MENDÈS, Catulle (1841-1909) :  Siméon Charlerie (1876).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (27.IX.2014)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : n.c.)  et sur celui de la Bnf (disponible en ligne sur Gallica) de La République des Lettres du 1er au 29 octobre 1876.


SIMÉON CHARLERIE

par
Catulle Mendès

La République des Lettres, 1.10.1876 (couv.)
_____

D'une paisible ménagère, qui n'avait de sa vie lu d'autre livre que son paroissien, estimant que lorsqu'une femme a, tout le jour durant, surveillé sa cuisine, lavé, peigné, habillé ses enfants et ravaudé les chemises de son mari, elle n'a rien de mieux à faire que d'aller reposer son front, dès la nuit tombante, sur un oreiller plein de rêves honnêtes ; — d'une excellente ménagère et d'un brave homme, percepteur depuis douze ans à trois mille francs d'appointements, naquit, une après-midi de juillet, dans une très-petite ville du nord de la France, un gros et fort garçon, qui fut baptisé sous les noms de Charles-Anselme-Siméon Charlerie.

— Siméon Charlerie, voilà un nom ! dit la mère avec complaisance. Cela sonne comme un gros sou qui tombe sur le plancher.
 
Siméon, quatrième fruit d'une union régulièrement féconde, fut nourri par madame Charlerie. Elle disait de lui :

—    C'est un ivrogne !

— Bon ! répliquait le père, ivrogne de lait, sobre de vin ; Siméon sera comme moi, qui ne bois que de l'eau.
 
A l'âge de deux ans, Siméon Charlerie était un petit homme qui faisait le désespoir de sa mère parce qu'il ne pouvait manger une tartine de confiture sans la partager généreusement avec sa blouse ou sa culotte. D'ailleurs il était joufflu, massif, et restait volontiers dans les coins, songeur. Ce qui ne veut pas dire qu'il pensât à quelque chose ; mais il avait l'air de penser. Son père le proposait en exemple à ses autres enfants, turbulents et joueurs, et disait : « Ce sera un homme réfléchi, comme moi. »
 
Il y avait un petit jardin derrière la petite maison du ménage Charlerie. La mère y cultivait des artichauts, des carottes et autres plantes potagères. De roses, il n'y en avait point ; cela tient de la place inutilement. Les enfants jouaient parmi les légumes. Le soleil et les papillons, du reste, font un parterre somptueux du plus morose coin de terre. Il importe peu que l'on coure à travers des plants d'oignons ou à travers des reines-marguerites, pourvu que l'on coure, et les épines des artichauts, lorsqu'il s'agit de déchirer des robes d'enfants, ne le cèdent en rien aux épines des rosiers. Siméon se mêlait peu aux joies vives des autres garçons. Il était doux, timide ; il n'était point sournois cependant. Quand il regardait les papillons, de loin, sans oser courir après eux, il avait l'air de les trouver trop beaux pour lui.
 
Un soir, entre les deux parties de dominos qu'il avait coutume de jouer après dîner dans le café situé en face de sa maison, M. Charlerie annonça à ses amis qu'il commencerait le lendemain l'éducation de son fils Siméon. « Il a six ans, il n'y a plus de temps à perdre ! » Le lendemain donc, l'honnête percepteur, ayant, placé sur une table, un petit volume, une ardoise et un bâton de plombagine, appela son fils, lui dit gravement : « Approchez, Siméon! » et en relevant ses lunettes par-dessus ses sourcils, ajouta : « Voulez-vous apprendre à lire, monsieur Charlerie ? »
 
Le résultat d'une vingtaine de leçons qui toutes commencèrent comme la première, et, comme la première aussi, finirent toutes par ces mots : « Mais, monsieur Charlerie, vous ne saurez donc jamais lire ? » fut chez le jeune Siméon un ahurissement tel et une si grande répulsion pour l'Alphabet, que la simple vue d'un livre sur une table ou d'une enseigne au-dessus d'une boutique suffisait à lui remplir les yeux de larmes, tout au moins à lui faire prendre la fuite.
 
