REBELL, Georges Grassal pseud. Hughes (1867-1905) : Femmes châtiées, 2ème série : Gringalette [suivie de] Un jeu de femme ; Les révoltées de Brescia ; La comédie chez la princesse ; La crinoline.- Paris (4, rue de Furstenberg) : L’Édition, 1924.- 202 p. ; 25,5 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (21.VII.2011)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros] obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur l'exemplaire  d'une collection particulière. La 1ère édition est de 1905.


FEMMES CHÂTIÉES
[2ème Série]

PAR


Hugues REBELL

~~~~


GRINGALETTE


Par suite d’un incendie qui s’était déclaré la veille, après le spectacle, et qui, promptement étouffé, avait causé quelques dégâts, le cirque Cusani faisait relâche. Bichot Lagingeole, le clown favori du public, dont le nom éclatait en grosses lettres sur tous les programmes comme s’il devait en être l’attrait principal, Bichot qui ne pouvait montrer son long corps dégingandé et sa face ahurie, taillée en sabre, sans mettre en gaieté toute une salle, Bichot se reposait ce soir-là de ses farces triomphales et fatigantes. Mais habitué à veiller fort tard et ayant dormi tout le jour il n’avait point sommeil ; aussi se leva-t-il à peu près à l’heure de la représentation, plus embarrassé par ce congé inattendu que par les exercices les plus difficiles. Il se demandait à quoi il allait bien employer son temps.

- Si nous nous promenions ? dit-il enfin.

Il laissa son chapeau pointu et sa culotte bouffante à un clou de sa logette, et revêtit un costume de ville fort commun et déjà râpé, mais qui ne laissait en rien deviner l’acrobate, puis il alla chercher la petite Juzaine qui était à l’écurie auprès de la belle jument blanche Reine-de-Mai.

- Allons, Juzaine, vite ! mets-toi quelque chose sur la tête, prends ton manteau. Nous allons en ballade.

- Oh ! chic ! s’écria la fillette, qui bondit aussitôt de l’écurie dans le couloir, s’élança légèrement vers la logette du clown et revint un instant après, habillée pour sortir.

Bichot lui prit la main et ils montèrent les étroites ruelles de la butte Montmartre. Tout en haut, rue Gabrielle, Bichot connaissait un petit restaurant où il allait quelquefois déjeuner ou jouer à la manille. Il se proposait d’y souper avec Juzaine.

Ils étaient sans doute pressés d’arriver et dans leur hâte ils ne se parlaient point, mais on remarquait chez le clown, à sa manière de tenir Juzaine, de régler sa marche sur celle de l’enfant, de se pencher de temps à autre vers elle, comme une affectueuse sollicitude.

Juzaine paraissait avoir une douzaine d’années. Bien qu’elle ne vînt pas même à l’épaule de son compagnon, elle était déjà grande, elle était surtout joliment grassouillette, et, sous ses beaux cheveux d’un blond pâle, son teint avait l’éclat et la fraîcheur rosée dont Rubens se plaît à embellir ses nymphes et Hoppner ses gracieux visages de jeunes filles.

Elle semblait aussi toute heureuse d’être à côté de Bichot, sautait les flaques d’eau et descendait les trottoirs avec des gambades et des élans de plaisir.

Au cirque on prétendait qu’elle était la fille du clown ; la vérité est qu’il l’avait ramenée de Belgique ; on ne savait rien de plus. Il lui témoignait une tendresse toute paternelle à laquelle il mêlait peut-être une passion moins désintéressée et qui n’aurait pas été innocente si Juzaine avait eu l’âge d’y répondre.

A l’entrée de la rue Gabrielle, Juzaine abandonna la main de son compagnon et se mit à courir.

- Je vais en avant, cria-t-elle, je veux voir ce qu’ils vont nous donner à briffer.

Bichot voulut courir derrière elle, mais à peine était-elle arrivée au restaurant qu’elle revint sur ses pas.

- Tout est fermé, dit-elle, les volets sont sur les vitres.

- Il y a peut-être du monde à l’intérieur, fit Bichot étonné, mais non, je ne vois pas de lumière aux fenêtres.

A ce moment il aperçut une ombre contre la porte. Une fillette était assise sur le seuil.

- Que fais-tu là, Gringalette ? lui demanda le clown.

- J’fais rien, répondit l’enfant, avec un accent triste et découragé.

- Où sont ton papa et ta maman ?

- J’sais pas. Ils les ont emmenés.

- Qui les emmenés ?

- Les flics (1).

- Et pourquoi, sang d’un taureau ! Qu’ont-ils fait ? Qu’est-il arrivé ?

- J’sais pas.

- Alors tu es toute seule dans la maison ?

- J’suis pas dans la maison. J’suis dehors. Quand j’suis arrivée de l’école, ce matin, tout était barricadé.

- Et où as-tu mangé ?

- J’ai pas mangé... depuis hier.

- Pauvre gosse ! s’écria Bichot ému. Eh bien, viens avec nous.

Gringalette ne demandait pas mieux. Juzaine et Bichot n’étaient pas des étrangers pour elle. Souvent, le soir, lorsqu’elle venait leur servir de la bière ou du lait, le clown la faisait asseoir à ses côtés, malgré les cris de la patronne qui ne voulait pas que sa fille « fainéantât », et les deux enfants ouvraient de grands yeux, ou éclataient de rire de compagnie aux merveilleuses histoires que leur contait Bichot.

Il les fit entrer dans un café, demanda des saucisses, de la choucroute, du poulet, des oranges, une bouteille de vin ; et Gringalette, après s’être jetée sur les victuailles avec une voracité de chienne affamée, après avoir honoré de ses jolies dents jusqu’aux os et aux écorces, oublia son chagrin et montra la plus vive gaieté.

La soirée se passa en plaisanteries qui, comme de coutume, égayèrent aux larmes Juzaine et Gringalette. Vers minuit, comme la plupart des clients se retiraient et qu’on éteignait le gaz ici et là, le clown demanda :

- Où vas-tu coucher, ma petite Gringalette ?

L’enfant ne souffla mot et redevint triste.

- Allons ! dit Bichot, tu n’es pas grosse, et Juzaine, je pense, voudra bien te faire une petite place dans son lit. N’est-ce pas Juzaine ?

Pour toute réponse, Juzaine se jeta au cou de Gringalette et l’embrassa avec emportement.

- J’espère que vous serez de bonnes amies !

- Mais nous le sommes déjà ! répliqua Juzaine.

- Et que vous ne vous disputerez pas trop, ajouta Bichot en souriant.

Ils rentrèrent au Cirque Cusani et le clown assista à leur coucher. Gringalette était toute honteuse parce qu’elle ne savait comment cacher toute la misère de ses vêtements qui, croyait-elle, devait mieux apparaître à la lumière de la lampe électrique qui ne laissait dans l’ombre aucun coin de la logette. Elle serrait ses jambes maigres et gauchement dénouait ses bottines éculées, s’imaginant toujours que les yeux du clown et de Suzanne étaient fixés sur les trous de ses bas et les déchirures de son jupon. Enfin à demi déshabillée et sur l’invitation de Bichot, elle s’allongea dans le lit, et, un instant après, Juzaine venait s’étendre à côté d’elle.

Le clown regarda les deux enfants dont les têtes se touchaient, comme liées l’une à l’autre par leurs cheveux mêlés. Du même âge à peu près que Suzanne, Gringalette était loin d’avoir le charme rose et grassouillet de sa compagne de lit ; maigriotte, noiraude, elle n’offrait rien d’agréable, au premier coup d’œil, mais pour peu qu’on l’examinât, on était attiré par ses yeux singuliers ; tantôt d’une reposante douceur, tantôt d’un étrange éclat, ils n’avaient point la naïve indifférence de leur âge, mais variaient sans cesse d’expression au point de laisser tout ignorer de l’âme qui les illuminait : âme de femme déjà, peut-être bonne, peut-être perfide, certainement passionnée.

Après les avoir contemplées un instant, le clown se pencha vers Juzaine et lui donna un long baiser qu’on lui rendit, puis il souhaita le bonsoir à Gringalette. En se couchant, il les regarda encore. Déjà Juzaine était endormie, quant à Gringalette il l’entendit sangloter. Il revint à leur lit. Les joues de Gringalette étaient humides de larmes.

- Voyons ma petite Gringalette, qu’as-tu à pleurer comme ça ?

Elle ne répondit point d’abord ; enfin, comme il la pressait :

- J’ai, j’ai... que tout à l’heure tu ne m’as pas embrassée !

Bichot ne voulut pas, pour si peu, prolonger la peine de Gringalette.

- Quelle gosse, tout de même, répétait-il, quelle gosse, nom d’un taureau !


*
*   *

Gringalette resta au cirque. En allant aux nouvelles, Bichot apprit que les parents de la petite étaient soupçonnés d’avoir participé à un vol, suivi d’assassinat, qui avait eu lieu quelques mois plus tôt. Que deviendrait-elle s’il n’en prenait pas soin ? Dans la rue, ou aux enfants assistés, son sort devait être à peu près le même. Il gagnait assez pour la nourrir ; ce serait une camarade pour Juzaine, et plus tard peut-être deviendrait-elle une artiste.

En attendant que la vocation de Gringalette lui fût clairement révélée, il s’occupait surtout de Juzaine. Mais à voir avec qu’elle exactitude attentive il dirigeait les exercices, on n’eût rien deviné de la tendre affection qui l’attachait à l’enfant. C’était un maître sans indulgence, soucieux seulement de développer et de mettre en valeur les talents de son élève. C’était peut-être aussi plus qu’un maître.

Chaque jour, dans l’après-midi, un valet d’écurie amenait Reine-de-Mai, la jument blanche, dans l’arène ; elle s’arrêtait brusquement en secouant deux ou trois fois sa belle tête et en s’ébrouant pour se préparer à la course. Alors, toute légère, toute fine, sous une grosse robe en toile, pliant sur ses jambes, puis bondissant très haut, mue, eût-on dit, par des ressorts, arrivait Juzaine. Le valet lui tendait le creux de la main pour qu’elle y mît le pied et sautât sur le cheval.

- Non ! non ! criait une voix. Pas de bêtises ! Qu’elle monte toute seule !

C’était Bichot qui arrivait un long fouet à la main.

Obéissante, Juzaine s’appuyait sur le garrot de la jument, se haussait sur la pointe du pied, puis d’un élan vif, elle était montée. Reine-de-Mai, bonne, docile, avant de sentir battre contre sa peau les petites jambes de la cavalière, ne se serait pas d’elle-même permis le moindre mouvement, mais Bichot se montrait moins patient, et d’un claquement de fouet il forçait la jument à partir ; parfois Juzaine n’avait pu encore s’enlever et elle restait une ou deux minutes accrochée à l’encolure, ou bien, mal assise, elle glissait très vite à terre et il lui fallait remonter sans que Reine-de-Mai interrompît sa course.

Juzaine accomplissait d’autres prouesses et devenait une très habile écuyère. Bichot voulait qu’elle se tînt debout sans selle sur Reine-de-Mai, et qu’elle dansât au trot de la jument. La fillette n’y arrivait pas sans peine ; d’autant que Bichot ne laissait passer aucune faute. Une cinglade à la croupe de la jument, et une autre, dirigée plus haut, plus doucement, mais qu’une jeune chair devait néanmoins sentir, punissait à la fois la bête et l’enfant comme s’ils ne formaient qu’une seule et même personne.

- Allons ! recommençons ! criait Bichot.

Et toute rouge de honte, la chevelure dénouée, les yeux pleins de larmes, la jupe collée aux flancs, Juzaine essayait de faire mieux ou du moins de contenter son professeur.

D’ordinaire les exercices se terminaient par une course aux cerceaux qui rendait Juzaine comme folle. Folle du désir de bien faire, folle de s’agiter ainsi dans l’espace, folle de la peur de tomber, folle de la crainte des coups de fouet. Et Bichot aussi semblait fou à ce moment. Les claquements et les cinglades se succédaient au hasard, accompagnant le trot régulier de Reine-de-Mai.

- Plus haut, plus haut ! criait-il aux valets d’écurie perchés sur les escabeaux, qui levaient au passage de l’écuyère les grands cercles de papier.

Et plus haut dans l’air s’élançait Juzaine ; les mains collées au corps, crevant et déchirant la soie des cerceaux, retombant tantôt debout, tantôt assise sur la jument, et laissant une minute dans le vent de la course entrevoir sous la robe soulevée son joli derrière épanoui où l’exercice et les coups de fouet dessinaient peu à peu une double rose.

Soit économie, soit sévérité de maître qui tient à ce que ses élèves sentent bien ses remontrances, Bichot voulait que Juzaine réservât ses maillots pour la représentation. Peut-être aussi cette exigence avait-elle une autre cause ; on en était même persuadé lorsqu’on voyait de quels yeux brillants il suivait cette voltige et ces apparitions blanches, puis pourpres, de la chair, tendue, arrondie, pareille à un astre en feu environné de nuages, au milieu de la jupe envolée et des papiers épars.

Et de plus en plus insensé, il fouaillait et criait sans interruption jusqu’à ce que, hors d’haleine, il donnât d’un geste l’ordre de finir.

Alors Reine-de-Mai, s’arrêtant brusquement, Juzaine, toute rouge, toute haletante, sautait à terre et retombait dans les bras de Bichot, qui, oubliant sa sévérité de tout à l’heure, l’étreignait avec une tendresse passionnée, baisait les yeux en larmes et les joues tout humides de la fillette.

- Une autre fois, par exemple, ma petite, disait-il, il ne faudra pas attendre trois tours de cirque pour sauter.

Mais le reproche était prononcé d’une voix douce comme une caresse.

Gringalette assistait à ces exercices dans une complète immobilité. Elle ne perdait pas de vue Juzaine un seul instant, les yeux illuminés d’on ne sait quel désir.

Tous trois rentraient dans la logette où Bichot, quand il était content, versait à Juzaine un petit verre de malaga. Une fois Gringalette prit le verre des mains de Juzaine et le tendit au clown pour qu’il le lui remplît. Il eut un moment d’hésitation.

- En veux-tu aussi toi ? C’est pas pour les fainéantes, tu sais, fit-il en riant.

A ces mots, Gringalette retirait son verre, sans souffler mot, demeurait un instant la tête basse, puis éclatait en sanglots. Bichot se retournait vers elle et la considérait avec surprise.

- Je voudrais bien savoir quelle araignée trotte dans sa ciboule, par exemple ! Lui ai-je refusé du malaga ? Tiens, voilà la bouteille ; bois-la toute, ma fille, et soûle-toi. Ça m’est bien égal !

Mais Gringalette repoussait la bouteille en haussant les épaules.

- Pourrais-je savoir quelle indisposition a Mademoiselle ? demandait Bichot de plus en plus étonné.

- Laissons-la marronner, et allons manger un morceau avant la représentation.

Il allait partir quand se ravisant :

- Tu ne viens pas, Gringalette ? Nous n’avons pas le temps d’attendre !

La faim décidait la petite à sortir avec ses compagnons, mais elle marchait derrière eux, et au restaurant elle s’asseyait sans prononcer une parole. Cependant elle essuya ses larmes et fit grand honneur à l’omelette savoureuse que le garçon venait de servir ; aussi Bichot crut-il le moment arrivé d’obtenir une explication.

- Gringalette, nous direz-vous à présent pourquoi vous êtes ce soir gentille comme un crin et riante comme une porte de prison ?

Alors sans se presser, en regardant son assiette, et d’une voix entrecoupée :

- Pourquoi que vous m’avez appelée fainéante ?

- Moi, je t’ai appelée fainéante ? C’était donc pour plaisanter.

- Non, non, continua-t-elle, c’était pas pour plaisanter. C’est vrai que j’suis fainéante, mais à qui la faute ? Est-ce que je voudrais pas turbiner comme Juzaine, est-ce que je ne voudrais pas m’cavaler, sur Reine-de-Mai ou sur l’Arabe, est-ce que j’serais pas capable d’être écuyère moi aussi ?

- Ecuyère ! ma pauvre Gringalette, mais c’est difficile d’être écuyère : tout le monde n’y arrive pas.

- Vous ne savez pas si je pourrais le devenir. Vous ne m’avez jamais fait monter à cheval !

- Tu y monteras, je te promets. Et tu verras comme c’est agréable. Ton derrière recevra le fouet plus souvent peut-être qu’il ne le désirerait.

- Je recevrai des coups... parce que ça vous amusera de m’en donner.

- Oh ! ça ne m’amusera pas, mais je ne connais pas d’autre manière d’apprendre... M. Cusani et n’importe quel écuyer serait à ma place qu’il n’agirait pas différemment.

- Eh bien, dit résolument Gringalette, on me fouettera. Tant pis !

Juzaine se mit à rire.

- Mademoiselle Gringalette, dit-elle, je vois bien, consentirait à avoir les fesses à vif pour venir tirer sa révérence au public et faire la gracieuse. C’est que Mlle Gringalette aime les applaudissements et les succès, et je comprends ça, quand on est si jolie !

Elle s’arrêta, effrayée du regard étincelant de sa compagne.

- Oui, s’écria Gringalette, j’aimerais les succès et les bravos, et les messieurs qui vous lancent des fleurs et des oranges. Est-ce que tu ne les aimes pas, toi ? Pourquoi ne les aimerais-je pas aussi, moi ? Parce que j’suis moins gironde ? Mais tu ne t’es donc pas regardée, ma pauv’ petite, tu as une tête de veau, oui, je le répète, une tête de veau !

Et elle éclata d’un rire forcé et sonore tandis que Juzaine, les poings menaçants, se rapprochait d’elle et lui jetait à la face toutes les plus grossières injures qu’elle connaissait.

- Espèce de crève-la-faim, finit-elle par dire, on ira te boucler dans le ballon (2), avant qu’il soit longtemps, avec tes sales dab et dabuche (3).

- Allons, silence, Juzaine, dit Bichot, et toi, Gringalette, asseois-toi, tout de suite !

- Elle insulte mes parents, la canaille, grondait Gringalette, qui s’était jetée sur Juzaine, et, saisissant un couteau sur la table, le brandissait contre elle.

Bichot dut lui arrêter le bras.

- Du calme, voyons !

- Non, j’me calmerai pas. Puis, c’est vous qui êtes cause de tout ça. Pourquoi que vous m’avez prise et pourquoi que vous me gardez puisque j’suis bonne à rien. Dites-le donc !

- Mais je te trouve bonne à quelque chose. J’ai parlé de toi à M. Cusani. On te fera danser la valse, le quadrille et les rondes dans la pantomime du prochain carnaval.

Gringalette s’était subitement radoucie.

- Vrai ? je danserai au Carnaval ?

- Puisque je te le dis.

- Et je monterai à cheval ?

- Oui, mais plus tard. Attends un peu. A présent il faut que nous revenions au cirque pour la représentation. Mais avant, vous allez me faire le plaisir de vous embrasser gentiment, comme de bonnes camarades.

- Elle m’a appelée tête de veau, fit Juzaine en pleurnichant.

- Elle a dit des cochonneries sur ma famille.

- Avec ça que tu n’en disais pas autant sur ta sainte famille quand ils venaient de te trousser le jupon devant nous pour te rincer le derrière !

- Qu’on parle mal de papa, j’le défends pas, parce que d’abord, c’est pas mon père et puis y a d’autres raisons... mais maman, c’est pas la même chose, j’veux qu’on la respecte, et si Juzaine avait le malheur de lâcher un mot comme tout à l’heure !...

- Elle ne recommencera plus. Embrassez-vous maintenant. Il est tard. Il faut que nous rentrions.

Les deux fillettes obéirent à contre-cœur. Elles se tendirent et se touchèrent la joue en détournant les yeux l’une de l’autre. C’était la paix que souhaitait le clown, mais une paix bien provisoire. Les adversaires semblaient encore trop animées de colère pour suspendre longtemps les hostilités.

Dans la nuit Bichot fut réveillé par des cris ; il éclaira aussitôt la logette : les cris cessèrent, mais il vit le drap qui recouvrait le lit des fillettes se soulever en des mouvements lents ou subits ; les épaules sombres de Gringalette apparurent, puis la nuque blonde de Juzaine, comme si successivement elles se vautraient l’une sur l’autre pour s’étouffer.

Le clown se leva, fut devant le lit d’un bond, découvrit les corps enlacés ; les dents qui mordent ; les mains qui s’étreignent enchaînées, ou libres vont pincer, égratigner, meurtrir la chair ; les derrières tendus, gonflés par l’effort ou aplatis par la défaite. Les combattantes étaient d’égale force ; en une minute tour à tour Juzaine était sur Gringalette, puis Gringalette sur Juzaine.

- Ah ! saloperies ! gronda-t-il.

Et, les tirant avec violence par les cheveux, il les eut bien vite séparées ; à toutes deux avec une impartiale libéralité, il gifla les joues, claqua les fesses. Gringalette était haletante, mais elle ne paraissait ni surprise de la soudaine intervention du clown, ni fatiguée de la lutte. Elle ne songeait pour le moment qu’à protéger son derrière ; aux premiers coups du clown, elle s’était vite placée sur le dos, et les cuisses, les reins collés au drap, elle luttait de toute sa force contre Bichot, qui avait entrepris de la retourner sur le ventre pour lui administrer, à l’endroit le moins osseux de sa personne, une vigoureuse correction.

- C’est Juzaine qui a commencé, disait-elle.

- Non, c’est elle, reprenait Juzaine, qui s’était mise à pleurer.

Bichot, arraché à un sommeil dont il avait grand besoin, n’était pas en humeur de faire le justicier.

- Eh bien !  que je vous entende encore, se contenta-t-il de dire, et je vous promets que cette fois vous n’échapperez pas !

Gringalette eut un coup d’œil d’aspic pour sa compagne. Le clown n’avait pas donné raison à Juzaine ; cela lui parut un premier triomphe.

La nuit se passa sans autre incident.

Le lendemain Mlle Amélia Cusani, la fille du directeur, devait monter en haute école. Comme le costume adopté pour ce genre d’exercice est assez simple, Mlle Cusani tenait à le relever par le luxe de quelques joyaux précieux et d’une cravache à pomme d’or d’un travail délicat et enrichie de merveilleuses émeraudes. Quelle ne fut pas sa surprise, au moment de s’habiller pour la représentation, de ne pas voir à côté de sa jupe d’amazone et de son haut-de-forme la cravache qu’elle venait d’y placer quelques minutes auparavant. Elle la fit chercher par les écuyers. Elle-même courut en chemise par tout le cirque, comme affolée de cette perte. On ne la trouva point. Elle était si désolée qu’elle ne voulait pas paraître en public. Son père dut l’y contraindre. Quel dépit lorsqu’elle dut se montrer avec une cravache vulgaire de quelques francs ! Elle en pleurait de rage.

- Mademoiselle, dit un écuyer à la fin de la représentation, je viens de retrouver votre cravache.

Le visage de la jeune fille s’illumina.

- Où donc cela ?

- Dans la loge de Bichot, sur le lit de Juzaine.

- La petite coquine ! Elle voulait me la voler, c’est sûr !

Et comme Juzaine passait dans un couloir, en toilette de cirque, elle l’arrêta brusquement par le bras.

- C’est vous qui avez pris ma cravache ?

- Moi, Mademoiselle !

- Oui, vous. Ne faites pas l’étonnée. Cela ne servirait à rien. Je suis édifiée sur votre compte.

A ce moment, M. Cusani accourut.

- Ah ! j’en apprends de belle. Vous êtes une escroqueuse, il paraît ?

- Je ne sais pas ce que vous voulez dire, Monsieur.

- Comment osez-vous, répliqua Cusani, filouter vos maîtres, friponne que vous êtes ! Vous êtes aussi maladroite dans vos actes que dans vos façons. Vous deviez bien penser qu’en volant ce soir la cravache de ma fille sans la mieux cacher, vous seriez découverte.

Juzaine écoutait avec stupeur ; on eût dit qu’on lui parlait une langue inconnue dont elle n’entendait pas un mot. Quand M. Cusani eut achevé, elle rougit de honte : elle avait compris enfin !

- Monsieur, dit Juzaine, vous n’avez pas le droit de me soupçonner sans raison, et je ne vous permets pas de m’accuser ainsi en public !

- Ah ! tu ne me permets pas... je vais te demander la permission, peut-être.

- Vous êtes un insolent.

- Si tu le prends sur ce ton-là, nous allons voir ça, par exemple ! Comme je vais te rabattre le caquet et moucher ton esbrouffe !

Tout en parlant de la sorte, le gros Cusani s’était jeté sur Juzaine qui, vainement, avait essayé de fuir, repoussée vers lui par Mlle Cusani, par les écuyers et les valets. Il l’avait acculée à l’écurie et, après une courte lutte, il la força de s’agenouiller et la traîna vers une stalle vide, la tête tournée vers le ratelier. Toute une foule, parmi laquelle se trouvaient des spectateurs, les suivait, très intéressée.

- Nous allons voir à présent si tu fais la faraude, ma fille.

Et il releva les jupes légères qui formèrent au-dessus des reins comme une vaste auréole. De Juzaine, dans cette attitude, la tête, les épaules étaient complètement cachées ; les pieds disparaissaient presque sous la paille de l’écurie ; on n’apercevait que les fesses grassouillettes, un peu foncées par la clarté du tulle qui les environnait, saillantes, tendues malgré elles, et si bien en chair, si serrées par la frayeur que la fente s’en distinguait à peine sous le maillot collant et rosé. On eût dit, sous les larges feuilles d’un arbuste des tropiques, un beau fruit, à peine mûr, mais qui ravit déjà les yeux.

Mlle Cusani contemplait avec un visible plaisir ces grâces secrètes que Juzaine n’avait jamais laissé deviner qu’une seconde, dans une rapide voltige, et qu’elle offrait en spectacle, ce soir-là, malgré elle, pour qu’on les flétrît, et dans une posture qui les rendait ridicules. Gringalette, se faufilant au milieu du public, était arrivée auprès de sa jeune directrice et, comme elle, se délectait à cette humiliante exposition, non moins qu’à la pensée des sévices cruels qu’annonçaient ces préparatifs. La lueur de leurs regards, le sourire qui desserrait leurs lèvres, exprimaient la joie féroce et sans déguisement des jeunes filles.

- Pas de maillot ! criait-on dans le public.

- C’est ça, pas de maillot ! répéta Gringalette entre ses dents et avec une crainte vague que Bichot fût présent et l’entendît.

- Déculotte-la, papa, qu’elle le sente bien ! glapissait Mlle Cusani. Veux-tu un canif ?

- Je crois, faisait Cusani en tenant Juzaine entre ses jambes, je crois que, tout à l’heure, vous ne ferez plus la fière quand nous vous aurons fourbi devant le monde le médaillon.

Et il allait lui déchirer le maillot lorsque Mlle Cusani, tournant la tête avec inquiétude, dit à son père :

- Papa, dépêche-toi. Si la police allait arriver ?

- Qu’elle arrive ! repartit Cusani. Je n’en ai pas peur. J’ai bien le droit de corriger une voleuse, je suppose.

Puis, comme s’il n’était pas si tranquille qu’il essayait de le paraître :

- Passe-moi un fouet, une cravache, vite !

Mlle Cusani lui tendit une légère badine, qu’il leva sur les chairs tremblantes de Juzaine ; mais le coup qu’il voulait porter fut donné dans le vide. Brusquement Bichot, surgissant du couloir, s’était élancé sur le directeur, lui avait arrêté la main et, le repoussant du genou, l’envoya tomber à quelques pas.

Il releva Juzaine et, se frayant un chemin à travers la foule, il rentra avec la fillette tout en pleurs dans sa loge où il s’enferma.

- Arrêtez les voleurs ! criait M. Cusani qui s’était relevé. Je ne veux pas que ces misérables passent la nuit sous mon toit.

Il fit grand bruit et, accompagné par sa fille, il proféra nombre d’injures à la porte de Bichot, mais n’obtenant  aucune réponse et fatigué de cette scène, il alla se coucher après avoir donné l’ordre à deux valets d’écurie d’empêcher le clown de se sauver avant l’arrivée de la police. Mais soit qu’on eût négligé de la prévenir, soit qu’elle ne jugeât pas utile de se déranger, la police ne parut pas et laissa Bichot pleurer à son aise avec la pauvre Juzaine qu’il essayait vainement de consoler et dont il ne sut que partager le chagrin.

Dès le matin, M. Cusani, qu’un peu de sommeil avait calmé, vint avec sa fille frapper à la logette du clown. Bichot lui ouvrit. Il y eut une explication, puis des excuses de la part du directeur, qui ne voulait point se priver de deux artistes qui étaient l’honneur de sa troupe.

- J’avais bu trop de champagne, dit-il en les quittant. Oubliez ma brutalité... Certainement quelqu’un vous en veut et a essayé de vous faire passer pour des voleurs.

L’attitude de Gringalette était si embarrassée et, la veille, elle avait si bien encouragé M. Cusani à châtier Juzaine, que les soupçons du clown s’étaient portés aussitôt sur elle, et il ne lui laissait aucunement ignorer. Il n’était pas sûr qu’elle fût coupable ; mais cette incertitude, loin de l’apaiser, excitait d’autant plus son irritation.

