PONGERVILLE, Jean-Baptiste-Antoine-Aimé Sanson de  (1782-1870) : Une promenade d’artistes (ca 1850).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (15.XI.2008)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : 3026) de L'Élites, livre des Salons publié à Paris par Mme Veuve Louis Janet sous la direction du Bibliophile Jacob (Paul Lacroix).
 
Une promenade d’artistes
par
De Pongerville

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Le Comte de R*** subit pendant dix années les souffrances imposées à tant d’hommes de courage et d’honneur qui, par une funeste illusion, voyaient la patrie dans leurs chefs fugitifs et croyaient encore la servir en se dévouant pour eux sur la terre étrangère. Les victoires de la République, étendues sur l’Europe entière, avaient pourchassé dans tous les recoins des Etats vaincus le reste infortuné de l’émigration. Épuisé de fatigue et de chagrin, le comte de R*** profita de l’amnistie offerte au malheur par le Consulat. Il rentra dans son pays, souffrant et pauvre ; sa femme, morte dans ses pénibles pérégrinations, lui avait laissé une fille unique. Le sort de cet enfant, qui entrait dans sa seizième année, achevait d’accabler son malheureux père, qui pleurait sur elle plus que sur lui-même. La jeune Adélaïde de R***, dans l’insouciance du premier âge, forte d’espérance et d’amour pour son père, le consolait, le servait avec un zèle inaltérable. Sa gaîté, son courage, le charme de son esprit, lui rendaient parfois de la confiance dans l’avenir. Mais sa carrière de douleurs se prolongeait sans cesse. Bientôt il se vit frustré d’un modique héritage, sa dernière ressource ; consumé de chagrin, vieilli avant l’âge, il fut frappé d’une paralysie qui le rendit infirme. Dans cet état, dépouillé de ses biens, abandonné de ceux qu’il avait servis, le comte de R*** n’en restait pas moins obstinément attaché à ses opinions et à ses espérances chimériques. Il se refusa longtemps à demander quelque indemnité au gouvernement nouveau qui, généreux envers ses adversaires repentants et punis, leur accorda souvent des emplois et des secours. Il laissa couler le temps et perdit toute occasion favorable. Le chef de l’État, affermi par la victoire et par l’opinion publique, n’avait plus besoin d’acheter le peu d’ennemis obscurs qui lui restaient encore.

Le comte de R **, qui jusqu’alors, avait été soutenu par quelques faibles débris de sa fortune, les vit dissiper entièrement. A peine vêtu, logé dans une mansarde de la rue de la Sourdière, il ne vivait guère que du produit des travaux à l’aiguille de sa fille, qui, née dans les angoisses de l’exil, ne connaissait qu’en récits le rang et la fortune de ses parents. Familiarisée avec l’indigence dès le berceau, la pauvre enfant supportait sans se plaindre l’abaissement, qui n’était pas pour elle un changement d’état. Adélaïde de R*** ne souhaitait ardemment que les moyens d’adoucir le sort de son père. Ses soins pieux l’absorbaient tout entière ; douée d’un esprit assez cultivé, elle ne songeait qu’à se livrer à des labeurs pénibles, elle oubliait sa naissance, s’oubliait elle-même, et semblait ignorer qu’elle était ravissante de grâces et de beauté.

A cette époque de splendeur militaire, nos immortelles armées moissonnaient pour nous de victoire en victoire les plus précieux monuments du génie : le Louvre était le temple de tous les arts. Attirés par l’admiration, des étrangers distingués, des voyageurs opulents, affluaient à Paris ; avec l’accroissement de la population de cette capitale du monde, les vivres et les loyers enchérissaient sans cesse ; le comte et sa fille furent obligés de quitter leur humble logement, pour le galetas à vitraux en tabatière d’une vieille maison du faubourg du Roule. Mais cette cruelle économie n’apportait qu’un faible soulagement à leur gêne excessive : le labeur assidu d’Adélaïde devenait insuffisant. Elle sentit pleinement l’horreur de sa situation, l’espérance l’abandonnait ; en vain cherchait-elle dans sa pensée les ressources qu’elle pouvait offrir à son père. Elle avait bien autrefois appris un peu de musique de sa mère, qu’elle perdit à l’âge de douze ans ; elle savait même pincer de la harpe, elle avait étudié cet instrument dans ses courts moments de loisirs. Mais pouvait-elle donner des leçons d’un art où elle était si novice ; et puis à son âge, sans appuis, sans recommandations, où se serait-elle adressée ? Un soir, rapportant au logis le pain qu’elle venait d’acheter au prix de l’un de ses vêtements, le cœur abîmé dans les angoisses, elle attachait un regard de désespoir sur ce pain, le dernier peut-être qu’elle pourra offrir à son père. Suffoquée par les larmes, se sentant défaillir, elle s’assied sur le petit banc de pierre d’une porte cochère. Près de là, au coin de la grande rue du Roule, elle entend les sons d’une guitare auxquels se mêlait une voix de femme. Adélaïde sort de sa douloureuse rêverie, et s’approche de la chanteuse, qui à chaque couplet, le visage couvert d’un voile, tendait un plateau de tôle à la charité des passants. Ce spectacle frappe Adélaïde… Le malheur est fertile en expédients, inspirée tout à coup par le désespoir, ou plutôt par l’amour filial, qui rend tout possible, la fille du comte de R*** a résolu de suivre l’exemple de cette chanteuse. Elle se servira de la harpe, elle pense que les sons vibrants et mélancoliques de cet instrument attireront de fort loin les oisifs, qui échangent machinalement quelques deniers avec les chants du malheureux, dont la voix tremblante semble répondre au cri de détresse des enfants qui lui demandent du pain.