Dans ces moments, il allait se réfugier parmi les jupes de sa mère, qui, la bonne femme, ayant un peu désappris ses lettres depuis sa première communion, avait une sorte de reconnaissance à son fils d'être si attaché à une ignorance qui leur était commune. Il lui semblait que Siméon, quand il saurait lire, ne serait pas à elle comme auparavant.
 
Cependant, M. Charlerie, au dessert d'un dîner de famille, annonça que son élève lirait une fable dans la soirée.
 
Le moment venu, l'enfant prit le livre, chercha la page où il avait coutume d'épeler et lut la fable promise. Il lut ? Non. M. Charlerie, en se penchant, reconnut que Siméon récitait La Grenouille et le Bœuf devant Les Animaux malades de la peste.

Mais, dans son orgueil de père et de professeur, il garda pour lui sa découverte et s'en consola en pensant : « Il aura du moins de la mémoire. »
 
Quand Siméon eut douze ans, le ménage Charlerie résolut de l'envoyer dans une institution.
     
— Ce sera une grosse dépense, dit le père, et je ne sais si nous pourrons y suffire, car l'éducation des ainés coûte beaucoup déjà.

— Nous pouvons renvoyer Marianne, fit observer la mère.


— Moi, dit le père, en approuvant la mesure proposée, je jouerai aux dominos chez moi, tout seul.

Siméon fut expédié. Blond, gros, niais, aux grands yeux ronds, au nez plat, avec son air taciturne et bon, sous des vêtements qui avaient été, deux ans auparavant, ceux de son frère aîné, il fut singulièrement tourné en dérision dans l'institution, où, moyennant une somme annuelle assez médiocre, on s'était engagé à le fortifier, comme il convient, du suc de la science. Il supporta patiemment les impatiences des maîtres qu'irritaient parfois son défaut presque absolu de facultés compréhensives, et avec douceur les duretés de ses camarades, qui, le trouvant ridicule, ne lui cachaient point leur opinion.
 
Morose pendant les classes et s'efforçant de deviner pourquoi on le forçait à lire des livres où il ne comprenait rien, seul pendant les récréations, car, maladroit de corps comme d'esprit, il eût rompu les jeux où il aurait tenté de se mêler, il grandissait en s'hébêtant.
 
Il avait naturellement l'air étonné. Il semblait qu'il se demandait toujours ce qu'on lui voulait. Il y avait entre les choses du dehors et son esprit une épaisseur qu'il était malaisé de percer. Il fallait donner aux idées une forme tangible ou visible pour qu'elles l'affectassent. Il ne comprenait pas ce qu'on lui démontrait, mais ce qu'on lui montrait. Lui-même, il résumait en images ce qu'il voulait percevoir. Très-longtemps il eut deux visions singulières : quand il était d'humeur satisfaite, il voyait devant lui, à peu de distance, entre ses deux yeux, dans un cadre grand comme celui d'un portrait-carte un filet d'eau rond et égal, qui coulait doucement et tournait sur du sable très-uni ; quand il était en proie à quelque pensée fâcheuse, il voyait, à la même place, de même dimension, une petite cascade ébouriffée qui s'enchevêtrait péniblement dans des broussailles. Il jugeait de son calme à la placidité plus ou moins lente du filet d'eau, et de son trouble à l'éparpillement plus, ou moins hérissé de la cascade.
 
Ainsi, il ne pouvait pas regarder en soi-même ; il fallait, pour la concevoir, qu'il projetât sa pensée et la matérialisât. Cependant il n'était point bête. Il apprenait difficilement, mais, ce qu'il avait appris, il ne l'oubliait pas. Ses impressions étaient rares, mais ineffaçables. Tout petit, il avait vu un chat croquer un oiseau ; cela lui était resté, comme on dit ; s'il voyait un chat, il avait le frisson. Quand il rêvait (cela lui arrivait peu fréquemment), il rêvait presque toujours d'un oiseau qui croquait un chat, car il y avait en lui un très-vif sentiment de la justice.
 