Elle éclata un beau jour que, rentrant dans sa loge à l’improviste, il surprit Gringalette, des ciseaux aux doigts, occupée avec Juzaine d’une façon fort singulière. Les exercices de la matinée, la chaleur du jour, avaient fatiguée la petite écuyère, qui dormait profondément. Gringalette profitait de ce sommeil pour couper les beaux cheveux blonds de la fillette. Déjà de longues boucles étaient éparses à terre et sur le lit. L’étonnement, la colère du clown furent extrêmes ; et Gringalette, qui ne s’attendait point à le voir, laissa, de stupeur, tomber ses ciseaux.

- Canaille ! s’écria-t-il.

Elle voulut sourire, mais vite l’expression narquoise de son visage disparut et fit place à de l’épouvante, tant la fureur de Bichot semblait terrible. Il lui frappa la tête d’abord violemment, à lui laisser croire qu’il allait l’assommer. Elle eut une voix si plaintive pour demander grâce qu’il s’arrêta, ému de pitié malgré lui ; mais le sourire qui revint sur les lèvres de la fillette comme si, en dépit de sa faiblesse corporelle, elle se sentait réellement la plus forte, l’exaspéra et lui rendit toute sa colère. Alors il se décida à la meurtrir d’une façon ignominieuse et qui brisât son orgueil. Il la courba vers la terre, puis la chevauchant à reculons, il la saisit par le ventre, comme une enfant.

Ce fut un curieux spectacle que le corps à corps de cette fillette à la face malicieuse et de ce grand clown dégingandé, spectacle dont Juzaine, qui venait de s’éveiller, put jouir tout à son aise. Quand Bichot eut troussé la courte jupe et la chemise, apparurent des fesses jaunes et longues dont la fente ici et là se creusait en des replis sombres ; des fesses qui semblaient rire d’une gaieté railleuse. Bichot qui avait pris sa ceinture, se mit à les fouetter vigoureusement. Alors les jambes de la victime battirent l’air, et son corps souple se redressa, parut s’enrouler comme un serpent. Sa figure, toute rouge, se retourna vers le clown et lui fit mille grimaces pour le narguer. Mais vainement Gringalette voulait-elle paraître moqueuse ; à chaque coup, il lui fallait faire un effort pour ne pas crier, tous ses traits se contractaient, en même temps que la douleur entr’ouvrait de force les fesses qui essayaient de dérober au supplice leur chair la plus sensible.

Vaincue et châtiée, mais non pas soumise, elle luttait, se défendait toujours. Etaient-ce des larmes, étaient-ce des éclairs de colère qui brillaient dans ses yeux ? Elle essayait de saisir en arrière et à la volée la ceinture du clown, ou encore de le mordre ; elle parvenait à le griffer.

Tout à coup, au milieu des valets et des écuyers qui étaient venus assister à cette féroce fessée, Mlle  Cusani montra son nez retroussé, son visage rieur et curieux. Gringalette l’aperçut, et alors toute la résistance qu’elle avait jusqu’ici opposée à son bourreau cessa ; on eût dit qu’elle venait de sentir subitement la cruauté du fouet ; elle poussa des cris de bête et, sans plus essayer d’arrêter le clown, elle s’abandonna aux coups avec une sorte de désespoir.

- Allons, Monsieur Bichot, dit Mlle Cusani, je ne sais pas ce qu’elle a fait, mais elle en a assez ; voyez comme elle saigne !

- C’est une infection, Mademoiselle. C’est elle qui vous a volée, il n’y a plus de doute, et vous voyez ce qu’elle a fait à la pauvre Juzaine ! Si je n’étais arrivé, elle lui rasait la tête ainsi qu’à une galeuse.

Enfin, il lâcha Gringalette, que Mlle Cusani fit coucher sur le lit d’une loge voisine. Elle fermait à demi les yeux, comme si elle était près de s’évanouir, et respirait avec difficulté. Un verre de Porto que lui apporta Mlle Cusani la réconforta un peu.

*
*   *

Elle resta au cirque, mais ne coucha plus dans la loge du clown. La directrice lui offrit un lit dans un cabinet proche de sa chambre.

Cette correction publique l’avait profondément humiliée ; elle en avait perdu son narquois et malicieux sourire. Elle ne pouvait rencontrer Juzaine sans murmurer entre ses dents ou lui lancer quelque injure ; au contraire, elle ne semblait point garder rancune à Bichot ; elle essayait même de lier la conversation avec lui, mais ses paroles n’obtenaient aucune réponse.

Il avait refusé, malgré la promesse faite naguère, de lui apprendre à danser. Il ne voulait plus s’occuper d’elle, et c’était Mlle Cusani qui lui montrait la valse et certaines danses espagnoles, pour qu’elle figurât avec des jeunes filles et des enfants dans un grand bal donné au cirque lors du Carnaval.

Cette fête dont elle espérait tant de plaisir ne lui causa que du dépit. Elle fut vivement irritée, ainsi que Mlle  Cusani, de voir que tous les applaudissements étaient allés aux danses équestres de Juzaine.

Comme pour renouveler le triomphe de la petite écuyère, le cirque Cusani donna le même spectacle deux jours après. Mais au moment où Juzaine se disposait à monter en selle, un valet d’écurie accourut, effaré.

- Eh bien, dit-elle, vous ne m’amenez pas Reine-de-Mai ?

- Mademoiselle, Reine-de-Mai est couchée dans sa stalle. Il n’y a pas moyen de la faire lever. Elle doit être malade.

Juzaine, qui éprouvait pour sa jument toute l’affection d’une amie, fut très émue. Elle entra dans l’écurie, s’approcha de Reine-de-Mai, lui donna de petites tapes, lui caressa l’encolure, l’embrassa. Mais Reine-de-Mai, qui savait si bien d’ordinaire reconnaître les attentions de sa jeune maîtresse, parut cette fois insensible. Elle demeura couchée ; son œil était terne et immobile, et Juzaine observa qu’elle avait le ventre très enflé.

- Pauvre Reine-de-Mai ! répétait Juzaine qui avait les larmes aux yeux. Il faut qu’on aille chercher le vétérinaire dès ce soir.

A ce moment, M. Cusani parut, suivi de sa fille en jupe d’amazone.

- Il ne s’agit pas de vétérinaire, dit le directeur, il s’agit de vous, Juzaine. On vous attend. Si Reine-de-Mai est malade, prenez Frimousse que vous avez déjà montée.

- Ah ! non, s’écria Mlle Cusani. Je garde Frimousse. Qu’elle monte Le Kabyle.

- Mais Le Kabyle a trop de fougue. Elle ne pourra rien en faire.

- Tant pis ! dit Mlle Cusani, moi je garde Frimousse.

Juzaine fut obligée de prendre Le Kabyle.

C’était un magnifique cheval noir à la crinière et à la longue queue flottante, vif, docile quand il se sentait conduit par une main solide, mais prêt à s’abandonner à toutes ses fantaisies dès que son cavalier était neuf, inexpérimenté, faible ou indulgent.

Juzaine, on l’a vu, n’était point une novice dans l’art de l’équitation, mais elle connaissait mal Le Kabyle. Elle sut pourtant le maîtriser durant une partie de la représentation. Le spectacle se terminait par une grande pantomime : Scènes du Far-West, où Juzaine figurait une jeune Américaine, fille d’un cowboy, que veulent enlever, puis que se disputent des Pawnies. Prisonnière d’un Indien, qui l’emportait en croupe du Kabyle, elle parvenait à rompre ses liens et, se dressant sur le cheval, elle frappait son ravisseur. A ce moment, un Indien à pied, qui n’avait point paru aux répétitions et dont la venue subite parut surprendre les autres acteurs de la pantomime, s’approcha du cheval et lui tira de côté, mais presque à bout portant, un coup de pistolet. Devant ce jet de feu et de fumée, Le Kabyle fit un écart et se leva sur ses pattes de derrière. Ce mouvement fut si brusque et si inattendu que Juzaine, qui se tenait alors tout debout sur le cheval, fut jetée à terre. La cavalerie des Indiens arrivait par derrière au galop. Ils ne purent retenir leurs chevaux. Juzaine fut piétinée. Un cri étrange, à la fois atroce et comique, cri d’oiseau blessé et poursuivi, cri de perroquet effarouché, remplit le cirque, et l’on vit attifé en burlesque, coiffé de son petit chapeau pointu et vêtu de sa culotte bouffante semée de grenouilles noires, Bichot écarter les Indiens et les écuyers, se précipiter entre les chevaux et se jeter sur Juzaine. Comme les spectateurs n’attendent que du plaisir, et que la tournure et la voix du clown avaient le don d’exciter l’hilarité, on crut pendant quelques minutes à une nouvelle farce du comique, et il y eut une fusée bruyante de rires ; mais cette gaieté eut un arrêt soudain, terrible, lorsqu’à la stupeur des écuyers, au désarroi des mimes, aux hurlements et aux lamentations de Bichot, il fallut bien que le public reconnût sa méprise et un accident peut-être mortel. M. Cusani eut beau paraître en habit noir, saluer le public et annoncer que « la chute de cheval de Mlle  Juzaine était sans gravité et que la représentation allait continuer », sa venue ne dissipa point l’impression tragique de la foule, non plus d’ailleurs que les danses les plus gracieuses de sa fille et de Gringalette. La douleur du clown, s’arrachant les cheveux de désespoir, derrière Juzaine inanimée, que deux écuyers se hâtaient de transporter hors de la salle, était un spectacle trop saisissant pour qu’on pût, d’une minute à l’autre, l’oublier.

Juzaine était réellement morte, et le pauvre clown qui la pleurait ressentait davantage son malheur à la vue de ce visage si joli il n’y avait qu’un instant et à présent défiguré par les sabots des chevaux. Le nez et l’œil droit étaient écrasés ; il n’y avait plus de traces de lèvres, et les dents fines, dans cette bouche découverte, paraissaient hideuses. Les beaux cheveux blonds eux-mêmes étaient éclaboussés de sang. Jamais la mort ne fut plus cruellement profanatrice.

Le chagrin du clown touchait tout le monde, mais Bichot demeurait indifférent aux témoignages d’intérêt ou d’amitié que lui prodiguaient ses camarades. Il semblait inconsolable.
..........................................................................................................................................................................

Le soir de l’enterrement, comme il pleurait, agenouillé devant le lit vide de Juzaine, des cheveux effleurèrent sa joue, et une voix douce lui chuchota à l’oreille :

- Maintenant qu’Elle n’est plus là, veux-tu que je sois ta fille et m’aimer un peu ?

Il tressaillit à ces paroles et leva la tête avec une sorte de terreur.

Gringalette était devant lui.

Il la regarda longtemps comme s’il cherchait à lire dans ce visage qui voulait paraître triste pour lui complaire, mais dont les yeux, involontairement, avaient un sourire. Sans doute une image effrayante passa dans son esprit ; il se couvrit le front, il écarta Gringalette avec horreur et sortit en courant comme un insensé. Des écuyers qui le rencontrèrent ont rapporté qu’il les arrêtait en leur disant : Je suis un misérable ! J’ai recueilli, j’ai nourri moi-même l’assassin de mon enfant. »

Et à chacun il répétait ces paroles.

Depuis on ne l’a jamais revu.

________________
NOTES :
(1) Les sergents de ville.
(2) Prison.
(3) Tes père et mère.




UN JEU DE FEMME

Mlle Trébuchet, l’une des plus ferventes dévotes de la paroisse Saint-Jacques du Haut-Pas, qui venait chaque jour assister à la première messe, arrivait, par faute de sa pendule, un peu en retard ce matin-là, et gagnait sa chaise avec plus de hâte et moins de componction que d’habitude, lorsque le bedeau l’arrêta par le bord de son châle.

- Vous ne savez donc pas ce qui est arrivé, Mademoiselle, chuchota-t-il ?

Mlle Trébuchet parut très étonnée. Depuis des années, la vie s’écoulait pour elle d’un flot si semblable qu’elle n’imaginait même pas que le lendemain pût différer de la veille.

- Un grand malheur ! continua le bedeau qui se composa un visage de circonstance et leva les yeux vers la voûte de l’église comme s’il eût espéré y apercevoir le visage de Dieu, un grand malheur !

- M. l’abbé Palloy ne dit pas la messe de sept heures ?

Elle ne prévoyait pas dans le cours de son existence de révolution plus considérable.

- Non, répondit le bedeau d’un ton d’infini dédain, l’abbé Palloy ne dit pas sa messe.

- Il est malade ? demanda-t-elle avec inquiétude.

- Il vaudrait mieux qu’il fût malade, et même qu’il fût mort.

Alors se penchant à l’oreille de Mlle Trébuchet, il murmura d’une voix à peine sensible :

- Il vient d’être arrêté par la police... pour affaire de mœurs... Il paraît que ce qu’il a commis est abominable.

- Mon Dieu ! Mon Dieu ! soupira Mlle Trébuchet qui chancela et dut s’appuyer sur une chaise.

Elle crut qu’elle allait devenir folle. L’idée que le bon abbé Palloy, son confesseur, était un criminel, qu’on pouvait le confondre à présent avec le mauvais larron ou le Judas de son chemin de Croix, était insupportable à sa pensée ; elle eût admis plus facilement la simultanéité du jour et de la nuit.

Ce ne fut qu’en récitant machinalement des prières qu’elle parvint peu à peu à dominer son trouble. Elle entendit la messe de huit heures et demeura longtemps en oraison après que le prêtre eut quitté l’autel.

Lorsqu’elle sortit de l’église, elle se sentit plus calme, mais avec un vif besoin de confidence. Elle ne pouvait garder pour elle seule le secret d’une telle aventure. Volontiers elle l’eût crié aux passants, mais elle préférait en instruire sa jeune amie Valentine Chassériau.

Comment Mlle Trébuchet, femme d’un âge mûr, d’une dévotion scrupuleuse, d’une vie modeste et tranquille, était-elle liée avec cette petite personne, coquette et évaporée, qui souriait aux jeunes gens et dont jasait tout le quartier ? Une circonstance les avait rapprochées. Le tuteur de Valentine était un parent de Mlle Trébuchet, et comme il habitait La Rochelle et que Valentine désirait achever son éducation à Paris, il lui avait confié sa pupille. Deux ans plus tard, Valentine se mariait, malgré les conseils de Mlle Trébuchet, avec un professeur connu pour son anticléricalisme. A cette occasion, Mlle Trébuchet avait tenté une rupture, mais son âme tendre s’y était refusée. Valentine et l’abbé Palloy étaient ses seules attaches terrestres ; elles en étaient d’autant plus fortes.

Mademoiselle se dirigea vers une haute maison de la rue Claude-Bernard. Elle monta au second étage et fut introduite par une bonne, jeune, de visage aimable et fort proprement vêtue. L’appartement n’avait rien de fastueux ; les appointements de M. Chassériau ne permettaient pas à sa femme d’être aussi dépensière qu’elle l’eût souhaité ; mais Valentine était de ces personnes qui, faute de pouvoir posséder des meubles vraiment beaux, préfèrent à une simplicité qui ne tire point l’œil l’imitation banale et grossière du luxe. Il y avait de faux canapés Louis XVI, de faux bahuts Henri II, de petites tables de Mapple achetées aux ventes publiques, des lambeaux de tentures liberty, et, pour harmoniser cet assemblage disparate, des rubans partout : aux fauteuils, aux tapis, aux rideaux, aux cadres. La bibliothèque, les livres mêmes du professeur en étaient entourés. On eût dit l’intérieur d’une « étudiante » ou d’une petite provinciale de la galanterie, et l’on juge que le châle noir, la capeline sombre et le long visage jaune et osseux de Mlle Trébuchet s’y trouvaient quelque peu dépaysés.

Bien qu’il fût onze heures, Valentine était encore au lit. En cette chaude matinée, elle avait rejeté les draps à ses pieds et, tournée vers l’ombre de la muraille, la chemise de soie noire retroussée sur les reins, c’était la médaille fendue et poinçonnée de sa personne qu’elle présentait aux regards.

- Que tu es paresseuse, ma pauvre Valentine ! s’écria Mlle Trébuchet en entrant ; mais voyant à quel interlocuteur inattendu elle avait affaire, elle parut très choquée et détourna pudiquement les yeux. Quelle indécence ! fit-elle, si au lieu d’une dame de mon âge, ç’avait été son mari ou sa bonne qui fût entré dans sa chambre ; joli et édifiant spectacle, en vérité !

Les réflexions de Mlle Trébuchet, proférées à haute voix, éveillèrent la dormeuse.

Mouvant toute une vague d’odeurs : la senteur forte de sa chair unie aux pénétrants parfums des essences, Valentine se retourna brusquement et montra son autre figure, un petit nez fin aux ailes palpitantes, aux narines voluptueuses, des dents riantes dans une bouche large et molle comme un fruit ; des yeux brillants et câlins sous leurs longs cils, et une chevelure sombre, ébouriffée, dont la double crinière cachait les seins menus laissés à découvert par la chemise trop lâche.

- Ah ! c’est vous, Mademoiselle, s’écria Valentine. Vous êtes bien aimable de venir me voir ; mais vous auriez bien dû ne pas venir si tôt.

- Si tôt ! Il y a cinq heures que je suis debout.

- Oh ! vous, vous êtes une sainte.

- Ce n’est pas un acte de sainteté de se lever de bonne heure ; seulement on a tort de passer comme vous ses journées dans son lit, surtout quand on a un ménage, un mari...

- Oh ! mon mari, vous savez bien qu’il ne rentre que le soir, pour dîner...

- Vous avez d’autres obligations, vous le savez, que de préparer le repas de votre mari... Il me semble, Valentine, que vous devenez bien indifférente à la religion, que vous négligez vos devoirs de chrétienne. Le matin, vous devriez assister à la messe...

- Mais vous même, Mademoiselle, il me semble que vous ne prêchez pas d’exemple.

- J’ai entendu la messe il y a deux heures et, si je ne m’occupe pas aujourd’hui de mes œuvres ordinaires, c’est que je suis pour le moment incapable de penser à quoi que ce soit, sinon au grand malheur qui vient de m’arriver.

- Vous avez perdu de l’argent !

- J’ai perdu, ce qui est bien plus douloureux pour moi, mon confesseur, le vénérable abbé Palloy, qui vient d’être arrêté sur une dénonciation que j’ai toute raison de croire calomnieuse. Je venais vous demander un conseil. Malgré votre jeunesse, vous connaissez bien mieux que moi les choses de ce monde, et peut-être sauriez-vous ce que je dois faire pour le voir, et même pour obtenir sa mise en liberté. Au besoin votre mari, qui est très instruit, connu pour son savoir et son honorabilité, pourrait nous aider. Il ne s’agit pas ici de combattre ou de défendre la religion, mais de sauver un innocent, accusé à tort, j’en suis persuadée.

Valentine se mordit les lèvres, se gratta la tête, rejeta sur son dos les touffes de cheveux qui lui couvraient la gorge et ne répondit pas.

- Qu’avez-vous ! s’écria Mlle Trébuchet surprise. Le service que je vous demande n’a rien d’extraordinaire.

- Il m’est impossible de vous le rendre, répliqua vivement Valentine.

- Et pourquoi cela ?

- Parce que c’est mon mari lui-même qui a fait arrêter l’abbé Palloy.

- Votre mari ! mais c’est donc un monstre. Et quels griefs peut-il avoir contre notre malheureux vicaire ?

- Mais comment voulez-vous que je le sache ?

- Vous le savez, j’en ai la conviction. Votre mari ne s’est pas déterminé à un acte pareil sans vous en avertir.

- Pourquoi m’aurait-il avertie ? Il ne me parle pas de ses affaires.

- Ce ne sont pas ses affaires, mais les vôtres. Vous avez vu l’abbé Palloy chez moi, vous avez entendu sa messe, peut-être vous êtes-vous confessé à lui. Si votre mari a songé à ce digne prêtre, c’est que vous lui en avez parlé. Qu’avez-vous pu lui dire ?

- Je ne lui ai rien dit à son sujet, je vous assure. Seulement, Victor, depuis quelque temps est devenu très jaloux ; il s’est imaginé que l’abbé Palloy fleuretait avec moi.

- Voyons, votre mari n’a pas encore perdu la raison. Comment se serait-il imaginé de lui-même que l’abbé Palloy vous courtisait ? Si l’abbé Palloy est venu vous voir, ce n’est que dans la journée ; il ne sort jamais après six heures. Or, vous m’avez dit plusieurs fois que votre mari ne rentrait que fort tard dans la soirée à cause de ses cours et de ses leçons.

- Il est rentré une fois dans l’après-midi ; l’abbé était venu quêter chez moi pour une œuvre de charité. Cette visite a donné des soupçons à Victor.

- Et c’est sur de pareils soupçons qu’il aurait pu le faire arrêter ! Valentine, vous me trompez. Vous savez la vérité et vous ne voulez pas me le dire ; mais vous me la direz, je vous le promets ; et je ne m’en irai pas d’ici que vous ne me l’ayez dite complètement !

Valentine, petite créature faible, se sentit vaincue par la volonté de Mlle Trébuchet ; elle eut une mine craintive, imploratrice ; puis d’une voix gémissante :

- Je vous assure, Mademoiselle, que je ne suis pas coupable. Il ne faut pas m’en vouloir... C’est une aventure bien singulière.

- Pour le moment, il s’agit de ne me rien cacher, dit Mlle Trébuchet, en s’asseyant tout près du lit ; si vous avez commis une faute, vous devez la réparer. Qu’est-il arrivé, voyons !

Après une courte hésitation, Valentine se décida enfin à des aveux. Sa confession fut d’abord timide ; mais peu à peu elle s’enhardit jusqu’à prendre des allures cyniques, dont ne réussirent pas à la corriger les appels indignés et fréquents de son interlocutrice.

- Un jour, fit-elle, ou plutôt une nuit, j’étais si piquée de l’indifférence, de la froideur de Victor que je cherchais tous les moyens de lui être désagréable. Au dîner, il avait attaqué les ordres religieux et le clergé  avec la fureur qu’il montre d’ordinaire lorsqu’il aborde ce sujet.

« - Ces prêtres que tu ne peux souffrir, lui dis-je tout à coup, n’ont pas votre âme sèche et brutale d’universitaires. Ils sont tendres, prévenants, amoureux.

« - Comment peux-tu le savoir ? me demanda-t-il.

« - Mais tu sais bien, lui répondis-je, que j’ai été élevée par les religieuses. Je voyais - c’est tout naturel - l’aumônier du couvent. Je me confessais à lui. Je l’aimais beaucoup, et il me témoignait lui-même la plus vive affection. Ah ! je l’ai bien regretté, je le regrette encore ! »

Ce fut tout ce que je lui dis ce soir-là, mais je sentis bien que je l’avais offensé, quoiqu’il ne m’eût soufflé mot. La blessure était faite, et j’allais, souvent sans le vouloir, l’élargir.

Le lendemain, au repas, il n’eut pas pour moi une parole. Il paraissait fort préoccupé. Comme nous nous déshabillions pour nous mettre au lit :

« - Qu’as-tu donc ce soir ? lui demandai-je.

« Alors, sans répondre à ma question :

« - Tu m’as parlé hier de l’aumônier du couvent où l’on t’a élevée. Tu m’as avoué qu’il te témoignait une grande affection. Est-ce qu’il t’embrassait ?

« - Oui, quelquefois, comme un père peut embrasser un enfant.

« -Seulement ce n’était pas ton père, et il n’en avait pas les droits... Et il te caressait ?

« - Il me donnait de petites tapes sur les joues, et aussi par-dessus ma robe.

« - Ah ! il te donnait de petites tapes... A propos, il était ton confesseur ; quelles pénitences t’infligeait-il ?

« - Quelles pénitences ?... Mais le chapelet à réciter, quelquefois tout entier, quand je n’avais pas été sage.

« - Et il ne te battait pas ?

« J’eus grande envie de lui éclater de rire à la face, mais je me contins, et me ravisant :

« - Oh ! s’il me battait ! tu connais le proverbe : qui aime bien châtie bien.

« - Il t’a battue souvent ?

« - Plusieurs fois.

« - Et à quel âge as-tu quitté le couvent ?

« - A seize ans.

« - Et il te battait encore ?

« - Sans doute. Pour dire vrai, je ne m’en souviens plus. »

Cette fois encore nous en restâmes là, mais je pris dans la suite un malin plaisir à irriter sa jalousie.

Un jour que je m’attardais en déshabillé devant mon miroir, il me reprocha ma lenteur et me dit de presser ma toilette. Je fus fort dépitée de son observation et qu’il n’eût pas eu un regard pour ce que je lui laissais voir de ma personne.

« - Ah ! tu ne ressembles guère à notre ancien aumônier, m’écriai-je. Ce n’est pas lui qui serait resté indifférent à ce que je te montrais tout à l’heure.

« Voilà mon mari rouge de colère.

« - Qu’est-ce que tu viens de dire ? Qu’est-ce que tu viens de dire ? Répète-le.

« - Calme-toi d’abord, je te prie.

« - Je veux avoir des explications. Avoue-le ; il t’a prise, il t’a eue avant moi.

« - Tu sais bien que non, répliquai-je en souriant.

« - Enfin que signifie ta phrase de tout à l’heure.

«  - Que notre aumônier cherchait toutes les occasions de nous voir... de contempler notre beauté.

« - Le misérable !

« - Ce n’était pas un misérable. J’en aurais fait tout autant à sa place. C’était si facile pour lui ! Je me rappelle le cours d’instruction religieuse. Un jour, je me frottais sur mon banc le derrière qui me démangeait. A la fin de la classe, l’abbé m’appelle, me conduit dans le petit cabinet où l’on mettait les livres d’étude.  « Vous souffrez, mon enfant ? me demanda-t-il. - Non, Monsieur l’abbé. - Vous ne pouviez tenir en place tout à l’heure. » Je rougissais et ne répondais rien. « Déshabillez-vous, me dit-il, et comme je déboutonnais ma pèlerine : non, par en bas ! Relevez votre robe et étendez-vous sur ce banc. » Juge si j’étais honteuse. Il m’écarte les jambes. « Petite coquine, que faisiez-vous tout à l’heure ? Que faites-vous la nuit ? Vous n’êtes pas sage. Vous allez être punie. Retournez-vous ! » Cette fois, je dois me coucher sur le ventre, les jupons retroussés, et comme je me demande, toute palpitante d’émotion, ce qui va m’arriver, je reçois un coup sur les fesses qui m’arrache un cri de douleur. Je sens les ongles de l’aumônier s’incruster aux creux et aux pleins de ma chair, tandis qu’il me recommande de ne plus crier si je ne veux pas augmenter la rigueur de mon châtiment. Il continue à me frapper, d’abord de ses larges paumes, puis de la souple baguette qui sert au maître de géographie pour montrer les cartes. Je lui obéis, je retiens mes cris, mais, à demi-voix, je le supplie de me pardonner : « Monsieur l’abbé ! Monsieur l’abbé ! je vous en prie, ne me battez plus ! J’ai trop mal ! » Mais il ne s’arrêtait pas. Ah ! comme il me cinglait. Il ne m’eut pas plutôt dit de me rajuster que j’éclatai en sanglots. Je n’osais pas rentrer dans la cour de récréation, les yeux rouges et comme meurtris. Quelque écolière indiscrète avait surpris la scène et était venue la raconter à mes condisciples ; les grandes chuchotaient en me regardant ; si je m’approchais, elles faisaient semblant de ne pas me voir, comme si la fessée que j’avais reçue m’avait déshonorée et rendue infréquentable. L’abbé, lui, me considérait en souriant. Il m’appela : « Ecoutez-moi, mon enfant. C’est pour votre bien que je vous ai punie. Dites-moi que vous ne m’en voulez pas. Et donnez-moi un baiser de paix. - Non, Monsieur l’abbé, lui répondis-je en lui tendant la joue, je ne vous en veux pas. » C’était vrai. Même après une fessée aussi rude, je n’avais pas de haine pour lui. S’il m’administrait un jour des claques sur le derrière, une autre fois, pour me récompenser, il m’apportait des bonbons. Et puis, quoique gosse, je sentais bien qu’il s’amusait à me corriger, et de temps à autre je me résignais ainsi à lui faire plaisir.

- L’infâme !... L’infâme ! » répétait mon mari tout troublé, et comme je prenais ma figure naïve, il haussait les épaules.

*
*   *

- Vraiment, s’écria Mlle Trébuchet fort surprise, cela le divertissait tant, votre aumônier, de vous donner le fouet ?

- Mais non ! répliqua Valentine ; seulement je m’amusais à conter des histoires à Victor pour l’agacer un peu. J’ai été élevée par une institutrice, et j’avais alors pour confesseur le curé de Saint-Michel dont je n’apercevais le visage que par le guichet du confessionnal.

- Alors, vous mentiez ainsi, par plaisir !... Mais c’est indigne !

- On voit bien que vous n’avez jamais eu de mari !

- Enfin ! quel rapport peut avoir ce récit avec l’arrestation de notre malheureux vicaire ?

