma négligence et j’en conçus quelque mauvaise humeur contre moi-même. Et puis, en somme, pourquoi ce départ hâtif et précipité, pourquoi n’avoir pas attendu que ma santé fût consolidée ? Qui me pressait ? Qu’allais-je devenir en cette ville lointaine, avec ma pauvre cervelle endolorie et mon pauvre coeur inquiet ? Y trouverais-je dans la solitude cette paix que je cherchais et où je souhaitais d’engourdir ma cruelle mélancolie ? Ne serais-je pas en butte à toutes les surprises et à tous les caprices de l’imagination et, d’avance, incapable de leur résister, soumis à tous leurs pièges et à tous leurs prestiges, exposé sans défense à toutes les douloureuses et dangereuses fantasmagories du regret et du souvenir ?

Ces réflexions me rendirent assez pénible le reste du voyage. Cependant, lorsque le train eut quitté Mestre et que commencèrent à se montrer les infiltrations stagnantes de la lagune, mon appréhension se dissipa. En ce temps-là, le rapide arrivait vers cinq heures et Venise apparaissait au voyageur dans toute sa splendeur lumineuse, tandis que l’on franchissait le pont qui la relie à la terre ferme. Cette approche de la ville aimée provoquait toujours en moi une impression de plaisir, indéfinissable, mais profond… Si, cette fois, je n’éprouvai pas ce plaisir dans sa plénitude, je n’en ressentis pas moins une réelle satisfaction lorsque, descendu du train et sorti de la gare, je vis l’eau du canal baigner les marches du quai et, au-dessus des fers des gondoles rangées, s’arrondir dans le ciel le dôme vert-de-grisé de S. Simeone. Soudain, toute la Venise de jadis revivait dans mon souvenir et il me sembla, lorsque la rame battit l’eau et que la gondole qui m’emportait vira doucement, que je laissais derrière moi ma pesante et douloureuse vie d’hier et que je n’étais plus qu’une ombre allégée qui s’en allait dans le silence et la lumière, vers la paix, le calme et l’oubli.

Ces pensées m’occupèrent assez pour que je demeurasse presque indifférent au doux spectacle de Venise retrouvée. Elles me menèrent jusqu’à l’instant où la gondole aborda aux marches des Fondamenta Barbaro, en face de la Casa Trigiani. Elle était bien toujours la même, cette vieille Casa, avec sa façade couleur d’ocre et ses volets bruns, sa petite porte, le long de laquelle pendait l’anneau de cuivre de la sonnette. Cet anneau, je le saisis d’un geste que j’avais fait des centaines de fois. Comme d’ordinaire, le carillon se répercuta à l’intérieur de la maison. Aussitôt un pas descendit l’escalier. La personne qui vint m’ouvrir me regarda avec étonnement, en considérant la valise que je tenais à la main. Je nommai les Sorelle Trigiani. Un sourire répondit à mon interrogation. Depuis trois mois, les Sorelle Trigiani s’étaient retirées à Vicence auprès d’un frère malade ; la maison était louée maintenant en entier à une famille anglaise…

En d’autres circonstances, j’eusse supporté aisément cette petite contrariété, mais mon état de sensibilité maladive m’en fit exagérer l’importance. Ce léger désappointement me jeta dans un trouble disproportionné d’avec sa cause. Il y a à Venise vingt pensions plus ou moins semblables à la Casa Trigiani. Je n’avais que l’embarras du choix, mais cette insignifiante déception était pour moi comme un indice de fâcheux augure. C’était comme une imperceptible rupture dans l’ensemble d’habitudes dont la reprise devait contribuer à me faire redevenir un peu de ce que j’avais été, quand je me les étais créées. Une maille du filet avait cédé, qui devait m’envelopper tout entier de son invisible réseau, et cette déconvenue, minime en elle-même, m’impressionnait péniblement.

Il ne me restait donc, pour ce jour-là, qu’à me faire conduire à l’hôtel. Le lendemain, j’aviserais à choisir un gîte. Je donnai au gondolier la première adresse qui me vint à l’esprit. Ce fut, je ne sais pourquoi, l’hôtel Victoria que je lui indiquai, et bientôt après j’étais installé dans une chambre banale, mais assez confortable, d’où je descendis, après m’être baigné et apprêté, dans une salle à manger également confortable et banale. C’était l’heure du dîner et j’avais l’intention de me mettre au lit aussitôt après, mais mon repas achevé et ayant allumé un de ces longs « virginia » traversés d’une paille et dont j’aime le goût âcre et fort, l’envie me prit d’aller faire un tour de promenade et je sortis.

A peine dehors, j’éprouvai un sentiment de plaisir. J’étais presque heureux de me retrouver dans cette Venise nocturne dont j’avais si souvent parcouru les inextricables « calli ». Que de fois, en effet, ne m’étais-je pas aventuré dans l’obscur et capricieux dédale vénitien ! J’étais arrivé à le connaître si parfaitement que je m’y dirigeais avec une certitude presque absolue. Or, ce soir-là, je m’aperçus bientôt que je ne possédais plus mon ordinaire sécurité d’orientation. A plusieurs reprises, je fus obligé de m’arrêter, incertain de la direction suivie et même, une fois, je m’engageai dans un de ces « rami » sans issue et qui aboutissent à un « rio » devant lequel on est forcé de rebrousser chemin. Ces petits mécomptes me causèrent un agacement d’autant plus inexplicable que ma promenade n’avait pas de but marqué et que rien ne me pressait. Je continuai donc d’errer au hasard. Il me semblait que c’était le meilleur moyen d’apaiser cette sorte de nervosité qui me tourmentait et qui était due, sans doute, à la longue immobilité du voyage. J’étais bien déterminé à vaincre par la fatigue l’insomnie qui m’attendait probablement dans ma chambre d’hôtel. Et puis, ces longs vagabondages faisaient partie de mes habitudes vénitiennes de jadis, de ce jadis auquel je revenais dans l’espoir superstitieux d’y retrouver les heures les plus douces de mon passé !

Cependant la soirée s’avançait. Je m’en apercevais à la solitude croissante des « calli » que je parcourais et des « campi » que je traversais. Jadis, c’était cette solitude qui me plaisait le plus. J’y goûtais ce que l’on a appelé fort justement le « mystère vénitien » : l’allure furtive d’un passant, le glissement d’une gondole, le bruit d’un talon sur la dalle, l’égouttement d’une rame dans l’eau, une voix, un chant, le silence, les fenêtres encore éclairées des façades sombres, mais aujourd’hui cette Venise nocturne que j’avais tant aimée me causait une impression qu’il m’était assez difficile de me définir à moi-même.

Certes, ce n’était point la peur. J’avais assez vécu à Venise et j’étais assez familiarisé avec les moeurs vénitiennes pour savoir que le passant y jouit d’une parfaite sécurité. Le rôle des « vigili », ainsi nomme-t-on les agents de police, est assez restreint. Il se borne à arrêter quelques ivrognes trop amateurs des « vini nostrani » et à pincer de temps à autre quelques voleurs. Hors ces menus méfaits, les Vénitiens sont gens tranquilles et l’on peut errer, de jour comme de nuit, dans les quartiers les plus éloignés sans avoir à y craindre de fâcheuses rencontres. Le seul risque est de s’y égarer ou de s’y laisser choir dans quelque rio ; et encore ce dernier inconvénient est-il diminué par l’excellence de l’éclairage qui, tout en conservant à la ville une demi-obscurité pittoresque, la rend parfaitement praticable au promeneur.

Ainsi, la peur n’avait aucune part à cette sorte de malaise sur la nature duquel je demeurais incertain, et qui avait succédé peu à peu au plaisir que j’avais ressenti tout d’abord à fouler la dalle sonore des « calli ». Etait-il dû à mon état de santé encore précaire ou était-il la suite de la contrariété assez vive de l’incident de la Casa Trigiani ? Quoi qu’il en fût, il n’en était pas moins certain qu’une appréhension indéfinissable m’avait peu à peu envahi. Cela ressemblait à cette espèce d’anxiété que vous cause l’entrée dans une atmosphère psychique chargée d’imprévu. Bientôt, cette angoisse sournoise devint si pénible qu’elle me fit hâter le pas, et ce me fut un véritable soulagement, lorsque, après maints détours dont j’avais cessé de contrôler la direction, le hasard ou plutôt l’instinct me ramena vers les lumières de la place Saint-Marc. Leur vue dissipa rapidement mon trouble et ce fut d’un pas soudain ralenti que je pénétrai sur la Piazza, qui s’étendait à peu près déserte sous un ciel marbré de gros nuages aux interstices cloutés d’étoiles.

Il était alors tout à fait tard et les promeneurs se faisaient rares sous les Procuraties. J’ai toujours aimé à Venise ce moment où les célèbres galeries étalent devant les magasins fermés leurs longs couloirs vides au pavage luisant. Que de fois, en sortant du café Florian, j’y avais erré, mais, ce soir, las de ma longue course, j’avais peu envie d’y jouer le péripatéticien solitaire. D’autre part, je me sentais peu de hâte pour rentrer à l’hôtel. Je me dirigeai donc vers le café Florian. Ouvert toute la nuit, il est hospitalier au passant attardé et lui offre l’asile de ses salles peintes et de ses banquettes de velours.

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Le café Florian se compose, comme on sait, de plusieurs petites salles contiguës diversement décorées et qui ont des airs de salon. De ces salons il en est un que j’affectionnais particulièrement. Les murs en sont ornés de glaces et de peintures à la fresque mises sous verre pour les préserver de la fumée et des dégradations. Ces fresques représentent les figures costumées de différents peuples. Deux de ces figures, entre autres, m’amusaient : un Turc à turban et un Chinois avec sa natte. C’était sous le Chinois que je prenais place le plus volontiers sur la banquette de velours rouge, devant une de ces rondes tables de marbre dont le plateau tourne sur le pied unique qui les supporte. Justement, ma place préférée était libre quand je pénétrai dans le salon à peu près vide. A l’autre bout, deux Vénitiens discouraient en achevant leurs verres d’eau, et, dans un coin, un vieil homme au nez rouge lampait les dernières gouttes d’un petit verre de « strega ». Je commandai au garçon un punch à l’alkermès. Avant qu’il me l’eût apporté, les deux parleurs se levèrent et sortirent. L’homme au nez rouge les salua de la main. Cependant le garçon ne tarda pas à revenir avec le punch demandé. C’est un breuvage rosâtre, d’une saveur à la fois aromatique et fade. J’en bus quelques gorgées lentement : mon malaise se dissipait et se changeait en une sorte de bien-être. Cette détente me fut agréable. Décidément, j’avais bien fait d’entrer dans ce vieux et cher Florian où j’avais jadis passé tant de soirées et de venir m’asseoir sous le Chinois. Je me retournai à demi vers la figure de la fresque. Le Chinois me considérait avec une bonhomie narquoise et semblait me féliciter de lui avoir rendu visite avant de rentrer à l’hôtel, où j’étais d’ailleurs bien décidé à demeurer le moins longtemps possible. Dès le lendemain, je me mettrais en quête d’un logis pour remplacer la Casa Trigiani. Plusieurs noms de pensions de famille me vinrent à l’esprit : la pension Domenico à S. Gregorio ; la pension Cimarosa au Campo S. Vitale, d’autres encore. Mais y jouirais-je de la même tranquillité qu’à la Casa Trigiani ? Il m’y faudrait peut-être subir d’ennuyeux voisinages. Pourquoi ne pas plutôt louer des chambres dans quelques vieux palais ? Je les meublerais sommairement et j’y vivrais en toute liberté. Mon séjour serait assez long pour valoir le petit embarras de cette installation. Cette idée me plut. Si la chance me servait, je découvrirais bien quelque demeure pittoresque, dans un de ces quartiers solitaires où Venise est plus charmante encore d’être plus elle-même. Là peut-être, dans le silence et le calme, retrouverais-je quelque douceur à l’existence…

Pendant que je réfléchissais ainsi, l’homme au nez rouge avait disparu. Les passants des Procuraties devenaient de plus en plus rares. Parfois l’un d’eux s’arrêtait un instant, jetait un coup d’oeil dans le café et s’en allait en fredonnant ou en frappant de sa canne les dalles retentissantes. Je les regardais distraitement quand, soudain, mon attention fut attirée par une haute silhouette plantée devant la vitre et qui agitait les bras. Un instant après, manquant de renverser du pan de sa houppelande le verre vide laissé par l’homme au nez rouge, mon ami Tiberio Prentinaglia était assis à mon côté sur la banquette de velours et me serrait les mains en s’exclamant :

- A Venise ! A Venise ! et il ne m’a pas averti de sa venue, moi, son cher Prentinaglia ! A Venise ! et depuis quand ?

Si je donne le nom d’ami au signore Tiberio Prentinaglia, c’est qu’il se l’était adjugé avec tant de force et de conviction qu’il m’avait bien fallu me conformer à une volonté amicale aussi décidée et aussi despotique. Pour être vrai, je connaissais Prentinaglia depuis nombre d’années, mais cette connaissance, avec le titre qui s’en était suivi, s’était faite moins par mon choix que par celui de ce remarquable personnage. Je m’étais résigné à la nécessité, car c’en est une, pour quiconque séjourne un peu régulièrement à Venise, de connaître Prentinaglia. Prentinaglia s’arrange pour rendre la chose inévitable. Il met un point d’honneur à ce qu’aucun étranger n’échappe à son amitié, mais il la sait rendre fort agréable. On devient l’ami de Prentinaglia, d’abord parce qu’il le veut, et on le demeure parce qu’on ne voudrait pas qu’il en fût autrement. Et puis, à Venise, Prentinaglia est un homme indispensable.

Tiberio Prentinaglia est un grand diable, maigre et dégingandé, un vrai Vénitien du temps de la Sérénissime République, du temps de Gozzi et de Casanova. Vêtu d’amples vêtements, couvert d’une houppelande, coiffé d’un large feutre, il a le visage long et coiffé d’un large feutre, il a le visage long et jaune, muni d’un grand nez dont se rapprochent deux yeux fureteurs et vifs et qui domine une bouche mince et sinueuse, à la fois bavarde et secrète. De ce visage Prentinaglia semble masqué. Cela lui donne une mine de comédie où il y a de la verve, de la finesse et du mystère. On le sent souple et subtil, bien qu’il affecte de paraître véhément ; mais que de prudence sous sa faconde voulue ! Avec cela, on ne sait quoi de bizarre, d’étrange et d’un peu fou. Personnage de comédie et aussi de conte fantastique, il semble fait de plusieurs êtres superposés. Il y a en lui des contrastes, mais que de nuances les relient !

Prentinaglia est à la fois superstitieux et incrédule, chimérique et pratique. On continuerait ainsi longtemps le jeu des oppositions qu’il présente. En somme, et pour tout dire, il est une amusante figure sur qui l’on pourrait discuter aisément, mais on en reviendrait toujours à cette conclusion qu’il est l’homme au monde qui connaît le mieux Venise en son passé, comme en son présent, en son art et en son pittoresque, en ses moeurs d’autrefois et d’aujourd’hui, en ses moindres pierres et en ses plus fugitifs reflets. Ajoutons-y en ses moindres gens, car rien et nul n’échappent à sa vigilance et à sa curiosité. Quand on a mis le pied à Venise, on appartient de droit à Prentinaglia, et il n’y a pas à s’en plaindre, car il est d’une ressource infinie, prêt à vous servir de guide et d’introducteur, à vous faire visiter la ville ou à vous faire connaître la société, à régler les promenades comme à organiser les rencontres, à vous donner tous les renseignements dont vous pouvez avoir besoin. Il est la chronique vivante de Venise, l’intermédiaire obligé aussi bien pour l’achat d’un tableau que pour l’acquisition d’un parapluie. Il sait les tenants et les aboutissants de tout et de tous. Vénitien de Venise, il y vit et en vit, car il en vit, et, d’ailleurs, le plus honnêtement du monde. Il exerce cent métiers sans en avoir aucun de défini. Il est l’agent des mille combinaisons ingénieuses ou saugrenues que comporte la vie à Venise. Il s’occupe principalement de vente d’immeubles et il est un peu expert en tableaux et en objets d’art. Il installe des palais pour de riches étrangers. Ses opérations s’étendent aussi en « terre ferme » : il a des affaires à Mestre, à Fusine, à Dolo, à Mirà, à Strà, à Padoue, à Trévise. De tout cela il tire de quoi habiter un élégant palazzino meublé à la vénitienne, et où les bibelots sont à vendre si on l’en prie ; et cependant, ces bibelots, il les aime, car mon ami Prentinaglia est un homme de goût et un érudit. Je me souviens de visites en sa compagnie aux Archives, à l’Académie, où il me charmait par ses connaissances sûres et précises. Il a fait au Musée civique plusieurs dons importants, entre autres un admirable théâtre de marionnettes représentant les personnages de Comédie et de Carnaval.

Lui-même en est un et non des moins amusants. On l’imagine en « tabaro e baüta » paradant, le masque blanc au visage et le tricorne sur sa perruque. Il ne manque pas d’esprit et sa faconde lui en tient lieu à l’occasion. Il s’anime, s’excite, puis tombe dans de longs silences, comme si la ficelle du pantin se fût cassée… A quoi songe-t-il en ces moments d’absorption ? A quelque combinaison commerciale ? A quelque intrigue amoureuse ? Prépare-t-il quelqu’une de ces mystifications auxquelles il se plaît parfois ? car c’est encore là un trait de son caractère ; ou médite-t-il une de ces histoires fantastiques qu’il aime à conter et dont il finit par s’effrayer lui-même ? car il est, comme je l’ai dit, superstitieux. Il croit au Diable, aux fantômes, aux revenants, aux « esprits », comme y croyait le bon Carlo Gozzi sur qui il a écrit une étude très documentée. Il se vante de savoir la cabale et que les Gnomes et les Salamandres n’aient pas de secrets pour lui. Il prétend même qu’il est capable de construire « la pyramide » comme le faisait Casanova pour le sénateur Bragadin et ses amis. Tiberio Prentinaglia est peut-être un peu sorcier, mais, au demeurant, un garçon serviable et un agréable original qui apporte, à résoudre les difficultés qu’il y a à vivre, de la fantaisie et de la virtuosité.