Au collège, il eut un compagnon, disons mieux, un tyran : Rémond Pichard.
 
Rémond Pichard était le fils d'un marchand de vin. Il avait été envoyé en pension, non pour faire ses humanités, mais pour apprendre la tenue des livres et autres sciences indispensables à l'industrie et au commerce. On vit, quand il arriva, un garçon de treize ans, aux cheveux roux, au nez aigu, à la bouche grosse. Ce petit homme était hardi, beau parleur et mauvais pour le plaisir d'être malin. Tout d'abord, il remarqua Siméon Charlerie, et, selon son expression, il lui mit la main dessus. Il avait flairé un souffre-douleur résigné ; il l'empoigna.
 
Le matin, en se levant, il disait à Siméon : « Fais mon lit. » Pendant le repas, il prenait les morceaux qui lui plaisaient dans l'assiette de Charlerie. Quand celui-ci recevait de sa mère des confitures ou quelques tablettes de chocolat, Rémond s'en emparait, les distribuait parmi les élèves, en disant : « C'est mon père qui m'envoie cela, » et ajoutait, en se tournant vers Siméon : « Tu n'en veux pas, toi ? » Enfin, lorsque Rémond Pichard avait commis quelque faute dont on recherchait l'auteur, il disait à sa victime ; « Va dire que c'est toi ! » et il était obéi.
 
Charlerie n'aimait point son despote ; il l'admirait. Inventeur de jeux bruyants et compliqués, diseur de bons mots, conteur d'histoires mondaines, Rémond lui apparaissait comme un être à part. Lui, candide, il considérait avec étonnement les allures viriles et la corruption précoce de son camarade. Il ne les enviait pas parce que, instinctivement, il sentait qu'il y avait en elles quelque chose de répréhensible ; mais il en subissait l'influence dominatrice. Un jour, en entendant Rémond Pichard raconter avec maints détails qu'aux dernières vacances, près d'un lavoir, il avait pincé le bras d'une blanchisseuse, Siméon rougit considérablement ; mais, levant les yeux, il regarda, comme on regarde l'Arc-de-Triomphe, l'être qui avait osé faire cela.

Cependant, Rémond Pichard quitta bientôt le collège où il avait peu appris et beaucoup enseigné. Il avait seize ans.
 
— Adieu, dit-il à Siméon, tu es mon ami ; je t'ai aidé de mon expérience ; si nous nous retrouvons dans le monde, je t'aiderai encore. En toute circonstance, tu me trouveras prêt à te soutenir de mes conseils. Tu n'es pas fort ; tu auras besoin de moi. Maintenant je crois que tu as dix francs dans une tirelire ; va me les chercher.
Siméon courut et apporta les dix francs.
 
— Très-bien, dit Rémond. Si tu avais donné cet argent à un ingrat, il n'aurait pas manqué de te dire : « Je vous le rendrai, » et il te l'aurait peut-être rendu : mais moi je te dis : « Tu ne le reverras jamais, » parce que je suis ton ami. Seulement, viens m'embrasser. Voilà comment j'entends l'amitié.
 
Siméon, en pleurant de tendresse, embrassa son camarade, puis ils se séparèrent.
 
Siméon fut stupéfait d'être libre. Il en fut gêné aussi. Rémond Pichard, qui lui évitait la peine de penser, lui manqua. Il proposa à chaque élève tour à tour de lui faire son lit. Tous les élèves, naturellement, consentirent ; mais ils consentaient, ils n'ordonnaient pas. Il n'y avait rien d'obligatoire pour Siméon dans ce qu'il faisait. Il n'obéissait pas, il rendait service. Sans concevoir pourquoi, il n'était pas satisfait. Pendant le repas il offrait sa part, avant d'y toucher, à son voisin, mais celui-ci, en acceptant d'ailleurs, lui disait merci. Jamais Rémond Pichard ne lui avait dit merci. Siméon, dont les idées étaient obscures, répétait, souvent dans la solitude de son indépendance : « C'était mon ami, celui-là ! »
 