- Vous allez le voir, répondit Valentine... Toutes ces confidences avaient exaspéré la jalousie de Victor bien plus que je ne me serais imaginée. En lui donnant de vagues soupçons, je ne songeais qu’à lui enlever quelque peu de sa belle assurance, à le rendre moins confiant dans ses propres mérites, moins sûr de mon affection et, par là même, plus amoureux. Quand je m’aperçus qu’il était si ému de mes fausses confidences, je fus très effrayée, mais il était trop tard.

- Il n’est jamais trop tard, observa Mlle Trébuchet, pour se repentir et réparer le mal que l’on a fait.

- Je me serais déshonorée à ses yeux, dit Valentine, en lui avouant que j’avais menti. Il s’imaginait réellement que l’aumônier ne s’était pas borné à me découvrir le derrière, que les corrections qu’il m’infligeait n’étaient qu’un prétexte pour prendre avec moi les plus grandes libertés. « Jure-moi, me disait-il, qu’il n’a pas été ton amant. » Je le lui jurai. Mon serment ne réussissait pas à le convaincre. « Tu ne me feras pas croire, disait-il, que ce prêtre n’a pas essayé de te revoir à Paris depuis que tu es mariée. » Pour le persuader, je dus inventer encore une histoire et mentir à nouveau.

- Malheureuse enfant ! soupira Mlle Trébuchet.

- Je ne pouvais pas agir autrement. Il me fallait à tout prix le rassurer, endormir cette jalousie du passé que j’avais  irritée si étourdiment. Surtout, je ne voulais pas qu’il me jugeât coupable. En reconnaissant que ses soupçons n’étaient pas illusoires, en flattant sa manie d’anticléricalisme, je pensais qu’il me croirait plus volontiers. « Je ne te cacherai pas, dis-je un soir à Victor, que mon ancien aumônier a essayé de me revoir ; il est venu sonner à cette porte, et malgré moi il a pénétré ici. Après s’être informé de ma vie et de mes dévotions, peu à peu il m’a parlé du couvent ; il m’en a rappelé les exercices, les actes de piété, quelquefois sur un ton grave et religieux, mais le plus souvent avec des familiarités insinuantes, des sous-entendus libertins qui m’ont tellement choquée que je lui ai ordonné de se taire, le menaçant, s’il continuait ses propos inconvenants, d’appeler la femme de chambre pour le mettre dehors. Sans m’écouter, décidé sans doute à tout se permettre, il a essayé de m’enlacer ; par bonheur je suis parvenue à me dégager de son étreinte, à gagner la chambre voisine, à m’y enfermer, le laissant dans un véritable état de folie amoureuse ou sensuelle. Mes trois petites nièces, Henriette, âgée de douze ans ; Lise, qui a onze ans, et Emilie qui en a neuf, étaient à jouer à la maison ; elles couraient de chambre en chambre et firent irruption en se bousculant dans la pièce où il était demeuré. Comme les deux plus grandes fillettes avaient renversé leur cousine, ce lui fut une raison suffisante pour les gronder ; voyant qu’elles se moquaient de lui, il n’hésita pas à les gifler et à les battre. Etait-ce fureur de n’avoir pas réussi, besoin de trouver à cet amour trompé une compensation luxurieuse ? Il saisit Henriette, la déculotta et à l’aide d’une embrasse de rideau il se mit à la fouetter avec une telle violence que la pauvre enfant, qui est très courageuse, poussa des hurlements que la bonne entendit de la cave. Elle reconnut la voix d’Henriette et remonta vite. J’étais si effrayée que je n’avais osé sortir de la chambre. « Madame, madame, me cria cette fille, le curé qui est à martyriser Mlle Henriette ! » A côté de ma bonne je repris courage, toutes deux nous arrachâmes ma petite nièce à ce barbare et nous le jetâmes à la porte. Henriette gémissait et de temps à autre portait la main à ses fesses qui saignaient jusque sur le plancher. Tandis que nous pansions la pauvre petite, Lise nous dit que l’abbé, avant de fouetter sa sœur, l’avait attachée à un fauteuil et qu’il l’avait pincée sous ses jupes à deux reprises et en des endroits qu’elle n’osait désigner : « Attends, s’était-il écrié, que j’en aie fini avec ta camarade, et je reviens accorder ta guitare. » Nous découvrîmes au haut de ses cuisses et sur son derrière des meurtrissures profondes. Les ongles du prêtre avaient labouré, déchiré cette peau tendre et lisse comme un pétale de rose. » Lorsque j’eus fini mon récit, je regardai Victor avec inquiétude : il ne m’avait pas interrompue une seule fois, il m’avait écoutée sans un geste et d’un visage impassible. Allait-il me croire ? « Quel monstre ! s’écria-t-il enfin, et imaginerait-on qu’il puisse exister de telles passions ! Et quand je songe que les pauvres enfants de tes sœurs ont failli être victimes de cette cruauté bestiale !... Ecoute, Valentine, tu vas écrire tout ce que tu viens de me raconter. Et tu demanderas aussi à la bonne et aux fillettes d’écrire ce qu’on leur a fait et ce qu’elles ont vu. L’infâme ne pourra repousser ces cinq accusations !... Je vais d’ailleurs moi-même interroger la bonne et les enfants. » Un résultat si imprévu m’atterra. Vainement dis-je à Victor que cette aventure regrettable n’aurait pas de suite et qu’il valait mieux l’oublier, je ne réussis pas à le détourner de ses projets de vengeance. La bonne ni les fillettes n’étaient pas à la maison, mais il allait les voir le lendemain. Aurais-je le temps de le prévenir, et au reste voudraient-elles, sauraient-elles répéter mes mensonges ? Qu’arriverait-il s’il venait à s’apercevoir que tout ce que je lui avais raconté était faux ? Je passai une nuit d’angoisses, sans un instant de sommeil. Dès le matin j’étais levée et je me trouvais à l’arrivée de la domestique. Je lui dis... ce que j’attendais de sa complaisance. Cette fille, qui comprenait mal mes raisons et craignait de s’engager dans une fâcheuse affaire, se refusa longtemps à se mettre dans mon jeu. Enfin ma bourse, que je vidai dans ses mains, la décida. Je courus aussitôt chez mes nièces. Henriette et Emilie, ravies des bonbons que je leur apportai, écrivirent tout ce que je voulus ; mais Lise fit des façons : « Pisque z’ai pas vu l’curé, disait-elle... pisque z’ai pas eu le fouet. »

- « Si tu ne l’as pas eu, tu vas l’avoir ! » m’écriai-je en la courbant vers la table et en la forçant à se lever de la chaise où elle était assise, comme si je me préparais réellement à la fesser. Elle eut peur, implora son pardon et se mit à écrire, à l’exemple de sa sœur et de sa cousine, ce que je lui dictai. Je commençais à être un peu plus rassurée et je ne fus pas trop émue quand mon mari, rentra le soir et me demanda ma déposition ainsi que celles de la bonne et des enfants. « C’est bien, dit-il froidement, à présent il faut m’avouer le nom. - Le nom, quel nom ? m’écriai-je de nouveau effrayée. - Le nom du misérable qui est venu ici, qui a essayé de te prendre de force et de souiller tes pauvres petites nièces ! - Mais je ne sais pas son nom. - Tu ne sais pas son nom ! Tu ne sais pas le nom de ton ancien aumônier ! Prends garde, Valentine, je vais croire que tu es son complice. - Mais je vous jure !... »

Je ne trouvais plus une parole tant j’étais épouvantée. Il me serrait le bras si fort que je poussai des cris.  Je crus qu’il allait me tuer : « On peut parfois pardonner à un adultère, disait-il, mais non pas une trahison pareille, et je serai sans pitié, sois-en sûre, pour une coquine qui s’est prostituée à un calotin immonde comme ton galant. - Mais ce n’est pas mon amant, m’écriais-je, désespérée. - Ce n’est pas ton amant, alors pourquoi ne veux-tu pas me dire son nom ? Si tu as pitié d’un tel scélérat, tu es digne d’aller avec lui. » Je sentis qu’il fallait parler, et je dis le nom que j’avais sur mes lèvres, le seul nom que ma mémoire m’offrit à ce moment ; le nom du prêtre dont vous me parliez sans cesse, le nom de l’abbé Palloy. Je vous assure que je le lançai par hasard, sans mauvaise intention, ne cherchant qu’à me disculper devant mon mari. Vous savez le reste !

..........................................................................................................................................................................

Mlle Trébuchet avait écouté avec stupeur cette confession sans repentir. Elle ne trouva qu’un mot pour exprimer son trouble.

- C’est abominable ! C’est abominable ! répétait-elle en levant les yeux et en joignant les mains ; soudain elle se tourna vers Valentine dans un élan de colère si inattendu que la jeune femme, malgré l’apparence faible et vénérable de son interlocutrice, prit peur et eut un geste comme pour implorer sa grâce.

- C’est donc le diable qui est en toi, mauvaise fille ! s’écria Mlle Trébuchet.

- Je vous assure... je vous assure que c’est bien malgré moi que j’ai fait ces mensonges. Mon mari m’y a, pour ainsi dire, forcée.

- Tu mériterais qu’on te battît, qu’on t’assommât ! continuait Mlle Trébuchet en la menaçant de ses poings levés.

Enfin, les supplications, les yeux en larmes de Valentine ne la trouvèrent pas impitoyable ; elle se calma un peu.

- Je veux bien te pardonner, dit-elle, mais à une condition : c’est que tu vas rétracter par écrit toutes les calomnies infâmes que tu as osé lancer contre notre saint vicaire, et tu feras rétracter aussi toutes celles qu’ont proférées, à ton instigation, ta domestique et tes petites nièces.

- Oh ! Mademoiselle, que me demandez-vous ?

- Rien que de juste et de naturel. Tu as obtenu de quatre personnes qu’elles mentent pour t’être agréable ; tu obtiendras bien qu’elles disent la vérité pour sauver un innocent.

- Mais que dira mon mari ? Je vais être perdue !

- Tant pis. Tu l’auras voulu. Mais je ne permettrai pas qu’un bon prêtre comme l’abbé Palloy soit victime de tes mensonges... Allons, je ne partirai que lorsque tu m’auras donné ta confession, et bien sincère ! Dépêche-toi, et sois persuadée que tu n’as rien à gagner en faisant la fourbe avec moi. Je dirai à ton mari toute la vérité, si tu m’y contrains.

- Ah ! gémit Valentine, je le connais, il me tuera !

- Il ne saura rien. Mais avoue que s’il te battait un peu, tu ne l’aurais pas volé !

Valentine comprit qu’elle n’avait qu’à obéir ; elle se leva, s’enveloppa vivement de sa robe de chambre et se mit à écrire sous les yeux de Mlle Trébuchet ; puis elles allèrent ensemble trouver la bonne et les fillettes. Lorsque la vieille dévote quitta Valentine, elle emportait avec elle les cinq rétractations.

Elle ne perdit point de temps ; malgré les lenteurs de la justice, elle commença aussitôt ses démarches en faveur de l’abbé Palloy, et, trois jours plus tard, elle obtenait la libération du vicaire.
..........................................................................................................................................................................

Quand M. Chassériau vit dans les journaux que l’abbé Palloy, comme si rien ne s’était passé, avait repris ses fonctions à Saint-Jacques du Haut-Pas, il en put contenir sa colère. C’était un samedi soir qu’il apprit cette nouvelle ; il passa toute la nuit du dimanche dans une agitation étrange. Il se promenait dans sa chambre en lançant des imprécations, ou, se jetant dans un fauteuil, il semblait ruminer je ne sais quels projets, puis reprenait vite sa marche folle. Vainement Valentine se leva plusieurs fois, vêtue seulement d’une chemise fine et souple qui, sans rien voiler de ses grâces, en rehaussait la séduction par la soie obscure et lumineuse qui ne les couvrait un instant que pour en donner, la minute d’après, une vision soudaine et éblouissante ; elle se montrait un instant à la porte du cabinet de travail, avec un clignement amoureux vers son lit défait dont elle apportait l’odeur chaude ; et par les plus charmantes, les plus libres attitudes, appelait son mari au plaisir.

- Eh bien, mon ami, tu ne veux donc pas te coucher ?

- Non, non, laisse-moi, répondait-il d’une voix hargneuse.

Il n’avait pas fermé l’œil lorsque l’aube vint éclairer la chambre, mais il avait sans doute pris une résolution, car il se mit à écrire plusieurs lettres et réveilla sa femme.

- Habille-toi vite, lui ordonna-t-il d’un ton autoritaire, nous allons aujourd’hui à la grand’messe.

Valentine fut bien étonnée.

- Comment, mon ami, toi, un impie, qui ne crois à rien, tu veux aller à une messe qui va durer près d’une heure. Mais tu vas t’ennuyer. Moi-même, qui suis pieuse, cela ne m’amuse guère...

- Il ne s’agit pas de s’amuser. Nous allons ce matin à la grand’messe à Saint-Jacques du Haut-Pas.

- Mais, mon ami, implora Valentine.

- Pas de réplique. C’est une chose décidée. Lève-toi !

Et comme elle demeurait hésitante, la tête appuyée sur son oreiller, il rejeta le drap qui couvrait le lit et tira sa femme sans précaution. Valentine se sentit aussi pénétrée de honte et de crainte que si elle eût été une fillette menacée du fouet ; même elle eut peur pour ses grasses, indolentes et voluptueuses fesses que son mari regardait sans sourire, d’un œil dur, impitoyable. Domptée, elle ne résista plus, se leva et s’habilla avec soin, mais sans ses flâneries habituelles.

Elle était bien tremblante lorsqu’ils partirent. Son mari, d’ordinaire insoucieux de sa toilette, s’était vêtu avec une grande recherche d’élégance ; il lui donnait le bras cérémonieusement sans lui parler, sans tourner la tête de son côté, à la façon d’un sergent de ville qui entraînerait le malfaiteur qu’il vient d’arrêter.

Ils arrivèrent à Saint-Jacques du Haut-Pas ; elle trempa sa main dans le bénitier et fit le signe de la croix avec une dévote lenteur, puis elle offrit de l’eau du bout des doigts à son mari, qui refusant de toucher son gant humide, passa devant elle et fendit la foule. L’église était pleine de monde, mais M. Chassériau écartait vivement tous ceux qui se trouvaient sur son passage. Sa femme le suivait, soumise, dominée par lui.

Tout à coup l’orgue déchaîna ses tempêtes ; des enfants calottés de rouge, des hommes obèses ou dégingandés, en surplis étroits ou trop courts, défilèrent ; des prêtres portant des chapes étincelantes parurent au milieu du rayonnement des cierges allumés. La messe commençait. L’abbé Palloy était parmi les officiants. A ce moment Valentine tourna la tête et vit tout près d’elle Mlle Trébuchet agenouillée sur son prie-Dieu et le front incliné vers son paroissien. Mademoiselle l’aperçut cependant, par suite de ce don singulier qu’ont les dévotes de pouvoir à la fois lire des prières et ne rien perde de ce qui se passe autour d’elles ; elle eut un petit signe de tête discret auquel Valentine s’apprêtait à répondre quand tout à coup quatre détonations retentirent tout près d’elle. Elle n’eut pas le temps de s’épouvanter. Après quelques secondes de silence, de stupeur, un grand mouvement et une rumeur énorme se produisirent. Valentine fut écartée presque brutalement, rejetée sur Mlle Trébuchet, puis repoussée, emportée plus loin jusqu’en dehors de la nef. Alors, avec des battements de cœur précipités, elle regarda ce qui se passait. Sauf le prêtre qui disait la messe et qui était adossé à l’autel, tous les autres étaient groupés à droite de la balustrade devant un groupe très agité. Elle vit le bedeau, le suisse, et deux assistants qui emmenaient un homme dont, à cause de la distance, elle ne put distinguer les traits. Cependant l’orgue éclatait à nouveau ; les chants montaient vers les voûtes. La messe continuait. Ne pouvant changer de place Valentine ouvrit un paroissien, en tourna les pages, s’assit, se leva, se signa suivant les prescriptions, puis à la fin de la cérémonie, comme on commençait à sortir, elle gagna la porte, pensant qu’elle allait retrouver M. Chassériau. A ce moment Mlle Trébuchet passa près d’elle et lui dit :

- Il est donc insensé, votre mari ?

- Mais qu’a-t-il fait ? Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

On ne lui répondit pas ; Mlle Trébuchet était déjà loin.

Alors abordant le sacristain elle l’interrogea et put enfin apprendre l’événement.

- C’est un fou qui a tiré quatre coups de revolver sur M. l’abbé Palloy.

Cela lui suffisait. Elle était sûre à présent que le coupable était son mari. Elle fut quelques minutes assez émue. Cependant personne ne lui disait rien, le soleil brillait dans les feuillages clairs, une chaude odeur de printemps, de poussière, d’étoffe neuve et de parfums lui venaient aux narines. Elle eut faim, et se dirigea tranquillement vers un restaurant où elle déjeuna de mets délicats et d’un fort bon appétit.

De retour à la maison elle eut peur. « Il est arrêté, se dit-elle, et peut-être va-t-on m’arrêter moi-même. » Elle attendait à chaque instant l’arrivée d’un commissaire de police. Il ne vint personne. A la montée de la nuit elle songea qu’elle était libre de passer sa soirée selon son caprice ; elle s’habilla de sa plus belle robe, mit son chapeau neuf, ses bijoux, alla dîner dans un restaurant assez cher du Quartier latin où son mari l’avait menée une fois, et se fit conduire ensuite aux Nouveautés, où elle rit et s’égaya de tout cœur. Un jeune homme, assez bien fait de sa personne, qui était assis près d’elle lui fit la cour ; ils causèrent durant les entr’actes et à la fin de la représentation il l’invita à souper.

- Non, dit-elle, après un moment d’hésitation, ce ne serait pas convenable.

Elle lui laissa toutefois son adresse et lui permit de lui écrire.

Elle eut une petite frayeur en rentrant dans son logis solitaire, mais son dîner copieux, le plaisir du théâtre, les émotions de la journée lui avaient donné quelque lassitude et à peine couchée, elle s’endormit.

Le lendemain elle fut mandée chez le juge d’instruction. Elle ressentit quelque trouble en apercevant ce magistrat, mais il fut si poli, si aimable qu’elle retrouva vite son assurance. Son mari apparut, pâle, affaissé.

- Mon pauvre ami, dit-elle en lui tendant la main, comment as-tu pu faire cela !

- Vous connaissiez depuis longtemps l’abbé Palloy, madame ? demanda le juge d’instruction.

- Nullement, monsieur, répondit Valentine, je le voyais seulement à la messe et aux offices de Saint-Jacques du Haut-Pas, mais je ne lui avais jamais parlé.

- Mais il était votre confesseur ?

- Non, monsieur. Je ne me confesse qu’une fois par an, et à un dominicain.

- Pourquoi alors avez-vous raconté à votre mari qu’il s’était permis des libertés excessives à votre égard, qu’il vous avait fouettée comme une enfant, à nu, après avoir retroussé vos jupes, et que plus tard même il avait essayé de devenir votre amant ?... Non seulement vous l’avez raconté, mais vous l’avez écrit. Ce manuscrit, en effet, est bien de votre écriture, vous le reconnaissez ?

Et il lui montrait le cahier qu’elle avait donné à son mari.

- Mon Dieu, monsieur, dit-elle, simplement je griffonne parfois du papier pour me distraire : cela n’a aucune importance. Je me suis amusée à écrire un conte que je destinais à une revue où collaborent quelques-unes de mes amies.

- Mais pourquoi nommez-vous l’abbé Palloy ?

- Je parlais de l’abbé Palloy comme j’aurais parlé de l’abbé Durand. Je ne savais même pas qu’il y avait un prêtre qui portât ce nom.

- Tout cela est bien étrange... Enfin !... signez votre déposition.

Valentine signa d’une écriture ferme et entoura son nom d’une élégante arabesque.

- Vous pouvez vous retirer à présent, madame, dit le juge d’instruction.

Elle tendit alors dignement la main à son mari qui n’eut pas un mot ni un geste, puis elle s’éloigna d’un pas léger avec une allure de petite innocente.

Les balles de M. Chassériau n’avaient atteint personne ; cependant pour sa tentative de meurtre et malgré une éloquente plaidoirie de son avocat il fut condamné à deux ans de prison. A l’audience Valentine ne chargea point son mari, mais ne le disculpa point non plus. Elle eut d’ailleurs une attitude que tout le monde s’accorda à trouver excellente. Quand elle entendit la condamnation de M. Chassériau elle faillit s’évanouir.

Son appartement lui paraissait bien vide à présent que son mari ne l’habitait plus. Elle eut des heures de mélancolie, et comme le jeune homme qu’elle avait rencontré aux Nouveautés était venu la voir, elle l’accueillit avec empressement, tel qu’un consolateur. Que pouvait devenir une pauvre femme toute seule ? Elle prit un amant.

Mlle Trébuchet le sut ; elle alla trouver aussitôt Valentine pour la confesser et la gronder un peu, mais l’ayant trouvée docile, attentive aux conseils, toute disposée à reprendre les pratiques religieuses, elle jugea convenable de ne point se montrer trop sévère.

- Que veux-tu, ma chère enfant, lui dit-elle en la quittant, je ne t’approuve pas, mais ce Chassériau l’a bien mérité !



LES RÉVOLTÉES DE BRESCIA

(Récit d’un ancien diplomate.)

En mai 1852 je me trouvais à Géra, chez le prince de Reuss, avec les généraux Haynau et Herbillon. Haynau était célèbre par la manière énergique et cruelle dont il avait conduit la guerre et réprimé diverses insurrections en Hongrie et en Italie. Herbillon avait eu la confiance de Saint-Arnaud et du prince président qui, au coup d’Etat de décembre 1851, lui donna l’ordre de combattre l’émeute au quartier Saint-Antoine.

Par une après-midi charmante nous nous promenions dans les jardins que venait d’arroser une légère ondée matinale ; le soleil en buvait la fraîcheur, fondait les perles suspendues aux branches, répandues sur les pelouses et les feuillées. Nous goûtions avec délices la douceur de l’air, quand un cri, suivi de gémissements, vint troubler notre plaisir.

- C’est un de mes jardiniers, nous dit le prince, qui est en train de corriger sa petite servante. Il la fouette souvent, car elle a un fort mauvais naturel ; elle est aussi insolente et désobéissante que gourmande et paresseuse. Aussi je ne lui reproche point de la châtier ; si on ne lui donnait de temps à autre sur le derrière, cette enfant deviendrait avec l’âge une coquine accomplie. Je vous avouerai que je ne suis point opposé aux châtiments corporels. J’imagine que c’est le seul moyen de mettre en harmonie avec les lois sociales la cruauté inhérente à l’homme. J’ai observé que mon jardinier avait un véritable agrément à trousser les jupons de la petite insubordonnée ; il n’en est pas moins vrai qu’en satisfaisant sa passion il corrige cette fille et lui est utile. S’il avait pris une servante douce et soumise, il aurait tort de la maltraiter ; au contraire avec cette méchante créature il se conduit comme il doit. Par ce choix il justifie son instinct qui, en réalité, n’est nuisible que s’il s’exerce à contre-temps.

« Moi-même je vous avoue que j’ai été parfois aussi cruel qu’amoureux. Il y a quelques années je m’étais épris d’une princesse allemande fort jolie, mais qui montrait une froideur, une insensibilité exaspérantes. Je sus bientôt que si elle paraissait indifférente à mes déclarations, elle entretenait le commerce le plus ignoble avec un de ses valets ; je trouvai un motif pour me plaindre de ce valet et le faire enfermer ; quant à la princesse je la dénonçai à son mari et j’eus le plaisir de voir l’adultère châtiée sous mes yeux, avant un dîner de gala. Dans l’étroit boudoir où je lui fis la confidence, attenant au grand salon de réception, le prince, sans songer à ses invités qui attendaient dans les pièces voisines, déchira la robe et les jupons de l’épouse coupable, et parmi les dentelles et la soie en lambeaux, il brandissait sa canne, un jonc souple, et en cinglait de toutes ses forces les épaules, les jambes, le derrière de la princesse qui courait éperdue autour de la chambre, dont elle cherchait vainement à ouvrir les portes. Quand enfin elle y réussit, ses chairs étaient en sang et l’on put voir sa nudité rouge traverser vivement le grand corridor du palais, traînant après elle les loques d’une toilette de deux mille florins !

« Ce n’était pas un spectacle sans agrément pour un amoureux rebuté. Je vous avoue, toutefois, que j’eusse préféré tenir entre mes bras le corps sans blessure de la belle, mais pour cela il eût fallu lui imposer mon amour, lui faire violence ; il en serait résulté un scandale que je voulais éviter. Je me contentai donc d’assister à la punition de cette grossière amoureuse qui préférait les baisers d’un rustre à une liaison élégante et profitable. A voir ma physionomie impassible, le mari ne soupçonna point que je n’étais rien moins que justicier et que beaucoup plus qu’à son honneur conjugal je m’intéressais aux grâces charnelles de sa femme.
..........................................................................................................................................................................

- Vous avez agi sagement, monseigneur, dit Herbillon, en vous abstenant d’aimer une femme qui ne vous aimait point. Si elle s’était froidement donnée à vous, vous vous seriez attendri sur elle ; vous n’auriez pas eu le courage ensuite de punir ses trahisons, ses dédains, son indifférence, et le mal que vous auriez épargné à sa chair, elle vous l’aurait fait elle-même à votre cœur.

« L’année dernière j’ai commis une grande sottise. Mes soldats venaient d’enlever la barricade de la rue Tiquetonne. Ils avaient saisi plusieurs gamins de quatorze à quinze ans dont les mains noires de poudre montraient qu’ils avaient tiré sur nous. Mes hommes étaient exaspérés ; ils voulaient passer grands et petits par les armes. Je m’interposai. Les écrivains révolutionnaires ne m’ont point reproché une férocité extrême. Je dis aux soldats : « Faites grâces aux mômes ; ils sont plus bêtes que méchants ; déculottez-les et donnez-leur une fessée un peu rude, qui leur servira de leçon ; c’est tout ce qu’ils méritent. » Ce genre de punition amusa les soldats et les rendit moins cruels. Je ne dis pas toutefois que leurs mains furent douces aux coupables qui en voyant abaisser leur pantalon poussaient des cris indignés comme si on les eût pour toujours déshonorés.

« En procédant à cette exécution d’un genre plus familial que militaire, voilà un solda qui dit tout à coup : « Ah ! il en a, celui-là, des coussins pour s’asseoir, on n’aura pas besoin de viser avec lui... mais c’est pas Dieu possible ! c’est une fille ! » Je m’approche. C’était en effet une fille, les cheveux ramassés sous une casquette d’ouvrier, culottée et emblousée comme un garçon. Elle avait de beaux yeux vifs, un nez qui flairait les aventures et une bouche charnue ouverte sur les plus jolies dents du monde. Au milieu des mains d’hommes qui la tenaient, elle se débattait avec une fureur qui semblait infatigable. « Allons, laissez-la, dis-je aux soldats. Vous n’allez pas vous attaquer aux filles à présent. Je prends celle-ci sous ma protection. » Ils grondaient, et j’eus de la peine à leur arracher leur proie. Sans doute ils eussent fouetté cette petite avec des verges de leur façon.

« Je l’avais confiée à l’un de mes aides de camp, et lorsque je revins à ma garçonnière de la rue d’Alger, je l’emmenai avec moi.

« Elle était blessée et je ne savais pas trop ce que j’allais en faire ; mais la grâce qu’elle conservait dans son costume masculin, en dépit de ses allures d’insurgée, m’avait ému ; je ne pouvais à présent l’abandonner.

« A mon arrivée je la couchai, je lui donnai les premiers soins, et le lendemain un médecin que j’appelai, après un examen sérieux me déclara la blessure de la fillette sans gravité, causé seulement par l’effleurement d’une balle qui avait déchiré la peau sans pénétrer dans le corps. Elle se remit vite ; quelques jours après elle était sur pied.

« Allais-je la renvoyer ? Je ne pouvais m’y décider. A la voir chaque jour je m’étais attaché à elle, à son joli visage, à ses gestes gentils ; il me paraissait difficile de m’en passer. Elle pouvait avoir quinze ou seize ans au plus ; je sentais un ardent désir d’étreindre son corps ; je me décidai à lui demander de rester comme femme de chambre. Jacques, mon valet, lui dis-je, a besoin d’aide dans son service. En réalité ce n’était qu’un prétexte pour la garder.

« Mais ma proposition l’indigna. Etre servante ? Elle, Irène Bureau ? Vraiment, que lui demandait-on ? Elle me débita alors des phrases de son catéchisme révolutionnaire. Qui l’avait donc si bien instruite ? A force d’être indiscret je finis par la pousser aux dernières confidences ; elle m’avoua que c’était son ami Charlot qui lui avait fait son éducation. Charlot avait le même âge qu’Irène.

- Eh bien, lui dis-je, si votre ami Charlot consentait à venir habiter avec vous, consentiriez-vous à rester ici ?

- Elle eut un sourire narquois.

- Oh ! fit-elle, je sais bien qu’il n’y consentirait pas.