Tel était le personnage qui vint s’asseoir à côté de moi, sous le Chinois du Florian. Si j’ai tenu à le décrire avec quelque détail, ce n’est pas qu’il reparaisse souvent au cours de ce récit. On ne l’y rencontrera guère qu’à l’épilogue des événements auxquels je ne puis pas dire qu’il fut mêlé, mais dont il contribua cependant à déterminer l’enchaînement. D’ailleurs, n’y représentât-il que le hasard, cela justifierait l’esquisse un peu poussée que j’ai tracée du compagnon, retrouvé, ce soir-là, de mon ancienne vie vénitienne.

Pour en revenir à son apparition soudaine en ce café Florian, où jadis nous nous étions rencontrés si souvent, elle me parut se produire on ne peut plus à propos pour me tirer d’embarras. Prentinaglia saurait bien me donner quelque adresse de palais où je pusse louer l’appartement que je cherchais ; mais avant de l’amener à ce que je désirais de lui, je sentais qu’il me faudrait répondre à quelques questions préalables. Prentinaglia, déjà, me répétait celle qu’il m’avait posée en arrivant :

- A Venise et depuis quand ?

- Depuis aujourd’hui.

Cette réponse parut rassurer Prentinaglia à un double point de vue : celui de mes sentiments à son égard et celui de son impeccable vigilance. Que j’eusse pu être à Venise depuis plusieurs jours sans qu’il l’eût su et sans que j’eusse cherché à le voir, l’aurait outragé dans son amitié et mortifié dans sa curiosité. Notez d’ailleurs que, depuis trois ans que je n’étais venu à Venise, il ne s’était pas enquis de moi. On n’existe pour Prentinaglia qu’à et par Venise. Une fois parti, on n’est plus rien et l’on ne redevient qu’au retour. J’étais revenu et redevenu. Il en témoigna par un soupir de soulagement et de satisfaction :

- A la bonne heure, et pour longtemps, j’espère ?

Je fis un signe évasif. De mes projets, il n’en était qu’un seul dont je souhaitais entretenir Prentinaglia. Pour le reste, à quoi bon ! A quoi bon lui avouer ma détresse ? Que pouvait-il contre mon mal ? Il avait beau être ingénieux et subtil, que pourrait-il inventer capable de m’arracher à moi-même ? Quel exorcisme sa cabale lui fournirait-elle pour rompre le douloureux sortilège qui me tenait prisonnier ? Tout ce qu’il pouvait m’offrir, c’était de me procurer cette retraite que je désirais et où je pensais retrouver l’illusion de mon inoffensif passé vénitien, de ce passé auquel il avait été mêlé et dont il représentait certaines heures agréables et pittoresques, celles où nous nous réunissions, presque chaque soir « sous le Chinois », en ce même café Florian, avec Otto de Hohenberg et lord Robert Sperling. Ce souvenir me fournit le moyen de couper court aux questions de Prentinaglia. Se rappelait-il ce printemps où, à mon dernier séjour à Venise, nous nous rencontrions, Hohenberg, Sperling, lui et moi, pour échanger les nouvelles de la journée ? En ce temps-là Hohenberg et Sperling étaient tous deux amoureux de l’ombre de Catherine Cornaro, reine de Chypre, et se disputaient ses faveurs. Heureusement qu’ils se réconciliaient ensuite devant le comptoir de bouteilles de Giacomuzzi.

Cette allusion à notre petit groupe florianesque fit éclater de rire Prentinaglia :

- Si je me souviens, ami cher, si je me souviens ! Hélas, ce pauvre Hohenberg ! Sa famille a fini par se fâcher et l’a rappelé dans son château de Bohême. Elle lui a coupé les vivres. Il a fallu vendre le petit palais, congédier le brave Carlo et le vieux Pierino, renoncer à la loge au théâtre de la Fenice et s’en aller dans ce diable de burg, plein de souterrains et de cachettes dont il nous contait de si belles histoires. Pauvre Hohenberg ! Comme il doit s’ennuyer là-bas où il essaie sans doute, devant une chope de bière, d’oublier les dédains de l’inexorable reine de Chypre ! Mais, par contre, Sperling s’est définitivement fixé à Venise ; il y a même acheté, peu après votre dernier départ, la Casa degli Spiriti et il l’a restaurée magnifiquement. Vous verrez cela, mon cher.

Cette Casa degli Spiriti est un palais situé près de S. Alvise, sur cette partie de la lagune qu’on nomme la « lagune morte », où la marée ne se fait presque pas sentir. C’est une grande bâtisse carrée, demeurée longtemps inhabitée parce qu’elle passait pour être hantée.

- Et comment Sperling s’accorde-t-il avec les esprits ?

A cette question, Prentinaglia était devenu subitement soucieux. Il se caressait le nez d’un air grave. Souvent la gravité n’était chez Prentinaglia qu’une feinte qui lui servait à préparer quelque effet comique, mais cette fois, il semblait grave pour de bon. Il jeta autour de nous un regard circonspect pour s’assurer que personne ne nous observait. A cette heure tardive, le Florian était vide et cependant Prentinaglia baissa la voix :

- Mon cher, je ne sais pas comment Sperling s’accorde avec les esprits, mais vous avez tort de plaisanter de ces choses, car il s’en passe ici de bien extraordinaires. Foi de Prentinaglia, on se croirait revenu au temps où le bon Carlo Gozzi se plaignait des tracasseries occultes auxquelles il était en butte. Il y a de quoi faire réfléchir les plus sceptiques.

Il paraissait tout à fait sérieux, mais je me méfiais de son goût pour la mystification.

- Voyons, Prentinaglia, expliquez-vous.

De nouveau, il regarda autour de nous, comme pour s’assurer que nulle oreille indiscrète ne nous écoutait, mais était-ce une préoccupation véritable ou un simple manège destiné à piquer ma curiosité ? Enfin, il se décida, baissa encore la voix et, d’un ton confidentiel, me dit :

- Vous savez que je n’aime guère aborder certains sujets avec les incrédules, mais je vous en ai trop dit pour en rester là. Eh bien ! oui, il se passe ici des choses extraordinaires. Tenez, jugez-en. Vous n’êtes pas pressé de rentrer à l’hôtel ?

Je fis : non, de la tête. Il continua :

- Vous connaissez Taddeo Talventi, le directeur du Musée civique ? C’est un homme froid, taciturne, méticuleux, sans imagination, comme nous en avons quelques-uns en Italie. Il y a trois jours, il me fait appeler, ayant, dit-il, à me consulter sur un cas embarrassant. Vous vous rappelez, n’est-ce pas, dans la salle IV du Musée, celle qui contient le tapis persan offert à la République de Venise par Chah-Abbas, la vitrine où se trouvait un petit buste en pâte tendre ? Vous voyez ce que je veux dire, un charmant petit buste de settecento, si expressif, si vivant !

Prentinaglia avait appuyé sur le mot « vivant ».

Je me souvenais, en effet, parfaitement bien. J’avais souvent admiré ce précieux bibelot, qui m’avait frappé par sa qualité artistique. L’homme représenté, quelque patricien de Venise sans doute, attirait nécessairement l’attention. Sa figure était étroite, maigre, distinguée, avec un nez long et une bouche sensuelle. Tout dans ce personnage disait le voluptueux et l’amoureux. Il avait dû aimer passionnément la parure, la table, les fleurs, les femmes, mais il y avait aussi sur ce visage l’expression d’une insatiable curiosité. De quoi avait-il été si curieux, ce seigneur vénitien : des secrets de son coeur ou des secrets de l’Etat ? Que de finesse dans cette physionomie attentive et ardente ! Et quelle vie avait-il vécue ? Quelles aventures avaient été les siennes ? Quel nom avait-il porté ? Plus d’une fois j’avais interrogé Prentinaglia sur l’origine de ce buste. Prentinaglia, je me le rappelais fort bien, s’en était enquis auprès du directeur du Musée, mais on n’avait pu le renseigner. On ne savait plus à quelle époque le buste était entré dans les collections. La fiche le concernant avait été sans doute égarée. Le catalogue ne portait aucune indication. Tout ce que l’on avait pu dire, c’était que l’objet figurait depuis longtemps dans les vitrines. Quant à l’identité du personnage, même ignorance. L’inconnu semblait s’en amuser en son énigmatique et fin sourire. Tous ces détails me revenaient à l’esprit avec l’interrogation de Prentinaglia.

- Certes oui, ami Prentinaglia, je me rappelle ce buste. C’est une des figures sur lesquelles se lit le mieux la vieille finesse vénitienne, si diplomatique, si avisée, son amour de la vie élégante, passionnée… Et qu’est-il arrivé à ce buste ?

Prentinaglia me regarda fixement, releva ses gros sourcils et se pencha vers moi :

- Il lui est arrivé, mon cher, qu’il est parti.

- Parti !

Tiberio Prentinaglia fit un signe affirmatif :

- Oui, parti… Depuis une semaine, il a disparu, et toutes les recherches pour le retrouver ont été infructueuses. Taddeo Talventi m’a fait appeler et m’a conté l’affaire. Vous conviendrez qu’elle est étrange. La vitrine est intacte. La serrure n’a pas été touchée. Aucune trace d’effraction, rien, et cependant le buste n’est plus là…

Prentinaglia se tut et me regarda comme pour juger de l’effet de sa révélation. Il reprit :

- Eh bien, mon cher, quand je vous disais qu’il se passe ici des choses mystérieuses, incompréhensibles et inexplicables comme au temps où notre Carlo Gozzi consignait dans ses mémoires les étranges manigances dont il était l’objet de la part des puissances occultes ! Et ne m’alléguez pas que l’affaire du buste est d’ordre naturel et qu’elle s’éclaircira d’elle-même un beau jour… Non, l’enquête a été conduite minutieusement, mais elle n’a donné aucun résultat. Ah ! je vous assure que Taddeo Talventi n’en mène pas large…

Je considérais Prentinaglia avec attention. Certes, l’histoire qu’il me contait était étrange, mais était-elle vraie ? N’y avait-il pas là quelque invention de sa part ? Voulait-il me mystifier ? Mais pourquoi ? Il n’avait nullement l’air de plaisanter. Tout à coup, il enleva son feutre et passa plusieurs fois la main sur son front. Pendant qu’il se taisait et semblait absorbé dans ses réflexions, j’avais tiré ma montre. Elle marquait deux heures du matin, et, soudain, je me sentis brisé de fatigue. L’impression de malaise que j’avais éprouvée, durant ma promenade d’après-dîner, me revenait de nouveau. Enfin, Prentinaglia rompit le silence en frappant brusquement sur la table pour réveiller le garçon qui sommeillait dans le salon voisin. Pendant que l’homme déposait la monnaie dans la petite soucoupe de métal qui sert à cet usage, Prentinaglia me dit :

- Allons, mon cher, il faut rentrer, car je prends demain matin l’express pour Rome où je vais rejoindre lord Sperling, avec qui je dois faire un tour en Sicile. Aussi, quelle chance de vous avoir rencontré ce soir ! Mais pourquoi, diable, vous ai-je raconté toutes ces étrangetés ? Bah ! vous n’êtes pas superstitieux, vous.

En me disant cela, Prentinaglia me considérait avec une attention presque gênante. Voulait-il se rendre compte de l’effet que son histoire avait produit sur moi ? Sans doute mon visage décelait l’état de malaise où je me trouvais, car il me saisit par le bras :

- Et ce fou de Prentinaglia qui oublie, pauvre ami, que vous venez de faire vingt-quatre heures de chemin de fer, et qui vous tient là à bavarder ! Quel bourreau ! Je vais vous reconduire à votre hôtel. Où êtes-vous descendu ?

- A l’hôtel Victoria, mais je compte y rester juste le temps de trouver quelque chose.

Et comme nous tournions le coin de la Frezzaria, tout en marchant j’expliquai à Prentinaglia l’incident de la Casa Trigiani et le projet que j’avais formé. Il m’écoutait en laissant traîner sa canne sur les dalles. Nous arrivâmes ainsi jusqu’à la porte de l’hôtel.

- Plusieurs chambres… un quartier tranquille… Oui, je vois ce qu’il vous faut et j’ai peut-être votre affaire. Mais comme je regrette ce malencontreux départ et de ne pas être là pour vous aider ! Enfin je vous enverrai l’adresse demain matin, avec les renseignements pour la location des meubles. D’ailleurs, je serai de retour dans quelques semaines et nous nous retrouverons « sous le Chinois ». Sperling sera charmé de vous savoir ici. Allons, cher, une bonne nuit. Pas de mauvais rêves et que notre Venise vous soit douce.

°
°   °

Fut-ce la fatigue du voyage, une certaine nervosité, due aux incidents de cette première soirée à Venise, mais je dormis assez mal, d’un sommeil à la fois pesant et incomplet d’où je me réveillai le lendemain, juste à temps pour entendre frapper à ma porte.

Le portier m’apportait une lettre. Je reconnus l’écriture fantasque de Tiberio Prentinaglia et le cachet qui fermait l’enveloppe. La bague dont il portait l’empreinte était formée d’une cornaline gravée de signes cabalistiques. Elle avait appartenu à quelque adepte des sciences occultes, comme il y en eut tant à Venise au XVIIIe siècle. Ce bijou s’adaptait parfaitement aux allures de sorcier qu’aimait à se donner le signore Prentinaglia et qui étaient une des facettes de son multiple personnage, mais, en ce moment, ce qui m’intéressait surtout en lui, c’était sa parfaite connaissance de Venise, grâce à laquelle je ne doutais pas qu’il ne m’eût découvert un logis à ma convenance.

Ce fut dans cette pensée que je rompis la cire conjuratoire. Prentinaglia m’écrivait :

    Mon cher et bien cher ami,

Puisque vous désirez devenir tout à fait Vénitien, je vous conseille de vous rendre le plus tôt possible au numéro 796 des Fondamenta Foscarini. Vous y sonnerez à la porte du vieux Palazzo Altinengo ai Carmini. La signora Verana vous ouvrira et vous fera visiter les pièces qu’elle a à louer. Je ne connais rien de plus séduisant dans la Venise du settecento. Avec les quelques meubles nécessaires, votre « mezzanino » sera digne du galant Casanova lui-même et du chimérique Carlo Gozzi. Voici les adresses où vous vous procurerez ce dont vous aurez besoin. La signora Verana vous rendra tous les soins désirables. Dès mon retour, je viendrai vous voir en votre logis. Quant à la date : *Non so*, comme nous disons à la vénitienne. Je vous serre la main à la française.

Votre tout dévoué.
   
    TIBERIO PRENTINAGLIA.

Je repliai le papier. Je me sentais, l’avouerai-je, un peu déçu sans me rendre compte, tout d’abord, d’où venait cette déception. Après quelques minutes de réflexion, j’en découvris la cause. Prentinaglia me donnait bien les renseignements demandés, mais sa lettre ne faisait aucune allusion à notre conversation de la veille. Pas un mot de cette bizarre histoire de buste disparu en des circonstances mystérieuses. Enfin, l’essentiel était l’adresse qu’il m’indiquait et que je me répétai plusieurs fois en préparant mes ustensiles de toilette : Palazzo Altinengo ai Carmini, Palazzo Altinengo…

Je connaissais à Venise deux palais Altinengo, mais je dus constater que j’ignorais l’existence de celui que me signalait Prentinaglia et qu’il disait situé près des Carmini. Par contre, l’église des Carmini m’était familière, surtout en raison de son voisinage avec la « Scuola » du même nom et les charmantes peintures de Tiepolo. Plus d’une fois j’avais sonné à la porte de la Scuola et payé au custode le billet d’une lire qui permettait de pénétrer dans l’édifice, de gravir son escalier à voûtes de stuc et de contempler au plafond de la grande salle les saintes et voluptueuses figures dont la grâce tiépolesque donnait à ce lieu, à la fois, l’aspect d’un oratoire et d’une salle de bal. L’église et la Scuola m’avaient donc souvent attiré dans ce quartier de Venise dont je goûtais le caractère populaire, qui s’accentuait surtout au Campo Santa Margherita.

Ce Campo est, avec celui de S. Polo, un des plus vastes de Venise. Il ne se recommande par aucun monument spécialement intéressant, mais j’en aimais l’étendue dallée et l’entourage de pauvres maisons et de pauvres boutiques : petites épiceries, fruiteries, magasins de faïences et d’étoffes communes. J’aimais les bandes d’enfants déguenillés qui l’animent de leurs gambades, les femmes aux longs châles qui le traversent, les marchands de friture et de « calamaï », les vendeurs de polenta en plein vent, son va-et-vient bruyant où ne se mêlent que de rares touristes, la plupart se rendant aux Carmini et à la Scuola en gondole et par les canaux.

Ce n’était pas par ce moyen que je comptais me mettre à la recherche de mon palais Altinengo. Au contraire, je me promettais le plaisir d’une longue promenade à pied. Je n’y éprouverais plus, je l’espérais bien, ce singulier malaise qui m’avait saisi la veille, durant ma course nocturne, et dont il me restait encore une sorte d’anxiété physique, dont sans doute auraient raison le grand air et la lumière d’une belle journée.

Je me résolus à la commencer par un déjeuner au restaurant… Celui vers lequel je me dirigeai est à peu de distance de l’hôtel, et lorsque j’eus commandé un plat de « scampi » et une bouteille de « valpolicella », mangé les délicats crustacés et bu quelques verres de vin mousseux, je me sentis dans un parfait équilibre d’esprit. Depuis longtemps, j’étais déshabitué de cette impression et j’en attribuai le retour à la pacifiante atmosphère de Venise. N’avais-je pas eu raison de demander asile à l’hospitalière et silencieuse cité ?

Ces pensées m’occupèrent jusqu’à l’instant où, ma note payée, le garçon approcha la « candela » pour que je pusse y allumer mon « virginia » dont j’avais soigneusement extrait la paille. Les premières bouffées tirées, je consultai ma montre. Il était temps, par les pistes dallées des « calli », de gagner les Carmini et le palais Altinengo. Je me levai donc et me mis en chemin et, par S. Fantin, S. Maurizio et le Campo Morosini, j’atteignis le Ponte « dell’ Accademia », qui traverse le Grand Canal en sa glorieuse perspective.