Peu à peu, à force de compulser patiemment des volumes d'histoire et des dictionnaires, il était parvenu, non pas à comprendre ce qu'ils contenaient, mais à l'apprendre par cœur. La géographie eut même quelque attrait pour lui, à cause de la mappe-monde et des cartes. Là, il concevait parce qu'il voyait. Il en arriva à dessiner de mémoire, avec tous leurs détails de versants et de fleuves, de forêts et de sables, des régions très-compliquées, sans omettre la plus petite ville dont le nom, tracé d'une écriture méticuleuse, enjambait de sa dernière lettre, comme d'un pont, la mince ligne blanche et noire qui figurait un fleuve.
 
En ce qui concerne les choses littéraires et philosophiques, il se maintenait dans une stupéfaction perpétuelle.
 
Néanmoins, vers la fin de sa dix-neuvième année, il savait à peu près de quoi être reçu bachelier. Il subit l'examen et fut admis, avec compassion.
 
C'était, à cette époque, un grand garçon extraordinairement gras, aux yeux de veau, au nez large, sans front sous des cheveux jaunes. Il avait la lèvre inférieure pendante, mais sans bassesse, étant faible et bon. Il marchait d'un pas sourd et craintif, comme on marche dans la chambre d'un malade. Ses bras, presque toujours appliqués verticalement à son corps, ne se hasardaient qu'à des gestes rares, et, une fois osés, les maintenaient plus longtemps qu'il n'était nécessaire, ce qui produisait de burlesques désaccords entre le geste et la parole ; mais cet inconvénient n'était pas grave, parce que Siméon parlait peu. En somme, il avait l'air pesant et excellent.
 
Bachelier, Siméon Charlerie retourna auprès de sa famille qui, à l'occasion de l'examen glorieusement subi, donna un dîner où furent invités tous les personnages importants de la ville. Prié de montrer un échantillon de sa science par les bonnes gens qui se souvenaient, les larmes aux yeux, de l'avoir entendu autrefois dire la Grenouille et le Bœuf, il récita, non sans rougir, quelques pages de Malebranche sur la vision de Dieu. Ce petit divertissement fut très-goûté. Une vieille dame qui tenait le bureau de poste s'écria :

— C'est une belle chose que de parler latin !

Enfin, Siméon eut un succès. M. Charlerie disait modestement :

— C'est moi qui ai commencé son éducation.

— On le voit bien, chuchota un gros homme qui faisait la chronique locale dans le chef-lieu,

— Hein ! que dites-vous ? demanda brusquement madame Charlerie,
 
— Je dis, madame, qu'avec de pareilles dispositions, monsieur votre fils, un jour ou l'autre, pourrait bien devenir ministre.

— Il le sera avant vous, toujours ! dit la mère, qui avait mieux entendu que le journaliste ne le pensait.
 
Ce petit incident n'eut pas de suite. On servit le café. Siméon récita quelques vers de l'abbé Delille sur cette aimable liqueur. L'enthousiasme ne connut plus de bornes. M. Charlerie, penché vers l'oreille de sa femme, dit tout bas :

— Je crois, ma chère, que le garçon ira loin ; il plaît.

Les jours suivants, tandis que Siméon considérait avec une émotion profonde les choux et les carottes que madame Charlerie n'avait pas cessé de cultiver, il fut grandement question entre le père et la mère de la voie où diriger les facultés surprenantes de leur fils. L'excellente femme aurait voulu que l'enfant demeurât auprès d'eux. Avec son intelligence et sa figure, car elle le trouvait beau, il ne manquerait pas d'épouser la fille de quelque propriétaire, et ferait ainsi une bonne maison, que madame Charlerie d'ailleurs conduirait, parce que les nouveaux épousés n'entendent rien aux choses du ménage. Mais le percepteur objecta :
 