- N’importe ! répliquai-je, écrivez-lui de venir vous trouver.

« J’avais mon projet qui n’était pas mauvais, comme vous allez le voir, si j’avais eu la constance de l’exécuter complètement. Lorsque Charlot arriva, je le pris à part. Je lui dis comment j’avais recueilli chez moi sa petite amie et que je désirais, s’ils le voulaient bien, les garder chez moi comme domestiques. Leurs gages seraient assez élevés. Mais tout dépendait d’Irène. C’était à lui, Charlot, de la décider.

« Je n’eus pas de peine à remarquer que mon amoureux révolutionnaire tenait bien moins à la gentille Irène et à ses idées politiques qu’à l’argent que je lui offrais, et comme il avait alors sur elle beaucoup d’influence, il l’eut vite décidée à rester.

- Ecoute, lui dis-je, Irène me paraît une excellente fille, mais elle est très jeune, très enfant ; elle a besoin qu’on la surveille et même qu’on l’éduque un peu. Ne me cache rien de sa conduite. Si elle agit bien ou mal, je veux le savoir. Tu me diras chaque soir comment elle se sera comportée dans la journée. Au reste je te paierai pour cette facile surveillance. Si tu me trompes, et je le saurai un jour ou l’autre, je te mets aussitôt à la porte.

« Deux jours ne s’étaient pas écoulés que déjà Charlot me faisait son premier rapport pour lequel je lui donnai un louis de récompense : Irène avait découvert la cave à liqueurs et avait bu tout un flacon d’anisette russe. J’appelai Irène et quand je fus seul avec elle, je lui reprochai sa gourmandise et son vol. Elle mentit.

- Ce n’est pas moi ! Ce n’est pas moi ! répétait-elle avec des trépignements.

- Je vois, Irène, dis-je, ce dont vous avez besoin.

« Sans peut-être deviner ce que je lui voulais, elle me laissa rabattre sur ses bottines son pantalon d’ouvrier, mais quand j’eus retroussé sa chemise et qu’elle me vit lever ma cravache, elle eut une rage folle et essaya de lutter avec moi. Je dus lui attacher les mains et alors, malgré les bonds et les contorsions de son corps, malgré les hurlements dont elle remplissait la maison, je lui donnai une cinglade qui lui marbra convenablement la peau.

« Enfin je la laissai aller pleurant, sanglotant, gémissant. Charlot, par la porte entr’ouverte, avait assisté à la correction et rirait sous cape d’avoir vu écorcher le derrière de sa bonne amie.

« Pendant deux jours elle se tint à l’écart, triste et boudeuse ; elle n’obéissait aux ordres de Jacques ni aux miens ; elle ne parlait à personne. Le soir du second jour elle s’approcha de moi et me dit très vite comme si elle n’était pas sûre d’elle-même et craignait une seconde plus tard de manquer d’audace :

- Ce n’est pas Jacques, c’est Charlot qui vous a dénoncé à moi. Eh bien, c’est un fourbe, ce Charlot, je le déteste ! C’est pour boire avec lui que j’ai pris le carafon de liqueur ; et puis il vous vole vos cigares...

« Mais il m’était indifférent qu’elle accusât Charlot et même que Charlot fût coupable de m’avoir volé des cigares. L’important pour moi, c’est qu’Irène et Charlot, d’amoureux fussent devenus des ennemis acharnés. Irène sentait en Charlot un espion et ne pouvait plus le souffrir ; Charlot trouvait son intérêt à dénoncer Irène et il ne l’aimait plus depuis qu’il l’avait vue courber le derrière sous ma cravache. Ce difficile amant la trouvait ridicule.

« Pour consoler Irène je lui commandai de jolis costumes d’homme : un pour la maison, deux pour sortir le jour, et un habillement complet pour m’accompagner le soir au cabaret et aux petits théâtres. J’avais aussi commandé des costumes pour Charlot.

« Le premier soir que nous dînâmes tous trois ensemble dans un salon du Café Anglais, Irène était si séduisante dans son travesti que je ne pus y tenir. Dès qu’on eut servi le champagne, je l’entraînai sur le canapé, et je déboutonnai ses vêtements. Je n’ai pas besoin de dire que ce ne fut pas pour la fouetter. Quelle joie de caresser son ventre lisse et de sentir sous mes mains la plénitude et la cambrure de ses fesses ! Les yeux d’Irène brillaient de plaisir ; ses joues étaient empourprées par le vin, l’émotion de la fête. Je l’embrassais comme un fou et elle me rendait au double mes baisers. Devant nous, Charlot faisait semblant de ricaner, mais au vrai il était furieux contre son ancienne maîtresse.

« Nous recommençâmes plusieurs fois ces dînettes ; nous terminions la soirée au théâtre. Le joli visage d’Irène lui valait des succès de toutes sortes ; des hommes, des femmes lui écrivaient ; beaucoup se trompaient ou feignaient de se tromper sur son sexe. Par ses espiègleries et aussi ses façons coquettes elle provoquait ces déclarations passionnées ; souvent même de notre baignoire, debout ou la tête penchée au dehors, elle répondait aux galanteries par des gestes, des œillades nullement équivoques.

- Regardez donc Irène, me chuchotait Charlot, en me poussant le coude.

- Irène, m’écriai-je, tu sais ce qui t’attend au retour.

« Elle me regardait, se rasseyait, et était prise sur son fauteuil d’un grand tremblement. Son derrière, dont la culotte étalait bien l’ampleur, se ramassait et semblait se rapetisser de crainte. Je jouissais vivement de son trouble qui durait tout le temps du spectacle. Cette angoisse augmentait quand nous montions en voiture. A peine rentrés, je la jetais sur un divan, je la faisais tenir par Charlot et après l’avoir à demi-déshabillée, je la fessais vigoureusement avec une cravache. Elle criait, sanglotait. Elle se calmait ensuite dans mon lit entre mes bras.

« Elle était devenue tout à fait ma maîtresse ; laissant à Jacques et à Charlot les soins de la maison, elle ne s’occupait plus que de se vêtir et de se promener.

« Un jour Charlot me monta une lettre qu’elle venait d’écrire et qu’elle avait remise à un commissionnaire. Elle répondait à un inconnu et lui donnait un rendez-vous.

- Qu’est-ce que cette lettre ? dis-je à Irène en colère.

« Elle pâlit, se troubla, mais vite elle eut dominé son émotion ; et, haussant les épaules :

- Une invention de Charlot, fit-elle. Il me hait parce que je ne l’aime plus. Il a imité mon écriture, ce qui n’était pas difficile puisque c’est lui qui m’a apprit à écrire, et qui autrefois me traçait les modèles que je m’efforçais ensuite de bien reproduire.

« Je feignis de me contenter de cette explication, mais je n’étais point rassuré sur la fidélité d’Irène.

« Le lendemain même, j’avais besoin de Charlot pour une commission ; je le sonne, il ne vient pas et Jacques m’apprend qu’il est sorti à la hâte il y a plus d’une heure. Cela me cause une certaine surprise car je lui avais défendu de quitter la maison sans m’en demander la permission.

« J’entre dans mon cabinet de travail pour écrire une lettre ; et là que vois-je ? Irène étendue tout de son long sur le parquet et paraissant évanouie.

- Ah ! c’est vous, fait-elle, d’une voix éteinte, entr’ouvrant les yeux. Oh ! secourez-moi, sauvez-moi. Je crois que je vais mourir.

« Très effrayé, je la prends dans mes bras.

- Mais qu’avez-vous, mon enfant, qu’avez-vous ?

- Oh ! je ne sais pas, je me sens malade... étourdie. Il me semble qu’on m’a donné un grand coup... Ah oui ! C’est lui... Charlot.

« Sa tête retombe comme si elle n’avait plus la force de parler et qu’elle fût sur le point de perdre connaissance, mais un moment après elle revient à elle, elle me parle de nouveau.

- J’étais là, dans ce fauteuil, quand Charlot est entré avec vos clés. Il a ouvert le petit meuble. Comme il prenait des billets de banque, je me suis élancée sur lui : « Tu ne feras pas cela devant moi, je ne le permettrai pas ! » Alors il m’a donné sur la tête un coup terrible qui m’a jetée à la renverse, et je ne sais plus ce qui est arrivé.

« Avec l’aide de Jacques je transportai Irène sur son lit, je fis venir un médecin, qui trouva que le coup avait pu être donné avec violence mais qu’il n’aurait pas de suites, et que la victime ne s’en ressentirait nullement. Rassuré, j’allai inspecter mon secrétaire et j’eus l’ennui de constater le vol qu’Irène venait de m’annoncer : deux mille francs avaient disparu de mon secrétaire.

« Le lendemain Irène était remise de son étourdissement et toute radieuse. Je ne l’avais jamais vue si gaie. Comme nous étions à déjeuner, Charlot, à ma grande surprise, revint. Il me dit que la veille, une lettre où on lui annonçait la mort de son père l’avait fait quitter brusquement la maison, mais qu’au moment où il allait prendre le chemin de fer pour se rendre dans sa famille et assister à l’enterrement, il avait rencontré par hasard un de ses parents qui lui avait donné des nouvelles de son père qu’il venait de voir, qui était à Paris et se portait à merveille.

- Cette histoire m’intéresse peu, m’écriai-je, mais veux-tu me dire ce que tu as fait de mes deux mille francs ?

« Il écarquilla les yeux et parut plus étonné encore que je ne l’avais été de son retour.

- Vos deux mille francs ? balbutia-t-il.

- Oui, mes deux mille francs, qu’en as-tu fait, coquin, voleur ! Je vais te faire arrêter.

- Mais, s’écria-t-il, je ne vous ai jamais rien pris, je vous le jure, mon général, je vous le jure sur la tête de mon père !

« Sans prendre garde à ses protestations je dis à Irène d’envoyer Jacques chercher des sergents de ville.

« Alors il comprit qu’il perdait sa peine à vouloir me convaincre ; voyant Irène se lever il tourne les talons et, sans qu’il me soit possible de l’arrêter, traverse en courant le corridor, le vestibule ; quelques secondes après il était dehors, au loin. Jacques essaya inutilement de le rattraper.

- La vue de cet homme me fait mal, me dit alors Irène. Elle était toute pâle et j’entendais battre son cœur.

- Sois tranquille, ma chérie, nous le retrouverons et nous le ferons mettre dans un endroit d’où il ne sortira plus pour t’ennuyer.

« Ce jour-là j’étais invité à l’Elysée et, comme j’avais à faire auparavant quelques visites officielles, je me mis de bonne heure en uniforme : je ne devais rentrer que fort tard à la maison. Par hasard je n’avais pris qu’une paire de gants ; il m’en fallait d’autres pour me présenter devant le prince. Je rentrai chez moi. Ah ! quelle surprise m’y attendait !

« Dans mon lit j’aperçus Irène à demi-déshabillée et toute découverte auprès d’un homme dont elle ne laissait voir, dans sa posture, que les jambes et les bras, mais au juron que je proférai, l’homme se souleva du lit et me montra la figure effarée de mon aide de camp. Avec quelle colère je me jetai sur le couple ! Je saisis le ceinturon de mon amoureux pour les cingler, et je les frappai à tour de bras. La tête dans l’oreiller, Irène hurlait comme une chienne. Quant à son complice, il se sauva en chemise dans la rue ; je lui lançai par la fenêtre son sabre, son shako, ses bottes, sa culotte. Il dut se rhabiller dans une allée. Je revins à Irène ; après lui avoir donné des coups de cravache par le visage et lui avoir botté le derrière de la bonne façon, je la fis dégringoler mon escalier et je la jetai à la porte avec une jupe et une blouse sur les bras. J’étais comme affolé de ce qui venait de m’arriver ; j’étais si sot, si naïf que j’avais fini par avoir confiance dans cette fille ; j’avais beau être jaloux, je ne m’imaginais pas qu’elle pût me tromper.

« Je regrettai bientôt d’avoir traité si durement Charlot. Je retrouvai l’un de mes billets de mille francs dans un coffret d’Irène, et, dans son buvard, le brouillon de la fausse lettre qu’elle lui avait envoyée pour lui annoncer la mort de son père et le tenir éloigné de la maison au moment où elle l’accuserait de m’avoir volé. Ainsi elle avait inventé toute cette mise en scène de l’évanouissement pour m’émouvoir ! Tant d’astuce me paraissait inconcevable ; j’étais surtout désespéré qu’elle m’eût trompé avec un officier, avec un des miens. Une pareille trahison m’était doublement douloureuse.

- Ah ! me disais-je, pourquoi n’ai-je pas laissé cette créature aux mains de mes soldats le 3 décembre ! Quand ils lui auraient déchiré son derrière de voleuse, quand ils l’auraient violée, ne valait-il pas mieux qu’elle subît tous les outrages et qu’elle ne vînt pas déshonorer mon uniforme, en me donnant des façons de niais et d’amoureux transi.

« Pourquoi n’ai-je pas été cruel ! Pourquoi me suis-je laissé attendrir ?
..........................................................................................................................................................................

- Mais, fit Herbillon après une pause et en essuyant une larme, c’est assez de regrets.

Et se tournant vers Haynau :

- A vous, général, à vous de nous conter vos exploits de guerre et d’amour.

- Permettez-moi un aveu, répliqua Haynau. Je ne conçois pas que dans nos relations avec une femme nous oubliions notre orgueil plus que notre plaisir. Monseigneur, dans l’aventure qu’il a bien voulu nous faire connaître, s’est souvenu surtout de son autorité : je ne puis lui donner tort. Vous, Herbillon, il me semble qu’à la mode de nombre de vos compatriotes, après avoir affecté de traiter votre petite prisonnière en conquérant, vous l’avez laissée devenir un peu trop votre maîtresse. Vous vous êtes placé dans un état d’infériorité fâcheux à l’égard de vos subordonnés qui n’ignoraient pas vos façons d’agir ; le prince, lui, s’est seulement privé d’une jouissance. Je ne prétends pas m’offrir en exemple, mais je crois avoir réussi quelquefois à contenter mes désirs d’homme sans rien perdre de mon prestige sur mes soldats et mes officiers qui, soyez-en persuadés, connaissent la vie privée de leur chef et lui refusent, dans les circonstances périlleuses, pleine obéissance, lorsqu’ils savent qu’il a faibli ou s’est rendu le moins du monde ridicule devant une femme.

Je vais vous dire ce qui m’est arrivé à Brescia en avril 1849.

D’abord je tiens à me justifier des reproches que m’ont lancés les journalistes révolutionnaires. A les entendre nul bourreau n’a surpassé mes cruautés ; je ne suis pas un homme, mais un monstre. Ces messieurs eussent voulu me voir panser les blessés et soigner les malades italiens, comme si j’étais un médecin ou une sœur de charité !

Je suis général, aux ordres de Sa Majesté l’empereur d’Autriche ; mon devoir était d’obéir à mon souverain qui me commandait de pacifier ses Etats par les moyens les plus rapides et en épargnant autant que je pourrais la vie de ses soldats. Il me fallait choisir entre l’armée dont j’avais le soin et les bandes des insurgés qui s’attaquaient au pouvoir de mon maître. Quant aux représailles dont j’ai usé à l’égard des rebelles, les Français, durant la guerre d’Espagne, les Russes, durant la guerre de Pologne, m’en ont donné l’exemple ; elles sont inévitables dans ces luttes de partisans ; après un assaut pareil à celui de Brescia, où chaque rue avait une barricade, où chaque maison était une forteresse, mes troupes se seraient révoltées si je leur avais demandé d’être miséricordieuses ; elles étaient exaspérées par une résistance aussi farouche, aussi meurtrière ; elles avaient soif de vengeance.

On me reproche surtout, je le sais, d’avoir été impitoyable pour les femmes ; mais si, comme moi, on les avait vues prêcher l’assassinat, si on avait découvert leur complicité dans plusieurs empoisonnements d’officiers autrichiens, on s’abstiendrait de me blâmer. J’ai évité d’ailleurs presque toujours de les condamner à mort, les regardant comme des enfants qu’il faut plutôt punir que supprimer. Le fusiller est un mauvais moyen de leur faire expier un crime ; la plupart en apprenant leur sort perdent connaissance ; on n’exécute que des cadavres. Au contraire, frapper leur orgueil, humilier leur beauté, dégrader, endolorir leurs chairs précieuses, voilà un châtiment sûr et que je ne me fis point faute de leur infliger.....

Mais ce n’est point mon apologie que vous souhaitez entendre. Voici donc, sans plus tarder l’aventure que je vous ai promise.

Je venais seulement d’entrer à Brescia.

A peine m’étais-je installé, avec mon état-major, à la maison de ville, qu’un jeune homme fort élégamment vêtu vint se présenter devant moi. Assez bien fait, il avait un de ces jolis visages un peu efféminés dont Raphaël nous a laissé le portrait. Il me dit sans préambule :

- Son Excellence désire-t-elle connaître le nom des conspirateurs ?

- Quels conspirateurs ? lui demandai-je.

- Ceux qui ont juré d’anéantir l’armée autrichienne. Son Excellence ne doit pas croire qu’elle en a déjà fini avec Brescia ?

- Je ne le pense pas non plus, répliquai-je, et je fais bonne garde. Mais, comment sais-tu qu’il y a une conspiration ?

- J’ai surpris le secret d’un des conjurés.

- Tu es donc un traître ou un espion ?

- Ni l’un ni l’autre.

- Un délateur en tout cas !

- Je n’ai qu’un moyen de me venger.

- Enfin quel est ce secret ?

- Je ne puis pas le dire.

- Tu t’attends que je te donne de l’argent. Prends garde plutôt que je te fasse fusiller ?

- Je ne dirai pas mon secret, parce que je n’en sais que ce que je viens de vous apprendre ; il y a un complot ; quel est ce complot ? je l’ignore ; mais je connais le nom de la personne chez qui se réunissent les conjurés.

- Nomme-la donc.

- Emma Camporesi. Elle habite Contrada della Palata.

- C’est bien. Reviens demain au Municipe, et si tu n’as pas menti, tu auras ta récompense : tout service en mérite une, quoique j’aie pu dire tout à l’heure...

- Oh ! fit-il, je ne veux aucune récompense. Il suffit à mon plaisir d’être vengé.

J’eus lieu de voir, dans la suite, que ce mépris de l’argent, comme il arrive en pareil cas, n’était nullement sincère.

Cependant mon jeune homme s’éloigna et, absorbé par l’installation de mes troupes, je ne m’inquiétai point de sa dénonciation. Souvent on m’en a fait de semblables dont je reconnaissais bientôt la fausseté et qui n’étaient inspirées que par la cupidité ou un besoin servile de montrer du zèle au vainqueur. J’avais même tout à fait oublié le personnage et sa démarche quand le soir, en dînant avec les principaux officiers de l’armée, je sentis l’enivrement féroce qu’on éprouve en quittant les champs de bataille, cette griserie du sang où l’on oublie les fatigues de la lutte et où on sent naître, violent et terrible, le désir de l’étreinte, comme si du carnage s’élevait un appel vers la vie. Mes compagnons, jeunes ou dans la force de l’âge, subissaient, comme moi, cette ivresse. Au-dessus des verres on entendait à chaque instant se croiser les mêmes mots prononcés par cent voix différentes : « Les femmes..... Les filles de Brescia..... Ces putes-là !..... Il paraît qu’il y en a de jolies... J’ai vu une frimousse tout à l’heure en sortant du Municipe... » Et toujours revenaient dans la conversation les mots de femme, de fille, de créature.

Soudain le colonel Zichy dit à son voisin :

- Il y a dans cette ville une très belle courtisane : Emma Camporesi.

Je me souvins du jeune délateur.

- C’est, prétend-on, m’écriai-je en souriant, un de nos plus terribles adversaires.

- Allons donc !

- Il n’y a qu’à l’envoyer chercher : nous apprécierons.

J’avais inscrit l’adresse d’Emma. J’envoyai une lettre fort galante que je fis porter par l’ordonnance du colonel Zichy. J’invitais la dame à venir boire du champagne le soir même en notre compagnie. La demande était peut-être un peu brusque, mais j’avais observé qu’en Italie, d’ordinaire, les princesses d’amour, même les plus huppées, ne se choquent point de façons vives et gaillardes.

L’ordonnance revint bientôt. Emma se trouvait à l’adresse indiquée. Elle habitait, au dire de notre soldat, un vieux palais très luxueusement meublé ; l’abord majestueux, mais le visage gracieux et joli, elle ne mentait point à sa réputation. Seulement ce friand morceau n’était point pour notre bouche.

- Madame, nous dit l’ordonnance, a fait répondre qu’elle refusait d’assister à une fête donnée par les ennemis de sa patrie. Il ne lui convient pas, a-t-elle ajouté, de se réjouir au moment où l’Italie est en deuil.

- Peste ! m’écriai-je, si nous avons affaire à des héroïnes, nous n’avons pas fini !

- Voulez-vous la voir ? ce n’est pas difficile !

La personne qui venait de parler ainsi était une femme grande, blonde et rose, aux hanches fortes, aux yeux gris, aux traits fins, le type de ces beautés du Nord qui vous charment d’autant plus qu’on a goûté longtemps aux méridionales langoureuses, dont l’amabilité facile mais commune du visage, le corps d’ordinaire mal fait, à la taille longue et aux jambes courtes, vous lassent bien vite.

- Est-ce que cette dame est entrée par le plafond ? demandai-je à Schwab.

- Mais non ! répondit Schwab, vous n’avez pas vu la tête de Hartmann quand il l’a amenée à son bras ?

- Est-ce donc sa maîtresse ?

- Vous savez bien, me répliqua Schwab, que Hartmann n’a pas une fortune à s’offrir une pareille femme.

J’examinai la nouvelle venue ; sa toilette d’une élégance recherchée, surtout les diamants de ses bracelets et de ses bagues, et les joyeux splendides qui étincelaient dans ses cheveux, qui chargeaient son cou et sa poitrine, tout annonçait en elle une femme qui met un haut prix à ses faveurs.

- Pourriez-vous nous amener votre amie, madame ? lui demandai-je.

- Oh ! ce n’est point mon amie, se hâta-t-elle de répondre, mais je vous l’amènerai tout de même.

- Vous aurez de la peine !

- Et pourquoi donc ne viendrait-elle pas où je vais bien, moi ? Ne suis-je pas aussi riche et aussi distinguée que cette demoiselle ?

- Vous n’êtes sans doute pas une italienne ?

- Par bonheur ! N’importe ! elle viendra, qu’elle le veuille ou non.

- Vous avez l’air de lui en vouloir. Seriez-vous jalouse ?

- Moi, jalouse d’elle ? Ah ! ce serait drôle par exemple. Si je n’habite pas comme elle, un palais, mes amants sont plus riches que les siens, sans compter que j’ai une autre tournure !

Elle se cambrait et nous voyions se dessiner au milieu des fines batistes sa gorge aux pommes hautes et ferme et, sous la jupe serrée, les fesses amples et magnifiques.

- Avouez que vous avez une petite rancune à satisfaire.

- Certes ! répliqua-t-elle, je déteste cette femme, je la déteste à mort.

- Mais tout le monde a donc pour elle de la haine ?

Elle me regarda d’un œil interrogateur. Je lui contai la visite que j’avais reçue dans l’après-midi.

- Ah ! ah ! fit-elle, je sais : c’est Casacietto, son ancien amant ou plutôt son maq...

- C’est qu’il n’a pas l’air du tout de lui vouloir du bien !

- Je vous crois ! il s’imagine que la signora a un préféré, qui n’est pas lui, simplement parce que la Camporesi depuis quelque temps ne lui donne plus de galette et devient avare. On raconte qu’elle met de l’argent de côté pour qu’on lui dise des messes après sa mort.

- Vous êtes méchante. Que vous a-t-elle donc fait ?

- Une petite chose que je ne lui pardonnerai jamais... Elle m’a battue quand je servais chez elle.

Elle fit cet aveu avec une sorte de fierté qui surprit tout l’entourage.

- Eh bien oui ! dit-elle, j’ai été servante. Cela ne m’empêche pas d’être la maîtresse de ceux que je choisis pour m’adorer... Tenez, ce grand blanc qui est là, devant moi, avec sa poitrine couverte de plaques et de rubans, il sera à mes pieds quand je voudrai.

C’était à moi qu’elle s’adressait.

- Doucement, doucement, ma fille, lui dis-je en lui pinçant le derrière et je la secouai un peu rudement.

- Voulez-vous me lâcher, criait-elle en se débattant.

L’ancienne servante reparaissait toute dans ses façons grossières qui étaient en violent désaccord avec sa beauté gracieuse et l’élégance de sa toilette d’une richesse trop éclatante, mais pourtant de coupe et de nuances harmonieuses.

- Savez-vous que nous sommes les maîtres, dis-je, et que nous pouvons vous forcer à nous obéir ?

Changeant alors subitement de ton, elle prit une attitude câline, une voix caressante et mielleuse, où il y avait pourtant comme un arrière-goût d’ironie.

- Pourquoi prétendez-vous me contraindre, susurrait-elle, quand je suis toute aux ordres du vainqueur de Brescia ? Esther Bettington, dont la mère était autrichienne, est une admiratrice du général Haynau. Tout à l’heure je voulais plaisanter. Je sais bien qu’on n’est point la maîtresse du général, mais son humble servante. Que me commande Votre Excellence ?

- Ce que vous désirez vous-même, ma charmante Esther Bettington, répliquai-je, radouci. Nous voudrions voir comment votre beauté efface toutes les grâces si vantées de la Signora Camporesi.

- Je vais m’empresser de vous satisfaire. J’ai justement une lettre de Casacietto qui lui donne rendez-vous dans cette salle. Je vais envoyer porter cette lettre par une femme de chambre que la Camporesi ne connaît pas pour qu’elle vienne ici sans méfiance.

- Vous croyez qu’elle viendra ?

- Je n’en doute pas. Dès que son Casacietto l’appelle, elle accourt. Et l’imbécile s’imagine qu’elle ne l’aime plus ! Il est vrai qu’elle n’a plus pour lui ses prodigalités d’autrefois. Aussi lui ai-je conseillé d’irriter un peu son amour et sa jalousie afin de la rendre plus généreuse. Les amours trop confiantes deviennent égoïstes... Mon Casacietto lui donne donc aujourd’hui, à cette maison de ville, un rendez-vous auquel il ne viendra point.

- Mais pourquoi l’accuse-t-il de conspirer contre nous ?

- Par intérêt. Il espère obtenir ainsi une double récompense, de vous, pour l’avoir dénoncée ; d’elle pour l’avoir sauvée, car il croit à son innocence et pense qu’après quelques jours de prison il sera facile d’obtenir sa mise en liberté. Il compte, pour cette grâce, sur sa parenté avec une dame qui accompagne l’armée autrichienne, épouse de la main gauche d’un colonel... mais je dois être discrète.

- Et vous pensez sans doute, comme Casacietto, que la Signora Camporesi n’est pas coupable ?

- Je pense tout au contraire qu’elle est l’instigatrice du complot formé à Brescia pour massacrer les troupes autrichiennes. C’est moi qui ai dit à Casacietto d’aller la dénoncer, laissant croire à ce niais qu’il n’y avait à cela nul danger pour sa maîtresse et du profit pour lui-même.

- Mais parlera-t-elle ?

Esther Bettington eut un atroce sourire.

- Vous avez, mieux que moi, dit-elle, les moyens de la rendre bavarde.

- Envoyez-lui donc porter la lettre de Casacietto !

Esther aussitôt prit un papier dans son corsage, et le remit à l’ordonnance de Zichy pour sa domestique. La salle devint alors presque silencieuse. Malgré le vin bu en abondance, l’excitation des batailles récentes, du danger proche, et la vue de cette belle fille dont la personne n’avait rien de pudique, l’idée de cette Emma Camporesi nous avait rendus anxieux. Seul le colonel Hartmann, fier d’avoir amené Esther, ne cessait de chuchoter des plaisanteries à l’oreille de sa prétendue conquête, qui, assise sur le bord de la table, l’air indifférent, les yeux distraits, les accueillait par un petit rire de politesse, en s’éventant de son mouchoir parfumé.

Une heure se passa dans cette attente. Nous entendîmes un pas vif monter l’escalier.

- Je suis sûre que c’est elle, dit Esther en prêtant l’oreille, éloignez les lumières : cela vaudra mieux. Elle n’entrerait pas ici. Vous les rapporterez ensuite.

Les ordonnances emportèrent les candélabres de la salle qui demeura dans une pénombre. Une petite lampe qui brûlait dans l’escalier glissait seulement par la porte entrebâillée une mince lueur. Esther se couvrit le visage de sa sortie de bal et s’avança sur le palier ; puis contrefaisant sa voix :

- Vous cherchez sans doute Casacietto, Madame, dit-elle ; il va venir à l’instant. Il m’a priée de vous dire de l’attendre dans cette salle.

Emma Camporesi, la figure voilée, entra, suivie d’Esther. Aussitôt on rapporte les candélabres et on ferme les portes. Emma aperçut les officiers attablés, Esther qui avait rejeté sa sortie de bal et moi qui m’avançais vers elle pour lui faire les honneurs de la fête.