Cette vue m’est familière, certes, mais elle excite toujours mon admiration et je ne revois jamais la noble courbe de cette magnifique avenue d’eau sans être ému de sa beauté. Ce sentiment fut si fort que j’eus quelque peine à continuer ma route. Elle me menait à travers un des quartiers de Venise que je préfère et dont j’avais bien souvent parcouru les étroites « calli » et les tranquilles « fondamenta ». Mais aujourd’hui je n’étais pas en humeur de flâner ; une sorte de hâte me pressait d’arriver à ce palais Altinengo que m’avait indiqué Prentinaglia. Aussi, par la voie la plus directe, m’acheminai-je vers l’église des Carmini.

Une fois là, il ne me fut pas difficile de découvrir les Fondamenta Foscarini. Ils longent le rio di Santa Margherita et commencent en vue de l’église. C’est une étroite bande de quai, le long d’un parapet, et que bordent des maisons assez minables et de modeste apparence. Deux bâtisses, cependant, s’y distinguent des autres et sont visiblement d’anciens palais déchus de leur antique splendeur, et loués par parties. L’un des deux, le Foscarini, a donné son nom aux Fondamenta ; l’autre est l’Altinengo, de dimensions moindres, mais également délabré. Construit au XVIIIe siècle, il comportait trois étages au-dessus d’un « mezzanino ». La façade, badigeonnée d’un crépi grisâtre, s’écaillait par places ; mais les belles lignes de l’architecture, l’harmonie des fenêtres à balcons ventrus révélaient encore ce qu’avait dû être jadis l’édifice. Une sorte de portail à colonnes, surmontées de vases de pierre, le précédait. Sur une de ces colonnes, des sonnettes apposées correspondaient aux différents étages du palais. Celle de l’entresol portait le nom de la signora Verana.

Avant de tirer l’anneau de fer de cette sonnette, je me reculai jusqu’au parapet pour considérer de nouveau ce palais Altinengo qui, sur les indications de Prentinaglia, allait devenir mon logis. Les fenêtres du mezzanino montraient seules la bande de papier qui signale les appartements à louer. Les autres étages semblaient habités. Aux balcons de l’un d’eux étaient tendus des stores de couleur ocre ; à un autre, des pots de fleurs étaient suspendus en des espèces de paniers à salade. Les volets fermés du mezzanino étaient peints d’un vert délavé. L’aspect général de la demeure, misérable et peu engageant, attestait une caducité avancée, mais j’avais confiance dans le goût de mon ami Prentinaglia, et délibérément je tirai la sonnette qui devait me mettre en présence de la signora Verana et me donner accès au palais Altinengo.

Après un grincement, un carillon retentit, lointain, fêlé. J’attendis un instant. Personne ne vint. Le portail demeurant clos, je sonnai de nouveau. Pas de réponse. Décidément la signora Verana avait l’oreille dure. Je fis quelques pas en arrière et considérai de nouveau la façade du palais. Le soleil, tout à l’heure voilé d’un nuage, l’éclairait à présent et mettait à nu toute sa vétusté et toute sa misère. Cette constatation, qui aurait dû m’éloigner, me plut, au contraire, singulièrement. Soudain, je ressentais pour ce palais branlant et déjeté un attrait inexplicable, et que pourtant je tentai de raisonner. Il était à la fois si noble et si piteux, ce Palazzo Altinengo, si lépreux et si morose ! Et puis, quel silence alentour ! Le Campo, devant l’église des Carmini, était désert. Sur le pont, personne. Sur le rio, deux grosses barques vides, amarrées, geignaient doucement sur leurs chaînes. Dans l’eau, couleur de jade, des fanes de légumes flottaient. Tout cela avait je ne sais quoi d’humble et de mystérieux, et formait un cadre si approprié à ce vieux palais déchu qui semblait prêt à vaciller sur ses pilotis rongés ! Non, je n’habiterais pas autre part à Venise, malgré l’obstination de cette signora Verana à ne pas répondre à mon appel. Une fois de plus, je resonnai sans résultat ; enfin, agacé, je tirai l’anneau de la sonnette correspondant à l’un des autres étages. Tant pis pour le locataire que je dérangerais ainsi !

J’avais eu la main heureuse, car, à l’un des balcons ventrus, sous le store de toile ocre, un vieil homme se pencha. Du haut de cette tribune improvisée, le vieil homme m’expliqua que la signora Verana était aujourd’hui à Mestre, mais qu’elle serait sûrement de retour le lendemain dans la matinée. Cette nouvelle me rassura, car d’ici à demain personne ne louerait cet appartement que, je ne savais trop pourquoi, je considérais déjà comme le mien. Elle me déçut, car j’aurais voulu pénétrer immédiatement dans le palais Altinengo. Cet empressement, d’ailleurs, ne fut pas sans m’étonner quelque peu. Depuis mon mal et mes chagrins, depuis que la vie n’était plus pour moi qu’une suite d’actes sans intérêt, indifféremment répétés, c’était la première fois que j’éprouvais un désir.

Je ne pouvais pas plus empêcher que la signora Verana fût à Mestre que demeurer indéfiniment à contempler cette porte close, d’autant que le ciel de nouveau s’assombrissait et que les nuées, d’abord éparses, s’unissaient pour le tendre d’un tissu brumeux. Après donc un dernier regard au palais Altinengo, je m’acheminai au hasard, par les « calli » voisines, tout en réfléchissant à l’étrange intérêt que prenait soudain pour moi cette façade de palais délabré, vers lequel m’envoyait le geste indicateur et cabalistique de mon ami Tiberio Prentinaglia, grand expert en locations et grand connaisseur de la mystérieuse Venise. Quelques gouttes de pluie me tirèrent de ces réflexions que j’avais dû poursuivre assez longtemps, car je ne les interrompis qu’à une certaine distance des Carmini et à côté de l’église dédiée à S. Giovanni Decollato, dont le dialecte vénitien a fait S. Zan Degolà. Je me souvins alors que j’étais justement à quelques pas du Musée civique. Pourquoi ne point m’y abriter pour laisser passer l’averse ? Si elle durait, le « vaporetto » qui fait escale au Fondaco dei Turchi, où est installé le Musée, me ramènerait à la place Saint-Marc.

Toute la vieille Venise revit dans ces salles du Musée civique et j’avais jadis passé bien des heures à examiner les mille objets qui composent ce répertoire si évocateur des anciennes moeurs vénitiennes : estampes, armes, étoffes, costumes, meubles, reliures. Mais, ce jour-là, à peine un regard donné à la grande galerie où l’image de Morosini le Péloponnésiaque se dresse parmi des trophées de drapeaux, je me dirigeai avec un empressement subit vers la vitrine où j’avais jadis, plus d’une fois admiré le petit buste du gentilhomme vénitien dont Prentinaglia m’avait conté, la veille, la mystérieuse évasion. Avec curiosité, je m’approchai. La place du buste demeurait vide, mais aucun des objets qui l’entouraient ne manquait. Toujours les mêmes vases en faïence de Bassano et de Nove, les mêmes tasses en porcelaine blanche, ornées de petits paysages dorés. Seul était absent le mystérieux patricien au sourire énigmatique. En quelles mains était-il tombé ? Pourquoi le voleur, parmi tant d’objets précieux que contenait le musée, avait-il choisi justement celui-là ? Quelles pouvaient bien avoir été les raisons de ce singulier larcin ?

Car il y avait bien eu vol, et Prentinaglia perdait son temps à vouloir me mystifier avec ses histoires fantastiques. A quel mobile obéissait-il ? Je lui en voulais un peu de ses divagations saugrenues. Il me jugeait bien crédule, mais je n’étais nullement disposé à me laisser troubler par de pareilles billevesées. L’hypothèse d’un vol paraissant sans doute trop simple à mon ami Prentinaglia, il lui en substituait une autre qui plaisait davantage à son imagination. Pourtant, ce vol, en tant que vol, demeurait intéressant, par ce qu’il y avait d’inexplicable en ses mobiles qui dénotaient une volonté bien particulière. Quelque collectionneur acharné avait-il employé ce moyen de s’approprier cet objet curieux ? Quel rapport cela pouvait-il bien avoir avec les événements surnaturels dont Venise, au dire de Prentinaglia, était devenue le théâtre et au sujet desquels je demeurais fort sceptique ?

J’en étais là de mes rêveries, quand elles furent interrompues par la toux proche de l’un des gardiens. Ma longue station devant la vitrine avait dû attirer son attention. Ce brave homme avait certainement pour consigne d’ouvrir l’oeil sur les visiteurs et je devais lui paraître suspect. Qu’il ne s’avisât pas, au moins, par excès de zèle, de me faire arrêter ! Ma visite du lendemain à la signora Verana en eût été compromise, et c’eût été là un mauvais tour que m’eût joué le malicieux gentilhomme vénitien. Je n’avais rien fait pour mériter qu’il exerçât contre moi sa malice. Il en donnait assez de preuves par sa mystérieuse disparition pour n’avoir besoin d’y ajouter aucun nouvel exploit.

Ces pensées m’amusèrent, tandis que je regagnais à pied mon hôtel et elles m’occupèrent encore lorsque, le soir, après dîner, je fus allé m’asseoir au café Florian.

Je ne m’y trouvai pas seul, bien que ni Prentinaglia, ni Sperling, ni Hohenberg, aucun de mes compagnons d’autrefois, n’y eussent pris place à mes côtés « sous le Chinois ». J’y avais, sans m’en douter, amené avec moi mon Vénitien inconnu. Distinctement, je revoyais sa fine et narquoise physionomie, et curieusement j’interrogeais son image. Qu’avait-il fait dans la vie pour qu’il en eût gardé ce sourire à la fois complaisant et mélancolique ? De cette Venise du XVIIIe siècle, dont la mode de son costume et la forme de sa perruque l’attestaient contemporain, il avait dû connaître tous les plaisirs, toutes les grâces, tous les raffinements. Il avait dû aimer et être aimé. L’amour lui avait-il été doux ou amer ? A quoi pensait-il en se promenant sous ces mêmes arcades des Procuraties, coiffé du tricorne, couvert de la baüta et le visage dissimulé par le masque de carton blanc ? Mais de tout ce qu’il avait fait, de tout ce qu’il avait été, il ne restait que ce buste fragile aux yeux narquois et à la bouche fine, que ce buste énigmatique auquel l’événement, après tout singulier, de sa disparition ajoutait quelque chose de plus énigmatique encore.

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Cette fois, la signora Verana était chez elle, car à mon coup de sonnette répondit le grincement de la chaîne qui manoeuvrait la serrure du grand portail. Il s’entr’ouvrit et j’en poussai le battant. Je me trouvais dans une étroite cour. Au fond, j’apercevais sous une voûte le commencement d’un large escalier de pierre. A droite, une autre porte, assez basse et peinte du même vert délavé que les volets du mezzanino, derrière laquelle je ne tardai point à entendre un pas lourd et mou. Bientôt après, une main souleva un loquet et soudain je me trouvai en présence de la signora Verana.

C’était une femme d’une soixantaine d’années, courte, trapue, vêtue de noir, le visage carré, avec des yeux enfoncés, un teint jaune, des cheveux gris. Elle semblait méfiante et taciturne, et me considérait avec une curiosité sans bienveillance. Cependant, au nom de Prentinaglia, sa figure s’éclaira d’une espèce de sourire et elle esquissa une manière de révérence qui n’était pas sans dignité. Après quoi le colloque commença. La signora écoutait mes explications, les yeux baissés. Quand je les eus terminées tant bien que mal, car mon vénitien n’est pas impeccable, la signora Verana sourit de nouveau. Evidemment, je lui devenais plus sympathique qu’à l’abord et ce fut presque avec intérêt qu’elle me répondit :

- Le signore Prentignaglia a dit vrai : le mezzanino est à louer, mais vous a-t-il dit aussi que les chambres n’ont pas été occupées depuis longtemps et que vous y serez très isolé et sans aucune communication  avec le reste du palais ?

Le mezzanino en effet, ainsi que me l’expliquait la signora Verana, formait un appartement tout à fait séparé. On y pénétrait par la porte verte au seuil de laquelle nous parlementions. L’escalier que l’on apercevait au fond de l’étroite cour desservait les autres étages. C’était à un de ces étages que se retirerait la signora Verana, si elle louait le mezzanino dont elle occupait momentanément une des chambres. Néanmoins, elle ne refuserait pas, en cas de location, de se charger du ménage du locataire, malgré les incommodités du service.

Toutes les explications plutôt peu engageantes de la signora Verana ne me décourageaient nullement. Au contraire, ce manque de voisinage, cette solitude me plaisaient comme m’avait plu l’aspect délabré et branlant de cet étrange palais Altinengo. Néanmoins, je me demandais pourquoi, des nombreux appartements que l’on trouve à louer à Venise, Prentinaglia m’indiquait celui-là comme devant me convenir particulièrement. La plupart du temps, ces palais déchus des quartiers populaires ne gardent rien de leur ancienne décoration intérieure. L’antiquaire a passé par là, et l’Altinengo devait être dans ce cas, quoi que m’en eût écrit dans sa lettre le signore Prentinaglia. De plus son aspect extérieur et sa situation n’avaient rien de remarquablement pittoresque. Et cependant je ne doutais pas que Prentinaglia n’eût eu ses raisons pour m’adresser à la signora Verana. De toute façon, d’ailleurs, il fallait que je visitasse le mezzanino.

La signora Verana acquiesça à ma demande. Non sans politesse, elle s’excusa de me précéder pour me montrer le chemin. La porte franchie, s’offrait un escalier assez obscur et dont je sentais sous mes pas les marches usées. En le gravissant, je remarquai le salpêtre qui couvrait le mur. Le palais Altinengo s’annonçait comme devant être fort humide. Et l’on était encore dans la belle saison ! Que serait-ce durant les mois d’hiver ? Je l’allais faire observer à la signora Verana, quand elle s’arrêta devant une porte fermée.

Du palier, je l’examinai avec une certaine surprise, mélangée d’un certain espoir, cette porte, car elle était très belle, en bois naturel, noueux, merveilleusement patiné et veiné, et rehaussé de ferrures de cuivre. Pendant que la signora Verana en tarabustait la serrure détraquée, je remarquai dans le pavimento brun et noir quelque chose de brillant. Parmi les petits cubes de marbre qui formaient ce pavimento, un fragment de nacre était incrusté. Cette bizarrerie m’intéressa. Je retrouvais là mon Prentinaglia et je commençais à comprendre pourquoi il jugeait ce palais Altinengo digne d’une visite et m’avait indiqué, dans ce lointain et solitaire quartier des Carmini, le mezzanino à louer de la signora Verana, et son menu disque de nacre posé à son seuil comme une mouche de lune à quelque visage vénitien d’autrefois !

Le vestibule où nous pénétrâmes était assez vaste. Les murs s’agrémentaient d’arabesques et d’entrelacs de stuc d’une couleur bise sur un fond rose. Au plafond, les mêmes ornements encadraient des médaillons dont je distinguais mal les sujets dans la demi-obscurité. Tout cela, il va sans dire, révélait un état d’extrême décrépitude. L’enduit des murs s’écaillait et les stucs des moulures s’ébréchaient, mais l’ensemble avait cette sorte de grâce à la fois élégante et minable qui fait le charme appauvri et mélancolique des vieilles demeures vénitiennes. Sur ce vestibule plusieurs portes de ce même bois noueux et veiné devaient donner accès aux diverses parties du logis. Celle vers laquelle se dirigea la signora Verana s’ouvrait sur une chambre de belles dimensions également assez obscure, où je remarquai néanmoins, tout d’abord, une magnifique cheminée en marbre vert antique. Je la vis mieux quand la signora eut poussé les volets disjoints des fenêtres qui donnaient sur le rio de Santa Margherita. Sauf cette cheminée, cette chambre n’offrait rien de remarquable. Des lambeaux de papier pendaient des murailles. A vrai dire, elle était inhabitable et je commençais à douter que je pusse jamais m’installer au palais Altinengo. Aussi fut-ce sans grand empressement que je suivis la signora Verana dans la pièce contiguë à celle-là.

Cette seconde pièce, infiniment mieux conservée que la précédente, présentait un décor curieux et original. Certes, le plafond se lézardait et les panneaux avaient perdu les tentures qui les recouvraient jadis, remplacées par une couche de peinture, mais ces panneaux vides étaient entourés de banderoles de stuc et surmontés de médaillons où se détachaient, finement modelées en pouce, des figures mythologiques. Sur le pavimento de mosaïque se déroulait une guirlande de fruits et de fleurs qui s’épanchaient, aux quatre coins, de quatre cornes d’abondance. L’ensemble de cette décoration était d’un goût charmant et d’une charmante couleur. Malheureusement, je ne voyais pas très bien le moyen d’en tirer parti et le meilleur me semblait d’en emporter l’agréable souvenir, et de chercher autre part où fixer mes pénates que dans ce mezzanino baroque, mais par trop inconfortable, du palais Altinengo. J’allais m’en expliquer avec la signora Verana, mais elle avait disparu, et je l’entendais pousser les volets de la pièce où elle m’avait précédé et au seuil de laquelle je m’arrêtai soudain, fasciné. Ah ! cette fois, je comprenais tout à fait mon ami Prentinaglia.

C’était une sorte de salon, à peu près carré, à deux fenêtres, entre lesquelles une cheminée de marbre jaune se dressait, surmontée d’un miroir à volutes dorées. Le ton du marbre et des vieux ors se complétait par la couleur des murs. Ils étaient peints d’une couleur jaune, d’un jaune délicieux, ambré comme du miel, et, sur ce fond, d’une exquise et molle douceur de teintes, se détachaient en blanc des moulures de stuc formant des arabesques symétriques. Ces arabesques, d’un dessin et d’une fantaisie admirables, sur chacun des trois côtés de la pièce, encadraient de grands panneaux de faïence blanche où étaient figurées, en or et en noir, des scènes de chinoiseries. A droite et à gauche de chacun de ces tableaux, deux autres plus petits en leurs mêmes cadres de stuc. Au plafond, le même décor de chinoiseries se continuait et se complétait à la fresque par des oiseaux, des fleurs et des insectes. Le pavimento s’incrustait, çà et là, de fragments de nacre et, à l’un des angles du salon, une haute glace, dans un cadre de marbre jaune, debout, le reflétait en toute sa fantaisie somptueuse et saugrenue, en tout son mystère imprévu et charmant.