La timide enfant se résout à tenter cette ressource : Le soir, après avoir donné ses soins accoutumés à son père, elle l’embrasse avec un trouble où se mêlait quelque confiance dans l’avenir. Son projet la poursuit dans ses songes ; elle se réveille moins abattue, moins malheureuse ; elle a du moins une espérance. Mais comment, dans son dénûment, se procurer une harpe : la plus mauvaise doit être d’un prix fort au-dessus de ce qu’elle possède. Mille préoccupations la bouleversent pendant qu’elle se livre aux soins de son petit ménage. Enfin elle va chez un luthier du voisinage qui lui avait loué des instruments dans un temps moins malheureux, et lorsqu’il lui était encore permis quelquefois de se consoler avec l’étude. L’artisan, qui la connaît, n’hésite pas à lui louer une vieille harpe à un prix fort modique ; il lui promet de la remettre EN BON ÉTAT et de la lui envoyer le soir même. Il tint parole. Adélaïde tressaille de joie à la vue de l’instrument, puis tout à coup se trouble et s’effraie de son projet ; mais il est arrêté, elle l’accomplira. Après avoir servi son père et disposé la chambrette où il doit reposer, chargée de sa harpe elle descend à petit bruit dans l’obscurité, se glisse furtivement jusqu’au parvis de Saint-Philippe-du-Roule, et se place à l’angle du portail, qui la cache à demi ; elle couvre d’un voile son joli visage, et d’un main incertaine, prélude par quelques accords. Son trouble est si grand qu’elle ne peut assurer sa voix ; enfin elle songe à son père, reprend courage, et parvient à chanter passablement une romance en vogue. Plusieurs enfants accourent ; le son de la harpe attire quelques passants. La nuit est sombre et le vent souffle avec force ; l’auditoire se disperse aussitôt que formé. Mais voilà que la chanteuse qu’Adélaïde avait entendue la veille de l’autre côté de la rue, arrive à grands pas en lui criant : « Ma chère dame, j’occupe cette place trois jours de la semaine ; M. le vicaire de Saint-Philippe-du-Roule m’a permis de chanter ici sous ses fenêtres. Ne croyez pas me supplanter avec votre harpe ; je vous ferai connaître qui je suis ! » La pauvre Adélaïde l’assure timidement qu’elle n’a aucun dessein de rivalité, reprend son instrument et quitte la place. L’aigre chanteuse s’adoucit en triomphant ; elle ajoute : « Ma pauvre fille, si vous avez besoin de gagner votre pain, que n’allez-vous au jardin Marbeuf ; on y laisse entrer les harpistes qui, comme vous, ne chantent pas trop mal. Ah ! si je savais pincer de la harpe, moi, je ne m’établirais pas ici ; suivez mon conseil. » Adélaïde lui fit une révérence de remercîment et partit au plus tôt. Le cœur navré, elle rentre sous son pauvre toit, où du moins on ne lui dispute point sa place ; mais elle ne peut y trouver le repos : sa nuit est une longue torture. Au point du jour, quand la mansarde commence à s’éclairer, les yeux d’Adélaïde se portent sur un petit portait de sa mère suspendu à la solive du lambris. Dans un accès de désespoir elle s’arrache de son lit et se prosterne devant le portrait en s’écriant : « Ma mère, toi qui du moins ne partages point la douleur qui accable les tiens, s’il est vrai que tout ce qu’il y avait de bon, de noble dans ton âme te survive dans une sphère de bonheur, ma mère, entends la voix de ton enfant, veille sur elle et sur mon père !... » Les larmes qu’elle verse abondamment la soulagent ; la confiance rentre dans son cœur : les derniers mots de la chanteuse reviennent à l’instant à sa mémoire : Que n’allez-vous au jardin Marbeuf, on y reçoit les harpistes. Adélaïde reprend quelque espérance ; elle craint pourtant que cette femme ne se soit jouée de sa crédulité. Sept heures sonnent : Adélaïde, sous sa charge pesante, prend la route des Champs-Élysées, et la voilà près de la grille du jardin, rendez-vous de tout ce que Paris renferme de monde élégant et riche. On touchait aux premiers jours de l’automne, mais l’air était doux, la soirée sereine. Une longue file de voitures ramenait du bois de Boulogne au jardin Marbeuf les heureux oisifs de la capitale ; de nombreux lampions brillaient à travers le feuillage et faisaient resplendir les parures de la foule élégante qui se pressait à l’entrée de ce lieu de féerie. Adélaïde, troublée à cet aspect, confuse du rôle qu’elle va jouer, est près de fuir ; elle voudrait se dérober à tous les regards et se cacher à elle-même ; elle voudrait s’anéantir. Mais son père est près de mourir de faim ; elle croit le voir sur son lit de douleur. Cette image efface à ses yeux le spectacle qui l’intimidait. Ranimée par le désespoir et comme entraînée involontairement, elle se trouve à la grille d’entrée ; son cœur, qui bat avec violence, lui permet à peine de faire en balbutiant sa demande au portier, qui l’écoute froidement, l’examine, et après avoir fait attendre sa réponse, lui dit : « Entrez, et si vous savez votre état, on vous laissera revenir ; allez vous placer près de la chute d’eau, sous le rocher…. de ce côté…. là… là, à droite ; suivez ce sentier tournant. »