— Y pensez vous, ma chère ? Notre fils aurait appris le latin, le grec et la géographie pour devenir une espèce de fermier ? Après avoir allumé la lumière, nous la mettrions sous le boisseau ? Jamais ! Il faut que Siméon aille à Paris : Paris est la seule ville où les développements d'aucune force ne rencontrent d'obstacles. Là il se trouvera à l'aise. Dans les premiers temps, sans doute, il ne gagnera rien, et il faudra nous résigner à quelques nouveaux sacrifices ; mais, bientôt, il fera son chemin, et, par une juste rémunération, il rendra notre vieillesse riche et glorieuse.

— Qu'il aille donc à Paris, dit la mère.

Cette résolution, communiquée à Siméon, l'ahurit.

— Paris, capitale de la France, dit-il. Mais il ne fit pas d'autre objection.

Madame Charlerie s'occupa immédiatement des vêtements qu'il emporterait. Un frac noir, dont le percepteur se servait peu, fut savamment accommodé à la taille du jeune homme. Douze chemises de belle toile, un peu jaune, à côté de quelques vieilles jaquettes ravaudées avec génie et d'un costume tout neuf, qu'avait taillé et cousu une couturière à la journée d'après un habillement prêté par le notaire qui l'avait rapporté de Paris, cinq ans auparavant, s'entassèrent dans une longue malle recouverte de bandes de poils gris alternant avec des bandes de bois noir, et bordée de cuir rouge découpé.
 
De sa part, M. Charlerie s'occupait de son fils. Il s'efforçait de retrouver dans sa mémoire les noms des personnages influents qu'il connaissait à Paris. Il avait été assez lié autrefois avec un industriel, aujourd'hui gérant d'une administration gouvernementale. Cet ami, à coup sûr, ne l'avait point oublié. Il dit à Siméon : « Tu iras le voir dès ton arrivée à Paris et tu lui remettras cette lettre ; » lettre dans laquelle le bon percepteur recommandait son fils à son ami et le lui confiait.
 
Enfin, ayant été embrassé par un nombre considérable de personnes dont les larmes gâtèrent les épaules de son bel habit, Siméon monta en wagon. Il avait trois cents francs dans une poche et, dans un petit sac de cuir, une moitié de saucisson avec un peu de pain, et trois pommes.
 
Dès que Siméon Charlerie eut mis le pied dans une rue de Paris, il fut instantanément dévoré par une irrésistible ambition, celle de voir la terre s'entre-bâiller sous ses pas. La ville lui apparaissait comme une fourmilière de géants. Il lui semblait que les passants avaient des bottes de sept lieues. Les maisons l'épouvantaient comme des montagnes ; il avait le vertige en regardant le balcon d'un quatrième étage. Après celui d'être englouti, qui ne s'était pas réalisé, son premier désir fut de repartir immédiatement pour sa petite ville ; mais il n'osa point, à cause de son père. Il rôda, hésitant et poltron. Il demandait pardon aux gens qui le coudoyaient. Il ne savait que devenir. Il avait très-faim et aussi très-soif, parce que le saucisson altère : mais il ne mangea que fort tard, dans un petit hôtel où il se décida enfin à entrer après l'avoir considéré pendant plus d'une heure, du trottoir opposé, son sac à la main. Le lendemain, l'ami de son père le reçut assez bien.
 
— Ah ! ah! dit-il, vous voulez un emploi ? C'est bien naturel ; mais, des emplois, est-ce que vous croyez que j'en ai dans ma poche ? Si vous étiez avocat, une place dans les bureaux du contentieux, cela pourrait se trouver ; en cherchant, on verrait ; mais vous n'êtes pas avocat. Je suis l'ancien ami de votre père ; qu'est-ce que cela prouve ? Que j'ai été son ami autrefois, il y a très-longtemps. Enfin, voulez-vous que je vous dise ? Faites votre droit.