Certes, j’avais admiré plus d’une fois à Venise les délicats travaux de stuc où excellent les décorateurs vénitiens, mais je n’avais rien vu de pareil à ce que j’avais sous les yeux, rien qui atteignît cette beauté dans la fantaisie. Miroirs, arabesques, figures, faïences, tout cela formait un ensemble d’un raffinement et d’une grâce uniques. Il s’en dégageait une impression de surprise et de mystère à rencontrer cette merveille inattendue au fond de ce vieux palais si pauvrement misérable, si irrémédiablement caduc, avec sa façade grise, ses volets verdâtres, son air déchu et utilisé. Ah ! Prentinaglia avait bien deviné quel attrait exercerait sur moi ce décor, en indiquant à mes recherches cet antique palazzo perdu dans ce lointain quartier de Venise ! Quel lieu plus propice à abriter ma solitude par son silence et son éloignement, à l’adoucir par cette atmosphère de miel doré, à l’occuper par ces arabesques favorables à l’enroulement des rêveries, à l’amuser par ces figures chinoises qui seraient les interlocutrices minuscules et complaisantes de mon loisir mélancolique.

Je m’étais tourné vers la signora Verana :

- Tout cela me convient parfaitement, signora Verana. Voulez-vous me préparer l’engagement, je voudrais m’installer ici le plus tôt possible.

La signora Verana, qui n’avait pas prononcé une parole durant ma visite, acquiesça à ma demande d’un signe de tête. Ce mutisme me paraissait de bon augure. Puisque la signora devait se charger de mon service, je n’aurais pas à redouter ses bavardages. Cette personne taciturne serait la gouvernante rêvée, et gouvernante était le terme juste, car la Verana, par ses manières réservées, différait assez des serviteurs ordinaires. Certes, elle n’avait pas la cocasse gentillesse des bonnes Sorelle Trigiani, mais, à défaut des mille attentions dont me comblaient les chères vieilles, je trouverais au moins, dans cette matrone au visage peu avenant, mais correct, le respect de mes habitudes et les soins indispensables.

Il y avait encore, de l’autre côté du vestibule, un certain nombre de pièces qui dépendaient du mezzanino. Je dus y suivre la signora Verana. C’était dans l’une d’elles qu’elle habitait provisoirement, auprès d’une petite cuisine. Elle m’expliqua brièvement que, dès mon arrivée, elle se retirerait chez des amis qui logeaient à l’un des étages du palais. Je serais donc, comme elle m’en avait prévenu, entièrement seul au mien. Elle n’y viendrait que pour les besoins du service assez simple que je lui demandais. Hors cette chambre, à peu près habitable, toute cette partie du palais était dans un état de délabrement extrême et vraiment semblait menacer ruine. Mon domaine se terminait par une assez grande salle d’où un escalier extérieur donnait accès à un jardin planté de légumes et de quelques arbres. Au bout de ce jardin se dressait une construction bizarre, sorte de petit temple à colonnes et à fronton : l’ancien casino du palais. Je ne jetai sur tout cela qu’un coup d’oeil assez indifférent. J’étais pressé de revoir le salon des stucs.

Un rayon de soleil le faisait plus doré et plus beau encore. Une atmosphère d’une lumineuse tristesse l’emplissait et je me sentais étreint d’une émotion indéfinissable. Ne serais-je pas un intrus dans ces lieux ? N’allais-je pas troubler leur abandon ? De quel droit, après tout, osais-je m’introduire en leur silencieux mystère ? Hélas, en tout cas, je ne serais pas un intrus bien gênant ! Je n’y apporterais avec moi ni la joie bruyante de la jeunesse, ni les rires de la santé. Je faisais si peu partie de la vie ; et cependant, c’était pour essayer de revivre que je revenais dans cette Venise, chercher dans mon passé de quoi y rattacher ma misère présente ! Vaine tentative, chimérique espoir. C’était à peine un vivant qu’accueillerait dans sa paix à demi morte ce vieux palais Altinengo. Et soudain, dans la grande glace, debout en son cadre de marbre, je m’aperçus lointain et vague, comme si mon image fût soudain entrée dans la région reflétée et muette des ombres…

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Il me fallut une semaine pour procéder à l’installation sommaire de mon nouveau logis. Mon premier soin fut d’y faire opérer un nettoyage complet et minutieux. La signora Verana s’en chargea, par le moyen de deux vieilles voisines qui époussetèrent soigneusement les murs et lavèrent à grande eau les pavages de mosaïque. Pendant que les deux travailleuses s’activaient à cette tâche, je m’occupais de pourvoir mon coin de palais du mobilier nécessaire. Grâce aux adresses laissées en partant par Prentinaglia, je pus louer un lit de fer très propre avec sa literie neuve et une toilette munie de ses ustensiles. Le linge indispensable, je l’achetai. Quant aux autres meubles, l’idée d’enlaidir mon fantasque domaine de vilains objets modernes me répugnant, je m’adressai à l’honnête Lorenzo Zotarelli.

Zotarelli est un antiquaire de Venise. Recommandé jadis par mes amis, les C…, qui en avaient été contents, je n’avais pas eu à m’en plaindre. Certes, tout ce que vend Zotarelli n’est pas rigoureusement ancien, mais, s’il ne l’avoue pas ouvertement, il a, en face des pièces suspectes, un sourire si entendu qu’avec un peu d’habitude on est renseigné sur leur authenticité. Si l’acheteur ne comprend pas l’avertissement et persévère dans son projet, Zotarelli ne va pas jusqu’à s’y opposer. Ce serait vraiment trop lui demander. Chaque métier a sa morale et Zotarelli a celle du sien. Tant pis pour les amateurs ignares et pour les connaisseurs présomptueux ! Zotarelli est donc, à son point de vue, un fort honnête homme, et, de plus, un homme excellent et aimablement serviable.

Il occupait dans la Spadaria, derrière la place Saint-Marc, une boutique exiguë où s’entassaient en désordre : verreries, faïences, dentelles, menus bibelots, mais dans les environs de Santa Maria Formosa un autre magasin lui servait à abriter des objets plus encombrants. Maintes fois j’avais eu déjà recours à ses bons offices, car, sans être collectionneur, je ne suis pas sans avoir rassemblé, durant mes nombreux séjours à Venise, quelques vieilleries vénitiennes. Il se trouvait donc tout indiqué que je recourusse à lui dans la présente occasion où il s’agissait qu’il me vendît en meubles anciens ce dont j’avais besoin, avec promesse de les reprendre lors de mon départ.

Quand je pénétrai dans la boutique de la Spadaria, Zotarelli déballait un de ces surtouts en verre de Venise, formés d’un ensemble de vases, de statuettes, de balustrades, de colonnes et de portiques, qui transforment la table au centre de laquelle on les pose en un jardin minuscule, fragile et charmant. Tout à son occupation délicate, il ne me vit pas entrer et je pus l’examiner à l’aise, ce que je n’avais jamais fait, car mon attention allait d’ordinaire davantage aux objets qu’au marchand. Zotarelli m’apparut donc comme un petit homme replet avec une grosse tête et des mains habiles. J’admirais leur dextérité quand il m’aperçut, ce qui lui fit pousser une exclamation de bienvenue, bientôt suivie du dialogue d’usage, au cours duquel j’en vins naturellement à lui faire part de mes intentions au sujet du palais Altinengo. Que j’en fusse devenu locataire parut le surprendre un peu, car il me considéra d’un air singulier. Au nom de Prentinaglia, il esquissa une grimace que je remarquai et que j’attribuai à quelque bisbille entre eux. D’ailleurs, Zotarelli ne fit suivre sa grimace d’aucun commentaire et m’offrit de me conduire sur-le-champ à son magasin de Santa Maria Formosa.

Lorsque j’eus choisi les divers meubles qui me paraissaient le mieux à ma convenance, Zotarelli me dit :

- Alors, j’enverrai tout cela au palais Altinengo ai Carmini, chez la signora Verana ?

Il connaissait donc la signora Verana ? L’occasion me parut bonne à me renseigner sur cette personne. Qui était-elle ? Pouvait-on avoir confiance en elle ? Comment et à quel titre disposait-elle d’un étage à louer de ce vieux palais délabré ?

A mes questions, Zotarelli, assez volontiers bavard d’ordinaire, répondait évasivement et prudemment, comme quelqu’un qui tient à demeurer sur la réserve. La Verana était une dame de bonne famille qui avait eu des malheurs. Il la connaissait et ne la connaissait pas. Il avait connu des parents à elle. Elle avait été longtemps absente de Venise. C’était probablement une très estimable dame, mais il n’en pouvait rien dire. Sait-on jamais avec les gens ? Et Zotarelli prenait la figure qu’il faisait en face des objets suspects. Cette attitude m’intriguait. Pourquoi toutes ces réticences ? Et comme je le poussais davantage, il finit par me dire brusquement :

- Je ne sais rien de plus. Que diable, demandez au signore Prentinaglia, puisque c’est lui qui vous a envoyé là, à ce palais Altinengo ! Enfin ! Cette Verana, je crois me rappeler qu’elle a été un temps gouvernante chez lord Sperling, à la Casa degli Spiriti. Puis elle a quitté la place. On dit qu’elle aurait voulu ouvrir une pension de famille au palais Altinengo, mais le palais est mal situé et il faudrait trop de réparations. Et puis, et puis… Alors vous n’avez pas besoin d’autre chose ?

Evidemment, ma détermination d’habiter ce palais solitaire et caduc, loin des quartiers fréquentés de Venise, de la place Saint-Marc et de la Spadaria, surprenait  l’excellent Zotarelli. Sans qu’il se permît aucune observation directe, il était visible qu’il désapprouvait mon projet. Zotarelli voyait avec regret ses meubles émigrer vers le lointain mezzanino des Fondamenta Foscarini. Cependant il me promit de les y envoyer dès le lendemain, mais je remarquai que lui, si serviable à l’ordinaire, ne m’offrait pas de les y conduire lui-même et de m’aider à les installer. Zotarelli avait contre Prentinaglia, contre la signora Verana et contre le palais Altinengo une prévention que je ne m’expliquais pas. Les âmes vénitiennes sont compliquées et secrètes, et je savais bien que je ne tirerais rien de plus de mon bonhomme.

Il me restait encore quelques courses à faire avant le dîner. Je voulais acheter pour les deux vieilles qui avaient nettoyé mon futur logis, de ces châles que l’on vend aux boutiques du Rialto. Je me dirigeai donc de ce côté, quand soudain, je me sentis fatigué. Une sorte de vertige m’étourdissait, à croire que j’allais tomber. Je me trouvais à ce moment devant l’église de Santa Maria Formosa. Sur le rio, une gondole vide passait ; je fis signe au gondolier qui accosta aux marches de l’escalier. De son crochet, le rampino qui rôdait, accouru, retenait le bordage. Une fois affalé sur les coussins, je me rassurai, mais ces alertes me prouvaient que mes forces ne m’étaient pas revenues. L’avertissement reçu le soir de mon arrivée aurait dû me rendre plus prudent. Un tour en lagune me remettrait. Rien n’est plus reposant pour les nerfs surmenés.

Ces promenades avaient toujours été une de mes plus chères passions vénitiennes. Pour elles seules, j’usais de la gondole dont je ne me servais guère autrement, lui préférant la flânerie pédestre, mais, pour l’instant, j’eusse été incapable de déambuler à travers les « calli ». Mon malaise s’en fût exaspéré, tandis que déjà il s’apaisait par l’allongement aux coussins et par le balancement cadencé de la barque souple. Celle que je venais de prendre était justement excellente. Elle était « premiata », ce qui se dit des gondoles dont les « bacaroï » ont remporté un prix aux régates. Ce barcarol était un grand gaillard, svelte et élégant, rameur habile, ainsi que je m’en aperçus dès son premier coup de rame ; aussi eûmes-nous parcouru assez rapidement la distance qui sépara Santa Maria Formosa des Fondamenta Nuove où le rio dei Mendicanti aboutit à la lagune et courbe sur le ciel et l’eau l’arche puissante et noble de son beau pont de marbre.

J’aime beaucoup entrer en lagune par le rio et ce pont dei Mendicanti… Dès qu’on l’a franchi, toute l’étendue des eaux apparaît, plate, calme et harmonieusement nuancée. Nulle part le vaste miroir marin qui entoure Venise n’est plus uni et plus apaisé. La marée se fait peu sentir en cette partie de la lagune, que l’on appelle la lagune morte et qui baigne, comme pour mieux encore justifier ce nom, l’île des Morts, la rouge San Michele aux murailles pourpres et crénelées, pareille à la forteresse du sommeil. C’est elle aussi, cette lagune aux eaux somnolentes, qui entoure de son éternel silence les autres îles qui forment avec San Michele, au flanc de Venise insulaire, son archipel septentrional : Murano où bout le verre aux fournaises, Burano où les doigts agiles des dentellières entrelacent les arabesques célèbres de la fantaisie vénitienne, Torcello et Mazzobo où vit la fièvre, San Francesco in Deserto, qui reflète ses cyprès franciscains à une eau étrangement solitaire. Tout cet ensemble est certes d’une singulière mélancolie, bien que parfois la lagune s’irise d’extraordinaires jeux de lumière. J’y ai contemplé de prodigieuses fêtes de couleurs, mais, le plus souvent, ce qui y domine c’est une impression de tristesse sans amertume, d’une misère sans regrets et d’une solitude sans angoisse, tant elle est faite de paix, de monotonie et de silence.

Ce jour-là, je dois le dire, l’aspect des choses était fort mélancolique. Une sorte de brume, d’une extrême finesse, flottait entre le ciel et l’eau. Elle enveloppait San Michele de son tissu humide et léger et faisait de Murano une espèce d’île fantôme. Ce n’était pas un jour à s’aventurer loin et à aller goûter en pleine lagune le sentiment si particulier qu’on y éprouve, en de pareils crépuscules brumeux, à ne s’y sentir nulle part dans la vie. D’ailleurs, l’heure était avancée ; aussi commandai-je au gondolier de contourner simplement la ville et d’y rentrer par le Canareggio. Il se conforma aussitôt à l’ordre donné et la gondole continua à glisser moelleusement sous l’impulsion régulière de la rame. Je l’écoutais, les yeux à demi fermés ; j’écoutais le pas de l’homme sur le tapis de poupe, les bruits divers de l’eau et du bois avec une attention rassurée. Cela faisait une distraction à l’indéfinissable malaise que je ressentais de nouveau, à cette espèce d’anxiété sans raison qui eût facilement ressemblé à de la peur. Et cependant il n’y avait rien qui pût motiver cette absurde sensation. Néanmoins, à mesure que nous voguions sur cette onde immobile, mon inquiétude intérieure augmentait. En vain, par diversion, j’essayais de penser à des choses précises : aux meubles choisis chez Zotarelli, à certains détails d’ornementation du palais Altinengo, même à ce que je mangerais à dîner. Malgré tout, la même impression continuait à m’étreindre jusqu’à la souffrance. Cela fut si fort que j’en vins à interpeller le gondolier pour tâcher de rompre l’angoisse qui m’oppressait, et, brusquement, je me retournai vers lui. A mon geste, il crut sans doute que je lui demandais où nous étions, car, désignant une bâtisse carrée qui se dressait dans la brume au point le plus avancé de Venise dans la lagune, il me cria en se penchant sur sa rame :

- C’est la Casa degli Spiriti, signore.

Nous nous trouvions, en effet, devant la Casa degli Spiriti. Elle n’avait guère changé depuis l’époque où je l’avais vue pour la dernière fois, avant que lord Sperling l’achetât pour y installer sans doute loin des indiscrets son laboratoire de recherches psychiques, car Sperling était un adepte des sciences occultes… Déjà, quand je l’avais connu, il se montrait très préoccupé de ces questions. Malgré sa nouvelle destination et son nouveau propriétaire, la Casa présentait toujours à peu près le même aspect. L’extérieur n’en avait pas été modifié ; la façade était toujours badigeonnée du même crépi jaune. Lord Sperling s’était borné à rétablir certaines fenêtres jadis bouchées, à réparer certains balcons démantelés et à faire reconstruire les hautes cheminées en hotte et à turban si caractéristiques des demeures vénitiennes, mais c’était à l’intérieur qu’il avait dû surtout opérer les restaurations dont parlait Prentinaglia. Il était possible que la Casa - un ancien palais Salvizzi - eût conservé des décorations dont lord Sperling pouvait fort bien avoir su tirer parti. Il ne manquait ni de goût, ni de curiosité et, du temps que je le fréquentais et où nous nous retrouvions avec Hohenberg et Prentinaglia sous le Chinois du Florian, je l’avais vu acheter force meubles anciens en vue d’une installation future à Venise. A cette époque, il vivait à l’hôtel, laissant ses acquisitions en dépôt chez les marchands. Il les en avait sans doute extraites pour en orner les salles de la Casa dont le jardin, qui donnait sur la lagune, par une terrasse jadis à l’abandon, montrait à présent des arbres soigneusement taillés et des buissons de roses qui, débordant la balustrade, pendaient presque jusque sur l’eau.

En dépit de cette terrasse fleurie, la Casa degli Spiriti n’en conservait pas moins un aspect assez peu avenant, auquel la brume donnait un caractère de mystérieuse singularité… Certes, lord Sperling avait trouvé là un lieu fort propice à ses travaux. Personne ne l’y devait venir déranger dans ses incantations et ses expériences. Le fait que Sperling eût été disciple de William Crookes ne laissait pas de doute sur leur nature. Déjà, comme je l’ai dit, dès l’époque du Chinois, Sperling était enclin à ces curiosités de l’au-delà. Souvent je l’avais entendu relater les surprenants résultats atteints par le savant anglais. Phénomènes étranges : lévitation, transport d’objets, apport de fleurs mystérieuses, matérialisations qu’enregistrait la plaque photographique. Après en avoir étudié la théorie, Sperling avait dû vouloir passer à la pratique. De là, l’achat de la Casa degli Spiriti, dont le surnom populaire lui paraissait sans doute de bon augure. Tous ces « miracles » que Crookes obtenait par des médiums appropriés, Sperling les devait chercher par les mêmes moyens. A ce point de vue, Venise ne devait pas manquer de ressources et je me demandais si cette signora Verana que Zotarelli m’avait dit avoir été au service de Sperling, n’avait pas joué un rôle dans les expériences psychiques dudit Sperling et si, après tout, l’insolite disparition du petit buste du Musée civique n’était pas sans corrélation avec les jeux fantasmagoriques dont le superstitieux Prentinaglia m’avait signalé l’existence, lors de notre rencontre au café Florian. Quoiqu’il en fût, tout cela m’importait assez peu : l’essentiel n’était-il pas que Prentinaglia m’eût indiqué le palais Altinengo et que la signora Verana s’acquittât ponctuellement des soins qu’elle s’était engagée à me donner ? Quant au charmant buste du Musée civique, qu’il eût disparu de sa vitrine, du fait de quelque voleur ou par l’artifice de quelque sorcier, cela ne me regardait pas ! Le fin seigneur vénitien qu’il représentait était de force à se tirer de l’un ou l’autre de ces mauvais pas. Il avait dû avoir de son vivant maintes aventures, et celle-là n’était pas pour déplaire à son ombre ironique et souriante.