Adélaïde respire enfin, le premier obstacle est franchi. D’un pas léger elle parvient à la place indiquée et s’y trouve presque seule ; accablée d’émotions, pouvant à peine se soutenir, elle dépose sa harpe à quelques pas et s’appuie sur le rocher ; de là elle promène son regard sur le riant jardin ; des milliers de lumières étincellent à travers le feuillage ; des jeunes filles font en riant des courses sur le gazon ; le bruit des danses, des fusées, des jeux se mêle aux murmures de la foule animée. Près d’Adélaïde passent à chaque instant des femmes élégamment parées, échangeant de gais propos avec les personnes qui les accompagnent ; de tous côtés éclatent des exclamations de surprise et des cris joyeux. Cet appareil de luxe et de gaîté, d’opulence et de plaisirs retombe comme un fardeau sur le cœur de la pauvre enfant, qui ne sait pas si le pénible effort qu’elle va tenter nourrira son père le lendemain ; alors elle reprend sa harpe et l’accorde d’une main émue. Elle étend sur son large chapeau le voile dont elle abrite son trouble, dépose à ses pieds une petite corbeille, et chante. Des promeneurs approchent et disparaissent en jetant quelques sous dans la corbeille ; d’autres passent, repassent et la remarquent à peine ; les auditeurs restaient clairs-semés et la recette languissait. Une société composée de deux dames et de plusieurs hommes de bonne mine suit à son tour le sentier, mais à pas pressés. « Arrêtez, dit une de ces dames ; c’est mon air que chante cette femme, je veux l’entendre, approchons. - Oh ! le temps nous manque, répond l’un des hommes qui l’accompagnent, vous savez, madame Duret, que déjà Grétry nous attend. - Je en vous retarderai qu’un moment, réplique la dame, mais je veux entendre mon émule de près ; allons, mon cher Elléviou, donnez-moi la main pour gravir ce rocher ; allons ! madame Saint-Aubain, Gavaudan, Martin, ne murmurez donc pas ; suivez-moi, nous ferons nos excuses à Grétry ; nous lui dirons que nous avons écouté sa musique. » Et la célèbre cantatrice entraîne avec elle ses compagnons. La pauvre Adélaïde, que fatiguait déjà son peu de succès, ne se doutait guère qu’elle était entourée par l’élite des célèbres artistes de Feydeau.