- C’est une indignité, s’écriait-elle, un pareil guet-apens !... C’est toi, coquine, lança-t-elle à Esther, c’est toi qui m’as attirée ici !

- Il m’a semblé, ma chère Emma, répliqua Esther, qu’on ne pouvait se réjouir à Brescia en votre absence.

- Ce n’est pas le moment de se réjouir, dit Emma, mais de se lamenter.

- Voilà des paroles bien graves, signora, répondis-je, pour une bouche aussi jeune.

Je la regardai. Sans être petite elle avait la taille courte et assez forte ; un visage aux grâces mignonnes, gentilles, presque enfantines, contrastait avec l’embonpoint naissant de son corps. Elle portait une mantille à l’espagnole et une jupe de satin noir ; aucun bijou, sauf une broche ornée d’une grosse émeraude dont les feux verts étaient pour ses amis un symbole d’espérance.

- Qu’on me laisse partir ! s’écria-t-elle comme mes officiers s’étaient approchés d’elle et l’entouraient. Qu’on me laisse partir ! Je ne veux pas rester ici une minute de plus.

- Et pourquoi êtes-vous venue, cara signora ?

- Un doux cœur et une bourse plus douce encore sans doute l’attendaient ici, chuchota Ester.

- Taisez-vous, répliqua Emma indignée ! si je me suis donnée, c’est librement et à un italien.

- Si distingué que soit votre ami, madame, dit le colonel Zichy sérieusement, les officiers qui vous entourent ne lui cèdent en rien en noblesse. Vous avez ici devant vous les représentants de la meilleure aristocratie autrichienne et vous pouvez faire un choix parmi eux, j’imagine, sans vous croire déshonorée.

- F... moi la paix, s’écria Emma, et laissez-moi sortir.

Je crus qu’il était temps d’intervenir.

- Si vous avez refusé, dis-je, une invitation qui vous était adressée avec courtoisie, du moins vous ne vous déroberez pas à mon interrogatoire.

Elle me regarda et pâlit. Elle vit que je n’avais nulle intention de plaisanter.

- Je sais, continuai-je, qu’on se réunit chez vous en secret, pour des desseins qui n’ont rien d’amoureux ni de divertissant. Pourriez-vous nous en faire part ? Pourriez-vous nous nommer quelques-uns de ces mystérieux affiliés ?

Elle eut un tremblement, mais reprit d’une voix ferme.

- Je ne vous dirai rien. Je ne vous dirai rien parce que je n’ai rien à vous dire.

- Vous oubliez qu’on peut vous faire parler.

- Vous pouvez seulement me faire fusiller.

- Oh ! oh ! ma chère, décidément vous étiez née pour la tragédie. Quel malheur que je goûte peu ce genre, et que je préfère le comique, qui, j’en suis sûre, vous divertit beaucoup moins. Vous faire fusiller ? faire fusiller la plus belle femme de Brescia ? Dieu m’en garde. L’Autriche se reprocherait une pareille cruauté ; elle tient à justifier au moins une fois le nom que vous lui donnez si fréquemment : « L’Autriche n’est pas une mère, dites-vous, c’est une marâtre. » Or une marâtre, avouez-le, est bien excusable si à une fille toujours en révolte elle administre parfois une copieuse fessée. Ce châtiment est peut-être moins décoratif qu’une fusillade, mais il est aussi plus bénin et il aurait pour nous de plus sérieux avantages. Nous ne voulons pas votre mort, chère madame, mais des aveux, des aveux sincères. Hein, dites-moi, belle signora Camporesi, que penseriez-vous d’une fessée, d’une fessée administrée d’une main un peu rude, mais juste ?

Emma Camporesi avait peine à se soutenir.

- C’est cela ! qu’on lui donne la fessée ! s’écria Esther en applaudissant.

- Oui ! oui ! qu’on la fouette ! qu’on la fouette ! rugirent les officiers.

- Vous entendez, chère amie ! dis-je, vos hommes politiques soutiennent l’excellence du suffrage universel ; vous accepterez donc une sentence qui a reçu une approbation aussi générale.

Emma tomba à mes pieds.

- Je supplie Votre Excellence !... faites-moi grâce, laissez-moi me retirer sans outrage. Vous êtes un homme brave ; vous devez avoir la générosité des soldats et ne pouvez prendre plaisir à déshonorer une femme !

- Vous déshonorer, ma chère ? mais je n’en ai nullement l’intention. Est-ce que votre maman, ou votre institutrice vous déshonoraient en vous corrigeant ? Vous n’allez pas vous calomnier en vous proclamant trop vieille pour avoir le fouet, je suppose. Il me semble en vous regardant que vous sortez du pensionnat. Ne vous plaignez donc pas si je vous traite en pensionnaire. C’est un hommage que je rends à votre jeunesse.

- Grâce ! pitié ! répétait la malheureuse Emma en étreignant mes jambes.

- Allons ! m’écriai-je. En voilà assez !

Et faisant signe à des ordonnances qui étaient là pour nous servir les rafraîchissements et les liqueurs.

- Saisissez-la, dis-je, entraînez-la jusqu’au fauteuil ; vous la forcerez de s’agenouiller sur les bras où vous l’attacherez par les pieds ; l’un de vous lui inclinera le haut du corps sur le dossier tandis qu’un autre, par derrière, lui tiendra les mains.

L’ordre s’exécute malgré la fureur d’Emma qui ne suppliait plus, mais luttait désespérément comme un animal affolé. Enfin elle est liée sur le fauteuil.

- Allez donc, dis-je à Esther, ils vont lui déchirer ses jupes.

- Oh non ! répond-elle, avec une moue, en s’éventant de son mouchoir parfumé, je craindrais ses mauvaises odeurs ; je l’ai approchée de trop près ; je sais comment elle soigne ses dessous.

- Comme je regrette, ma chère, fis-je à Emma en prenant un air apitoyé, comme je regrette que votre femme de chambre ne soit pas là pour vous déshabiller.

A ce moment elle poussa un cri de rage ; ses jupons de soie craquaient ; et on lui relevait sa chemise sur les épaules. Les officiers poussèrent des « och ! och ! » de plaisir. Pour moi j’étais à la fois surpris et amusé que cette petite tête mignonne et sérieuse de fillette pût appartenir à la même personne que cette croupe vraiment monumentale.

Jamais femme n’eut plus de honte. Emma, paraît-il, avait posé autrefois devant des peintres idéalistes fort épris de sa figure virginale et ingénue, mais que choquait le développement de ses charmes inférieurs. Ces artistes lui avaient persuadé que ses hanches et ses fesses n’étaient pas en harmonie avec le reste de sa personne. Aussi, sans parler de l’effroi qu’inspirait à cette courtisane douillette l’idée d’une peine physique, c’était déjà pour elle un supplice atroce de subir ce déshabillage et d’être contrainte d’étaler, aux yeux d’une centaine d’hommes, cette partie de son corps qu’elle croyait imparfaite et qu’elle dérobait même à ses amoureux.

- Voilà donc les grâces qui ont passionné l’Italie, s’écria Hartmann.

- Je ne sais, dit Esther, si divulguées elles ne perdront pas de leur valeur et si demain on paiera comme hier cent florins pour les voir.

- Les galants suivront notre exemple désormais et s’en offriront le spectacle gratuit.

- A moins qu’ils ne les jugent trop connues pour leur plaire.

Réduite à l’humiliation extrême, la Camporesi qui n’avait plus rien à ménager, retrouvait ses libertés anciennes de fille publique pour insulter et braver ses bourreaux. Et elle lançait les pires grossièretés à l’adresse de l’empereur, des officiers, de moi-même.

- Ah ! fi donc, ma chère, disait Hartmann, on m’avait vanté vos talents de cantatrice, mais je croyais que vous les manifestiez d’une autre façon.

- Allons, dis-je aux ordonnances, prenez vos sangles, et qu’on se mette à la fouetter vigoureusement.

Sous les cinglons des soldats, des pois de pourpre apparurent sur les chairs qui nous étaient offertes, puis des rais sombres ; bientôt la croupe de la Camporesi fut pareille à une grande compote de fraises, d’un rouge violacé. Elle retenait ses cris ; mais la douleur fut plus forte que son courage ; à une cinglade plus coupante, des hurlements montèrent de sa gorge, suivis de rugissements, et les injures alternèrent avec les supplications.

Je me penchai vers elle :

- Consentirez-vous maintenant à parler, à nommer vos complices ?

Sans me répondre elle se mit à pousser des gémissements.

- Arrêtez un instant, commandai-je aux ordonnances ; déliez-la et donnez-lui un verre de champagne. Si tout à l’heure elle refuse de faire des aveux, vous recommencerez à la sangler.

Elle avait un moment de répit. Comme l’endolorissement de ses fesses ne permettait pas de l’asseoir sur le fauteuil, on la coucha sur des coussins. Elle eut beaucoup de peine à boire car ses mains tremblaient, et son corps était secoué par de grands sanglots.

Esther Bettington contemplait sa rivale d’un œil féroce ; elle avait suivi le supplice sans en perdre le moindre détail :

- Je vois, me dit-elle, que ce ne sera pas facile de la faire parler sous le fouet. Il y aurait peut-être un autre moyen de lui arracher des paroles.

- Lequel ?

- Je vous préviens qu’il sera assez coûteux.

- Je paierai ce qu’il faut si ce moyen me paraît effectif et praticable.

- Oui, il vous donnera un résultat. Il s’agit d’acheter Casacietto.

Je sus plus tard qu’il s’agissait aussi d’acheter Esther Bettington.

- Et il demande un prix si élevé pour se vendre ?

- Vous comprenez que cet homme tire de beaux revenus de l’amour de la Camporesi ; et il ne pourra plus guère y compter.

- Naturellement. Et combien voudra-t-il ?

- Dix mille florins au moins.

- Voilà des aveux que je n’aurai pas à bon marché !

- Mais songez donc que la Camporesi est à la tête des conjurés, qu’elle sait tout ce qu’ils préparent, et qu’en prévenant leur complot vous sauvez votre armée et peut-être votre propre existence !

- Evidemment, dis-je, ce n’est pas trop cher. Et une fois que mon homme est acheté, qu’arrivera-t-il ?

- Vous le verrez tout à l’heure.

- Vous allez amener ici Casacietto ?

- Dans un instant.

- Allez donc le chercher !

- J’attends que vous ayez versé l’argent.

- Vous avez ma parole.

- Je voudrais au moins un acompte et votre signature.

Je promis de lui remettre le soir même le papier qu’elle demandait et cinq cents florins que j’avais sur moi. Après quelques hésitations et m’avoir à plusieurs reprises regardé comme si elle craignait d’être ma dupe, elle partit à la recherche de Casacietto.

Elle le trouva promptement car elle connaissait les habitudes du beau sire. Chaque soir il allait jouer à la taverne de Saint Filastre l’argent que lui avaient procuré ses amours.

Voilà l’entretien qu’Esther eut avec ce rufian, d’après ce qu’elle m’a rapporté :

- Veux-tu venir à la maison de ville où le général Haynau fait subir un interrogatoire à la Camporesi ?

Dans l’effroi que lui causa cette demande, Casacietto laissa tomber le cornet de dés qu’il tenait à la main.

- Aller à la maison de ville, s’écria-t-il, et pourquoi ?

- Pour y gagner quelques milliers de florins.

Il fut rassuré et se mit à sourire.

- Ce n’est pas à dédaigner.

- Alors tu viens ?

- Encore dois-je savoir ce que l’on attend de moi.

- Que tu aies l’air d’être mon amant !... Oh ! seulement l’air, ajouta-t-elle en riant. Je ne tiens pas d’ordinaire, à ce que tu frôles ton sale museau contre ma figure, mais pour une fois et quelques florins, j’y consens.

- Comment, s’écria cette brute, mais je n’ai pas l’intention de te donner quoi que ce soit.

- Sois rassuré, ladre ! réplique Esther, on nous paie tous deux.

Et lui prenant le bras, elle me l’amena ; puis, à voix basse, elle me dit le rôle qu’elle se proposait de jouer tout à l’heure aux yeux de son ancienne maîtresse et quel langage je devais lui tenir moi-même : cette femme, dans sa haine et sa soif de vengeance, me dictait mes actes et je me laissais conduire par elle.

La laissant à l’écart avec Casacietto au fond de la salle et bien dissimulée par un groupe d’officiers je m’approchai de la Camporesi qui ne cessait de sangloter.

- Eh bien, cara signora ! lui dis-je, ces coups sur votre beau derrière vous ont-ils amendée ? êtes-vous décidée enfin à vous confesser ?

Elle secoua la tête au milieu de ses larmes.

- Vous tenez donc à ce qu’on vous donne encore le fouet ?

Et comme elle me considérait d’un regard épouvanté :

- Oui ! nous sommes décidés à vous fouetter jusqu’à ce que vous soyez décidée à parler... Ecoutez, lui dis-je, en m’asseyant auprès d’elle, nous ne vous en voulons point de mal. Soyez seulement un peu raisonnable ! Nous savons que vous conspirez contre Sa Majesté l’Empereur, que vous complotez avec plusieurs fous le massacre de nos troupes et pourquoi cela, je vous le demande ? Simplement, pour vous donner une réputation de femme héroïque, dévouée à la patrie, qui fasse oublier votre ancien renom de beauté facile, et si vous tenez tant à entrer dans la classe des femmes vénérables, avant l’âge, c’est que vous désirez épouser certain marquis florentin, et pourquoi désirez-vous épouser ce marquis très riche, il est vrai, mais laid, vieux, infirme, plein de manies et d’exigences ? Est-ce donc que vous avez besoin d’argent pour vous-même ? Nullement. C’est que Casacietto devient chaque jour plus exigeant, et que vous voyez dans la fortune du marquis le moyen de satisfaire la cupidité de votre amant. Est-ce vrai ?

Je lui débitais tout ce que venait de m’apprendre sur son compte Esther Bettington. Elle parut très surprise que je fusse si bien informé.

- Vous voyez que je connais votre histoire, repris-je. Je sais aussi des choses que vous ignorez, et je vais vous les apprendre. Vous compromettez votre fortune et votre existence non seulement pour un homme qui ne vous aime pas, mais pour un ingrat, pour un traître.

- Que dites-vous ! s’écria-t-elle en se redressant vers moi.

- Votre bien-aimé Casacietto vous trompe avec Esther Bettington.

- C’est faux. Vous mentez !

Et, malgré la douleur qu’elle éprouvait, elle bondit vers moi, et sans les soldats qui la gardaient, elle m’eût frappé au visage.

- Calmez-vous, cara signora. Je puis vous prouver tout de suite que je ne mens pas. Regardez derrière vous.

Esther Bettington s’approchait au bras de Casacietto, à la grande fureur du colonel Hartmann qui tenait à passer auprès des autres officiers pour être l’amant d’Esther.

- Eh bien ! ma chère, dit la Bettington, comment avez-vous supporté le fouet tout à l’heure ? Quel triomphe c’eût été pour vous, quand on vous a découvert le derrière, si vous aviez suivi mes conseils et pris des bains de lait qui donnent à la peau un éclat incomparable. Vous eussiez enflammé d’amour tous les officiers ! Mais vous négligez trop votre personne, je vous le dis franchement, et puis que la musique plaintive que vous nous avez soupirée était monotone ! Cet accompagnement de sanglades, si original, aurait dû pourtant vous inspirer et nous valoir quelque brillante cavatine.

En même temps elle prenait la main de Casacietto qui lui entourait la taille.

La Camporesi eut un tremblement de colère.

- Combien lui donnes-tu, à ce porc, répliqua-t-elle pour qu’il te caresse ta peau... si avare que tu sois avec lui, je t’en avertis, tu perds ton argent, car il n’a pas de c...

- Un homme peut bien être impuissant avec une femme comme toi qui empestes !

- Tu ne sens donc pas ton odeur, bouche d’égout ?

- Et tu ne vois donc pas ton derrière en marmelade et tes seins qui dégringolent, vieille rouleuse !

Les deux femmes continuèrent ainsi à se jeter d’immondes injures à la face. Je dus m’interposer et éloigner Esther.

- Donnez-moi du papier, une plume, dit alors la Camporesi d’une voix sourde. Je suis décidée à tout vous dire. A présent cela m’est bien égal !

Je m’empressai de lui apporter ce qu’elle me demandait. Elle écrivit d’une main ferme et sans s’arrêter deux grandes pages de dénonciations qui compromettaient les principaux nobles de Brescia et plusieurs femmes de l’aristocratie.

- Puis-je à présent me retirer ? demanda-t-elle.

- Ne voulez-vous pas avoir, dans ces moments de trouble, chère amie, un sauf-conduit qui vous assure la protection de nos troupes ? Les soldats quelquefois peuvent pécher par excès de zèle. Venez donc avec moi. Vous avez d’ailleurs besoin de réparer le désordre de votre toilette.

Je la conduisis jusqu’à ma chambre qui était au second étage de la maison de ville. J’avoue que la vue de son joli visage d’enfant, que les larmes rendaient encore plus gracieux, que l’offre forcée, tardive de cette amoureuse qui s’était refusée à mon invitation galante et auquel j’avais imposé un châtiment ignominieux, tout enfin m’incitait à achever ma victoire. Je la poussai vers mon lit, je l’y fis rouler sous mon corps en rut, et j’étreignis, j’embrassai sa chair. J’eus le temps de prendre mon plaisir ; mais tout à coup avec brusquerie elle rompit l’enlacement et me mordit la bouche.

- Ah ! coquine ! m’écriai-je, et je voulus la frapper.

Mais avec plus de vivacité que je n’en eusse attendue d’une femme aussi grasse et qu’avaient dû fatiguer les émotions et les peines de cette soirée, elle s’échappa.

- Monstre ! fit-elle, du palier.

Le colonel Zichy, dont la chambre était près de la mienne, sortit à ce moment et la voyant s’enfuir :

- Vous la laissez s’en aller, me dit-il, vous ne craignez pas sa vengeance ?

- Je laisse à d’autres, lui répondis-je, le soin de se venger sur elle.

J’allais rentrer chez moi quand apparut la figure de Casacietto, basse de sournoiserie et de servilité.

- Que veux-tu ?

- Votre Excellence, je viens demander la récompense promise.

La morsure de la Camporesi dont je souffrais encore m’avait exaspéré. Je n’étais pas en humeur de libéralité.

- Ta récompense ? tu oses demander ta récompense ? Mais la récompense d’un espion et d’un rufian de ton espèce c’est une bonne bastonnade et le repos forcé au fond d’un cul de basse-fosse. Les désires-tu ?

Il n’en demanda pas davantage, descendit les escaliers très vivement et avec une grande peur qu’on ne le laissât pas sortir ; il fut tout surpris et tout heureux de pouvoir respirer l’air libre.

Esther Bettington ne se contenta pas si aisément. Dès le lendemain matin, et lorsque j’étais encore au lit, elle demanda à me voir, et mon ordonnance, croyant que j’attendais sa visite, eut le tort de la faire entrer dans ma chambre.

- Je pense que Votre Excellence tiendra sa promesse, me dit-elle après m’avoir salué.

- Vous pouvez y compter, ma belle, répondis-je, mais approchez-vous donc ; les chaises sont un peu rudes ici ; dans ce lit vous serez mieux pour causer.

- Votre Excellence me pardonnera, répliqua-t-elle froidement, mais j’ai « mes mois » aujourd’hui et ne puis la satisfaire.

- Est-ce que vous croyez que je tiens à vos bonnes grâces ? vous vous trompez, ma chérie ; je ne désire pas avoir les restes de vos souteneurs !

- Je ne suis pas venue pour entendre vos insultes, mais pour recevoir les dix milles florins que vous m’aviez promis.

- On est déjà venu les réclamer hier soir.

- C’est à moi que vous deviez les remettre.

- Sa Majesté l’Empereur d’Autriche ne m’a pas nommé général de ses armées pour entendre les récriminations des catins. Vous allez me faire le plaisir de tourner les talons.

- Je ne m’en irai pas avant d’avoir mon dû !

- Oh ! oh ! si vous le prenez sur ce ton, nous allons voir, par exemple !

Et je sonnai mes ordonnances.

- Prenez cette femme par le bras, agenouillez-la devant mon lit, et troussez-lui ses jupons.

Esther Bettington eut un cri de colère, mais elle eut beau se débattre, ruer, mordre, donner des coups de poing, les deux soldats qui la maintenaient l’eurent bientôt fait tomber au pied de mon lit.

- Détachez vos ceintures, dis-je alors, puis me tournant vers Esther : regardez ces sangles, ma belle ; ce sont celles qui ont fouetté hier soir votre amie Emma ; elles portent encore les traces de son sang. Vous allez bientôt, si vous y tenez, les marquer à votre tour ; j’imagine en effet que les ceintures feront de fort jolis dessins rouges sur vos grosses fesses dont la peau me paraît plus blanche et plus fine encore que celle de votre amie.

- Grâce ! s’écria Esther prête à pleurer.

J’étais fatigué, avais envie de dormir et je ne me montrai pas impitoyable.

- Relevez-la, dis-je à mes ordonnances, et mettez-la à la porte.

A mes paroles, elle se releva elle-même et s’enfuit aussi rapide que l’éclair. Elle quitta le soir même Brescia où elle avait tout à redouter de nos ennemis et où les officiers de mon armée eussent peut-être abusé de ses grâces.

J’appris, peu de temps après, que sans égard pour la peine que je lui avais infligée, on avait assassiné la Camporesi en représailles de sa trahison.

C’est ainsi que mes relations avec ces deux femmes fort séduisantes l’une et l’autre, mais toutes deux d’une vertu peu recommandable, n’eurent pas de suite. Mes amours ne me donnèrent que le délice d’un moment ; du moins ne me laissèrent-elles pas d’épines.

Le prince de Reuss avait écouté Haynau fort attentivement.

- Général, dit-il, je vous félicite de votre aventure ; mais laissez-moi vous dire que s’il y avait une émeute à Géra, je ne vous chargerais pas de la réprimer.

- Pourquoi, monseigneur ?

- Parce que vous la feriez dégénérer en révolution. Herbillon au contraire saurait la traiter doucement et l’apaiser.

Comme Haynau paraissait fort blessé de cette remarque, tandis que son compagnon se rengorgeait, le prince eut un sourire, et pour atténuer l’effet désobligeant de ses paroles :

- Soyez-en persuadé ! dit-il, si des passions féroces soulèvent mon peuple, et qu’il faille une main de fer pour le châtier, nous penserons à vous, Haynau.

- Vous aurez raison, monseigneur, répondit simplement le général, je ne suis jamais si heureux que lorsque dans une ville tumultueuse, en proie aux fureurs déchaînées de la foule, je parviens à rétablir l’ordre et à faire régner la paix.

- Avouez, observa Herbillon, que vous ne craignez pas de ramener cette bonne déesse sur des ruines fumantes et des monceaux de cadavres.

- Ce sont les accidents inévitables de la guerre, répliqua Haynau. Ce n’est pas pour des jeux bénins que les peuples fabriquent des canons et équipent des armées.



LA COMÉDIE CHEZ LA PRINCESSE

Jamais la princesse Daschkoof ne s’était trouvée plus belle qu’à cette petite réception intime, où elle voyait les yeux de ses visiteurs s’allumer de désirs en la regardant. Dans son vaste et magnifique château de Glinnoë elle jouissait de tout le confort et de tout le luxe qu’elle avait à Pétersbourg, et elle se sentait plus adorée par les fonctionnaires et les châtelains oisifs du district, plus reine au milieu de cette armée de serviteurs attentifs à ses moindres désirs, prêts à satisfaire ses caprices les plus extravagants. Elle était digne aussi d’inspirer l’amour et l’admiration. Elle n’avait point cette stature massive de certaines Vénus slaves qui semblent avoir échangé les grâces de leur sexe contre une force trop apparente et masculine ; mais fine, souple, élancée, elle mouvait les hanches les mieux arrondies, et dans ses libres attaches sa jupe laissait deviner des formes amples et cambrées que n’annonce pas d’ordinaire une taille aussi mince. Au soleil couchant qui illuminait ses cheveux blonds, et mettait sur sa tête comme une auréole, toute droite sous une étole étincelante d’émeraudes, elle avait parfois quelque chose d’une sainte de vitrail ou d’une prêtresse à l’autel, mais vite un geste vif, un sourire malicieux corrigeait l’expression sévère ou orgueilleuse de son visage, et volontiers, malgré ses vingt-deux ans, elle devenait pour ses hôtes une gamine joueuse et espiègle, à condition que seule elle fût libre et que ses plus grandes audaces de paroles ne fissent point oublier le respect dû à son rang et à sa beauté.

A côté de la princesse se tenait comme son ombre, Mme Narischkin, petite, noirâtre, heureuse de tout ce qui pouvait rejaillir sur elle de son charme, de son luxe, de sa richesse, ayant renoncé par suite d’une humilité excessive au moindre succès personnel.

Parmi les visiteurs se trouvaient deux châtelains des environs, le général Kapieff, et l’aide-de-camp du nouveau gouverneur de Kalouga, M. Soubotchef, qui s’était assis sur un siège très bas, tout près de la princesse et semblait un prêtre en extase devant son Dieu.

- Messieurs, dit-elle, en changeant soudain la conversation, profitons de ce que mon mari fait la sieste et n’est pas là à nous raser avec les réformes de l’administration et la politique du sultan pour organiser un complot.

- Un complot ! s’écrièrent ces messieurs avec surprise.

- Oui, un complot, mais avant que je vous explique ce dont il s’agit, il serait bon de prendre des forces. Vous en aurez besoin. Maria Pawlovna, ajouta-t-elle en se tournant vers Mme Narischkin, verse donc du Xérès et offre des gâteaux à ces messieurs... Que penseriez-vous, pour charmer les loisirs ou plutôt distraire les ennuis de Glinnoë, d’une comédie que nous jouerions, que nous inventerions nous-mêmes ?

On se regarda en souriant ; on était rassuré.

- C’est là le complot ?

- Mais c’en est un, reprit la princesse. Je n’ai pas l’intention d’écrire une pièce, mais de contraindre par une sorte de suggestion des gens à la jouer autour de moi et comme je le voudrais.

- Nous entrons dans le domaine de la sorcellerie.

- Nullement. Certaines circonstances en déterminent d’autres pour ainsi dire forcément ; vous vous rappelez la pièce de Gogol et comment le gouverneur et les principaux officiers d’une petite ville prennent ce farceur de Khlestakof pour un inspecteur général et le forcent ainsi à en usurper les façons. Eh bien, il faut que nous trouvions parmi nos voisins un homme auquel nous composions un rôle sans qu’il s’en doute, et qui le joue au naturel pour notre plus grand plaisir.

- Ce n’est pas un divertissement facile, princesse, que vous imaginez là !

- Le plus aisé du monde au contraire. Par exemple, prenons M. Soubotchef. Approchez, M. Soubotchef. Agenouillez-vous et tendez le museau. Bien ! comme cela. Donnez-moi un biscuit, Maria Pawlovna. Ecoutez, vous, Soubotchef. Vous allez garder le biscuit sur votre museau. Et prenez bien garde de le faire tomber jusqu’à ce que je fasse un signe. Attention. Une, deux, trois ! hop ! Mangez le biscuit maintenant. Vous voyez, messieurs, comme M. Soubotchef fait bien le chien, et sans sortir de son caractère !

Tout le monde éclata de rire, même M. Soubotchef qui s’était relevé et avait repris sa place sur le siège bas, auprès de la princesse.

- L’important, pour la réalisation de notre projet, et que la personne choisie par nous n’ait pas à sortir de son caractère. Trouvez-moi donc quelqu’un auquel on puisse faire changer brusquement son genre de vie sans qu’il change pour cela de nature.

- Le gouverneur, insinua Kapieff.

- Le nouveau gouverneur ? Je ne le connais pas.

- Il m’a dit qu’il avait eu l’honneur de vous être présenté par le prince à la gare de Kalouga.

- Je ne me le rappelais pas. Il était nuit, j’avais froid, je n’ai pas fait attention à lui, et il n’a pas dû non plus me trouver bien charmante, car j’avais relevé mon collet, baissé ma voilette et je m’étais emmitouflée de fourrures : on ne pouvait seulement découvrir le bout de mon nez.

- Il a dû garder cependant bon souvenir de cette entrevue puisqu’à peine installé à Kalouga il compte venir vous voir aujourd’hui.

- Simple visite de politesse ! Ce la m’amuserait bien, moi, qu’il se dérangeât pour rien. Maria Pawlovna, veuillez donner l’ordre de ne pas recevoir le gouverneur, ou lui dire que je suis souffrante.

- Et s’il voit nos voitures dans la cour du château ?

- Tant pis ! il pensera ce qu’il voudra.

- Ce serait pourtant un acteur excellent pour votre comédie.

- Je le regrette. Seulement je ne suis pas en humeur de voir de nouveaux visages.

Mais il était trop tard. Mme Narischkin n’eut pas le temps de gagner l’antichambre que le maître d’hôtel, soulevant les draperies du salon, annonçait l’arrivée de l’importun.