Comme je réfléchissais à ces choses, la gondole atteignait l’entrée du Canareggio. Derrière nous, la lagune étendait ses eaux brumeuses et crépusculaires d’où montait une odeur à la fois saline et limoneuse. Devant nous, les premières lumières s’allumaient aux lanternes et aux façades des vieux palais des deux rives, si pittoresques en leur décrépitude populeuse et vivante. Au silence des ondes mortes succédait la rumeur grouillante d’un quartier animé. Nous croisions de lourdes barques ou de rapides « sandolo ». Peu à peu, à chaque coup de rame, nous rentrions dans la vie et j’en éprouvais un indéniable soulagement, si bien que, lorsque nous arrivâmes au Rialto, je fis signe au gondolier d’accoster. Je voulais rentrer à pied à l’hôtel, après avoir acheté dans une des boutiques du Pont les deux châles vénitiens que je me proposais d’offrir aux deux vieilles, qui, sous les ordres de la signora Verana, avaient contribué au nettoyage de mon mezzanino du palais Altinengo, dont j’allais, enfin, bientôt prendre possession.


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Ce fut le lendemain de cette promenade en lagune qu’arrivèrent au Palais Altinengo les meubles envoyés par Zotarelli. J’étais allé d’avance au palais pour les recevoir et pour examiner mieux comment je les disposerais ; et, cela fait, je m’étais accoudé à la fenêtre pour attendre leur venue. Il faisait, ce jour-là, un temps très clair et très doux et il ne restait plus rien au ciel de la brume de la veille. Je ne me ressentais plus du malaise que j’avais éprouvé. D’ailleurs, ne fallait-il pas m’habituer à ces alternatives de dépression profonde et de santé relative ? Je ne devais pas oublier que j’étais encore, sinon un malade, du moins un convalescent à qui manquait, pour s’aider à guérir, ce violent désir de vivre qui succède aux graves crises du corps et qui est d’un si puissant secours en semblables cas. Tout ce que je pouvais donc espérer de Venise était une sorte d’acceptation de l’existence, une sorte d’acquiescement à sa monotone mélancolie. Pour arriver à cet état d’apaisement sans joie et de calme sans bonheur, le vieux palais Altinengo allait me prêter son silence et sa solitude. Tout de suite, j’avais senti qu’il me serait hospitalier et qu’il m’était en quelque sorte destiné par l’attrait immédiat qu’il avait exercé sur moi. Peut-être même, un jour, si cet attrait se changeait en un attachement durable, verrais-je à m’y installer définitivement, mais, pour le moment, il ne s’agissait encore que d’un campement improvisé.

Vers les deux heures, je vis approcher la grosse barque portant les meubles que me cédait Zotarelli. Pansue et lourde, elle accosta à l’escalier des Fondamenta. Zotarelli m’envoyait deux hommes pour procéder au débarquement. L’un d’eux me tendit une lettre où l’antiquaire s’excusait de ne pas venir en personne. Il me souhaitait un heureux séjour en mon nouveau logis, mais ce souhait ne me semblait pas formulé sans une certaine ironie. Décidément le brave Zotarelli « avait quelque chose », comme on dit, contre le palais Altinengo. Je pliai son billet et m’occupait de donner mes ordres aux déchargeurs. Je dois reconnaître qu’ils mirent à s’acquitter de leur travail une promptitude qui n’est pas dans les habitudes vénitiennes. Ils semblaient avoir hâte de terminer leur tâche, et, tout en plaçant les meubles aux endroits que je leur indiquais, ils jetaient à droite et à gauche des regards furtifs. Leur besogne achevée et leurs pourboires empochés, ils dégringolèrent l’escalier et regagnèrent leur barque que j’entendis bientôt s’éloigner sur l’eau du canal, à grands coups de rames.

Voici comment j’avais tiré parti des trois pièces habitables du mezzanino. Dans la chambre à cheminée de marbre vert j’avais installé ma toilette, dans celle aux médaillons mythologiques mon lit, dissimulé derrière un haut paravent à dix feuilles, tendu d’un de ces vieux papiers vénitiens qui ont, en leur usure, comme un charme d’étoffe ancienne. Une grande armoire, une table, quelques fauteuils complétaient l’ameublement en compagnie d’une commode ventrue, peinte de fleurs et de fruits, qui s’accordait bien avec les mosaïques du pavimento. Pour le salon des stucs, où il importait avant tout de ne rien admettre qui masquât le décor des murs, j’avais choisi chez Zotarelli une de ces grandes tables de laque comme on en fit beaucoup à Venise, au XVIIIe siècle. Sur un fond jaune se dessinaient en noir et or des Chinois et des pagodes. Un canapé et quatre fauteuils d’un rococo confortable constituaient les sièges. C’était tout. Pour luminaire, quatre grands candélabres en Bassano et des appliques en verre fumé de Murano, que j’avais placées au-dessous de chacun des petits panneaux de stuc et de faïence qui accompagnaient ceux de plus grandes dimensions, dont la beauté bizarre et charmante faisait le principal ornement de ce lieu étrange, où une Chine de Carnaval se mêlait à la Venise du temps des masques… Quant à la cheminée, elle se suffisait à elle-même avec son marbre jaune et ses miroirs parmi leurs dorures enrocaillées.

La signora Verana avait assisté silencieuse à mon emménagement. Je lui avait payé en arrivant le premier quartier de ma location et, son zèle s’en étant sans doute augmenté, elle me proposa de m’aider à ranger dans l’armoire et la commode le contenu de mes malles. Pendant qu’elle s’y employait, je la considérai plus attentivement que je n’avais fait jusqu’à présent. Evidemment, la signora Verana était une assez bizarre créature avec son corps trapu, sa face jaune et carrée et ses yeux enfoncés, dont le regard, quand il se fixait sur vous, était si aigu qu’il semblait vous traverser comme si vous eussiez été inexistant et que vous n’eussiez opposé aucune résistance à son acuité. Oui, la signora Verana était une singulière personne. On distinguait en elle des traces d’une condition supérieure à celle où elle paraissait se trouver aujourd’hui. Par quelles aventures avait-elle passé, pour en arriver à louer à un étranger quelques chambres délabrées d’un vieux palais branlant et pour accepter auprès de ce locataire un rôle ancillaire ? Il est vrai qu’elle le tenait déjà auprès de lord Sperling, comme me l’avait appris Zotarelli. Je fus sur le point de l’interroger à ce sujet, mais je me ravisai. Le principal agrément de la signora Verana était sa taciturnité. Et il y a des taciturnes qui, si l’on s’y prête, deviennent facilement les pires bavards. Or, la signora par sa fonction allait être mêlée à ma vie quotidienne. Aussi son silence m’était trop précieux pour que je fisse quoi que ce fût qui lui servît de prétexte à s’en départir. Je m’abstins donc et jurai de m’interdire toute question. Je me bornai à convenir encore une fois avec la signora Verana des services qu’elle s’engageait à me rendre. Elle devait veiller à l’entretien de mon appartement et de mon linge et me fournir le chocolat du matin. Pour mes repas, je comptais les prendre au restaurant. Une petite trattoria que je connaissais dans le voisinage m’éviterait d’aller jusqu’à la Piazza quand la course me paraîtrait trop longue. Au cas même où je ne voudrais pas sortir de chez moi, la signora Verana me préparerait le nécessaire : des oeufs, des pâtes et un verre de chianti. Tout cela ainsi définitivement réglé, la signora Verana m’indiqua où se trouvait la provision de bougies, puis, après en avoir garni les candélabres et les appliques, elle jeta un dernier regard autour d’elle et prit congé.

J’étais seul maintenant dans mon nouveau logis, et ce moment désiré me fut agréable. L’attrait qui m’avait attiré vers ce vieux palais Altinengo persistait, malgré les mines désapprobatrices et les réticences de Zotarelli. Néanmoins, je ne me faisais pas d’illusions sur les inconvénients d’une pareille demeure. Je savais très bien qu’elle serait incommode, inconfortable, surtout à mesure que la saison s’avancerait. Les palais vénitiens se chauffent difficilement et celui que j’allais habiter me promettait quelques belles onglées. Les fenêtres joignaient mal et les vieilles portes en bois ronceux laisseraient passer bien des vents coulis. De plus, l’extrême vétusté de la bâtisse me menaçait d’une humidité dont rien ne pourrait me garantir, mais à laquelle je me résignais d’avance. J’envisageais même la descente de mon mezzanino dans le canal. Les pilotis devaient être en bien mauvais état et certains fléchissements du pavimento, certains renflements des murs, certaines lézardes des plafonds étaient des signes avertisseurs ; mais j’avais confiance, malgré tout, dans la vigilance de la municipalité vénitienne. Venise est la ville du monde où l’on voit le plus de maisons penchées, déjetées, moribondes et qui semblent ne tenir debout que par un miracle d’équilibre. Ce miracle, le palais Altinengo le réalisait depuis longtemps sans doute et le réaliserait sans doute longtemps encore, sous la surveillance d’une édilité discrète, mais avisée. Et puis, qu’importait après tout ! Ce risque me laissait assez indifférent. Qu’était-il pour quelqu’un qui faisait peu de cas de la vie et qui ne lui demandait, en somme, que le repos et l’oubli !

A ce point de vue, ne trouvais-je pas dans le palais Altinengo le lieu qui convenait à mon désir de solitude et de silence ? Isolement, tranquillité, n’était-ce pas ce que j’étais venu chercher à Venise ? Certes, j’avais bien promis à mes docteurs d’observer certains préceptes d’hygiène, de mêler à mon repos un peu d’exercice, mais je sentais déjà que j’aurais de la peine à me conformer à leurs prescriptions. Ces pénibles et sournois malaises, éprouvés à plusieurs reprises depuis mon arrivée, ne me disposaient guère au mouvement et à la promenade, tandis que tout, dans ce décor qui allait m’entourer, m’inclinerait à une existence sédentaire et aux rêveries indistinctes où les heures passent sans trop vous faire sentir le poids de leurs lourdes ailes, chargées de regrets et de souvenirs.

Et j’imaginais, non sans plaisir, de lentes journées et de lentes soirées dans le salon de stuc aux arabesques ingénieuses et aux chinoiseries chimériques, où les grands feux d’automne et la lumière des bougies illumineraient de leurs reflets tremblants les figures et les pagodes des panneaux de faïence, éclairaient les volutes des moulures et les anfractuosités des rocailles et feraient briller doucement les énigmatiques fragments de nacre qu’une fantaisie inexplicable avait incrustés dans la mosaïque du pavimento.

Ce fut dans ces réflexions que j’attendis l’heure des bougies. J’étais curieux de juger l’effet que produirait leur clarté sur les faïences et les stucs, et j’avoue que mon attente fut dépassée. Aux lumières, le salon des stucs était encore plus admirable. Il s’emplissait d’une sorte d’atmosphère dorée d’une incomparable douceur. Chaque figure, chaque ornement, chaque volute, chaque rocaille semblait participer à cette diffusion lumineuse. Seule la grande glace, debout en son encadrement de marbre jaune, y opposait sa surface métallisée, froide et étrangement réfractaire… Elle se dressait comme un portique ouvert sur un autre monde et, dans un songe réel, on y apercevait, en une perspective inverse, ce même salon de stuc, avec ses mêmes arabesques et ses mêmes figurines, mais situé dans un lointain séculaire, dans un recul inaccessible et mystérieusement nocturne.

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La première quinzaine de mon séjour au palais Altinengo se passa sans aucun incident notable. Le matin, la signora Verana m’apportait mon déjeuner. Il se composait d’un chocolat savamment cuit, de tartines largement beurrées et de quelques grappes de ce raisin noir que l’on appelle « Fragola », parce qu’il a un goût de fraise assez prononcé. Quant à mes repas du matin et du soir, je les prenais dans un des nombreux restaurants de Venise. Je fréquentais tour à tour le « Vapore », le « Cappello Nero », la « Città di Firenze », l’« Anticho Cavaletto » et même la « Bella Venezia », dont j’aimais la salle sombre, boisée à mi-hauteur des murs et qui sentait le vin et la saumure. Au Florian j’allais assez régulièrement boire une tasse de café noir et m’asseoir « sous le Chinois ». Mais qu’était-il, le chinois, auprès des magnifiques mandarins et des fines princesses qui ornaient les panneaux de faïence de mon salon aux stucs dorés ?

Bien que le temps fût beau, je ne me sentais que peu de goût pour la promenade. Les troubles dont j’avais souffert à mon arrivée ne s’étaient pas renouvelés et laissaient place à une fatigue vague, à une sorte de rêverie de l’organisme, inquiète par moments, mais d’ordinaire assez douce. Cet état avait sa correspondance au moral. Mes anciens chagrins habitaient toujours mes pensées, mais ils me tourmentaient plus sourdement, soit que déjà le temps les atténuât, soit qu’ils fussent comme dépaysés par le changement de lieu, soit encore que l’épuisement physique et spirituel où ils m’avaient mis m’enlevât la force de les nourrir. Il me semblait que mon ancienne vie se détachait peu à peu de moi. Je me sentais devenir comme étranger à moi-même et il m’arrivait, durant les longues journées que je passais dans le salon des stucs, de presque oublier les circonstances personnelles qui m’y avaient amené.

Cette existence monotone et solitaire me suffisait et il ne me venait aucune envie de la varier, ni aucun besoin de société. Une ou deux courtes visites chez Zotarelli, en vue de compléter mon mobilier, quelques propos échangés avec la signora Verana constituèrent, durant cette quinzaine, tous mes rapports avec les humains. Quant à mon ami Prentinaglia, je n’eusse guère pensé à lui, si la curieuse histoire qu’il m’avait contée au Florian ne me fût plus d’une fois revenue à l’esprit.

Plus d’une fois ! C’est souvent qu’il faudrait dire, mais cette persistance avec laquelle se présentait à ma mémoire l’aventure du buste disparu, je la jugeais toute naturelle. Mon existence actuelle, dénuée de tout événement, se prêtait par là même aux méditations sur un même sujet et j’acceptais très volontiers celui-là, qui donnait à ma rêverie un aliment inoffensif. Aussi ne faisais-je rien pour limiter la place que cette histoire « prentinagliesque » prenait dans mon imagination. Peut-être, cependant, si j’y eusse réfléchi plus attentivement, me serais-je étonné de l’intérêt qui s’attachait pour moi à cet escamotage auquel le brave Prentinaglia, je ne sais pourquoi, s’était plu à donner un caractère de fantasmagorie. Et encore le fait se fût expliqué facilement. Le soir où Prentinaglia, au Florian, m’avait narré la prétendue mystérieuse disparition du buste du Musée civique, j’étais dans un état de sensibilité assez particulier. La fatigue du voyage, l’impression bizarre que j’avais éprouvée à revoir Venise, la sensation de malaise et d’anxiété ressentie à ce premier contact me disposaient à ce que les paroles de Prentinaglia s’incrustassent dans ma mémoire, et y demeurassent plus vivement et plus profondément inscrites qu’elles ne le méritaient. De plus, le tour de son récit avait contribué à ce qu’il s’imposât à mon souvenir. D’ailleurs, quel qu’eût été le but de Prentinaglia en agissant ainsi, - goût du mystère ou plaisir de la mystification, - je dois avouer qu’il avait assez bien réussi à ses fins. Depuis mon installation au palais Altinengo, l’aventure du buste vagabond était devenue l’occasion, de plus en plus fréquente, de mes rêvasseries durant les heures que je passais dans le salon des stucs, assis dans un des fauteuils rococo, le coude appuyé sur la table de laque et le regard errant des arabesques du mur au haut miroir, qui, en son encadrement de marbre jaune, reflétait, en un si étrange lointain, le décor fastueux et mélancolique où survivait la grâce de la vieille Venise de jadis et de ses intimes fantaisies.

Dans les premiers temps où cette singulière occupation s’introduisit dans mes pensées, les détails de la disparition du buste en furent surtout l’objet. J’imaginais les différentes hypothèses plausibles qui expliquaient comment le « coup » avait pu être fait ; j’en échafaudais qui n’eussent pas été indignes de nos meilleurs romans policiers ; mais j’en excluais soigneusement tout fantastique, car, comme je l’ai dit, j’étais peu enclin à admettre ces interventions surnaturelles, auxquelles l’excellent Prentinaglia m’avait laissé entendre que l’événement en question n’était pas étranger. Je ne donnais nullement dans ces billevesées et je préférais supputer par quelles ruses un astucieux voleur avait pu s’approprier ce charmant objet d’art, qui m’avait toujours séduit par la qualité de sa facture et par la physionomie si vivante et si originale du personnage qu’il représentait. Or, ce fut ce personnage qui peu à peu, arriva à se substituer aux aventures survenues à son effigie. Qu’avait-il pu bien être, ce Vénitien anonyme ? Comment avait-il vécu ? Ces questions, je me les posais déjà  lorsque je contemplais dans la vitrine du Musée la figure narquoise, voluptueuse et fine de l’inconnu, mais, depuis quelque temps, je me les répétais avec une persistance plus marquée et une curiosité plus passionnée, et, à mesure que je m’adressais plus souvent à moi-même ces interrogations, il se produisait en moi un phénomène assez bizarre et que je vais tâcher de faire comprendre.