Siméon employa trois longs jours à s'efforcer de comprendre les paroles de son protecteur. Il résolut, en définitive, de les écrire, telles qu'elles avaient été prononcées, car il avait une excellente mémoire, et de les transmettre à M. Charlerie, percepteur. Celui-ci répondit à son fils : « Mon ami s'est fort bien expliqué, et il t'a donné un excellent conseil. »
 
De sorte que, sur les indications de son père, Siméon prit sa première inscription à la Faculté de droit.
 
Pendant trois ans, Siméon traversa la vie sans la voir et sans s'y mêler. Il allait, venait, travaillait. Les robes d'organdi, le long des haies d'aubépine, n'habitèrent jamais ses songes inquiets de là besogne du lendemain. Il ne connut pas les tendres péchés. D'autres s'en allaient dans le plaisir et dans les bois ; il les voyait passer, rencogné. Il résista à des tentatrices compatissantes qui, le voyant seul, venaient lui dire que c'était dimanche, et qu'il faisait du soleil. Rougissant, il répondait :

  — Vous vous trompez, mademoiselle ; c'est mardi, et je crois qu'il pleuvra.
 
Et il les regardait s'éloigner comme il regardait autrefois les papillons dans le jardin de sa mère.
 
Il rencontra un jour Rémond Pichard. Celui-ci, alors, jouait à la Bourse. Il avait gagné, il avait perdu.
 
— Bonjour, Siméon, dit-il, tu vas bien ? Tu es très-gras. Prête-moi vingt francs. Nous dînons ensemble.
 
Après le dîner, Rémond conduisit son ami dans un petit théâtre. On jouait une féerie, où figuraient des dames peu vêtues.

— Oh ! oh ! dit Siméon.

— Eh bien, quoi ? dit Pichard.

— Rien, dit l'autre.

Mais il sortit en prétextant qu'il avait oublié son mouchoir au restaurant, et il ne donna point son adresse à Rémond Pichard.
 
Cependant il étudiait le droit romain. Il apprit le Digeste par cœur. Il tenta plusieurs examens, et fut admis, avec miséricorde.

Il retourna chez l'ancien ami de son père.

— C'est moi, je suis avocat.

— Hein ? dit l'administrateur, je ne vous connais pas. Qui êtes-vous ?

— Siméon Charlerie, balbutia le jeune homme.

— Ah ! ah ! oui, je sais, Siméon Charlerie. Eh bien ! qu'est-ce que vous me voulez ?

Siméon, épouvanté, chercha ]a porte des yeux.

— Je devine, un emploi ? Vous croyez qu'il suffit d'être avocat pour obtenir un emploi? C'est une erreur, mon jeune ami. Enfin, j'essaierai de faire quelque chose pour vous. Voulez-vous une place d'expéditionnaire ? Il y a une vacance, profitez-en.

Siméon en profita, et fut dès lors le plus heureux des hommes.
 
Il ne lui était pas nécessaire de penser. Il était un des mille ressorts d'une mécanique. Né automate, il se mouvait avec la joie de ne point avoir à préméditer ses mouvements. Le métier d'expéditionnaire était précisément celui qu'il lui fallait : copier, c'est une façon d'obéir.
 
Dès le jour, il quittait le lit. Après avoir arrêté le réveille-malin qui lui avait enjoint de se lever, il nettoyait lui-même sa petite chambre, faisait cuire deux œufs à la flamme d'un fagot, achevait quelque besogne pressée qu'il avait apportée des bureaux afin de ne point demeurer oisif, puis, confortablement vêtu, un parapluie à la main, il sortait content. Il n'avait pas une seule fois soulevé le rideau de sa fenêtre pour voir s'il y avait du soleil dans le ciel. En chemin, lorsque l'heure du travail n'était point venue encore, il lisait les affiches, non pas celles des théâtres, mais celles où il était question de ventes d'immeubles. Dès qu'il y trouvait un mot dont jusqu'à ce moment l'orthographe lui avait paru douteuse, il se hâtait de le copier sur une page de son portefeuille, afin de pouvoir à l'occasion l'écrire correctement. La journée était tranquille ; il se complaisait dans l'ornementation des lettres capitales. On le félicitait souvent de sa belle écriture ; il était très-sensible à cette congratulation. On lui promit de l'avancement. Le dimanche il s'ennuyait et se promenait dans les rues en lisant les affiches, non loin du bureau fermé.

