DURAS, Claire de (1778-1828) : Ourika (1823).


Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (16.01.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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Ourika

par
Claire de DURAS

Introduction

J'étais arrivé depuis peu de mois de Montpellier, et je suivais à Paris la profession de la médecine, lorsque je fus appelé un matin au faubourg Saint-Jacques, pour voir dans un couvent une jeune religieuse malade. L'empereur Napoléon avait permis depuis peu le rétablissement de quelques-uns de ces couvents : celui où je me rendais était destiné à l'éducation de la jeunesse, et appartenait à l'ordre des Ursulines. La révolution avait ruiné une partie de l'édifice ; le cloître était à découvert d'un côté par la démolition de l'antique église, dont on ne voyait plus que quelques arceaux. Une religieuse m'introduisit dans ce cloître, que nous traversâmes en marchant sur de longues pierres plates, qui formaient le pavé de ces galeries : je m'aperçus que c'étaient des tombes, car elles portaient toutes des inscriptions pour la plupart effacées par le temps. Quelques-unes de ces pierres avaient été brisées pendant la révolution : la soeur me le fit remarquer, en me disant qu'on n'avait pas encore eu le temps de les réparer. Je n'avais jamais vu l'intérieur d'un couvent ; ce spectacle était tout nouveau pour moi. Du cloître nous passâmes dans le jardin, où la religieuse me dit qu'on avait porté la soeur malade : en effet, je l'aperçus à l'extrémité d'une longue allée de charmille ; elle était assise, et son grand voile noir l'enveloppait presque tout entière. «Voici le médecin», dit la soeur, et elle s'éloigna au même moment. Je m'approchai timidement, car mon coeur s'était serré en voyant ces tombes, et je me figurais que j'allais contempler une nouvelle victime des cloîtres ; les préjugés de ma jeunesse venaient de se réveiller, et mon intérêt s'exaltait pour celle que j'allais visiter, en proportion du genre de malheur que je lui supposais. Elle se tourna vers moi, et je fus étrangement surpris en apercevant une négresse ! Mon étonnement s'accrut encore par la politesse de son accueil et le choix des expressions dont elle se servait : «Vous venez voir une personne bien malade, me dit-elle : à présent je désire guérir, mais je ne l'ai pas toujours souhaité, et c'est peut-être ce qui m'a fait tant de mal». Je la questionnai sur sa maladie. «J'éprouve, me dit-elle, une oppression continuelle, je n'ai plus sommeil, et la fièvre ne me quitte pas». Son aspect ne confirmait que trop cette triste description de son état : sa maigreur était excessive, ses yeux brillants et fort grands, ses dents, d'une blancheur éblouissante, éclairaient seules sa physionomie ; l'âme vivait encore, mais le corps était détruit, et elle portait toutes les marques d'un long et violent chagrin. Touché au-delà de l'expression, je résolus de tout tenter pour la sauver ; je commençai à lui parler de la nécessité de calmer son imagination, de se distraire, d'éloigner des sentiments pénibles. «Je suis heureuse, me dit-elle ; jamais je n'ai éprouvé tant de calme et de bonheur». L'accent de sa voix était sincère, cette douce voix ne pouvait tromper ; mais mon étonnement s'accroissait à chaque instant. «Vous n'avez pas toujours pensé ainsi, lui dis-je, et vous portez la trace de bien longues souffrances. Il est vrai, dit-elle, j'ai trouvé bien tard le repos de mon coeur, mais à présent je suis heureuse. - Eh bien ! s'il en est ainsi, repris-je, c'est le passé qu'il faut guérir ; espérons que nous en viendrons à bout : mais ce passé, je ne puis le guérir sans le connaître. - Hélas ! répondit-elle, ce sont des folies !» En prononçant ces mots, une larme vint mouiller le bord de sa paupière. «Et vous dites que vous êtes heureuse ! m'écriai-je. - Oui, je le suis, reprit-elle avec fermeté, et je ne changerais pas mon bonheur contre le sort qui m'a fait autrefois tant d'envie. Je n'ai point de secret : mon malheur, c'est l'histoire de toute ma vie. J'ai tant souffert jusqu'au jour où je suis entrée dans cette maison, que peu à peu ma santé s'est ruinée. Je me sentais dépérir avec joie ; car je ne voyais dans l'avenir aucune espérance. Cette pensée était bien coupable ! vous le voyez, j'en suis punie ; et lorsque enfin je souhaite de vivre, peut-être que je ne le pourrai plus». Je la rassurai, je lui donnai des espérances de guérison prochaine ; mais en prononçant ces paroles consolantes, en lui promettant la vie, je ne sais quel triste pressentiment m'avertissait qu'il était trop tard et que la mort avait marqué sa victime.

Je revis plusieurs fois cette jeune religieuse ; l'intérêt que je lui montrais parut la toucher. Un jour, elle revint d'elle-même au sujet où je désirais la conduire. «Les chagrins que j'ai éprouvés, dit-elle, doivent paraître si étranges, que j'ai toujours senti une grande répugnance à les confier : il n'y a point de juge des peines des autres, et les confidents sont presque toujours des accusateurs. - Ne craignez pas cela de moi, lui dis-je ; je vois assez le ravage que le chagrin a fait en vous pour croire le vôtre sincère. - Vous le trouverez sincère, dit-elle, mais il vous paraîtra déraisonnable. - Et en admettant ce que vous dites, repris-je, cela exclut-il la sympathie ? - Presque toujours répondit-elle : cependant, si, pour me guérir, vous avez besoin de connaître les peines qui ont détruit ma santé, je vous les confierai quand nous nous connaîtrons un peu davantage»

Je rendis mes visites au couvent de plus en plus fréquentes ; le traitement que j'indiquai parut produire quelque effet. Enfin, un jour de l'été dernier, la retrouvant seule dans le même berceau, sur le même banc où je l'avais vue la première fois, nous reprîmes la même conversation, et elle me conta ce qui suit.


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