Lorsque, au Florian, mon ami Tiberio Prentinaglia m’avait parlé de la disparition du buste, l’image s’en était dessinée à mes yeux avec beaucoup de netteté et de précision. Je revoyais sa figure ironique et spirituelle, la forme de son nez et de sa bouche, de tout son visage, l’expression de son regard, mais la représentation que je m’en faisais ne dépassait pas celle que peut normalement se former d’un objet, considéré jadis à maintes reprises, avec attention et intérêt, quelqu’un qui est doué d’une bonne mémoire visuelle. Pour dire vrai, il y avait, dans vingt musées, vingt personnages peints ou sculptés aussi familiers à mon souvenir que ce gentilhomme vénitien dont la mystérieuse escapade me rappelait les traits.

Mais, à présent, je devais constater qu’il n’en était plus ainsi et que l’image primitive de l’inconnu du Musée civique subissait de curieuses déformations.

Le terme de déformation n’est, d’ailleurs, pas exact et exprime mal ce que je vais dire : l’image ne s’était pas « déformée », mais plutôt « reformée » et celle qui m’apparaissait maintenant atteignait une telle précision, qu’il était douteux que le buste lui-même eût été poussé par le modeleur à un pareil point de réalité. Le visage de l’inconnu se montrait à moi distinct dans une surprenante vérité et je le voyais, ce qui était plus bizarre encore, comme si je l’eusse regardé à l’aide d’un verre grossissant qui l’eût porté à sa dimension naturelle.

Ce premier phénomène n’était pas le seul, du reste, que j’eusse à remarquer. A celui-là s’en joignait un autre non moins déconcertant : que le buste, en son grossissement, se complétât de certaines parties de son corps ! Tantôt, il se continuait par les bras, se montrait jusqu’à la taille et même au-dessous. Parfois même il reposait sur ses jambes. Ce phénomène demeurait intermittent, mais se produisait assez souvent. J’avais devant moi, non plus seulement un buste, mais le personnage presque entier.

Je dis presque entier, parce que, par un caprice que je ne m’expliquais pas, il ne m’apparaissait jamais en son intégrité. Jamais il ne s’en formait à ma vue un aspect total, mais, par contre, les parties que j’en distinguais étaient toujours d’une remarquable netteté, tout en demeurant fragmentaires. Mon inconnu se montrait-il à moi en pied, l’un des bras ou les deux manquaient. Quelquefois, un seul bras ou une seule jambe était visible. Ces particularités, qui eussent dû me sembler étranges, m’étonnaient médiocrement, tant je m’étais habitué à ces jeux visuels. Ils eussent dû cependant me faire réfléchir et m’indiquer que ces phénomènes relevaient d’une sensibilité anormale et d’un état nerveux plutôt défavorable. Si j’avais raisonné ainsi, j’en aurais conclu que l’existence que je menais au palais Altinengo n’était pas celle qui me convenait et que je ferais bien de me conformer plus exactement aux conseils de mes médecins. Il eût été nécessaire, selon leur recommandation, de joindre au repos prescrit un exercice modéré et de ne pas laisser, ainsi que je le faisais, mes heures inactives s’écouler en vagues rêveries. Mais j’avais pris goût à ce genre d’existence et je sortais de moins en moins de ce salon des stucs, où le hasard avait fourni à mon imagination un compagnon dont la présence animait ma solitude.

Ce fut donc avec ennui qu’un jour, vers la fin de l’après-midi, et comme la lumière commençait à décroître, je m’aperçus que la signora Verana avait oublié de renouveler les bougies du salon et que, pour comble de contretemps, la provision qu’elle en tenait toujours prête était complètement épuisée. Je n’avais, ainsi que je l’ai dit, aucun moyen de communiquer de mon appartement avec le logement que la Verana occupait à l’un des étages supérieurs du palais. Aucune sonnette ne me reliait à elle et puis il était fort possible qu’elle ne fût pas au logis. Souvent, à des heures très diverses, en me mettant à la fenêtre, je la voyais sortir ou rentrer, enveloppée d’un long manteau et coiffée d’un invraisemblable chapeau. En cet accoutrement, portant au bras une sorte de cabas, la tête baissée, le dos rond, rasant les murs, elle ressemblait à quelque tireuse de cartes ou à quelque manucure allant en consultation. Il se pouvait donc fort bien qu’aujourd’hui ma gouvernante fût absente pour quelque course ou pour quelque visite, car elle devait avoir ses relations, et le silence habituel qu’elle gardait en ma présence devait se dédommager ailleurs par ces intarissables palabres qui sont la distraction des vieilles Vénitiennes et les tiennent arrêtées parfois au coin d’un campo, à l’angle d’une calle, sur un pont, en colloques animés et mystérieux que n’interrompent ni le coude du promeneur, ni la bousculade du passant.

En cette occurrence, il ne me restait donc qu’un parti à prendre, le plus simple : d’aller moi-même acheter du luminaire à l’épicerie la plus proche. Cette épicerie, d’ailleurs, se trouvait à peu de distance, en face de l’église de San Pantaleone. Je passai donc dans ma chambre prendre mon chapeau et mon pardessus, car il commençait à faire frais en ces journées de fin d’octobre et, l’avant-veille, j’avais recommandé à la signora Verana de me pourvoir de quelques bûches et de les placer dans une des chambres inhabitées du palais. Or, voyant la négligence de la signora Verana à l’endroit des bougies, il me vint à l’esprit qu’elle pouvait fort bien ne pas avoir mieux exécuté mes ordres au sujet du bois, et je résolus de m’en assurer sur-le-champ ; aussi, du vestibule, je me dirigeai vers la partie du mezzanino où j’avais prescrit à la dame de faire entasser les rondins destinés au chauffage des pièces où je logeais.

Je n’étais pas revenu dans cette partie du palais depuis le jour où j’y étais entré, à la suite de la signora Verana et où j’étais devenu son locataire. L’état d’abandon, de vétusté, de délabrement de ces salles désertes me frappa encore plus que la première fois. Les plafonds gondolaient d’une façon inquiétante, les boiseries tombaient en poussière, le plâtre humide se soulevait par plaques, les mosaïques du pavimento se désagrégeaient. L’air était imprégné d’une odeur de salpêtre et de moisissure et la lumière pénétrait bizarrement par les fentes des volets disjoints. A certaines fenêtres, ils manquaient même complètement ou ne consistaient plus qu’en quelques planches à demi pourries, ce qui donnait une clarté suffisante à mon investigation. De pièce en pièce, j’arrivai ainsi à celle qui ouvrait sur le jardin, sans découvrir nulle part ce que je cherchais. « J’en serai quitte, pensai-je, pour semoncer la signora Verana » et je me préparais à regagner le vestibule quand, je ne sais pourquoi, mon attention fut attirée par une porte entre-bâillée. Peut-être était-ce là que la Verana avait établi son bûcher.

C’était une sorte de réduit extrêmement bas de plafond et de dimension fort exiguë. Une étroite fenêtre, aux vitres poussiéreuses, l’éclairait faiblement, assez pourtant pour permettre de distinguer sur le mur des restes de boiseries. Sur l’un des panneaux les moulures formaient deux cadres juxtaposés, et dans l’un de ces cadres subsistait une peinture qui avait dû être un portrait, mais tellement écaillée qu’il était impossible d’y rien discerner que quelques taches de couleur. De l’autre cadre, la toile qu’il avait contenue, détachée par le haut, pendait lamentablement à l’envers. Elle ne devait guère être en meilleur état que sa voisine. D’ailleurs il m’était facile de m’en assurer.

Certes, cette seconde peinture avait également souffert et une grande déchirure la séparait presque en deux, mais le personnage qu’elle représentait semblait devoir être assez distinct. En tout cas, une inscription assez bien conservée allait m’apprendre son nom. Approchant mes yeux de la toile, j’y lus en effet ces mots : Vincente Altinengo, nobile Veneziano MDCCLXII.

Assurément c’était là le portrait d’un des anciens possesseurs du palais, celui sans doute qui en avait aménagé le somptueux et coquet mezzanino et qui en avait fait exécuter l’étonnant décor de stucs et de faïence. La date indiquée concordait avec le style de la décoration que j’admirais chaque jour. J’étais donc en présence de mon prédécesseur en ces lieux ornés par lui avec tant de luxe et de goût, et je sentis une vive curiosité de l’aspect qu’avait bien pu avoir, de son vivant, ce gentilhomme vénitien qui avait préparé à ma solitude la mélancolique et mystérieuse retraite où j’étais venu chercher le silence de mon coeur et l’oubli de la vie.

J’avais tiré mon mouchoir de ma poche et j’époussetai l’épaisse couche de poussière qui couvrait la toile. Cela fait, je la replaçai dans son cadre, au moyen d’un vieux clou que je trouvai dans la boiserie à portée de ma main, puis je reculai de quelques pas, mais à peine avais-je levé les yeux vers la peinture que je poussai une exclamation de surprise. Ce personnage que j’avais là, devant moi, mais je le connaissais de longue date ! Je connaissais ce visage étroit et maigre, au long nez, au regard ironique, au sourire ardent et désabusé. Je connaissais cette expression de finesse ; je connaissais sur ce front les pointes de cette perruque poudrée. Aucun doute n’était possible. Oui, Vincente Altinengo et l’Inconnu que représentait le petit buste du Musée civique ne faisaient qu’un. La ressemblance entre le portrait peint et l’effigie modelée était frappante et un singulier hasard me permettait de les identifier l’un à l’autre. L’Inconnu du Musée était l’Altinengo du vieux cadre. Mais pourquoi était-ce à moi qu’avait été réservée cette curieuse révélation dont l’étonnement me tenait adossé au mur, immobile et les yeux fixés sur ces yeux qui me considéraient du fond du passé, d’un regard à la fois lointain et proche, d’un regard presque vivant.

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Ma première idée fut d’aller faire part de ma découverte au signore Talventi, directeur du Musée civique. Le hasard, en effet, me mettait en possession d’un intéressant renseignement d’iconographie vénitienne, mais je savais par Prentinaglia le bon Talventi fort affecté de la disparition mystérieuse du petit buste. A quoi bon lui en renouveler le regret en lui apprenant que le pensionnaire qui lui avait si irrévérencieusement faussé compagnie se nommait dans le siècle Vincente Altinengo ? Cette raison ne fut pas la seule qui m’empêcha de mettre à exécution mon projet et qui me retint aussi d’écrire à Prentinaglia la curieuse coïncidence qui me faisait connaître le nom du vagabond de la vitrine de la salle IV.  Le véritable motif de cette double abstention fut que, durant les jours qui suivirent l’événement que je viens de rapporter, ma santé subit une de ces dépressions comme j’en ai déjà relaté plusieurs. Je retombai dans cet état d’anxiété dont j’avais déjà souffert et que j’ai déjà essayé d’analyser. Cependant, je ne présentais aucun symptôme de maladie.

Mon appétit était normal ; mon sommeil, sans être bon, suffisant. Rien d’autre que cette persistante impression d’une angoisse indéfinie.

Je dois ajouter que cette angoisse était sans rapport avec mes peines antérieures. L’amer chagrin s’en était comme éteint en moi avec la grande crise physique que j’avais traversée avant de venir à Venise. Je savais maintenant ma vie sentimentale brisée et que rien n’en réparerait jamais le désastre, et j’acceptais cette destinée sans révolte, puisque, malgré ma douleur et mon désespoir, je n’avais pas eu le courage de mettre fin à mon tourment. Ce n’était donc pas quelque souvenir plus aigu de ce passé qui causait cette recrudescence de nervosité actuelle.

Aussi me parut-il naturel de l’attribuer au changement de saison. Sauf quelques brumes et quelques pluies, ce mois d’octobre avait été assez beau, mais, depuis plusieurs jours, la température se refroidissait sensiblement. C’était même cette circonstance qui, m’ayant fait commander à la signora Verana un achat de bois, avait été la cause de ma découverte. Les appartements du palais Altinengo auraient grand besoin d’être chauffés par de vigoureuses flambées. La grande cheminée du salon des stucs devait s’y prêter admirablement. Je me résolus d’en faire l’essai.

Les verriers de Murano se servent, pour alimenter leurs fournaises, de longues et fortes bûches qui viennent de l’Alpe voisine. La dimension de la haute cheminée de marbre jaune en permettait l’usage. Elles y brûlaient en flammes pétillantes et en braises précieuses comme des pierreries. Ce luxe du feu s’alliait merveilleusement avec le luxe doré des stucs, des faïences et des rocailles, et il s’en répandait par toute l’atmosphère une sorte de tiède bien-être que j’appréciai fort, dans l’était presque maladif où je me trouvais.

Cet état et l’attrait qu’eurent pour moi les premières flambées d’automne contribuèrent à me retenir au logis plus encore que de coutume. Si j’allais au restaurant pour y déjeuner, je ne me résignais pas à y retourner, le soir, à l’heure du dîner. Je préférais tirer de l’armoire quelques-unes des menues provisions que j’y faisais placer par la signora Verana et j’improvisais sur un coin de table un léger repas. De cette façon, je ne sortis plus qu’une fois par jour du palais Altinengo, et souvent cette sortie ne me conduisait même pas jusqu’à la Piazza. Je me contentais de gagner une petite trattoria voisine, ce qui abrégeait mon absence et me ramenait vite au palais.

C’était durant ces trajets, si courts qu’ils fussent, que se manifestaient le plus volontiers les malaises dont j’ai parlé, mais l’anxiété indéfinissable qui en résultait diminuait aussitôt que j’approchais de chez moi. Parfois je regagnais presque en courant le Campo Santa Margharita et les Carmini. Dès que j’apercevais la façade délabrée du palais Altinengo, ses balcons ventrus, ses volets démantibulés, ses fenêtres aux vitres verdies, son portail avec ses deux colonnes surmontées de vases sculptés, ma transe diminuait. Et cependant, rien ne m’appelait au logis. Je n’y devais retrouver ni un sourire ami, ni un visage aimé, ni un pas familier, ni une voix chère, rien de ce qui, d’ordinaire, nous accueille au retour. Aucun souvenir n’habitait les pièces à peine meublées de cette demeure de hasard, devenue l’asile de ma solitude mélancolique. Malgré cela, je me hâtais d’y revenir lorsque l’angoisse me chassait de ces étroites calli vénitiennes que j’avais tant aimées jadis. C’était là que je me réfugiais, le coeur battant et les jambes lourdes.

Ces incidents se répétèrent assez souvent pour que j’en vinsse à ne plus risquer de m’y exposer. Peu à peu, je renonçai aux dîners à la trattoria et, à partir de ce moment, mon existence devint tout à fait sédentaire. Ma toilette du matin achevée, je quittais ma chambre aux médaillons mythologiques et aux guirlandes de mosaïque et je m’enfermais dans le salon des stucs. La signora Verana allumait le feu dans la grande cheminée de marbre jaune. De longues bûches déposées sur le pavimento me fournissaient de quoi l’alimenter pendant la journée et une partie de la nuit, car je prolongeais mes veilles assez tard. Mon temps se passait à une sorte de rêverie indéfinie où j’oubliais le cours des heures. La signora Verana était le seul être qui troublât ma solitude et encore m’apercevais-je à peine de sa présence. Je ne recevais personne au palais Altinengo. Prentinaglia et lord Sperling, toujours absents, prolongeaient sans doute leur voyage en Sicile. Prentinaglia ne m’avait pas une seule fois donné signe de vie. Néanmoins, la sonnette retentissait parfois. Le facteur, de temps à autre, m’apportait quelques lettres de Paris. Je n’avais pu faire autrement que d’envoyer mon adresse à mon médecin, le docteur F… et à deux ou trois amis. L’homme de la poste déposait les lettres dans une corbeille faite pour cet usage et qui pendant au bout d’une corde, de la fenêtre du vestibule dans la petite cour, procédé vénitien dont j’avais adopté l’usage.

D’ailleurs, de cette solitude presque absolue, je m’accommodais fort bien, mais quoique je la dusse à mon existence strictement confinée au palais Altinengo, elle n’eût pas été très différente si ma santé m’eût permis de fréquenter les lieux de Venise « où l’on se rencontre », je veux dire la Piazza et ses cafés, comme aux premières semaines de mon séjour. J’avais toujours évité à Venise de me créer des relations. Mes accointances vénitiennes se bornaient à Prentinaglia, à lord Sperling. Quant aux figures parisiennes, la saison actuelle m’en eût sauvegardé suffisamment. Les Parisiens sont gens de septembre. A la mi-octobre, les plus acharnés sont déjà partis. En novembre, Venise est redevenue vénitienne.

J’eusse certainement profité de cette sécurité si j’avais été en d’autres dispositions d’esprit et de corps. J’aurais joui des calli et des campi, des rii, de la ville et de la lagune en leur charmante et mélancolique beauté, si séduisante à ces fins d’automne. J’en conservais mille précieux souvenirs qu’il m’eût été agréable de renouveler. Je connaissais assez Venise pour savoir qu’elle est inépuisable en jouissances variées. J’en savais les magnificences et les intimités, les aspects célèbres et les coins ignorés, les gloires et les secrets. Mais ces impressions de jadis, je me sentais incapable de les rechercher de nouveau, pour l’instant. Plus tard, peut-être pourrais-je en revenir à une existence moins renfermée.

En attendant, le meilleur parti à prendre n’était-il pas de ne plus quitter le palais Altinengo ?

Pourquoi m’imposer ces sorties inutiles qui se terminaient toujours par une crise d’angoisse infiniment pénible ? Ne valait-il pas mieux passer mes journées au coin de mon feu, à lire ou à rêvasser, dans ce baroque et doux salon des stucs où le silence n’était rompu que par le craquement des bûches ou par ces bruits indéfinissables et imperceptibles qui en sont les mystérieuses confidences et les secrètes insinuations ?

Dès que j’en fus venu à cette décision et que j’eus renoncé à me contraindre, j’en éprouvai un soulagement immédiat. Mes anxiétés se dissipèrent. Délivrées de la sorte d’appréhension qui les troublait, les heures se mirent à passer avec une singulière facilité, si facilement même que j’en vins assez vite à délaisser la lecture. Je n’ouvris plus les quelques volumes familiers apportés de Paris. A peine si je jetais un coup d’oeil sur les lettres que je recevais. Quant aux réponses, elles demeuraient à l’état de vague projet et que je remettais de jour en jour. Je n’avais pas donné plus de suite à l’intention d’écrire à Prentinaglia, pour lui raconter mon intéressante découverte au sujet du buste du Musée civique et son identité curieusement démontrée par la trouvaille de son portrait, dans une des pièces abandonnées du palais Altinengo. L’histoire de la disparition du buste qui m’avait intrigué un moment cessait de m’intéresser. Je n’y songeais plus guère et elle ne donnait plus d’aliment à mon imagination.