- Son Excellence M. le gouverneur de Kalouga !

Grand et gros, correct et élégant, les yeux fureteurs, les lèvres fines, avec quelque chose de hautain et d’insolent, apparut M. le gouverneur. Devant la princesse il devint humble.

- Je n’ai pas voulu, madame, dit-il en s’inclinant, m’établir à Kalouga sans venir aussitôt vous présenter mes hommages. Il m’a semblé que de vous voir à mon arrivée serait non seulement un grand plaisir mais un gage de bonheur pour mon nouveau gouvernement. Je suis fort superstitieux et, en certaines circonstances, la vue d’une personne belle et aimable m’apparaît comme un heureux présage.

Ces compliments n’eurent aucun effet. Dès qu’elle avait aperçu le gouverneur, la princesse avait pâli, et tandis qu’il parlait, sans paraître se soucier de ses démonstrations de respect, elle le regardait avec stupeur.

- Je vous remercie, dit-elle froidement. Je suis en vérité très satisfaite de vous inspirer tant de confiance dans les agréments d’un séjour en notre district.

Le ton de ses paroles était d’une ironie si blessante, témoignait si évidemment de quelque ressentiment ancien que le gouverneur qui, jusque-là avait tenu les yeux baissés, leva la tête d’un mouvement brusque et regarda son interlocutrice : ce fut à son tour d’être surpris, mais il se remit vite de son étonnement ; un sourire narquois effleura ses lèvres, et il commença à examiner la princesse de la tête aux pieds avec l’attention injurieuse d’un fêteur en quête d’une compagne nocturne ou le souci minutieux d’un maître musulman qui veut acheter une esclave saine, solide et bien conformée.

Sous ce regard impudique et retrousseur qui détaillait son corps, en violait les charmes secrets, et lui donnait l’impression, malgré jupes, fourrures, étole, d’être nue comme une pauvre créature que le besoin d’une pièce d’or contraint à se livrer aux caprices brutaux d’un débauché, la princesse serrait les dents de rage et pouvait à peine maîtriser sa colère. Elle essaya toutefois, pour donner le change à ses visiteurs, de jouer l’indifférence et de lancer la causerie sur les plaisirs et les ennuis de Kalouga, mais son esprit, si brillant d’ordinaire, parut terne ou distrait ; ses paroles devinrent étranges ; et comme on n’y répondait que par politesse, la conversation traînait. Il y eut de longs et pénibles silences.

Elle se leva tout à coup.

- Messieurs, je vous prie de m’excuser : je suis un peu souffrante. Mme Narischkin, par bonheur, est là et me remplacera auprès de vous avec avantage.

Là-dessus elle sortit vivement, laissant ses visiteurs effarés, très émus du malaise mystérieux que venait de lui causer l’arrivée du gouverneur, et torturant leur imagination pour découvrir les motifs de cette scène inattendue.

Le prince, peu après, fit dire que l’état de la princesse l’obligeait à demeurer auprès d’elle et qu’il ne paraîtrait pas de la soirée. Au lieu du magnifique repas qu’il donnait chaque semaine aux jours de réception, ses visiteurs durent se contenter ce soir-là de sandwichs au caviar, de viandes froides et de quelques verres de kwas et de champagne, pris en compagnie de la triste Mme Narischkin, qui tentait vainement de paraître gaie, et risquait des plaisanteries dont pas une n’arrivait à faire rire.

*
*   *

On remonta très tôt en voiture. M. Soubotcheff prit place dans l’automobile du gouverneur pour retourner avec lui à Kalouga. Le trajet fut court. Le gouverneur paraissait triomphant, mais n’adressa pas une parole à son compagnon, qui n’osait par déférence l’interroger, quoiqu’il en eût grande envie. Enfin, au bout d’un quart d’heure, comme on entrait à Kalouga, le gouverneur fit arrêter l’automobile devant le grand hôtel.

- Vous dînez avec moi, n’est-ce pas ? Cette maudite collation de Glinnoë, loin de calmer mon appétit, m’a donné une faim de tigre.

M. Soubotcheff eût  jugé malhonnête de refuser l’invitation, et d’ailleurs il était trop content de l’accepter. Il pensait bien que le gouverneur, excité par le vin et la bonne chère, se laisserait facilement aller aux confidences. Son attente ne fut pas trompée.

A peine à table le gouverneur se frotta les mains.

- Voilà une visite, dit-il, qui me promet des journées assez divertissantes. Jamais je ne me serais imaginé ce matin qui j’allais voir !

Et comme Soubotcheff écarquillait les yeux :   

- J’aurai la princesse quand il me plaira. Je connais un secret de sa belle jeunesse qui me rend absolument son maître... Vous tenez à le savoir, vous aussi, curieux !... Eh bien, je vais vous le dire. Vous pouvez en profiter après moi, si bon vous semble, et cela m’amusera, moi, de vous le confier. Je revivrai ainsi en imagination une soirée ou plutôt une nuit qui vraiment ne me parut pas du tout ennuyeuse. Permettez-moi seulement de goûter encore à ces sterlets à la sauce impériale qui sont vraiment exquis.

Il mit sur son assiette tout ce qui restait dans le plat, et l’engloutit en quelques bouchées.

Alors il s’essuya la moustache, reprit haleine et conta ce qui suit :

« Il y a de cela cinq ans. On venait de découvrir un terrible attentat nihiliste. Le train impérial avait été miné. L’explosion devait se produire quelques minutes après le départ. Le Czar, la Czarine et tous ceux qui les accompagnaient auraient été tués. Ce fut le maître d’hôtel, que l’un des conjurés avait cru pouvoir mettre dans le complot, qui le dénonça. Il y eut des arrestations en masse, et la police reçut les ordres les plus sévères. Elle devait étendre partout sa surveillance et non seulement arrêter les suspects, mais punir sans jugement les moindre délits. Une parole imprudente ou irrespectueuse était à ce moment considérée comme une provocation.

« J’appartenais alors au bureau de Santousky et je fus chargé d’assister à un bal que donnait la princesse Youssoupoff,  connue pour ses opinions libérales, même révolutionnaires, et ses relations avec la société cosmopolite de Pétersbourg.

« Délaissant les salons de danse et de jeu, j’avais pénétré avec deux ou trois officiers dans une sorte de boudoir où causaient plusieurs jeunes femmes. L’une d’elles, que sa beauté, ses dentelles, ses joyaux, notamment un merveilleux collier de perles grises et roses, me firent aussitôt remarquer, avait une singulière hardiesse de langage, et étonnait, amusait tout l’entourage par l’esprit et parfois l’étourderie impertinente de ses réparties. On vint à parler du dernier attentat.

- Oh ! s’écria-t-elle, si nous n’avions plus notre petite père (1), ce ne serait pas un grand malheur. On en trouverait toujours un autre de sa force.

- Vous êtes un peu anarchiste, avouez-le, insinua quelqu’un.

- Moi, répliqua-t-elle, je ne trouve pas du tout absurdes les théories des révolutionnaires... J’en connais d’ailleurs quelques-uns. Ce sont de très honnêtes gens.

- A part leurs assassinats, répliqua un interlocuteur ironique, je ne vois pas en effet ce qu’on pourrait leur reprocher.

- Oh ! leurs assassinats, parlons-en ! dit la jeune femme. Si un homme ou même plusieurs hommes doivent, en mourant, procurer à l’humanité le bonheur, pourquoi hésiterait-on à sacrifier leur existence ?

- Voici, fis-je à mon voisin, une bien aimable sectaire.

- C’est la comtesse Pougatscheff, me répondit-il. Son mari n’a pas eu le temps de faire son éducation, car il est mort l’année dernière. Il y avait trois mois qu’il l’avait épousée.

- Voilà comment elle le pleure !

- Pougatscheff était vieux et maniaque, et elle avait à peine seize ans.

- Son père aurait mieux fait, au lieu de la marier, de l’envoyer à l’école.

- Durant tout le bal la comtesse Pougatscheff tint des propos aussi extravagants. Elle y prenait goût car elle ne sortit du boudoir que pour le souper, et ne quitta la fête que vers quatre heures du matin. On me dit qu’à l’ordinaire elle préférait de beaucoup la danse à la causerie, mais que cette fois, une légère entorse qu’elle s’était donnée en descendant de voiture l’avait contrainte à renoncer à l’un de ses plus grands plaisirs.

« J’attendis son départ, la devançai à la sortie, montai avec l’ivoschik et, dès qu’elle fut en voiture, j’ordonnai d’aller au bureau de police de Santousky. Elle ne s’aperçut du changement de direction qu’à l’arrêt de la voiture devant le couloir du bureau, d’aspect assez misérable. Comme elle s’attendait à voir l’élégant escalier du palais Pougatscheff, elle crut à une erreur du cocher et eut un violent accès de colère.

- Brute, stupide imbécile ! criait-elle, vous vous êtes encore grisé sans doute ! Ne connaissez-vous plus le chemin du palais ? Allez-vous m’arrêter deux heures devant cette maison infecte et par un froid pareil ? Vous mériteriez qu’on vous déchirât la peau !

- Permettez, madame, dis-je en m’avançant vers elle et en lui offrant le bras, c’est moi qui ai dit à votre cocher de vous conduire au bureau de police. Nous aurions un petit renseignement à vous demander.

Elle fut si étonnée et même, malgré son assurance de tout à l’heure, si effrayée, que je pus l’entraîner sans peine jusqu’au cabinet de travail de Santousky. Un vagabond, la face ensanglantée, et deux rôdeuses de la dernière classe, arrêtés le soir même, considéraient avec étonnement cette femme couverte de diamants, enveloppée des plus magnifiques fourrures et dont le passage laissait dans l’escalier une odeur fine et enivrante.

« Je chuchotai quelques mots à l’oreille de Santousky qui, après un court salut, demanda vivement et d’un ton assez autoritaire à ma comtesse :

- Vous connaissiez des nihilistes ?

« Elle répondit en balbutiant :

- Mais non, monsieur, je vous assure.

- Pourquoi donc, il n’y a qu’un instant, chez la princesse Youssoupoff, disiez-vous que vous étiez liée avec des révolutionnaires...

- Et même que c’étaient de braves gens, ajoutai-je.

« Je la vis pâlir et trembler. Elle cherchait du regard une chaise pour s’y reposer, mais il n’y avait dans le cabinet de Santousky d’autre siège que le fauteuil où était assis le chef de police.

- Oh ! fit-elle, je ne sais pas ce que j’ai dit tout à l’heure. Je m’amusais, je plaisantais.

- Il y a des plaisanteries qui ne sont plus seulement inconvenantes, mais criminelles, reprit Satousky. Vous avez manqué de respect à Sa Majesté, vous avez excusé, bien mieux ! exalté l’assassinat. De tels discours tenus dans un salon plein de monde, sont une véritable provocation au meurtre. Félicitez-vous que votre rang et votre jeunesse ne vous vaillent cette fois qu’un avertissement.

« Elle regardait la porte avec angoisse, et pensa qu’on allait lui permettre, après cette admonestation honteuse, de se retirer, mais une humiliation autrement cruelle l’attendait.

- Veuillez, je vous prie, me dit Santousky, débarrasser madame de ses fourrures.

« Je lui enlevai son manteau. Elle était si émue que le chef de police dut la soutenir pour l’empêcher de tomber. Soulevant alors une draperie, il l’introduisit dans un petit salon obscur qui se trouvait derrière son fauteuil. Il sonna. J’entendis presque aussitôt un cri étouffé. Je m’approchai. Je n’oublierai jamais le spectacle qui s’offrit à mes yeux :

« Santousky venait de donner l’électricité et l’étroit salon était en pleine lumière. D’abord je me demandai où était la comtesse. Et voici dans quelle situation je l’aperçus. Sa tête apparaissait au ras du parquet, le cou rentré dans les épaules ; ses bras étaient étendus, ses doigts accrochés aux planches. On eût dit qu’on venait de lui trancher le haut du corps et qu’on avait jeté au loin la partie inférieure de sa personne, ou bien encore qu’un enchanteur l’avait privée de ses membres inférieurs, la rendant assez semblable à ces anges qu’on voit sur les rétables des anciennes églises.

« Tandis que je me demandais où étaient passées ses superbes hanches qu’une heure plus tôt, au palais Youssoupoff, j’avais tant admirées, je compris l’aventure. Assez banale au temps de Nicolas, elle est d’un caractère plus surprenant à notre époque, sans être cependant unique. Je l’ai vue, moi qui vous parle, deux fois se renouveler, toujours il est vrai dans des moments de trouble, alors que les différents pouvoirs se trouvent sans contrôle et que les autorités peuvent se permettre les mesures les plus arbitraires pour ramener l’ordre.

« Par excès de zèle, peut-être aussi par vengeance, car j’ai su qu’il avait eu à se plaindre autrefois de la comtesse, Santousky l’avait soumise à une de ces corrections privées, qu’on n’administre plus guère qu’à des filles révoltées, en état d’ivresse ou coupables d’avoir frappé un policier. A un coup de sonnette, le gardien qui se trouvait dans le sous-sol avait fait descendre la trappe du petit salon où Santousky venait de mener la comtesse, de telle sorte que notre belle avait les reins au-dessous du parquet et les épaules au-dessus.

« Je vous assure que je n’ai point assisté à une comédie plus voluptueuse. Figurez-vous, au niveau du plancher, cette tête jeune et aimable dont l’effroi élargissait les yeux et rapetissait le front, la bouche entr’ouverte montrant les dents fines et claires, et le contraste surprenant d’une expression d’épouvante et d’une tenue de fête : les cheveux savamment crêpés, en boucles sur les tempes, en casque par derrière, illuminés de diamants ; le cou entouré d’un collier de quatre rangs de perles ; les bras cerclés de bracelets ; les doits chargés de bagues étincelantes, et les traits figés de la face, les crispations des mains, et ce sein soulevé d’émotion ! Santousky, les mains collées aux genoux, se penchait sur sa victime et approchait de cette peau nue éblouissante ses souliers mouchetés de boue comme s’il eût voulu en essuyer le cuir sur la chair satinée, comme s’il eût exigé qu’elle y posât ses lèvres !

«  Tout à coup ce visage, encore charmant malgré sa frayeur, s’allongea puis se contracta en une série de grimaces comiques : les paupières voilaient à demi et découvraient aussitôt les yeux vagues : comme si la comtesse s’attendait à un éternuement qui ne venait pas. Successivement elle serrait les dents, se mordait les lèvres, poussait un soupir. Enfin le cri qu’elle essayait de retenir s’échappa malgré elle, perçant, lamentable. Les yeux étaient grands ouverts, les sourcils arqués jusqu’aux cheveux et, de la bouche à présent, des hurlements montaient toutes les demi-minutes : il semblait qu’en bas le flagellateur voulût mettre un intervalle assez long entre chaque coup, de manière à produire une douleur lente et successive que doublaient les angoisses de l’attente. Santousky sans doute pressé ou qui était d’une cruauté moins raffinée que son bourreau, me dit :

- Allez donc voir ce que fait cet animal. Je crois qu’il s’endort sur l’ouvrage.

« Je descendis dans la pièce qui était au-dessous du petit salon, aussi basse qu’une cave. L’abat-jour d’une lampe était disposé de façon à réserver toute la lumière pour le milieu de la chambre où de petits pieds chaussés de satin blanc se débattaient, se perdaient dans une longue jupe à traîne qui semblait pendue au plafond. Mais je vis, en m’approchant, que les pieds et la jupe reposaient sur la trappe descendue à quelques centimètres du sol et soutenue par quatre fortes chaînes en fer. Derrière, apparut un homme court et trapu, à la barbe bien fournie et qui tenait une verge épineuse à la main.

- Y a pas moyen de fouetter cette gaupe-là, Excellence, me dit-il. La robe est si lourde qu’elle lui retombe à chaque coup sur le derrière.

- Eh bien, dis-je, appelle Serge Paulovitch et Ermeleï Serghéitch. L’un tiendra les pieds et l’autre retroussera les jupons, tandis que tu la cingleras.

« Les deux hommes arrivèrent un instant après. Il y eut un violent soubresaut de la comtesse lorsque Serge lui saisit les jambes ; ses reins alors se tendirent et nous vîmes se dessiner sous la jupe collante le double relief et le creux profond de la croupe ; mais c’est  peine si Ermeleï me laissa le temps d’admirer ce tableau sous son voile à demi-transparent, tant il avait hâte probablement de l’étaler en pleine lumière.

« Quand il releva la robe et les dessous neigeux je crus voir s’ouvrir un riche écrin tandis que se répandait dans l’air une onde de parfums. Déjà rouges et pareilles à deux cornalines séparées par un onyx, apparurent les fesses de la Pougatscheff bien présentées par Serge qui, de la tête, à la façon d’un taureau qui assaille une cavale, lui repoussait le ventre de toute sa force et lui tirait les jambes pour qu’elle offrit largement son derrière aux piqûres des verges. Il n’était point si petit que la mignonne tête de la comtesse l’eût fait prévoir ; l’exercice du cheval l’avait développé, il eût inspiré l’admiration à des hommes moins rudes que ces policiers si la manière dont Serge l’offrait au regard ne lui avait donné un aspect quasi bouffon.

« Cependant les verges se levèrent, la croupe rougit encore, des gouttes de sang perlaient. Sans retenue dans son supplice, la vaste face lunaire s’agitait, et aux senteurs fines d’essence de fleurs qu’exhalaient les pantalons de dentelles, se mêlait une odeur forte et animale. Les mignons souliers blancs de la victime se levaient comme pour prévenir les coups ou implorer ses bourreaux, et retombaient ensuite avec une lassitude désespérée.

« Je voulus voir l’autre figure et je remontai dans le petit salon. Ce n’était plus le visage audacieux et fier que j’avais contemplé au palais Youssoupoff, mais une mine honteuse et effarée de petite fille. Les larmes faisaient paraître cette face de la comtesse aussi rouge et bouffie que son revers ; le fard des lèvres et des joues, le noir des cils se mêlaient à la poudre de riz et formaient ici et là de longues rigoles multicolores. Rien ne subsistait de cette beauté en détresse que son impeccable chevelure blonde dont, par un contraste plaisant, pas une boucle n’était défaite.

« Santousky était toujours penché sur sa victime. Elle lui avait saisi les pieds, les étreignait de ses bras nus et entre deux cris arrachés par le fouet qu’on ne cessait de lui administrer, elle murmurait d’une voix entrecoupée :

- Grâce ! pitié !

« Le chef de police agita une sonnette et le supplice fut arrêté. La comtesse remonta avec sa jupe relevée et ses jupons en désordre, laissant voir sa peau sanglante sur laquelle Santousky ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil.

« Remarquant les souillures qui tachaient ses dessous, il la conduisit haletante, secouée de sanglots, jusqu’à son cabinet de toilette et lui apporta un verre de Xérès.

- Que cette leçon vous profite, madame ! lui dit-il.

« Tout en pleurant elle se leva et s’arrangea tant bien que mal. Je dus lui offrir mon bras pour la conduire jusqu’à sa voiture, et dans l’escalier elle eut à supporter les railleries ignobles des prostituées qui s’amusaient de ses yeux rouges, de ses joues luisantes de larmes, de ses jupons qui traînaient jusque sous ses souliers de satin mouchetés de sang. Santousky nous suivait à quelques pas.

« Lorsqu’elle fut dehors il parut qu’elle ne conservait plus de cette séance si pénible qu’un horrible désir de vengeance ; elle reprit son attitude fière, et nous jeta, à Santousky et à moi, un de ces regards qui fixent les traits d’un visage dans la mémoire comme pour les graver. Elle nous en voulait certes ! à tous deux, mais bah ! il a bien fallu qu’elle nous oubliât. D’ailleurs Santousky est mort comme vous savez, et quelques après cette aventure...

- Voudriez-vous dire ?... demanda Soubotcheff effrayé.

- Que la comtesse fut pour quelque chose dans cette fin ? Non, répliqua le gouverneur en souriant. Il est presque prouvé que Santousky a été assassiné par les nihilistes. Je n’ai jamais eu à me plaindre de la comtesse, et j’ai été bien étonné aujourd’hui de rencontrer à Glinnoë ma touchante fouettée de Pétersbourg.

- Alors cette comtesse Pougastscheff serait ?...

- La princesse Daschkoff. Elle a épousé le prince l’année dernière. J’étais alors malade, en congé à Menton. Je n’ai pas assisté à leur mariage. Je n’avais fait qu’entrevoir la princesse, si bien voilée et cachée dans son costume de voyage, qu’elle rendait méconnaissable cette beauté captivante dont j’avais pu découvrir au bureau de police, jusqu’aux charmes les plus secrets, jusqu’aux mystères les moins fastueux de son corps. Vous devez penser si je suis satisfait de cette rencontre, car une connaissance aussi intime n’est pas sans donner quelques droits à une possession complète et je compte bien en user !

- En vérité ? s’écria Soubotcheff, d’un ton si insolent que le gouverneur fronça les sourcils.

- Mais certainement, j’en userai reprit-il, et vous, mon cher, que cela vous plaise ou non, vous me céderez la place comme c’est le devoir d’un subordonné à l’égard de son supérieur. Vous prendrez plus tard votre revanche. Vous pouvez attendre, vous ! moi j’ai quarante ans. Il faut me dépêcher de jouir de la vie.

A ces paroles Soubotcheff se leva, salua froidement le gouverneur et les deux hommes se séparaient.

*
*   *

Depuis plus d’un mois Soubotcheff était l’amant heureux de la princesse Daschkoff. La jeune femme savait se donner à un homme sans rien perdre de son autorité ni de ses avantages sur lui. En réalité elle ne se donnait point, elle se livrait à des baisers, à des caresses, et demeurait tout de même une maîtresse indépendante, railleuse, parfois impitoyable, toujours sans gratitude pour celui qui lui procurait du plaisir. Obligée à la suite d’un scandale, et pour compenser des prodigalités excessives, d’aller vivre quelque temps sur les terres de son mari, elle avait essayé de retrouver aux environs de Kalouga les amusements de Pétersbourg et choisi Soubotcheff parmi tous les jeunes gens du voisinage pour être le serviteur docile de ses fantaisies. Habitué à l’existence monotone d’une ville de province, Soubotcheff ne se sentait pas d’orgueil d’avoir été distingué par une telle femme. Elle n’avait pas eu besoin d’un effort pour le plier à son caprice ; il lui obéissait naturellement ; il était devenu avec délices son esclave.

Mais le zèle n’empêche point la maladresse, et Soubotcheff était un amant aussi inhabile que dévoué. La princesse, pensa-t-il, se doutera de l’indiscrétion du gouverneur et il est de mon devoir de lui en parler. Il profita d’une après-midi de congé pour se rendre à Glinnoë.

Le prince était à la chasse et la princesse le reçut avec l’empressement d’une amoureuse longtemps privée. Ils s’embrassèrent et se réjouirent jusqu’au soir. Comme Soubotcheff quittait enfin le lit de sa maîtresse, il contempla un instant les beautés majestueuses qu’elle offrait à la vue. Lasse d’étreintes elle s’était tournée vers la muraille pour reposer ; sa légère chemisette s’était enroulée sur son dos, et elle présentait ses larges fesses dans toute leur ampleur.

- O belles chairs ! s’écria Soubotcheff. Comment des mains barbares ont-elles osé vous déchirer !

La princesse, qui avait un sommeil très léger, se réveilla aux paroles de son amant, et, se tournant vers lui :

- Que dites-vous ? fit-elle avec une vague inquiétude comme si elle pressentait que Soubotcheff allait lui avouer quelque chose de désagréable.

- J’admirais, reprit-il avec une sotte assurance, j’admirais votre beauté si parfaite et je me demandais comment il avait pu se trouver sur terre un rustre assez grossier, assez barbare pour se permettre de déchirer ces chairs divines d’une forme et d’un éclat incomparables.

Elle se redressa brusquement :

- Etes-vous fou ?

Il sentit bien sa maladresse, mais il était trop tard pour la réparer.

- On m’a conté, balbutia-t-il...

Elle lui mit les mains sur les épaules et le secouant :

 - On vous a conté ! Qui vous a conté ?

- Le gouverneur.

- Et que vous a-t-il conté, le gouverneur ?

A présent il n’osait plus répondre.

- Allons, parlez donc, dites-moi les belles choses que Son Excellence le gouverneur vous a contées.

Il se décida enfin et s’arrêtant après chaque mot :

- Mais il m’a dit qu’après un bal... où vous aviez tenu des propos... imprudents... il vous avait conduite au bureau de police et que là...

- Achevez donc ! en vérité vous êtes impatientant.

- Eh bien ! il a prétendu qu’il vous avait vu fouetter.

La princesse devint pâle, mais elle ne voulut pas laisser voir son émotion, et avec une colère qui n’était nullement jouée mais qu’on pouvait attribuer aussi bien qu’au ressentiment d’une injure réelle, à l’indignation qu’inspire une calomnie :

- Vous êtes un sot, mon pauvre garçon, oui, un sot, pour croire, comme parole d’évangile, les propos stupides que vous tient le gouverneur. Ah ! ce monsieur a beaucoup d’imagination ; seulement il devrait s’en servir pour conter des histoires de fées aux petits enfants et non pour essayer de noircir ses contemporains. Ses inventions en vérité sont trop absurdes ! Me voyez-vous fouettée, mon pauvre ami, et dans un bureau de police, moi, la princesse Daschkoff, qui suis à la tête de l’aristocratie russe ! Moi qui ai du sang royal dans les veines ! En vérité, M. le gouverneur a des plaisanteries bien amusantes, mais tout de même un peu grosses.

Et comme Soubotcheff restait abasourdi.

- Habillez-vous vite, dit-elle, mon cher, mon mari va rentrer de la chasse et je ne voudrais pas qu’il vous rencontrât dans cette chambre. Ce serait là une mauvaise farce, presque aussi mauvaise que celle de M. le gouverneur.

Soubotcheff en partant voulut l’embrasser, mais elle ne lui laissa même pas baiser sa main.

- Au revoir, au revoir, fit-elle, en le poussant dans le vestibule.

Il s’en alla désolé.

Il était à peine sorti que la princesse fit appeler par un domestique Mme Narischkin, alors occupée à lire dans la bibliothèque. Mme Narischkin laissa son livre et accourut aussitôt, comme pour montrer son obéissance et son empressement à se rendre utile.

- Maria Pawlowna, demanda la princesse à demi-voix, as-tu de l’affection pour moi ?

- Comment peux-tu m’adresser une pareille question, ma chère Alexandra Mikhailowna, je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour mon pauvre père et comment tu m’as retirée moi-même de la pauvreté, m’offrant en partage ton bien-être, ton luxe, tes plaisirs. Oh ! oui, je t’aime, tu peux en être sûre !

- Alors, ma chère Maria, je vais faire appel à ta reconnaissance. J’attends de toi un grand service.

- Sans savoir ce que c’est, je suis prête à te le rendre, si seulement j’en suis capable !

- Ecoute. On m’a dit qu’autrefois tu accompagnais ton père à la chasse, et que tu étais toi-même une véritable Diane, que tu ne manquais jamais un coup de fusil.

- C’est vrai. Mon frère prétendait qu’il n’avait jamais rencontré d’aussi bon tireur que moi.

- Alors Maria Pawlowna, voilà ce que je veux... je veux mettre ton adresse à l’épreuve.

Et se penchant contre elle, la princesse pendant quelques instants lui parla à voix basse, en tournant de temps à autre des yeux inquiets vers la porte. Mme Narischkin écoutait avec stupeur. Et quand son interlocutrice eut cessé ses chuchotements, elle ne trouva point de réponse.

- Eh bien ! demanda la princesse qui parut très anxieuse.

Mme Narischkin eut une hésitation, puis résolument :

- Je t’ai promis, Alexandra, de faire ce que tu voudrais. Dispose de moi !

- Ne t’effraie pas à l’avance, reprit la princesse. Le bois qui entoure le pavillon où tu demeures est vaste. Et sur la lisière habite le vieux Vladimir. On le dit affilié à je ne sais quelle mauvaise secte ; le staroste (maire du village) ne pense point de bien de lui. C’est lui qu’on soupçonnera. Je voudrais qu’on osât t’accuser.

- Ce serait possible, Alexandra !

- Non, non. Je suis là, moi, pour te défendre, moi, la princesse Daschkoff. S’il t’arrivait la moindre chose, je parlerais au Czar. Je n’aurais qu’un mot à dire pour te sauver. N’aie donc pas peur ! Seulement, cette lettre que tu dois remettre au gouverneur...

- Quelle lettre ?

- C’est vrai, je ne t’en ai pas parlé ! J’ai écrit hier soir, pendant que le prince dormait, une lettre au gouverneur. Tu la porteras à Kalouga ; mais, une fois dans la ville, tu descendras dans une petite auberge, tu prendras un cocher et tu l’enverras avec la lettre au gouverneur en lui recommandant de ne pas la laisser et de te la rapporter.

- Mais le gouverneur ne voudra jamais la rendre !