Un jour (il n'était plus expéditionnaire, mais employé), M. Fauvel, son sous-chef, l'invita à dîner.
 
C'était une faveur. Siméon s'enorgueillit justement, et ne manqua pas de revêtir le frac noir de M. Charlerie, percepteur. Ce sous-chef était un sexagénaire qui venait d'épouser une toute jeune femme assez jolie. Il reçut Siméon avec paternité, lui prédit un bel avenir dans l'administration, le recommanda à la sympathie de madame Fauvel, et le contraignit à manger trois fois de chaque plat.
 
— Oui, mon jeune ami, disait-il, un jour, vous serez sous-chef comme moi. Clémence, je crois que M. Charlerie reprendrait volontiers un peu de poulet ?
 
Siméon était repu, tant il avait consenti aux instances de son supérieur ; mais il eut crevé dans sa peau plutôt que de refuser une aile de volaille offerte par les petits doigts roses de madame Fauvel, qui lui souriait.
 
Dès ce jour-là, Siméon Charlerie fut amoureux. Il était temps ! Mais il fut amoureux sans le savoir. Si quelqu'un était venu lui dire : Vous adorez madame Fauvel, il eût été prodigieusement surpris.
 
Pourtant il se serait fait tuer pour elle. Il ne rêvait plus d'un chat croqué par un moineau ; il voyait chaque nuit madame Fauvel, souriante, lui offrir une aile de volaille. Il se souvenait des moindres paroles de la jeune femme. « Julie, vous servirez le café dans le salon », était une phrase qu'il avait incessamment dans les oreilles.
 
Le sous-chef, vantant sa femme, avait dit qu'elle s'entendait fort bien aux choses de la cuisine, et qu'elle excellait surtout dans l'art d'apprêter les macaronis à la napolitaine. Siméon dîna tous les jours dans un restaurant italien, et ne mangea plus que du macaroni.
 
Le matin, avant d'aller au bureau, il se promenait sous les fenêtres de son sous-chef. Le dimanche, il ne s'ennuyait plus, guettant madame Fauvel à l'heure de la messe, puis à l'heure des vêpres. Il la suivait à l'église, mais il ne l'y regardait pas, parce qu'il était très pieux.
 
Quelquefois il dînait chez son supérieur. Ces jours-là, il sortait de table ébloui et repu : il se croyait ivre.
Pendant qu'il travaillait au bureau, il se berçait dans des rêveries moins informes. Un jour, il écrivit le mot : « Clémence » en copiant un rapport ministériel ; il l'orna si magnifiquement de paraphes multicolores et de traits délicats que, lorsqu'il remit le rapport à M. Fauvel, celui-ci s'écria :
 
— Voilà un mot superbement écrit! C'est justement le nom de ma femme. Je montrerai cela à madame Fauvel.

Mais, en agissant ainsi. Siméon agissait instinctivement. L'idée qu'il aimait la femme de son supérieur ne lui était pas même venue. Il ne songeait pas à se demander pourquoi il faisait maintenant ce qu'il ne faisait pas auparavant. Incapable encore de discerner les choses de la passion d'avec celles du devoir, il suivait madame Fauvel à l'église, méthodiquement, comme il allait au bureau.

*
* *
 
Quelques années s'écoulèrent. Siméon fut nommé commis principal. M. Fauvel mourut tout à coup d'une fluxion de poitrine. Sa veuve n'avait pas plus de vingt-cinq ans. Un jour, elle pria Siméon de lui offrir le bras pour aller à l'église. Elle était très-jolie. Elle avait une petite figure blanche et rose qui avait l'air d'une pomme.