A ce propos, je dois même noter une assez curieuse particularité. Au moment où cette histoire me préoccupait, et lorsqu’il m’arrivait de penser avec une certaine intensité à l’inconnu du Musée civique, il se présentait à mon souvenir avec une extrême précision, mais l’image qui s’en formait ne tardait pas à subir, comme je l’ai dit, certaines modifications dont la principale consistait en ce que cette image grandissait à des dimensions presque naturelles et se complétait de certaines parties du personnage sans que, toutefois, je pusse me le représenter en son entier. Or, à présent, ces phénomènes d’illusion visuelle avaient presque complètement cessé et cette cessation, par une coïncidence qui mérite d’être remarquée, datait du jour où le hasard m’avait appris le nom de l’inconnu peint sur cette vieille toile reléguée dans un coin du palais Altinengo. La bizarre rencontre par laquelle j’habitais une partie de son propre palais, au lieu d’augmenter l’intérêt que j’avais jadis et plus récemment porté à ce personnage longtemps pour moi énigmatique, avait dissipé en moi toute curiosité à son égard. Les questions que je m’étais souvent posées à son sujet ne se présentaient plus à mon esprit, depuis que je savais que le gentilhomme du buste était ce Vincente Altinengo dont le portrait achevait de s’écailler sous l’humidité, dans la petite pièce obscure où une négligence de la signora Verana m’avait conduit jusqu’à lui.

Une chose cependant me le rendait sympathique. Je lui savais gré d’avoir fait orner de stucs délicieux et baroques ce salon qui était devenu le décor de ma vie. J’ai déjà dit à quel point, dès l’instant où la signora Verana m’avait introduit dans le mezzanino, cette pièce bizarre et magnifique m’avait séduit par son agencement original, sa couleur et son détail ornemental. Or, cette séduction n’avait cessé de s’accroître. Elle faisait la seule distraction de mon existence sédentaire. Que d’heures passées à examiner avec minutie l’entrelacs des arabesques, les contours des moulures, les dispositions du pavimento ! Je savais exactement les endroits où des fragments de nacre étaient incrustés, parmi les cubes de la mosaïque. Je connaissais tous les jeux de la lumière du jour ou de la clarté des bougies sur les charmants panneaux à figurines dorées. Je savais comment les princesses et les mandarins s’illuminaient selon les heures, leurs miroitements, leurs reflets. J’aurais pu les dessiner de mémoire aussi bien que les sujets du plafond et les rocailles qui, au-dessus de la cheminée, encastraient des petits miroirs en leurs compartiments rococo.

Mais, de toute cette décoration si curieuse et si singulière, un point en était arrivé à m’intéresser particulièrement. J’ai déjà dit que le salon des stucs avait trois portes, toutes d’un beau bois fauve et ronceux, dont deux s’ouvraient sur le vestibule en faisant face aux fenêtres. La troisième, qui donnait accès dans la pièce aux médaillons mythologiques, avait pour vis-à-vis cette haute glace dont j’ai déjà parlé et qui en simulait par symétrie une quatrième, en un même encadrement de marbre. Cette quatrième porte factice se composait donc d’un grand miroir qui constituait par ses dimensions un chef-d’oeuvre de l’industrie vénitienne. Avec le temps, il avait acquis un indéfinissable et admirable aspect d’eau profonde et comme souterraine, et les images qui s’y formaient y prenaient une sorte d’obscurité crépusculaire, quelque chose de lointain et de mystérieux. Les lumières s’y reflétaient comme voilées. Tout y apparaissait grave et distant dans un recul d’un au-delà extraordinaire.

Ces particularités avaient fini par exercer sur moi une véritable fascination. Durant les longues heures de rêvasseries où se consumaient mes journées de solitude, mes regards en revenaient, avec un attrait toujours plus scrutateur, à l’étrange perspective qui s’enfonçait en cet encadrement de marbre et où se reproduisait, avec ma propre personne, tout le décor antique et saugrenu de faïences et de stucs, agencé jadis selon sa fantaisie, en ce vieux palais qui portait encore son nom, par Sa Seigneurie Vincente Altinengo dont un double hasard, que l’on aurait presque pu qualifier de fantastique, m’avait révélé, avec le buste du Musée civique et le portrait du réduit, le visage énigmatique et narquois et le regard vigilant !...

Le soir où se produisit « l’événement », qui fut la première manifestation d’une série de faits au moins étranges, fut un soir comme tous les autres. Pour bien me prouver à moi-même que j’ai la parfaite conscience et le plus précis souvenir de ce qui se passa, j’en donne la date exacte : ce fut donc le 27 novembre que la chose eut lieu.

A cette précision, pour mieux établir encore que je n’avais pas perdu le sens de la réalité, j’ajouterai le détail circonstancié de cette journée. Je la commençai à l’heure ordinaire, c’est-à-dire assez tard dans la matinée. Les allées et venues de la signora Verana dans le salon des stucs me réveillèrent. La Verana profitait de mon sommeil pour mettre en ordre le salon, ouvrir les fenêtres, préparer le feu et déposer sur la table mon premier déjeuner. Cela fait, elle frappait à ma porte et allumait une flambée dans la pièce où je procédais à ma toilette. A ce moment, je me levais, je revêtais un pyjama et j’allais boire ma tasse de chocolat ; pendant ce temps, la Verana faisait ma chambre et apportait l’eau chaude. Je ne l’apercevais plus que vers une heure de l’après-midi, quand elle me descendait mon repas que je desservais moi-même et dont elle emportait les reliefs lorsqu’elle m’apportait à dîner…

Ce jour-là, tout se passa donc comme de coutume. Une fois levé, je pénétrai dans le salon des stucs. Le feu flambait dans la cheminée ; j’y ajoutai une bûche, car il faisait froid malgré la belle journée qui s’annonçait. A travers les vitres, le ciel se montrait clair et bleu. L’air devait être pur, car les cloches des Carmini et des églises voisines tintaient avec une sonorité vive et nette. Je m’amusais à les reconnaître à leurs timbres. Je distinguais celles de San Sebastiano et celles des Frari, celles de l’Arcangelo Rafaele. Les cloches des Carmini, dont le son est un peu fêlé, sonnaient si près que je ne leur donnais plus aucune attention, mais parfois des sonneries plus lointaines parvenaient jusqu’à moi, apportées par le vent et dont je ne pouvais assurer la provenance présumée. L’air de Venise est plein de caprices. Il est veiné de courants aériens comme la cité est innervée de canaux marins.

Le seul incident de cette journée fut, vers deux heures, une dispute de barcaroï. Deux lourdes barques s’étaient heurtées sur le rio de Santa Margherita, - l’une chargée de fruits, l’autre transportant des planches, - de grosses barques trapues et noires avec chacune un ornement rouge peint à la proue. Le choc fut assez rude, et, tout en cherchant à se dégager, les barcaroï s’injuriaient copieusement. On eût pu croire qu’ils en allaient venir aux mains, mais les querelleurs se bornèrent à se couvrir de sonores malédictions auxquelles un gros chien, qui se trouvait dans la barque aux planches, mêlait ses aboiements furieux. En un clin d’oeil, la Fondamenta Foscarini, le Campo dei Carmini et le pont se couvrirent de spectateurs : des enfants, des femmes en châle, des passants. Cependant la dispute s’exaspérait, quand, tout à coup, sans raison, elle prit fin, ou peut-être parce que les deux gaillards avaient épuisé leur vocabulaire d’injures. Quoi qu’il en fût, les barques dégagées reprirent leur route silencieuse. Seul le chien poussa encore quelques jappements. La foule se dispersa et tout redevint tranquille sur le rio désert.

Le calme rétabli ne fut plus troublé jusqu’à la nuit. Durant ces heures, je n’entendis plus que les bruits familiers - glissement de gondoles ou de barques sur le rio, pas sur les dalles des Fondamenta, voix de femmes et d’enfants, cris de marchands ambulants, sifflets et sirènes de navires sur le canal de la Giudecca, auxquels se mêlaient ces mystérieux frémissements des choses qui sont comme les soubresauts et la respiration du silence. Il en fut ainsi jusqu’à l’instant où je me levai de mon fauteuil pour aller allumer aux appliques les bougies qu’y avait renouvelées, comme de coutume, la signora Verana…

J’ai déjà dit que j’attendais chaque jour cet instant avec une certaine impatience. Certes, j’aimais, dans le noble et charmant décor de mes stucs, les jeux de la lumière naturelle, mais j’en préférais les caprices nocturnes. Les scènes chinoises des panneaux de faïence, avec leurs princesses et leurs mandarins, leurs palanquins et leurs pagodes, leurs oiseaux et leurs fleurs, prenaient alors tout leur charme bizarre. Les vieilles dorures s’animaient et toute la pièce s’emplissait d’une atmosphère de luxe mystérieux. Dans la mosaïque du pavage, les fragments de nacre luisaient doucement de phosphorescences marines. Les flammes du foyer s’ajoutaient à celles des bougies, et je suivais leurs mouvements avec une attention et une curiosité qui ne se lassaient jamais.

Cependant, malgré le plaisir que j’éprouvais à cette contemplation, c’était sur la grande porte en glace que se dirigeaient bientôt mes regards. Or, ce soir dont je parle, tout s’était passé comme d’habitude. Dans la cheminée, le feu consumait les bûches ; les bougies brûlaient dans les appliques et le haut miroir reflétait, ainsi que de coutume, en ses profondeurs lointainement et obscurément illuminées, le décor magnifique et baroque de l’étrange salon, plus étrange d’être vu ainsi. Depuis un certain temps, déjà, je goûtais l’attrait de ce spectacle, à peine interrompu par mon bref repas, et après cette diversion j’étais retombé dans ma rêverie habituelle, que je prolongeais d’ordinaire jusqu’à ce que les bougies épuisées me donnassent le signal du repos.

Ce fut l’une d’entre elles qui me tira de l’espèce de somnolence à laquelle je me laissais aller, les yeux ouverts… Sans doute, de moindre taille que les autres, elle avait dû être glissée par mégarde dans le paquet, car son grésillement me fit remarquer qu’elle était presque consumée entièrement et que sa flamme agonisante risquait de faire éclater la rondelle de verre de l’applique. Je me levai donc pour aller l’éteindre.

Elle était justement placée à droite de la fausse porte. Au premier pas que je fis, j’eus l’impression de quelque chose d’insolite. J’avais bien devant moi le salon des stucs reflété. Je voyais les panneaux, les appliques, la cheminée, les meubles, mais je ne m’y voyais pas moi-même. La glace, qui m’offrait en leur lointaine exactitude tous les objets environnants, ne me présentait pas mon image.

La surprise que me causa la constatation de cette absence me tint un instant immobile, puis, de nouveau, je fis un pas. Le salon reflété était toujours vide de moi. Je m’approchai de plus près jusqu’à toucher la glace de ma main. Je n’y voyais ni ma main, ni mon visage, ni mon corps. Le miroir ne tenait pas plus compte de moi que si je fusse devenu une ombre inconsistante, transparente et immatérielle. Seul s’y montrait le brillant et baroque décor dont j’étais le personnage non avenu.

Et cependant, j’étais vivant et bien vivant. Je respirais, je me mouvais. Je ne rêvais pas. C’était bien moi qui étais debout devant cette porte de glace où je m’étais aperçu souvent, parmi les objets qu’elle reproduisait fidèlement en ses lointaines profondeurs. J’étais le même et rien n’avait changé autour de moi. Les bougies brûlaient dans leurs appliques, le feu rougeoyait dans la cheminée. Le palais Altinengo était toujours le palais Altinengo, Venise était toujours Venise. Et pourtant, il me fallait bien reconnaître que j’étais devenu soudain un être exceptionnel et que cette journée, qui m’avait semblé pareille à toutes les autres, marquait mon entrée dans une existence paradoxale, comme si cette porte de miroirs eût été l’emblème de l’arcade magique par où l’on pénètre dans le monde du mystère et de l’inexplicable, au seuil duquel je me trouvais maintenant, sans que rien eût paru m’y prédestiner jamais.

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Je n’étais, en effet, nullement préparé à devenir à mes propres yeux un personnage fantastique. Jamais je n’eusse songé que pareille aventure pût m’advenir. Mon esprit n’est nullement enclin aux curiosités surnaturelles. J’avais toujours vécu d’une vie qui n’avait rien de merveilleux, au double sens du mot… Mes plaisirs, mes chagrins, mes occupations avaient toujours été ceux du commun des hommes, et, tout à coup, je me trouvais transformé en un héros de conte arabe !

Cette transformation aurait dû me causer une profonde impression de surprise. Au lieu de m’en émouvoir, je l’acceptai, au contraire, avec une facilité et avec une indifférence qui eussent été explicables si le phénomène en question avait été un phénomène isolé, car j’aurais pu l’attribuer à un trouble visuel momentané. Mais il n’en fut pas ainsi. Le fait se renouvela en des circonstances trop identiques pour qu’il me fût possible d’en conclure à une illusion occasionnelle.

Le lendemain, en effet, dès que je fus levé, mon premier soin fut d’aller me confronter au miroir qui, la veille, s’était montré si étrangement réfractaire à mon reflet. Docilement, il me le présenta en sa profondeur glauque. Cette expérience faite, je commençai ma journée comme de coutume après avoir demandé à la signora Verana de vouloir bien me procurer une petite glace à main, qu’elle m’apporta dans l’après-midi. Lorsqu’elle fut partie, je continuai à lire et à rêvasser au coin du feu, tout en jetant parfois un regard vers la porte magique. Chaque fois, je m’y aperçus. Cependant le jour baissait et le moment approchait d’allumer les bougies. Sans hâte, je procédai à l’opération. Je fis ainsi le tour du salon, puis je revins vers la porte. En son miroir, elle ne reflétait plus que le salon vide.

Trois soirs de suite, je réitérai l’expérience. Pendant le jour, le grand miroir acceptait mon image, mais, le soir, elle en était exclue. La petite glace à main achetée pour moi par la Verana se comportait différemment. Elle ne refusait jamais de me refléter. Le phénomène n’avait donc pas pour cause un trouble visuel. Il n’en demeurait que plus étrange. Pourquoi, le soir venu et les bougies allumées, le panneau de verre de la fausse porte répétait-il chaque détail de ce qui m’environnait et m’exceptait-il d’y trouver place ? Pourquoi cette exclusion d’une loi physique, exclusion que rien ne motivait sinon une mystérieuse intention dont je ne parvenais pas à deviner la raison ?

Ce ne fut que le quatrième soir que je commençai à me rendre compte de ce qui se passait. Ce quatrième soir donc, au phénomène que j’ai fidèlement rapporté vint s’ajouter un événement plus étrange. Comme les soirs précédents, ayant allumé les bougies, j’étais revenu m’asseoir dans mon fauteuil auprès de la cheminée. J’y demeurai quelque temps, la tête entre mes mains, quand je fus averti, par une sorte de curiosité instinctive, que quelque chose d’intéressant se préparait. Quoi ? je n’aurais pas pu le formuler à moi-même, mais j’en avais l’impression très nette, si nette que mon regard se tourna vers la porte des miroirs, certain que c’était là où se produirait ce que je pressentais d’inattendu.

Je ne me trompais pas, car, au fond du salon des stucs reflété, une forme se distinguait, forme encore incertaine et comme vaporeuse, mais qui n’était pas la mienne, car elle se déplaçait tandis que je demeurais immobile. Cette forme humaine remplaçait mon image absente ; je m’en rendais mieux compte à mesure qu’elle se faisait plus distincte. Peu à peu, elle le devint assez pour que je pusse distinguer le personnage qui m’apparaissait ainsi. Enveloppé d’un long manteau, il portait un tricorne, avec des culottes courtes et une perruque, mais son visage n’était pas visible. Une sorte de brume le couvrait, tandis que le reste du corps se dessinait assez fermement en grisaille. L’homme se tenait debout dans l’attitude de quelqu’un d’indécis. On eût dit un voyageur rentrant chez lui après une absence. Tout à coup, il fit un geste et porta la main à son visage. Je m’aperçus alors que ce que je prenais pour une brume était un de ces masques de carnaval dont usaient les Vénitiens de jadis ; mais sous ce masque, avant qu’il l’eût enlevé, j’avais déjà deviné mon visiteur nocturne. Ne devais-je pas, en effet, m’attendre à sa venue, annoncée par maints indices ? Dès le premier soir de mon arrivée à Venise, quand je m’étais, au Florian, installé « sous le Chinois »  pour écouter les histoires de Prentinaglia, ne rôdait-il pas déjà autour de moi ? N’était-ce pas lui qui avait voulu que je vinsse habiter son propre palais ? N’était-ce pas lui-même qui m’avait révélé son nom ? Ne m’avait-il pas choisi entre tous pour se manifester à moi ? Et tout cela, je le sentais si bien aujourd’hui que je n’en éprouvais aucune surprise. N’était-il pas juste qu’il reprît possession de son salon aux beaux stucs ? Devant lui, je ne pouvais que m’incliner en lui disant : « Salut, Vincente Altinengo, salut ! Soyez le bienvenu en cette demeure qui est la vôtre ! » Et maintenant que, son masque enlevé, je distinguais sa figure, je ne pouvais plus avoir de doute. Vincente Altinengo était bien semblable à ses effigies, à son buste et à son portrait. C’était bien Vincente Altinengo qui était debout devant moi, au fond de ce miroir d’où son image évinçait la mienne. C’était lui dont les pieds posaient sur le pavage de la mosaïque aux fragments de nacre incrustés et qui se tenait là, incolore, impondérable, presque encore immatériel ; et sa présence me semblait si simple, si naturelle que je ne cherchais pas à en comprendre le sens, l’intention et le mystère.