- Si ! si ! Je lui demande de me répondre au crayon par un mot à diverses questions que je lui pose et sur le même papier que je lui adresse. C’est une mesure de prudence qu’il doit comprendre et je pense qu’il n’y fera pas d’objection. Voici la lettre et des roubles pour le cocher. Va maintenant, et aie confiance !

- Que Dieu nous protège ! soupira Mme Narischkin.

Les deux femmes s’étreignirent avant de se séparer.

*
*   *

La princesse savait se dominer et cacher à l’entourage ses plus fortes impressions. Elle était pourtant inquiète et fébrile lorsque le maître d’hôtel vint annoncer la visite du gouverneur. Elle eut dans les yeux un éclair de joie puis donna l’ordre de l’introduire aussitôt dans le petit salon de réception. Une toilette fort simple en apparence, mais d’une élégance calculée et séductrice, en révélant tous ses charmes, répandait sur son passage les plus violents désirs qu’irritait son attitude altière et que l’expression orgueilleuse de son regard promettait de laisser inassouvis.

Le gouverneur sourit en apercevant la princesse, mais il lui fit le salut le plus respectueux, et s’avança vers elle d’un pas dégagé.

- Je ne vous cacherai pas, princesse, dit-il, que j’ai été quelque peu surpris de l’honneur et du plaisir que vous avez bien voulu me faire en m’invitant aujourd’hui à venir vous voir après votre réception plutôt froide de l’autre jour.

- Réception plutôt froide ! Vous avouerez, mon cher gouverneur, que je ne pouvais pas, après ce qui s’était passé entre nous à Pétersbourg, me montrer très empressée, avant de savoir quelles étaient vos nouvelles dispositions à mon égard.

Il eut l’air embarrassé et son visage se tendit en une grimace des moins galantes.

- Oh ! fit-elle, rassurez-vous, je ne vous en veux pas.

Et comme pour témoigner qu’elle lui pardonnait, elle lui tendit la main qu’il prit après une courte hésitation tout en regardant son interlocutrice d’un œil observateur et défiant. Il paraissait redouter une mauvaise plaisanterie. Enfin il se rassura et en balbutiant :

- Vous étiez une enfant à cette époque. Imaginez que Santousky et moi étions vos professeurs. Ce n’était qu’une pénitence comme on la donne quelquefois aux écolières, une petite leçon...

- Et la leçon n’a pas été perdue, comme vous allez le voir, reprit-elle, et c’est même pour prévenir un châtiment plus grave que je vous ai fait venir aujourd’hui si brusquement, car en d’autres circonstances, malgré tout le plaisir que j’éprouve à vous voir, je ne me serais pas permis de vous arracher de la sorte à vos occupations de Kalouga.

Il sourit assez niaisement, ne sachant trop si elle se moquait de lui.

- Et que désirez-vous donc de moi, parlez ! Le gouverneur de Kalouga ne négligera rien pour vous faire oublier le policier de Pétersbourg.

- Vous avez agi comme vous le deviez, dit-elle, en me punissant d’une parole imprudente. Aujourd’hui c’est moi qui remplis un devoir en venant vous dénoncer une conspiration des plus dangereuses et que j’ai surprise par hasard. Je ne veux pas que l’on me confonde avec des criminels.

- Comment vous soupçonnerait-on, princesse !

- J’ai le malheur de recevoir chez moi l’un des conjurés et même ce misérable, par ses ridicules propos, m’a fort compromise.

- En vérité ! Alors ce n’est pas seulement le souci de sauver le gouvernement qui vous a donné l’idée de m’écrire, mais aussi le désir de venger une injure personnelle ?

- J’ai pensé à l’Etat, mais aussi à moi-même ; cela ne doit pas vous étonner ?

- Nullement. Et quel serait le... misérable ?

- Vous voulez savoir son nom ?

- Oui.

- Vous vous rappelez que tout à l’heure vous vous êtes mis à mes ordres ?

- Quels sont-ils ?

- De faire arrêter à l’instant les coupables.

- Comme vous y allez !

- Vous les relâcherez ensuite si vous jugez que je me suis trompée. Vous allez entrer dans ce cabinet qui est devant vous. J’ai le téléphone. Vous communiquerez avec le bureau central de police.

- Et si vous vous jouiez de moi ? demanda-t-il, toujours défiant, en la regardant avec attention.

Mais la princesse demeurait très sérieuse, et on ne pouvait surprendre dans son visage aucune intention d’ironie.

- Enfin, je sers vos rancunes.

- Peut-être, mais vous sauvez aussi votre existence.

Il ne sut pas cacher une soudaine émotion.

- Pourquoi voudraient-ils me tuer ?

- N’êtes-vous pas un gouverneur assez sévère, et pensez-vous qu’on ne se souvienne plus du policier ? S’il vous faut d’autres détails pour mettre votre vie en sûreté, je puis vous les donner.

Et elle lui dit quelques mots à l’oreille.

Il était de plus en plus inquiet.

- Les noms... les noms de ces brigands, vite ! s’écria-t-il, rouge de colère.

- Voici le téléphone, dit-elle, vous allez les mettre sous bonne garde, j’espère.

- Vous pouvez m’en croire ! je ne vais pas les ménager. Quels sont leurs noms ?

- Je n’en connais que deux, mais je pourrai sans doute probablement vous donner les autres d’ici peu ; le premier est... on vous a mis en communication avec le bureau de police !

- Vous m’avez entendu. Je viens de vous obéir. On vous attend.

- Le premier coupable est Soubotcheff.

- Mon secrétaire !

- Lui-même. En êtes-vous surpris ?

- Pas trop. J’ai reçu déjà des lettres sur lui qui me le présentent comme un homme suspect en qui je ne dois avoir aucune confiance. Et quel est l’autre bandit ?

- Un fanatique, un paysan de Glinnoë, un certain Vladimir. Dans le village on vous montrera sa demeure.

Le gouverneur lança quelques paroles au téléphone, puis s’approchant doucement de la princesse.

- Vous pensez m’avoir sauvé la vie, dit-il, et cependant après vous avoir vue si bonne et si rayonnante de beauté, il me semble que je ne puis plus vivre si je n’obtiens de vous ce don suprême sans lequel ceux qui vous ont connue ne peuvent plus espérer le bonheur.

- Comme vous êtes galant, aujourd’hui !

Il fut tout démonté de cette réplique.

- Ah ! vous raillez encore ?

- Pas le moins du monde. Je vous admire.

- Vous me raillez. Vous ne pouvez oublier cette aventure de Pétersbourg. Santousky seul pourtant en était cause.

- Je n’en ai voulu ni à Santousky, ni à vous, croyez-le bien, mon cher gouverneur. Au contraire ! Les femmes, vous le savez, aiment parfois qu’on les brutalise et ne gardent point rancune à leurs vainqueurs.

- Hélas ! je ne suis pas un vainqueur, il s’en faut !

- N’est-ce donc rien de m’avoir eue en votre pouvoir ? Il me semble que si j’étais homme, j’aimerais être de la police. Contraindre une femme à se déshabiller, et lui infliger le traitement qui vous plaît, n’est-ce pas une belle victoire ?

- Une victoire dont je me serais bien passé. Si vous croyez que je ne souffrais pas de voir meurtrir de si parfaites beautés !

- Souffrance bénigne, légère, et que, si vous êtes franc, vous appelleriez un plaisir... Je m’étonne que m’ayant ainsi à votre discrétion, vous vous soyez satisfait si vite et à si bon compte.

Il crut pouvoir commencer une déclaration et sottement, sur un ton de prière :

- Oh ! princesse, je n’ai voulu jamais devoir qu’à votre générosité une si précieuse faveur !

 - A ma générosité ! s’écria-t-elle, eh bien, mon cher, vous l’attendrez longtemps !

Il sentit soudain la colère et le persiflage de la princesse ; il en fut ému un instant, mais songeant combien était grande son autorité et que cette femme, malgré son rang, pouvait être de nouveau à sa merci, il retrouva toute son assurance.

- Vous oubliez trop, dit-il, que les pouvoirs d’un gouverneur surpassent de beaucoup ceux d’un simple policier et que plus ambitieux dans ses désirs il peut se satisfaire moins aisément.

Elle laissa passer entre ses lèvres une sifflante injure, il n’y prit pas garde et avec plus d’insolence :

- Qui m’empêche de vous mettre vous aussi dans ce complot que vous venez de me révéler si imprudemment ?

La princesse eut un rire triomphant.

- Le complot ! fit-elle. Et si je l’avais inventé, ce complot ? Si je m’étais jouée de vous ! Si j’avais voulu ridiculiser et compromettre votre toute puissante autorité !

- Je m’en doutais, murmura-t-il entre ses dents.

- Vous vous en doutiez. Seulement vous avez téléphoné tout à l’heure à Kalouga ; vos ordres ont été exécutés. Soubotcheff est arrêté en ce moment. C’était ce que je voulais.

- Mais je vais le faire relâcher à l’instant !

- Si vous le pouvez, dit-elle en se mettant entre lui et la chambrette du téléphone. Il voulut l’écarter, mais elle saisit un revolver et le dirigea contre lui, prête à tirer. Vainement essaya-t-il de lui saisir le bras, de détourner l’arme ; la princesse ne céda pas.

- Ne tirez pas, au nom de Dieu ! fit-il pâle d’effroi.

- Agenouillez-vous, dit-elle, et demandez-moi pardon.

Il tomba tout tremblant aux pieds de la princesse.

- Ah ! ah ! dit-elle, tu es moins fier lorsque tu es seul avec moi. Tu as besoin pour maîtriser une femme de sentir derrière toi tous tes policiers !

- Grâce ! implora-t-il.

- Relève-toi, dit-elle, en lui lançant des coups de pied, relève-toi donc, misérable ! Et maintenant pars. Mais va-t’en donc, coquin ! va-t’en donc.

Elle lui ouvrit une petite porte par laquelle il sortit effaré, sans prononcer une parole. Il se trouva dans un étroit escalier qui dépendait des appartements de la princesse et donnait sur un bois de pins. Un chemin qui traversait le bois conduisait au village de Glinnoë. Le gouverneur le prit, croyant que c’était une allée de parc. Avant de s’y engager il se retourna vers la princesse qui d’une fenêtre observait son départ.

- Tu entendras parler de moi ! cria-t-il. Sois sûre que je ne t’oublierai pas dès que je serai à Kalouga !

- Il faudrait pour cela y arriver, mon cher, repartit la princesse.

Et elle le regarda s’éloigner sous les grands arbres. Déjà la nuit tombait et le chemin devenait obscur. Bientôt elle le perdit de vue. Elle resta à la fenêtre ne pouvant dominer son impatience fébrile, prêtant l’oreille au moindre bruit et tambourinant sur les vitres avec une sorte de rage. Soudain une détonation retentit au loin.

- Enfin ! dit-elle.

Elle rentra dans son salon, alla s’étendre sur un canapé, les mains sur son cœur qui battait à coups précipités.

La nuit vint ; un valet de chambre apporta des flambeaux allumés et donna l’électricité ; le maître d’hôtel annonça le dîner ; la princesse demeurait toujours dans la même position ; seulement de temps à autre elle tournait la tête vers la porte du petit escalier et elle écoutait.

Un pas monta vivement ; elle se leva, courut ouvrir : Mme Narischkin entra en toute hâte ; ses cheveux en désordre, ses traits altérés, sa mise d’ordinaire si soignée et qui paraissait cette fois improvisée brusquement et comme à l’aventure la rendaient méconnaissable.

- C’est fait ! dit-elle d’une voix assourdie.

La princesse lui saisit les mains avec effusion.

- Ah ! Merci, merci, merci ! s’écria-t-elle. Et comment est-il mort, le misérable ?

- Je l’ai atteint à la tête. Il a tourné sur lui-même et est tombé. Il a certainement été tué sur le coup.

- Tant pis !

- Pourquoi tant pis ?

- J’aurais voulu qu’il souffrît mille fois ce qu’il m’a fait lui-même souffrir et qu’il vît lentement la mort s’approcher.

- Oui, mais ç’aurait été plus dangereux pour nous. S’il avait appelé au secours et parlé, un domestique, un paysan peut-être aurait pu l’entendre. Tandis qu’avec cette balle dans la tête, qui a fait de sa figure une bouillie sanglante, personne ne peut plus reconnaître son cadavre. J’ai eu soin de le déshabiller, d’emporter chez moi ses vêtements et de les brûler. Mais n’as-tu pas commis quelque imprudence quand il était avec toi ?

La princesse raconta la scène qui s’était passée entre elle et le gouverneur.

- Oh ! s’écria Mme Narischkin, pourquoi faire arrêter Soubotcheff ?

- Parce que dans un assassinat bien organisé, il faut d’avance choisir le faux coupable sur lequel iront s’égarer les soupçons.

- Mais s’il te dénonce, à son tour ?

- Je suis tranquille. Il n’osera jamais rien dire contre moi.

- Pauvre Soubotcheff ! fit Mme Narischkin pensive.

- Tu le plains ?

- Certes ! Il était innocent et il avait pour toi un grand amour.

- Il savait mon secret, dit la princesse.

*
*   *

A quelques jours de là, il y avait grande réception au château de Glinnoë. Le général Kapief, qui était parmi les invités, s’approcha de la princesse.

- Eh bien, dit-il, cette fameuse comédie où vous deviez suggérer son rôle au personnage principal, quand donc la jouerons-nous ?

- Mais général, repartit le prince Daschkoff qui, par hasard, ce soir-là, se trouvait au château, vous savez que nous sommes maintenant en plein drame : le secrétaire Soubotcheff est arrêté. On le soupçonne d’avoir fait assassiner le gouverneur. On soupçonne aussi divers paysans du district.

- Ah ! ce Soubotcheff, dit le général. J’avais toujours prédit qu’il finirait mal. Il était trop adonné aux femmes ! N’importe. Ce sont de vilaines histoires pour notre tranquille Kalouga.

- Elle était trop tranquille, répliqua la princesse, et le procès qui s’annonce nous promet des séances mouvementées. Je tâcherai d’avoir des cartes pour vous, messieurs.


______
NOTE :
(1) Czar.




LA CRINOLINE

Le souper auquel prenaient part de jolies femmes, de délicats jouisseurs, quelques entremetteuses fières de leur expérience et quelques antiques fashionables, vieux habitués de Compiègne et de Fontainebleau, farcis d’anecdotes et de souvenirs, se continuait joyeusement mais sans tumulte comme entre gens qui connaissent l’art du plaisir et jugent que le bruit empêche de goûter l’esprit d’une conversation, la saveur des mets, le fin bouquet des vins, l’éclat de la lumière des épaules nues et des chevelures diamantées. On parlait des toilettes de l’année et du retour qui s’annonçait déjà aux modes du second empire, quand le marquis de Clérambault s’écria tout à coup :

- Mesdames, permettez-moi d’abominer la crinoline : elle m’a fait rater mon mariage !

- Mais alors, observa quelqu’un, vous devriez avoir pour elle de la dévotion : ne vous a-t-elle pas rendu aux amours libres et volages ?

- Les amours libres et volages, si charmantes qu’elles soient, ne m’ont pas encore consolé de m’être séparé de ma femme, pour ainsi dire avant d’en avoir goûté, car le fruit me paraissait exquis.

- Mon cher ami, si vous devenez élégiaque, nous nous en allons.

- Oh ! je n’ai pas l’intention de vous conter mon histoire.

- Si ! si ! cria la voisine de Clérambault, une petite blonde à l’œil narquois et au nez joliment retroussé, contez-nous-la !

- Oui ! oui ! contez-nous-la, reprirent en chœur toutes les femmes, duègnes et amoureuses.

- Puisque vous le désirez, dit Clérambault, qui était en veine de paroles ce soir-là, je vais vous satisfaire : du moins essaierai-je d’être le moins triste et le plus joyeux que je pourrai.

- Quand vous deviendrez trop lugubre, on vous donnera une coupe de champagne pour vous rendre la gaieté.

- Soit, fit Clérambault, qui commença aussitôt le récit de son infortune conjugale :

Elle s’appelait Alix. Il est inutile que je vous donne son nom de famille. Elle était riche et de vieille lignée, orpheline et sous la gouverne d’une grand’mère dont elle faisait l’enchantement et qui, en retour, était soumise à tous ses caprices. Elle sortait du couvent, avait l’air modeste qui alors était de mode chez les jeunes filles, mais cependant ne se montrait ni gauche, ni embarrassée ; elle n’était même pas dépourvue d’une certaine coquetterie, s’habillait avec le goût d’une femme expérimentée et prenait de temps à autre des allures fières qui ne déplaisaient point à un chasseur de femmes de mon genre, dédaigneux des proies faciles, cherchant le gibier qui se dérobe et qu’on n’atteint qu’à force d’art et d’habileté.

On commençait alors à porter des crinolines, et Alix en avait une monumentale, étant à un âge où l’on se fait un point d’honneur d’exagérer tout ce qui paraît neuf, comme si on était fier de montrer ainsi sa jeunesse et d’insulter aux vieilles façons. Malgré ses proportions inusitées, je vous avoue que cette crinoline ne me paraissait nullement ridicule et que je trouvais au contraire qu’elle convenait à merveille à la beauté d’Alix.

Imaginez une petite tête fine sans maigreur, encadrée de beaux cheveux châtain clair, dont les yeux bruns, un peu myopes, semblaient de loin, par leur clignement, vous regarder avec insolence et devenaient plus larges et plus doux lorsque vous approchiez ; une peau fort blanche de blonde, pourtant bien enluminée aux joues d’une rougeur de santé ; la taille assez mince et ornée, pour tout joyau, d’une croix d’or suspendue par une longue chaîne de cou : cette figure où l’on trouvait à la fois les traits d’une madone et l’expression d’une petite fille espiègle ; ce buste vraiment virginal aux épaules et aux bras chastement couverts, aux seins menus et à peine accusés sous la mousseline ; cette image d’autel retouchée par un peintre un peu sensuel et irrévérencieux, mais malgré cela, grave, convenable, évoquant les vertus de famille, vous la voyiez se dresser comme au-dessus d’une estrade d’étoffes, et tandis que cette figure, ce corsage et ces mains restaient si parfaitement honnêtes, les cent volants de la jupe se mouvaient, s’agitaient, s’étalaient, tourbillonnaient avec une coquetterie, une impertinence, une impudeur extraordinaire. Vous asseyiez-vous devant, derrière, à côté, loin de cette jupe crinolisée ? Vous étiez sûr de l’avoir dans le dos, sur les épaules, à vos pieds ou même sous le nez. Vous ne pouviez pas y échapper. Elle vous entourait, vous enveloppait de soie et de parfums. On eût dit que la femme, telle qu’une étrange sirène, était parvenue à grandir monstrueusement le bas de son corps pour prendre les hommes comme dans une nasse énorme qui avait fini par s’adapter si bien à sa personne qu’elle en faisait partie, qu’on ne l’imaginait plus sans cela. Et quand sur un canapé, ou dans une voiture, vous étiez battu, souffleté, pressé par ces vagues d’étoffe, lourdes ou écumeuses, il vous semblait que c’était une chair féminine qui vous opprimait ainsi et c’était pour vos désirs mâles une irritation délicieuse. Enervante aussi. Devant la crinoline au repos d’Alix, il m’arrivait souvent de me demander quelle sorte de malicieux animal, grassouillet, large, cambré, palpitait au milieu de cette cage éblouissante. J’avais l’envie qu’on éprouve de briser un écrin pour avoir un diamant, de lacérer les feuilles d’un arbuste afin d’en cueillir le fruit.

L’innocente grand’mère s’étonnait en voyant sa mignonne petite fille se mouvoir avec aisance au milieu de ces jupes grossies, bouffantes, tendues, qui vous mettaient à chaque instant dans l’attente d’un malheur : la prise et l’arrêt d’une femme dans l’embrasure d’une porte, le renversement d’une table à thé ou d’une console. Mais Alix passait partout comme une sylphide et sans autre éclat qu’un long bruissement d’étoffes, comme si elle courait sur des feuilles sèches, et elle n’avait à se reprocher jusqu’ici ni le bris d’une porcelaine, ni la déchirure d’un volant. Ce qui n’empêchait pas la grand’mère de s’écrier :

- Ah ! ma pauvre enfant, comme ces modes nouvelles sont extravagantes ! Si nous avions porté ces robes-là dans notre temps !

Observation qui amenait un sourire sur les lèvres d’Alix, et le sourire persistait au mot de la grand’mère :

- J’avoue qu’elles sont bien plus convenables pour une jeune fille que les jupes étroites.

Pauvre dame ! Qu’importe l’étroitesse ou la largeur d’une jupe ! Le Diable travaille toujours avec les couturières au grand bénéfice des amoureuses.

La vérité, c’est qu’avec ces robes qui remplissaient un salon et ces crinolines qui les défendaient contre toute entreprise, les femmes prenaient une importance, un orgueil, une hardiesse inimaginables. Sous la protection de pareilles cuirasses elles devenaient d’une liberté effrénée et elles s’exposaient au péril avec la sérénité la plus complète, persuadées qu’elles pourraient y échapper sans aucun dommage.

Ma fiancée, sortie à peine du couvent, n’avait pas encore l’audace d’une femme habituée à la vie mondaine, mais à ses intempérances de langage, à ses reparties trop vives, au ton décidé, impérieux, tranchant, de ses confidences, qui avaient pour but principal de m’initier à ses fantaisies et à ses volontés, je sentais qu’en dépit de sa gentillesse et de sa grâce, elle allait être pour moi, si je n’y mettais ordre, un inlassable despote. Cela excitait bien mon désir de conquérant, mais effaçait toutes mes idées matrimoniales ; elle se fût peut-être révélée la plus charmante des maîtresses ; au contraire elle promettait à un mari l’existence la moins unie et les plus ennuyeuses aventures.

Seulement elle savait si bien corriger ses paroles imprudentes par une manière chaste d’abaisser les yeux, et une expression d’ineffable modestie, que mes craintes se dissipaient et que je me laissais aisément persuader par mon amour qu’elle était aussi douce que jolie.

- Ce sont, me disais-je, ces pimpantes toilettes, si nouvelles pour une fille qui sort du pensionnat, qui la grisent ; elle a l’impression de figurer dans un bal  costumé ; comme un masque elle se croit tout permis. Plus habituée à ces robes, ou moins fastueusement vêtue, elle sera par là même moins vaniteuse, moins volontaire ; elle perdra son effronterie et adoptera le maintien qui convient à une femme mariée.

Ayant hâte de voir cette transformation s’accomplir, je fus d’accord avec sa grand’mère pour décider que nous irions passer les premiers jours de notre union en Anjou, dans une vieille propriété de famille et qui faisait partie de sa dot.

Dès que nos noces furent célébrées, immédiatement après la collation, Alix dépouilla son étincelante robe et revêtit un costume de voyage ; mais, hélas ! s’il était de teinte plus sombre et d’étoffe moins fine, il avait une coupe aussi compliquée, des formes aussi embarrassantes que les toilettes de ville ; enfin la jupe était soutenue par l’indispensable, l’inévitable crinoline.

Ce qui m’effraya davantage, ce furent les malles énormes dont on chargea la voiture. Une troupe de théâtre n’emporte pas plus de bagages.

- Mais, demandai-je, nous n’allons pas là-bas donner des réceptions ?

- Rassurez-vous, dit-elle, c’est pour nous !

Nous arrivâmes assez tard et assez fatigués dans ce château de La Chesnaye où, malgré la lettre de la grand’mère, on ne nous attendait point. Il fallut réveiller les domestiques, préparer des chambres à la hâte. Alix feignit l’embarrassée quand elle vit qu’il n’y avait qu’un lit pour nous deux, mais, comme elle était assez lasse, elle cessa vite ses minauderies et se décida à se déshabiller, tandis que j’allais dans une chambre voisine procéder à ma toilette nocturne.

Elle était déjà couchée lorsque je revins la trouver. Elle ne parut pas trop effarouchée quand je me glissai à ses côtés, mais à peine étais-je dans le lit qu’elle se redressa et souffla vivement la bougie qui brûlait près de nous.

Rien ne pouvait m’être plus désagréable. Les jouissances de la vue sont pour moi les principales, et puis j’aime à savoir où je suis ; d’un cloaque ou d’un jardin parfumé, parfois les dehors sont les mêmes. Enfin j’espérai que le contact de cette peau éblouissante compenserait le chagrin que j’avais de ne point la contempler, et j’étreignis avidement Alix. Hélas ! si mon épousée n’était pas en crinoline, cela n’en valait pas mieux pour moi. Une chemise empesée, aussi dure qu’une cuirasse, lui montait jusqu’au cou et lui descendait jusqu’aux pieds ; vainement j’essayais de la soulever, Alix se mit à se débattre, à égratigner les mains qui la caressaient, à mordre les lèvres qui la voulaient baiser, à envoyer de furieux coups de genou dans ces jambes qui essayaient de la presser amoureusement. Bref, cette nuit fut pour moi une révoltante défaite. Je perdis sans effet des flots d’éloquence. J’étais las de mon effort ; elle criait toujours en me repoussant : « Laissez-moi, mais laissez-moi donc ! » Je l’abandonnai ; elle me tourna son derrière, protégé comme le reste de sa personne, et j’accueillis en sauveur le sommeil qui me fermait les paupières.

En m’éveillant à la lumière le lendemain, avec le vague souvenir de cette nuit humiliante, je me promettais de mieux employer les heures de la journée et de venger l’affront qu’on venait de me faire. Je fus bien surpris de ne point voir Alix à côté de moi ; je me levai, j’allai dans les deux cabinets de toilette, dans le petit salon qui formait l’entrée de notre appartement nuptial : personne ! L’oiseau s’était envolé ! Tout confus d’une pareille aventure, je me décidai pourtant à m’habiller et, une fois vêtu, à me mettre à la recherche de mon épousée, je ne pouvais dire encore ma femme ! Il n’était pas probable qu’elle eût quitté La Chesnaye. J’errai donc une grande heure à travers le château, ne laissant pas un coin inexploré. Je ne découvris point Alix ; seulement, comme j’entrais dans une chambre, il me semblait entendre un trot léger dans la pièce voisine. Jugeant cette chasse inutile et ne voulant pas me risquer dans le parc où une pluie battante, comme pour narguer nos épousailles, s’était mise à tomber, je retournai à notre chambre. Mais je ne pus en ouvrir la porte qui était fermée à clef. De l’intérieur j’entendis la voix d’Alix qui me criait : « On n’entre pas ! On n’entre pas ! » Elle avait joué, mais sans rire, à cache-cache avec moi. Comme je priais et suppliais, à la fin sous la porte on glissa un papier. Il était à mon adresse. Voici ce que j’y lus :

« Vous vous êtes conduit hier soir en goujat. Je vous déteste. Je ne vous reparlerai jamais.

« N’essayez pas de me voir. Je vais rester dans ma chambre jusqu’à l’arrivée de ma grand’mère avec laquelle je retournerai à Paris.
                                            « ALIX. »

Je ne le cacherai point : j’étais furieux, et je ne sais à quelles violences je me laissais emporter quand survint une vieille servante portant le chocolat de « Mademoiselle ». Une idée me vint alors à l’esprit, fort inconvenante, mais qui me calma et me réjouit pleinement. « Attendez, dis-je à la servante, mademoiselle a toujours coutume de mettre dans son chocolat un peu de vanille et je n’en sens pas le parfum. » La bonne femme s’arrêta docilement ; aussitôt, courant à la petite pharmacie qui était renfermée dans une de mes valises, je retirai d’une boîte quelques pincées de poudre que je laissai tomber au milieu de la tasse : « Cela remplace la vanille ! » ajoutai-je ; la servante n’en demanda pas davantage, frappa chez sa maîtresse : « Mademoiselle, voici votre chocolat ! » La porte s’entrebâilla, une main prit vivement la tasse, puis on referma aussitôt.

La comédie commençait et j’attendis que mon tour fût venu d’y jouer un rôle.

Une heure ne s’était pas écoulée que voici mon Alix toute pâle, toute effarée, qui sort de sa chambre.

- Je savais bien, me dis-je, que je t’en délogerais, petite obstinée !

Je n’eusse point osé souhaiter un pareil négligé. Les cheveux en torsade, ébouriffés, et non seulement point de crinoline, mais point de robe : une camisole légère comme les femmes alors en portaient la nuit, par-dessus la chemise longue il est vrai, mais libre et flottante sous le large et court jupon : c’était là toute sa toilette.

Elle passa très vite et s’enferma précipitamment dans une petite pièce du vestibule.

J’attendis son retour à la porte de sa chambre.

- Ah ! monsieur, c’est lâche ! Profiter de ce que je suis malade pour venir ici... Mais vous n’entrerez pas !

- J’entrerai !

Et après des poussées et des repoussées, je parvins à ouvrir, puis, lui saisissant les mains, je l’entraînai avec moi et verrouillai la porte. Elle était ma prisonnière.

- Ah ! ah ! c’est affreux, c’est infâme, s’écria-t-elle.

J’étais tellement irrité que j’oubliai avec elle les galanteries ordinaires. Le moment des prières, des chatteries était passé ; il fallait bien lui parler d’un ton rude, et même, je le devinai de suite, il fallait plus encore pour la soumettre.