- Cette pauvre femme tremble, dit Elléviou, son chant est un cri de détresse… Les dames font remarquer sa bonne tournure et sa jeunesse. - Jeune ou vieille, répliqua Elléviou, dont le cœur était aussi noble que le talent était admirable, puisque vous avez voulu la voir, il faut la servir efficacement ; sa recette n’est pas forte, sa corbeille est presque vide ; mes chers camarades, chantons pour elle, peut-être ici obtiendrons-nous encore quelques succès ; si l’idée est un peu folle, une bonne action nous la fera pardonner. La proposition est accueillie par les généreux artistes. Mme Saint-Aubain prend la harpe des mains d’Adélaïde, restée immobile de surprise ; elle accompagne les chanteurs : leurs voix mélodieuses attirent bientôt l’attention des promeneurs, dont la foule grossit sans cesse, entraînée par un véritable enchantement ; on se hâte, on se presse à l’envi pour s’approcher du concert. - Je crois entendre Martin, disait l’un. - C’est la voix d’Elléviou, disait l’autre. - Mme Duret ne chante pas mieux cet air. La surprise et l’admiration étaient au comble ; Gavaudan et Chenard circulent en tendant leur chapeau à ce cercle émerveillé. Soit par ce mouvement de pitié, qui, dans la joie, nous porte volontiers à secourir les malheureux ; soit par cet instinct communicatif qui frappe une grande réunion d’hommes d’une espèce de choc électrique et les remplit à la fois du même sentiment, la foule devenue généreuse fait tomber dans les chapeaux des artistes une pluie d’argent et d’or. La recette, vraiment considérable, est versée dans la corbeille d’Adélaïde qui croit rêver. Les Orphées, joyeux comme on l’est après une bonne action, se dérobent aux curieux ; mais avant de regagner leur voiture, les deux dames s’approchent d’Adélaïde, en lui disant à demi-voix : « Peut-on, sans vous offenser, mon enfant, vous demander si la recette d’aujourd’hui sera utilement employée ? » La réponse, quoique faite avec une émotion extrême, satisfit les dames, et leur inspira un nouvel intérêt pour leur protégée. S’il en est ainsi, ajoutent-elles en se retirant, venez demain à l’adresse que cette carte vous indique, nous pourrons vous servir plus efficacement que ce soir.

Le lendemain, à l’heure indiquée, Adélaïde était reçue par la célèbre artiste. Tout ce qu’elle apprit des confidences de la pieuse fille, tout ce qu’elle vit paraître en elle de noblesse et de candeur, toucha vivement sa bienfaitrice, qui la conduisit à l’instant même chez l’auteur de *Richard* et d’*Azor*, qui n’employait le crédit de son nom célèbre qu’à faire le bien. Il avait coutume de dire : que l’harmonie la plus douce à son oreille était la demande d’un service qu’il pouvait rendre.

- Vous voyez, mon cher maître, dit Mme Duret en l’abordant, l’aimable cause de notre absence d’hier ; mademoiselle vient m’aider à vous faire agréer nos excuses.

Adélaïde était tremblante, Grétry la rassura par cette bienveillance si simple et si franche qui appartient au génie. Il écouta attentivement l’anecdote du jardin Marbeuf, et le récit des malheurs et du dévouement de la jeune émigrée le pénétra d’attendrissement. Tout à coup, avec l’élan de l’âme, cette chaleur de l’inspiration qui lui fit créer ses chefs-d’œuvre, il conçut un dessein qu’il prétendit accomplir sur-le-champ. Sa vénérable et belle figure brillait comme dans l’instant du triomphe, puis se calmant un peu, et s’entretenant avec lui-même.

- Non, ce n’est pas à lui que je m’adresserai !... - De qui parlez-vous, cher maître, dit timidement Mme Duret ? - Eh ! de lui, du Consul : j’y songe, la réponse que je lui fis hier en me présentant avec la députation de l’Institut, m’aura fort mal servi près de lui. Voici le fait, jugez-en vous-même : Vous savez que sans se connaître en musique, il vante avec exagération celle des Italiens, et se plaît à ravaler la nôtre. Il parlait ainsi devant Méhul ; puis il vint à moi, et d’un air insouciant il me demanda, pour la troisième fois peut-être, comment je me nommais. - Toujours Grétry. - Eh bien, monsieur, vous avez souvent fait de fort bonne musique. - Citoyen consul, lui répliquai-je vivement, vous n’êtes pas dégoûté ! Ce petit dialogue n’aura pas cimenté notre affection mutuelle, je ne m’adresserai donc pas à lui, mais bien à mon confrère Daru, celui-là n’a jamais manqué l’occasion d’obliger ; sa haute position n’a point changé son caractère ; en lui tout est franchise et générosité : on sent que la littérature a passé par là.

Grétry, en effet n’eut qu’à dire un mot au ministre académicien ; une pension fut accordée au vieil émigré, et sa fille fut placée dans l’une de ces maisons que le gouvernement commençait à établir pour les enfants des militaires distingués. Adélaïde, après y avoir achevé son éducation, en sortit pour épouser l’un des premiers généraux de l’Empire.

DE PONGERVILLE,
                                    de l’Académie française.



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