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Vincente Altinengo n’apparaissait pas, chaque soir, de la même façon, dans le miroir de la haute porte. S’il attendait toujours l’heure des bougies, il ne se montrait pas toujours, comme la première fois, enveloppé du tabaro, coiffé du tricorne et le masque au visage. Quelquefois, il était assis, le coude sur la table ; quelquefois il s’adossait à la cheminée ; quelquefois il se tenait près de la fenêtre comme s’il regardait au dehors. Il lui arrivait assez souvent de se promener de long en large, avec l’air de quelqu’un qui réfléchit. Ces diverses attitudes n’étaient pas le seul changement qui se fût produit. Il s’en faisait un autre, plus sensible de soir en soir. Peu à peu, en effet, la consistance de l’apparition se modifiait. Tout d’abord l’ombre de Vincente Altinengo semblait, comme je l’ai dit, en quelque sorte immatérielle, impondérable et, de plus, elle était incolore en sa grisaille vaporeuse, mais bientôt il me sembla qu’elle prenait du poids et que sa substance se solidifiait. En même temps, elle se colorait de teintes de plus en plus réelles, faibles encore, mais déjà distinctes entre elles. Vincente Altinengo, à mesure que cette transformation s’opérait, perdait son air d’illusion. Au bout d’un certain temps, je distinguai la nuance des vêtements, la qualité des étoffes. Le visage, les mains devenaient peu à peu ceux d’un vivant.

J’observais avec curiosité ces progrès. Avec une curiosité attentive et déjà familière je contemplais ce compagnon taciturne. Je le regardais aller et venir au fond de la haute glace. Il y vivait solitaire, comme je vivais moi-même, séparés l’un de l’autre par une mince plaque de verre et face à face en notre isolement réciproque.

Cette situation se prolongea un certain temps. Cependant les apparitions de Vincente Altinengo, tout d’abord assez brèves, devenaient de plus en plus longues. Souvent, durant ses premières manifestations, le fantôme avait eu une certaine peine à se former et, lorsqu’il avait atteint le degré de perfection auquel il pouvait parvenir, il se dissipait graduellement et se dégradait avant de s’effacer. Maintenant, il parvenait beaucoup plus vite à son aspect de réalité et s’y maintenait jusqu’au moment où les bougies commençaient à s’éteindre.

Quoique j’eusse pris aisément mon parti de cette présence singulière, une question se posait cependant à mon esprit. Vincente Altinengo s’apercevait-il de mon existence ? Etais-je visible pour lui comme il l’était pour moi ? Jusqu’alors aucun indice ne me permettait de le supposer, mais un moment arriva où il me fut possible de penser différemment. Ce soir-là, Altinengo se promenait les mains croisées derrière son dos, et toute sa personne était, ce soir-là, particulièrement distincte. Tout à coup, il s’arrêta, se tourna brusquement de mon côté, fit un geste de surprise, puis reprit sa promenade, mais il paraissait préoccupé. Evidemment, Altinengo avait été troublé par quelque chose et c’était moi, peut-être, qui étais la cause de son trouble.

Cette idée me revint les soirs suivants, car l’inquiétude d’Altinengo ne fit qu’augmenter. Elle se manifestait par une agitation marquée, par les regards qu’il jetait vers l’endroit de la pièce où je me trouvais, par certains gestes et certaines attitudes. Altinengo m’épiait, tantôt ouvertement, tantôt à la dérobée. Parfois, il se levait brusquement du fauteuil où il venait de s’asseoir, faisait plusieurs tours de chambre, puis s’arrêtait immobile, l’oeil au guet, l’oreille tendue. A plusieurs reprises, je le vis se frotter les yeux, comme quelqu’un qui cherche à dissiper quelque illusion visuelle. Un soir, pourtant, je n’eus plus de doute, et voici à la suite de quelle circonstance.

Ce soir-là, Altinengo s’était promené assez longtemps à travers le salon, quand je le vis soudain se diriger vers une des portes. A ses gestes je compris qu’il introduisait un visiteur et, si ce visiteur demeurait invisible, je ne m’en rendais pas moins compte de l’objet de cette visite et du sujet de l’entretien. Il s’y agissait évidemment de moi. Altinengo expliquait les phénomènes insolites qu’il constatait. Il répondait aux objections de son interlocuteur. Celui-ci cherchait probablement à le convaincre qu’il était le jouet d’une illusion, mais Altinengo secouait la tête comme un homme qui ne veut pas entendre raison. Altinengo et moi, nous existions l’un pour l’autre.

Cette persuasion eut pour conséquence, de ma part, une violente envie de communiquer avec cet être si proche de moi et si lointain, et il me semblait qu’Altinengo éprouvait un sentiment analogue. Quoi d’étonnant à cette réciprocité ? Un mystérieux hasard ne nous mettait-il pas en présence, moi, le Parisien d’aujourd’hui, lui, le Vénitien de jadis ? Ne répondrions-nous pas ainsi à quelque profonde intention de la destinée ? N’obéissions-nous pas à des coïncidences secrètes qui voulaient que ce vieux palais abandonné de Venise fût le lieu de notre rencontre ? Etrange aventure à laquelle rien ne m’avait préparé, mais que j’accueillais sans étonnement… Pourquoi ne l’aurais-je pas acceptée, puisqu’elle se présentait en de pareilles conditions de facilité, avec un tel naturel ? Elle n’était le résultat d’aucune conjuration et d’aucune sorcellerie. Quelques petits faits épars m’y avaient conduit insensiblement. Pourquoi la refuser, puisqu’elle venait à moi ? Et puis, hôte de Vincente Altinengo, n’était-il point de simple politesse de tendre la main à son ombre ?

Et Altinengo pensait de même ; j’en avais maintenant acquis la certitude. Jusqu’alors, il s’était tenu volontiers au fond de la pièce, mais, de soir en soir, il se rapprochait davantage. Je le voyais à présent de tout près. Pendant des heures, nous nous observions face à face. Seule, cette mince feuille de verre s’interposait entre nous, et nous sentions qu’elle ne tarderait pas à se briser, car il fallait qu’elle se brisât. C’était l’événement nécessaire, certain, inévitable. Seulement, qui de nous deux le provoquerait ? Serait-ce Altinengo, serait-ce moi ? Serait-ce le fantôme ou le vivant ? Qui des deux serait le plus hardi, et, cette question, nos regards se la posaient, tandis que, debout, nous demeurions ainsi en face l’un de l’autre, chacun d’un côté de la vie ; tandis que derrière nous, à la clarté des bougies, le décor magnifique et baroque des vieux stucs et des faïences luisait de ses ors miroitants ; tandis que, au-dessus de nos têtes, s’étageait sur ses pilotis rongés l’antique palais des Altinengo en sa vétusté branlante ; tandis qu’alentour, la mystérieuse Venise nocturne se superposait, fragile, compliquée et merveilleuse, à son propre reflet, doublée par le miroir de sa lagune circulaire et des eaux insinuées, par mille canaux, en sa mosaïque architecturale, Venise sur qui brillait, semblable à l’un des fragments de nacre du pavimento, le disque écorné de quelque lune étincelante…

Et, de soir en soir, l’événement inévitable devenait plus imminent. Il était ma seule pensée et m’occupait tout entier. J’oubliais complètement tout ce qui n’était pas Altinengo. Je m’oubliais moi-même. Si l’on m’eût demandé pourquoi je me trouvais à Venise, au fond de ce vieux palais, quelles circonstances de ma vie m’y avaient amené, je n’aurais certainement pas su que répondre. Mais personne ne m’interrogeait. Nul ne venait distraire ma solitude. Les vagues propos de la signora Verana rompaient seuls le silence qui m’entourait, tandis que bourdonnaient au dehors les grands vents qui soulèvent et gonflent les marées d’automne, ces marées qui gorgent d’eau les canaux de Venise, montent les marches des quais, pénètrent sous les portes marines et envahissent les vestibules des palais, alors qu’un souffle de tempête ébranle leurs hautes cheminées et secoue l’armature de bois de leur altana. Marées si hautes parfois qu’elles recouvrent le môle et débordent sur la Piazzetta, faisant de la place Saint-Marc un lac aux petites vagues agitées sur lesquelles semble voguer, comme un bucentaure de marbre et d’émaux, le vaisseau byzantin de la basilique martienne ; marées salines, souffles du large que le Lion, sur sa colonne de porphyre, aspire de ses narines avides et dont palpitent, dans un vol imaginaire, ses ailes de bronze.

Mais que m’importait tout cela ! Une seule chose existait pour moi. Qui, d’Altinengo ou de moi, ferait le geste décisif, que nous attendions tous les deux, car nous le désirions tous deux, car nous le désirions et l’attendions, l’un et l’autre. Nos visages se touchaient presque, nos yeux s’attiraient avec une curiosité infinie, nos mains se cherchaient. Serait-ce moi, serait-ce Altinengo, serait-ce quelque hasard qui se chargerait de réaliser le miracle ?


°
°   °

Le sommeil dont je m’éveillais était un sommeil singulier. Il me semblait qu’il durait depuis très longtemps, depuis plus longtemps que ne durent les sommeils de chaque nuit. Profond, absolu, il avait été une cessation complète de tout mon être. Tout avait été endormi en moi : mon corps, mon sang, ma pensée, ma mémoire, mon présent, mon passé. Du fond de ce sommeil, je remontais lentement, comme d’un abîme, en une ascension continue ; maintenant, j’affleurais à la surface, je redevenais un vivant. Je ne vivais pas encore, mais j’allais vivre. Bientôt j’allais pouvoir ouvrir les yeux, remuer mon pied, ma main, me mouvoir, parler.

En silence, je regardais. J’étais couché dans un lit. Autour de moi les murs ripolinés d’une chambre succinctement meublée. Je portais une chemise de grosse toile. Quelque chose serrait ma tête. Un bandage. Où étais-je donc ? Que faisais-je dans ce lit ? Pourquoi cette cellule blanche ? Qu’était-il arrivé ? Je fis un geste et je rencontrai la poire d’une sonnette. Une jeune infirmière parut et s’approcha de moi. Elle me prit le poignet en souriant :

- Eh ! mais notre cher malade est beaucoup mieux aujourd’hui ; a-t-il besoin de quelque chose ? D’abord, je vais chercher le docteur ; il est dans son cabinet… il m’a bien recommandé…

Je l’arrêtai :

- Ce dont j’aurais besoin tout d’abord, mademoiselle, c’est de savoir où je suis.

La jeune femme se mit à rire.

- C’est vrai. Vous êtes à la clinique du docteur Bellincioni, à la Giudecca.

Plus d’une fois, en me promenant dans la Giudecca, j’avais passé devant la petite maison jaune aux grandes cheminées en hottes qui montrait, inscrite au-dessus de la porte, une grande croix rouge. Une fois même, j’étais entré pour examiner le jardin que l’on apercevait du dehors, à travers le vestibule.

- Mais pourquoi suis-je dans la clinique du docteur ?

- Tenez, le docteur lui-même va vous le dire, monsieur.

Le docteur Bellincioni était un gros homme jovial et avenant, au visage rasé. Sans répondre à mes questions, il commença par m’examiner. Son investigation parut le satisfaire, car, une fois terminée, il s’assit sans façon sur le pied de mon lit, et me dit en se frottant les mains, qu’il avait belles :

- Allons, allons, cher monsieur, voici qui est parfait. Vous êtes maintenant hors d’affaire. Ah ! encore du repos, du régime, du calme. La plaie n’est pas cicatrisée, mais les phénomènes anormaux ont disparu complètement. Dame, le choc a été rude et vous avez été durement atteint.

Je m’étais soulevé sur mes oreillers.

- Mais quel choc, docteur ?

- Quel choc ? Celui de cette lourde porte de miroirs qui s’est détachée de son cadre et qui vous est tombée sur le crâne, en se brisant en éclats ! Ce sont ces éclats et la commotion qui vous ont occasionné la grave blessure dont vous êtes en train de guérir. Et vous vous en êtes tiré à bon compte, cher monsieur ; mais permettez-moi de vous dire que la personne qui vous a indiqué comme logis ce vieux palais Altinengo n’avait pas fait là un choix très heureux, car non seulement la porte qui vous a blessé a dégringolé, mais, le lendemain de votre accident, une partie du mur s’est écroulée et le pavimento s’est effondré. Le palais était, quand vous y êtes entré, dans un état de délabrement inquiétant et n’a pas résisté à la grande marée et au vent qui a soufflé en tempête. Il a bien failli s’abattre tout entier dans le canal. D’ailleurs, la municipalité l’a fait évacuer et il est question de le démolir.

J’avais écouté le docteur avec attention. Il continua :

- L’accident a dû se produire dans la nuit. Ce qui est curieux, c’est que les autres habitants du palais n’ont rien entendu du fracas. Il est vrai que votre appartement était assez isolé et qu’il ventait très fort, ce soir-là. Au matin, entrant chez vous, la signora Verana, votre gouvernante, vous trouva inanimé et étendu dans une mare de sang. Cette dame eut la bonne idée de vous faire transporter à ma clinique. Elle est venue, plusieurs fois, prendre de vos nouvelles, ainsi qu’un brave antiquaire nommé Zotarelli et un de vos amis, le signore Prentinaglia, revenu de voyage le surlendemain de votre accident. Il s’en est montré fort ému et m’a longuement interrogé sur les circonstances qui en ont été la cause, mais je n’ai pu le renseigner. Peut-être le pourrez-vous mieux que moi, et peut-être vous souvenez-vous de la façon dont les choses se sont passées entre vous et cette diablesse de porte qui a bien failli, ma foi, vous servir de passage pour l’autre monde. Mais en voilà assez pour aujourd’hui, nous n’avons que trop bavardé. Vous allez prendre quelques heures de repos avant le pansement du soir.

J’acquiesçai au conseil du docteur Bellincioni et, après l’avoir remercié de ses bons soins, je me mis à réfléchir. Devais-je accepter la version du docteur Bellincioni ? Le hasard avait-il mis fin brutalement à l’hallucination dont j’avais été le jouet pendant des semaines ? Comme mon propre corps, l’ombre fragile de Vincente Altinengo avait-elle été atteinte par la brusque chute de la  porte ? Etait-ce par l’accident que notre mystérieux colloque avait été interrompu ? La merveilleuse aventure, au seuil de laquelle j’avais cru me trouver, s’était-elle terminée bêtement par la stupide blessure qui m’avait empêché de la conduire jusqu’au bout ? S’était-elle continuée dans cet anormal sommeil qui avait étonné et inquiété le docteur Bellincioni ? Avais-je, pendant ce temps, rejoint Vincente Altinengo dans le mystérieux domaine d’où il avait voulu sortir et où il avait voulu m’attirer ? Quoi qu’il en eût pu être, j’en avais, hélas, complètement perdu tout souvenir. Ainsi, la dernière chance qui m’avait été donnée d’échapper un instant à ma triste vie s’était évanouie. Peut-être Vincente Altinengo, dans le même salon au décor de stucs et de faïences, avait-il souffert jadis des mêmes mélancolies que les miennes, et peut-être venait-il m’en apporter le mot consolateur que j’ignorerais à jamais ? Mais aussi, tout cela n’était-il pas des rêveries de ma pauvre tête fêlée, et qui feraient sourire le docteur Bellincioni si je m’avisais de les lui confier ?

Lorsque, vers le soir, le docteur, après m’avoir assez douloureusement pansé, eut rajusté mon bandage, il me dit d’un air satisfait :

- Allons, la plaie est en bonne voie, en très bonne voie et si, demain, messieurs Zotarelli et Prentinaglia viennent savoir de vos nouvelles, je les laisserai entrer un instant auprès de vous.

Le signore Prentinaglia se présenta le premier. Il se précipita sur mon lit et me baisa les mains avec frénésie :

- Ah ! ami, ami très cher, quels reproches je me suis adressés ! Car enfin, c’est de ma faute. C’est de la faute de votre Prentinaglia si tout cela est arrivé. Oui, n’est-ce pas moi qui vous ai indiqué ce maudit palais Altinengo ? Ah ! votre pauvre tête ! Je ne me le pardonnerai jamais !

Et, d’une main se frappant la poitrine, de l’autre il désignait le linge de mon pansement. Il était debout, vêtu comme toujours de sa vaste houppelande, avec sa jaune figure de comédie. A son doigt brillait la bague cabalistique dont il avait cacheté la lettre par laquelle il me donnait l’adresse du palais des Fondamenta Foscarini et de la signora Verana. Qu’y avait-il de commun entre cette taciturne Verana au regard sournois et ce Prentinaglia à la figure comme masquée ? Et ce fou de lord Sperling avec sa Casa degli Spiriti ? Prentinaglia était revenu à Rome avec lui et l’avait laissé se rendant à Milan pour un congrès de sciences psychiques. Mais, bientôt, on se retrouverait « sous le Chinois » du Florian ! Prentinaglia ajouta négligemment :

- A ce propos, mon cher, vous vous souvenez de l’histoire du petit buste du Musée civique dont je vous avais conté la disparition ? Eh bien ! il a repris sa place dans sa vitrine. Un beau matin, on l’y a retrouvé, toujours souriant sous sa perruque, mais le mystificateur qui l’avait emporté a dû le laisser tomber, car on y a constaté une fêlure assez visible. On le répare en ce moment… Mais je vous fatigue, mon ami ; au revoir et à bientôt. Je reviendrai.

Et Prentinaglia, son feutre, sa houppelande disparurent, tandis qu’à son geste d’adieu je voyais luire à son index la cornaline aux signes de grimoire…

Lorsqu’il fut parti, je me sentis un peu las et je fermai à demi les yeux. J’étais seul dans ma chambre blanche. Le grand silence de la Giudecca m’entourait. En pensée, je revis les Fondamenta Foscarini, le vieux palais avec sa façade grise aux persiennes vertes, aux stores couleur d’ocre, aux balcons ventrus, son escalier aux marches usées et aux murs salpêtrés, le petit palier de mosaïque où s’incrustait un fragment de nacre, le vestibule, la chambre aux médaillons, le salon des stucs avec ses moulures, sa cheminée, ses panneaux de faïence aux figures dorées. Je revis la haute porte de miroirs en son encadrement de marbre où, dans la lointaine profondeur de son reflet, m’était apparu, comme pour accueillir de l’au-delà l’hôte actuel de son antique demeure, ombre mystérieuse ou illusion maladive, Vincente Altinengo, Vénitien, - et, d’un geste d’adieu, tandis que les cloches du Redentore et de Santa Eufemia brisaient leurs sons dans l’air cristallin, je saluai une dernière fois son image qui semblait, de son sourire énigmatique, narquois et mélancolique, répondre à mon salut, et que je n’ai plus jamais revue !

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