« Alix, lui dis-je, je suis votre mari depuis hier. Vous devez m’obéir comme vous obéissiez à votre grand’mère. »

Du fauteuil où elle s’était laissée tomber, elle eut cette riposte :

« Je ne lui obéissais pas.

- Vous aviez tort, lui répliquai-je à mon tour, mais croyez bien que je ne serai pas aussi indulgent que cette bonne dame.

Elle prit une attitude de défi.

- Pensez-vous que je vous supporterai ?

- Je vois ce dont vous avez besoin, m’écriai-je, et je m’élançai sur elle.

- Grand’mère ! grand’mère ! appela-t-elle, comme si sa grand’mère, de Paris, pouvait l’entendre et voler à son secours.

Elle avait une frayeur extrême, et, cependant, par des coups de pied et des coups de dents, elle essayait de se défendre. Je parvins pourtant à la lever de son fauteuil, à la jeter en travers du lit, à la retourner sur le ventre ; en dépit de ses jambes qui les tenaient serrés entre leurs chairs, j’arrachai de sa peau jupon et chemise ; je dénouai et abaissai jusqu’à ses chevilles son pantalon, puis, m’asseyant à côté de son derrière, je lui enserrai la taille, et, de la main restée libre, je commençai à faire prendre à ses joues inférieures l’empreinte de mes cinq doigts.

Ce qui me surprit, c’est que sa main, durant toute la correction, demeura obstinément plaquée sur le haut de sa fesse droite, et que je ne pus l’en chasser. Enfin, j’avais un champ assez vaste pour la châtier ; elle devait sentir mes coups, et elle le témoignait bien par ses soupirs et le battement de ses jambes.

Quand ma colère se fut un peu dissipée, j’éprouvai le besoin de regarder ces beautés secrètes que, durant plusieurs mois, je n’avais même pu deviner sous la robe à crinoline. A la vérité, la petite obstinée à taille mince qui était ma femme possédait des hanches vastes et une croupe large, plus grasse que n’en ont d’ordinaire les jeunes filles, croupe honnête, pleine de gravité bourgeoise et différant fort du reste de sa personne évaporée, croupe qui, honteuse, eût-on dit, de ses proportions, dissimulait sa fente et ses mystères, en rapprochant ses vastes joues.

Par malheur, la main qui me cachait le côté droit des reins, le jour pluvieux, les arbres qui, devant les fenêtres, interceptaient la lumière, les lourds meubles qui emplissaient la chambre, le lit garni de rideaux, la posture de ma victime, tout était réuni pour dérober ces fesses joliment replètes et m’empêcher de bien jouir de leur aimable vue. Cependant, si imparfait que fût le spectacle, faute d’être éclairé suffisamment, je tenais à le prolonger. Aussi, comme je demandais à la douce épousée si elle était prête désormais à m’obéir et qu’elle me répondait par des injures en me traitant de « lâche » ou de « misérable », je trouvai dans ces paroles un prétexte à reprendre la correction. J’aperçus contre la cheminée un balai de genêts verts, et il me parut qu’en la cinglant de ces verges piquantes je rendrais la leçon pour elle plus profitable qu’en lui administrant une simple fessée.

De fait, elle ne les eût pas plus tôt reçues que sans retirer la main de sa fesse droite, elle se mit à pousser les hauts cris : « Au secours ! Grand’mère ! grâce ! ah ! c’est affreux ! grâce ! grâce ! au secours ! » Voyant sa peau rouge et meurtrie, et n’étant pas un bourreau impitoyable, je jugeai qu’elle en avait assez et je jetai les verges.

Quand elle ne sentit plus les cinglons, elle rabattit sa chemise et son jupon, remonta sa culotte et se coucha sur le lit. Je m’étendis à côté d’elle.

- Serez-vous obéissante, maintenant, lui demandai-je, reconnaîtrez-vous que je suis votre mari ?

Elle ne répondit que par des sanglots ; alors je l’étreignis et, jouissant du souvenir tout frais de ses grâces secrètes et de la vue de sa jolie figure rouge de larmes, je l’épousai réellement, cette fois, ce dont elle ne parut pas trop se plaindre, puisqu’à la fin du jour elle me rendait au double mes baisers.

- Oh ! dit-elle, pourquoi m’avez-vous ainsi maltraitée ?

- Pourquoi m’avez-vous fermé votre porte ?

- J’étais toute blessée de ce que vous aviez fait hier soir.

- Qu’avais-je donc fait de si horrible ?

- Vous m’avez regardée à la lumière ; vous avez soulevé ma chemise ! Dites que vous ne le ferez plus !

- Je ne le ferai plus, mais alors vous ne vous barricaderez plus dans votre chambre ?

- Non, mais jurez-moi de ne plus me maltraiter.

- Je le jure...

Puis, me penchant  à l’oreille de ma petite femme :

- Jamais vous n’avez eu le fouet ?

- Jamais on ne m’a battue, dit-elle.

Il est à remarquer que les enfants admettent qu’on peut les battre, mais non pas les fouetter. Le battu en effet rend les coups, tandis que le fouetté subit sa peine avec une passivité déshonorante. Ainsi une fillette qu’on a troussée, déculottée, et qui a les yeux encore rouges de la fessée qu’elle vient de recevoir, reconnaît avoir été battue ; elle n’avouera jamais qu’on l’a corrigée. Les enfants comme les hommes font tenir leur orgueil dans des mots et des paroles.
..........................................................................................................................................................................

Satisfait sottement de ce premier acte d’autorité, que je croyais suffire à assurer mon autorité de mari, je ne voulus pas blesser ma femme par mes exigences. Je pensais que peu à peu elle accommoderait ses habitudes aux miennes et que ses caprices céderaient quelquefois devant mes goûts. Mais il n’en fut rien. Je ne pouvais l’embrasser que dans les ténèbres, couverte de cette étrange chemise dont j’ai déjà parlé ; et à peine nous étions-nous enlacés qu’elle quittait mon lit pour aller dormir dans une chambre voisine dont elle fermait la porte à clef. Dès le matin elle était habillée, protégée par sa crinoline inattaquable, et elle retrouvait cette expression orgueilleuse, ces façons d’inconnue et d’étrangère qui prévenaient de ma part toute tendresse, toute expansion, toute familiarité. Sauf, en ces courts moments de la nuit où elle voulait bien s’étendre à côté de moi et recevoir mes caresses, dans une telle obscurité, un silence si bien gardé et en si grand secret qu’elle aurait pu aisément se faire remplacer pour cet office par une autre femme, j’étais moins pour elle un mari qu’un voisin de table, l’habitué d’une même maison à qui on adresse des phrases polies et indifférentes sans jamais s’abandonner devant lui à une confidence. Ce n’est pas ainsi que je conçois le mariage, ni même une cohabitation avec une femme. Aussi je ne tardai pas à reprendre ma liberté ; mais ce ne fut pas sans regret que nous nous séparâmes.
..........................................................................................................................................................................

Là-dessus M. de Clérambault poussa un soupir et nous dit :

- Croyez-vous maintenant que je puisse adorer la crinoline ?

- Mais, observa quelqu’un, je ne vois pas trop comment cette pauvre crinoline peut avoir causé vos malheurs conjugaux.

- Il n’y eut pourtant pas d’autre coupable. Avec sa crinoline, la femme ne peut plus être soumise, ni bonne, ni douce ; elle perd même toutes ses grâces enfantines ; elle cesse d’être joueuse et espiègle ; elle a l’impression d’être éloignée des autres êtres, cuirassée contre les attaques des hommes ; elle est portée au sérieux, à la solennité ; convaincue d’être une puissance, elle se croit le devoir de se montrer un despote. La crinoline est un symbole ; elle représente bien le besoin qu’ont les femmes du monde moderne d’être toujours - comment dirais-je - sous les armes, de n’apparaître qu’en toilette et parées ; la crainte aussi qu’elles éprouvent de laisser voir une boucle défrisée à leur chevelure, un mauvais pli à leur jupe, une défaillance à leur orgueil.

- Accusez encore la crinoline. Elle peut être, comme vous le prétendez, un conseiller d’orgueil, mais aussi un déguisement, un moyen de cacher quelque défaut.

- Que voulez-vous dire ? demanda Clérambault, prêt à se mettre en colère.

- C’est sûr ! dit la petite blonde au nez retroussé qui, en sa qualité de femme galante, se croyait tout permis et ne redoutait nullement d’irriter Clérambault. C’est sûr ! Ne nous as-tu pas conté que lorsque tu as troussé ta femme pour la fesser, elle plaquait la main sur le côté droit de son c... ?

- Oh ! je ne prétends pas, s’écria l’interlocuteur mâle de Clérambault, que votre femme eût rien à cacher, mais les crinolines du jour, les chemises longues de la nuit ont été inventées bien moins par la pudeur et l’orgueil que par une coquetterie savante, soucieuse de dissimuler les imperfections du corps féminin. Ecoutez plutôt ce qui est arrivé à un de mes amis :

J’étais, me disait-il, à Biarritz en septembre 186., au moment où la présence de l’empereur attirait sur cette plage les femmes les plus élégantes de Paris et de Madrid.

Elles s’y disputaient les hommes d’amour, non seulement aux bals et concerts du Casino, mais aussi le matin, à l’heure du bain, où, après s’être montrées la veille au soir, enveloppées jusqu’aux épaules, le corps dérobé par les jupes amples, les voiles de soie et de crêpe de Chine, la peau couverte par les fleurs et les diamants, elles révélaient subitement des charmes inattendus, dans un costume simple et serré qui moulait leurs formes, laissait éclater la cambrure et l’ampleur de leur croupe ; la fermeté ronde de leurs seins ; la sveltesse de leur taille ; des chevilles fines, des jambes hautes, de larges cuisses, des hanches fortes, une chair lumineuse et pleine ; - bref, toutes les séductions d’un corps bien fait. Plus que les fêtes du Casino le bain était le triomphe des beautés jeunes et accomplies. Les femmes qui n’étaient pas sûres de leurs grâces n’osaient s’y risquer. Et telles qui s’étaient faites remarquer l’hiver précédent par une physionomie expressive, langoureuse, espiègle, passionnée ; par les traits réguliers de leur visage ; par l’art de se bien vêtir et de porter avec aisance une toilette somptueuse, se voyaient avec étonnement dédaignées, laissées en oubli pour des créatures de nom, de figure et de tenue moins nobles, mais d’une solide et harmonieuse charpente, d’une chair riche, claire, qui réjouit et la main et l’œil.

Aux bals du Casino, une jeune femme me séduisit fort par sa mutinerie, son enjouement, ce qu’il y avait de gai et de naturel dans sa causerie. Bien qu’avec leurs crinolines, il est fort difficile de juger un corps féminin, elle me parut bien faite ; d’ailleurs, de formes ingrates ou admirables, je m’imaginais qu’elle devait être assez exempte de coquetterie pour affronter toutes les critiques et même s’en gausser au besoin ; aussi je fus assez surpris de ne point la voir se baigner. Je pensai qu’il fallait attribuer cette abstention à la crainte de certaines promiscuités, ou peut-être à l’une de ces étranges et excessives pudeurs qui se rencontrent quelquefois chez les femmes les plus libres et les plus hardies. Cela ne m’empêcha donc point de lui montrer qu’elle me plaisait, de lui faire la cour et d’avoir bientôt avec elle les relations les plus amicales. Mais bien que je ne sois point un timide, j’étais arrêté dans mes entreprises amoureuses par la colère soudaine et l’énergie de sa défense ; protégée comme elle était par sa toilette compliquée, véritable geôle pour son corps, dont elle seule connaissait les sorties et les échappées secrètes, il me paraissait inutile de l’attaquer ; que sa résistance fût feinte ou réelle, je ne pouvais réellement pas le savoir, tant qu’elle serait ainsi vêtue. Comme mon désir devenait de jour en jour violent et qu’il était bien improbable qu’elle changeât tout à coup sa manière de s’habiller, voici le stratagème que j’imaginai pour avoir bon gré mal gré cette hésitante ou cette moqueuse ; je ne la voyais en effet qu’avec l’un ou l’autre de ces caractères. Rien alors ne m’expliquait sa conduite avec moi que la crainte religieuse qu’elle pouvait avoir de commettre un péché ou le plaisir orgueilleux de se jouer d’un amant.

Une compagnie de jeunes gens et de jeunes femmes de notre connaissance avaient arrangé pour le lendemain une excursion assez lointaine et nous étions invités tous deux à y prendre part.

Mon amie se réjouissait à l’idée de changer de place et de voir du nouveau ; j’étais heureux à l’idée que cette promenade favoriserait mes desseins, car alors il me serait facile de me trouver seul avec elle, en un de ces abandons qui sont fréquents, même chez les prudes, en pareille circonstance, et dans un endroit assez isolé pour qu’elle ne songe point à s’y défendre ; seulement mon projet n’avait quelques chances de réussite que si elle renonçait à ces robes-forteresses qu’elle portait toujours, même en négligé. Naturellement elle ne s’y déciderait pas d’elle-même ; je devais donc l’y contraindre.

Dans la nuit qui précéda l’excursion, pendant qu’elle était au Casino, je fis enlever de chez elle et transporter chez moi toutes ses toilettes. Le lendemain sa femme de chambre que j’avais achetée, ce qui n’avait pas été sans peine, ni sans gros débours, devait au moment où elle ferait sa toilette lui apprendre le vol ; il était vraisemblable que Madame serait au désespoir. Là-dessus la femme de chambre avec douceur insinuerait notre proposition :

- Si Madame voulait sortir quand même aujourd’hui, il y aurait bien un moyen.

- Lequel ?

- La bonne de la villa voisine, à qui j’ai conté la chose, m’a dit que sa maîtresse était prête à mettre à la disposition de Madame un costume de chasse tout neuf, qu’elle n’a pas encore porté.

- Mais il ne m’irait pas, ce costume !

- Elle a la même taille que Madame.

- Et puis, c’est une personne de la galanterie ?

- Oh ! elle est tout à fait comme il faut.

Bref la femme de chambre, par de chaleureux discours, triompherait des répugnances de mon amie qui finirait par accepter le costume de sa voisine, une de mes anciennes maîtresses, restée en fort bons termes avec moi et qui s’était prêtée avec beaucoup de plaisir à cette petite intrigue.

Tout se passa comme je l’avais désiré, et mon amie, avec des soupirs mensongers et une joie réelle, revêtit cet habillement de Diane moderne qui la changeait des robes à volants et des jupes monumentales.

Vous n’imagineriez rien de plus gracieux que ce costume demi-masculin, si bien ajusté à la taille de mon amie qu’on eût dit qu’il avait été fait pour elle. Je la découvrais plus jolie que je ne l’eusse rêvée sous cette veste légèrement flottante qui laissait voir le souple et ample dessin des épaules, la nuque longue et fine ; dans ce gilet qui ne déguisait rien de la beauté ronde de sa gorge ; dans cette culotte bouffante aux genoux, serrée sur le derrière large aux courbes hardies, qui, disproportionné chez une autre femme, au contraire était glorieux chez elle, porté par des cuisses fortes et de hautes jambes. Un chapeau tyrolien, orné d’une aigrette de plumes de coq, posé de côté sur les cheveux châtain clair, donnait à mon amie quelque chose de brave ou de fanfaron, qui rendait son charme encore plus irritant.

Sa beauté, que cette tenue rendait éclatante, et à laquelle on ne s’attendait point ; puis le récit du vol dont elle avait été victime, lui valurent un grand succès. Les femmes lui lancèrent des regards envieux, les jeunes gens s’empressaient autour d’elle ; les compliments, les œillades, l’ardeur amoureuse de son entourage la mirent en des dispositions excellentes pour mes projets, mais j’eus mille peines, lorsque nous descendîmes de notre char-à-bancs, à l’isoler de son cortège d’adorateurs. Il fallut, avec l’aide du guide, égarer les uns après les autres, ces messieurs, qui ne voulaient pas la quitter.

Enfin ils nous avaient laissés dans cette campagne assez sauvage, où je n’apercevais ni une maison, ni un être humain ; ni rien qui pût arrêter mon désir, lorsque tout à coup, pâle de gêne, et peut-être de la contrainte qu’elle s’imposait depuis quelques instants, elle me dit qu’elle voulait arranger ses dessous, négligés par sa femme de chambre, et me pria de la laisser seule un instant. Je feignis seulement de lui obéir. Le chemin que nous suivions, très ombragé, faisait un coude à quelques mètres de l’endroit où nous étions. J’allai jusqu’à ce tournant de route, et, au risque de m’entendre crier les pires injures, je revins sur mes pas en me cachant derrière les arbres jusqu’à la place où je l’avais quittée. Dans la violence de mon désir, je ne craignais ni sa honte, ni sa surprise, ni sa colère ; je voulais l’étreindre et j’avais hâte de la tenir dans mon embrassement.

Je l’aperçus de dos. La culotte aux chevilles et la tête courbée vers ses bas comme pour les rajuster, elle me tendait les reins.

A mon approche une bouffée de vent souleva sa courte et lâche chemisette ; et pareille à une large jatte de lait qu’on me lancerait au visage, je vis jaillir sa croupe vaste. Mon regard allait s’en délecter, quand tout à coup j’aperçus au bas des reins, à droite, sur le haut d’une de ses fesses magnifiques, une inscription et un dessin qui formaient sur la peau claire des arabesques d’un bleu noirâtre. Ces tatouages étaient alors fort mal portés. Ils n’étaient en usage que chez les femmes à matelot et les rôdeuses de barrière ; si épris que je fusse, la découverte de ces caractères et de ce grossier croquis furent pour mon désir comme une douche d’eau glacée. Je n’en voulus pas voir davantage. Je détournai les yeux. Je m’enfuis. Laissant là mes amours et leur cortège, je revins seul à Biarritz et repartis le soir même pour Paris.

- Si elle était si jolie, dit un convive, votre ami n’était pas excusable.

- Que voulez-vous ? J’avais..... mon ami avait pris une aventurière de la dernière catégorie pour une femme du meilleur monde. La désillusion était cruelle. Trouver une pierreuse qui s’était donnée peut-être pour quarante sous sur les fortifs quand on s’attendait, après une attaque difficile, à conquérir la comtesse de Pommereuil !

- Comment s’appelait-elle ? demanda avec anxiété M. de Clérambault.

- La comtesse de Pommereuil, répéta le conteur, Alix de Pommereuil.

- Mais c’était ma femme ! s’écria Clérambault en levant les bras au ciel. Malheureux ! vous avez osé faire la cour à ma femme !

- Ce n’était pas moi, c’était mon ami. D’ailleurs, vous le voyez ! il l’a respectée !

- Jolie façon de respecter une personne vertueuse et du meilleur monde ! C’était un goujat, votre ami, le dernier des goujats.

- Mais puisque vous étiez séparés ?

- Peu importe. C’était un insolent pour oser prétendre à l’amour de Mme de Pommereuil, et un sot pour s’imaginer ensuite qu’elle était une aventurière. Qu’y avait-il donc d’inscrit sur sa peau ?

- Vous devez bien le savoir puisque vous avez été son mari.

- Sauf pendant la querelle dont je vous ai parlé je n’ai jamais vu ma femme, le jour, qu’en crinoline ; la nuit, je vous l’ai dit, elle avait une chemise qui lui tombait jusqu’aux pieds. Encore me forçait-elle de souffler les bougies dès qu’elle s’était couchée. J’ai toujours ignoré qu’elle portât sur son corps une inscription. Mais quel était donc ce tatouage ?

- Je vais vous le dire, moi, s’écria tout à coup une dame majestueuse, presqu’imposante sous le harnais, à la faveur du henné qui lui teignait les cheveux, et qui ressemblait à sa voisine, la petite blonde au nez retroussé, comme une vieille chromo peut ressembler à une fraîche peinture, je vais vous dire aussi pourquoi on lui a fait ça !

- Vous connaissez Mme de Pommereuil, vous ! lança dédaigneusement Clérambault.

- Certainement, je la connais, Alix de Pommereuil, et je l’ai connue avant vous, avant son mariage.

Et, sans attendre qu’on l’en priât, la dame imposante nous fit ce récit :

J’étais alors toute gamine et j’avais un petit ami que j’aimais bien, qu’on appelait Totor. Totor et moi nous faisions des promenades à n’en plus finir dans la banlieue de Paris, même que nos paternels ne nous arrangeaient pas au retour pour cracher comme ça sur l’ouvrage et passer en ballade les trois quarts de la journée et la moitié de l’autre quart. Une fois, un jeudi que je crois, nous étions partis toute une bande. Chacun de nous, Gisèle, Henriette, Clémentine, avait son ami. Il y avait même un garçon de trop, le petit Riri, qui était vieux d’à peine quinze ans et qui ne promenait point de demoiselle à son bras, quoiqu’il ne lui eût p’t’être pas marché su’l’pied s’il en avait trouvé une à sa convenance, vu qu’y nous regardait toutes avec des mirettes en braise à chacun de nos tourniquets. Seulement Totor lui avait dit, en partant : « Riri, n’te fais pas de bile ! Nous te trouverons une grosse gironde et nous te marierons en route. » Or, nous voilà tous envolés sur les hauteurs, là-bas, à Montmartre, qui n’était point un quartier de rupins comme aujourd’hui, mais pour ainsi dire la campagne perdue. Totor nous conduisit chez « La Mère Michel », un petit caboulot où l’on sirotait pour un rond une prune à l’eau-de-vie. Comme nous étions là à rire, à buvocher et à chanter, nous voyons défiler des régiments de demoiselles, des petites et des grandes et des moyennes, avec des sœurs dont les grandes coiffes claquaient en l’air et de longs chapelets qui leur battaient les cuisses avec le bruit d’un sabre de cavalerie, et toutes ces chères sœurs se remuaient et se trémoussaient et allaient de droite à gauche et alignaient les unes et morigénaient les autres, et avançaient celles-ci, et reculaient celles-là, que toutes baissaient les yeux et se laissaient mettre en place comme un troupeau de baudets. « Qu’est-ce que toute cette bondieuserie, Mère Michel ? demanda Totor. » - M’sieur Totor, répondit la bonne femme qui était une copine pour lui, tout ça vient de Saint-Pierre. Y a fête et, je crois bien, pèlerinage. » Enfin comme le soir venait, toutes les chères sœurs se remisèrent avec les petites oies qu’elles conduisaient. « Y faut rentrer aussi nous, » dit Totor, et il paya, en grand seigneur, la Mère Michel. Nous étions encore à souhaiter le bonsoir à la bonne femme quand voilà une grande demoiselle de quatorze, quinze ans, qui passe à côté de nous, effarée et toute niaise, comme si elle cherchait son esprit qu’elle avait perdu en chemin : « Messieurs, Mesdemoiselles, le chemin de Paris, s’il vous plaît ?

- Le chemin de Paris, le voilà ! s’écrie Totor, et nous descendons avec vous. » Elle voulait se sauver, mais nous la rejoignons : « Tiens ! dit Totor à Riri, voici la femme que tu cherchais. Donne-lui le bras. » Et nous le poussions dans les jupons de la petite qui faisait toujours son effarouchée, d’autant mieux que Riri, qui n’avait point l’air moins penaud, ne pouvait guère lui donner confiance. Enfin, comme nous poussions toujours Riri et que nous nous moquions de sa timidité, mon Riri, d’un coup, s’enhardit, parle à Mademoiselle. Ce qu’il lui raconte, je n’en sais rien, mais ça ne devait pas être des oraisons, car la frimousse de Mademoiselle devient rouge comme un panier de cerises. Riri n’en reste pas là. Il lui prend la taille et l’embrasse. Pour le coup, Mademoiselle se fâche. Elle le gifle. Riri lui répond par une claque. Mademoiselle lui lance une ruade. Riri lui botte le fessier. Ils se prennent aux cheveux, se griffent, se mordent, se donnent des coups de poing. Nous les séparons, mais, comme Mademoiselle faisait toujours sa renchérie, Clémentine, qui venait d’avoir une roulée de sa belle-mère et la sentait encore dans les jambes, propose, histoire de se venger, de flanquer le fouet à Mademoiselle. « C’est ça c’est ça ! crient toutes les filles et les garçons ! qui mouraient d’envie de voir le derrière d’une personne du monde, fichons-lui le fouet. » Nous entrons dans un autre rince-gueule, du genre de celui que nous venions de quitter, et, au milieu de la cour, la demoiselle a beau jouer des pieds et des mains, ses cotillons et sa chemise sont bientôt par-dessus sa tête, et nous y allons chacun d’une claque sur sa fesse, avec un entrain tel qu’on nous aurait payés nous n’y aurions pas mis plus de cœur ! Quand son séant a été rouge comme une culotte de soldat, elle s’est cachée la tête contre le mur, dans son jupon, mais alors Riri s’est mis à lui parler doucement, doucement, et, comme elle était toute tremblante et qu’elle n’aurait pas fait de mal à une mouche, je crois bien que mon Riri s’est conduit avec elle comme un petit homme. En tout cas, il en était fort capable, le scélérat ! Totor, qui les avait laissés s’expliquer en tête-à-tête un moment, est revenu avec nous et, voyant Riri embrasser la fillette, il lui a dit : « Riri, à présent, tu as une femme, c’est bien, mais ton mariage n’est pas signé ! Faut que tu passes devant Monsieur le Maire ! » Il appelait ainsi un grand maigre, un ancien matelot, qui était toujours dans la boutique et qui faisait métier de dessiner et d’écrire des devises sur la peau. Cet homme est venu. Et il a demandé à la demoiselle quel était son nom. « Alix, » a-t-elle répondu. Alors Totor a commandé au dessinateur de lui écrire ceci : « Alix est à Riri pour la vie. »

- Et où faut-il lui écrire ça ?

- Sur le c... ! dit Totor que nous avons tous applaudi pour cette idée.

Là-dessus on a couché Alix sur le lit, on l’a retroussée encore une fois, et on lui a gravé en haut de la fesse droite deux cœurs percés d’une flèche avec cette inscription : Alix est à Riri pour la vie.

Quand l’opération lui causait trop de mal, nous lui apportions pour la calmer un verre d’anisette. Je crois bien qu’elle était ivre à la fin de la séance ; elle n’en dut pas moins assister à l’inscription de son mari auquel on grava sur le bras le même dessin avec cette devise :

Riri est pour toute la vie à Alix.

Puis nous banquetâmes en l’honneur des nouveaux époux et toute la nuit se passa dans cette maison nuptiale.

Le lendemain Alix errait, dégrisée, d’une chambre à l’autre, comme une folle, criant sans cesse :

- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Que vais-je devenir ! que m’a-t-on fait ! Mon Dieu ! mon Dieu ! prenez pitié de moi ! Que vont dire les sœurs ?

Ses supplications nous émurent.

- Faut la ramener, dit Totor, mais où demeures-tu, la gosse ?

- Chez les sœurs de Marie, gémit Alix.

- Et où logent-elles, ces sœurs de Marie ?

- Au coin de la rue de Bourgogne et de la rue de Varennes.

- C’est bien, et comme Totor agissait toujours en grand seigneur, il prit une voiture pour reconduire Alix à son couvent.

On fut bientôt arrivé, Totor descendit avec la fillette et sonna à une grande porte ; une vieille tourière vint ouvrir.

- Dites donc madame ! c’est une demoiselle qui s’est égarée de notre côté, qui était quasiment perdue et que nous vous ramenons. Y a-t-il une récompense ?

Pour toute réponse, la tourière prit Alix par le bras, la fit entrer dans le couvent et ferma la porte violemment.

- Eh bien, y sont rien pingres, dans cette boîte, observa Totor en réglant la voiture avec les quarante sous qui lui restaient.

A présent, je crois bien que Alix de Pommereuil, - car c’est bien le nom que j’ai vu inscrit sur le livret que la gosse avait laissé tomber de son jupon, - Alix de Pommereuil n’a point fait de boniments sur cette histoire, et si les chères sœurs en ont su quelque chose, elles se sont bien gardées d’en souffler mot à sa grand’mère.

- Allez donc vous fier aux jeunes filles, déclara Clérambault en matière de conclusion.

- Tu parais tout triste, mon vieux, dit la petite blonde au nez retroussé.

- On le serait à moins !

- Mais puisque tu t’es séparé de ta femme, que t’importent à présent les aventures qui lui sont arrivées avant ou après toi ?

- Je pensais que j’avais épousé une fière et chaste jeune fille, soupira Clérambault, et c’est navrant de perdre à mon âge ses illusions.

- Tout ça ce sont des fadaises ! s’écria la petite blonde qui, grisée, allumée par le champagne, monta sur le canapé du salon et releva ses jupes. Tiens ! contemple ! Tu n’auras pas d’illusions à perdre avec moi. Tu peux me regarder à gauche, à droite, de haut en bas, tu ne découvriras pas un défaut.

Et frappant sur ses fesses avec orgueil :

- J’ai posé pour Dalou, pour Falguière, pour Rodin, mon cher ! Il n’y a pas beaucoup de femmes qui pourraient s’en vanter ! Et j’en suis plus fier, moi, que d’avoir eu sur le dos des diamants et des frusques pour cinq cent mille francs !


retour
table des auteurs et des anonymes