Siméon endossa le frac précieusement conservé de son père. Il osa demander à Mme Fauvel si elle ne se remarierait pas un jour.

— Le défunt était sous-chef, dit-elle.

Siméon, dès lors, fut ambitieux. Il entrevoyait vaguement dans l'avenir un inappréciable bonheur. Etre sous-chef, être le mari de la jolie veuve, ces deux rêves le hantèrent.

Après plusieurs années d'attente, le premier se réalisa ; quant au second, Siméon tremblait. Les yeux de Mme Fauvel semblaient quelquefois lui demander : « Eh bien ? » mais il n'avait garde de leur répondre.

— Allons, lui dit-elle un jour, je crois que vous me rendrez heureuse.

Le jour du mariage à l'église, le trouble de Siméon fut tel que, au moment où sa femme prononçait : oui, il s'évanouit, parce qu'il avait entendu : non.
 
Le bonheur, ce royaume divin, est aux pauvres d'esprit. Siméon vécut à genoux, dans l'extase. Il regardait sa femme et riait. Il lui prenait la tête, et disait : C’est à moi ! Il ne comprenait pas comment il pouvait se faire qu'il fût le mari de cette grâce et de cette beauté. Quand il sortait, il lui volait des gants ou un mouchoir pour les respirer en chemin. Il était devenu si bon que Mme Charlerie était obligée de s'opposer à ce qu'il emportât de l'argent : il donnait tout aux mendiants des rues. Il ne savait qu'imaginer pour la divertir. Il pensait qu'il n'était pas beau et qu'il fallait la rendre très-heureuse pour qu'elle ne s'ennuyât pas de vivre, elle si charmante avec lui si vilain. Il devenait ingénieux ; il apprit le langage des fleurs afin de lui apporter chaque jour un bouquet symbolique.
 
Mme Charlerie le regardait faire, avec douceur. Elle l'embrassait chaque fois qu'il revenait du bureau et l'appelait : « Mon bon Siméon ! »

Siméon lui disait :

— Que veux-tu ? je suis plus heureux que les saints du paradis. Si tu as envie de quelque chose, il faut me le dire. Tu ne me trouves pas trop laid, ni trop bête ?

Il ajoutait :

— Tiens, je t'ai apporté des boucles d'oreille en corail.

Et, pendant qu'elle les admirait, lui, à genoux, la tête renversée comme un ours câlin, il baisait le dedans d'une jolie main potelée.

Leur appartement était petit et bien clos. On voyait luire l'acajou frotté des meubles. Tout était neuf et gai. Sur une pendule de bronze doré, deux pigeons se becquetaient, les ailes entr'ouvertes. En les regardant, Siméon se frottait les mains. Les fenêtres aux vitres claires aimaient le soleil et laissaient par instants courir sur le parquet l'ombre de quelques branchages, car non loin d'elles se balançaient les arbres d'un grand jardin. Des oiseaux quelquefois pépiaient sur le rebord d'une croisée. Paris, dans ses vieilles rues, a de ces coins rieurs où le printemps séjourne.
 
Mme Charlerie aimait beaucoup la maison où ils logeaient, parce que les escaliers avaient les murailles lisses et qu'ils étaient toujours bien cirés. Quant à Siméon, il était ravi des nombreuses glaces qui décoraient les chambres : il pouvait voir sa femme de plusieurs côtés à la fois. Peu à peu, pour qu'elle s'y plût, il avait orné l'appartement de mille babioles. On voyait sur les cheminées de petits paniers en coquillages, des pots en porcelaine blanche, peinte de papillons, et des coupes d'onyx, où il planta des oignons de tulipe. Enfin tout souriait : il y avait de la bonne humeur dans les tentures de perse fleurie, du bien-être dans les canapés bien rembourrés, de l'appétit dans les plats de ruoltz qui scintillaient sur le dressoir de la salle à manger. Siméon disait, en prenant sa femme par la taille : « C'est un nid. »
 
Le dimanche, quand il y avait du soleil, ils allaient à la campagne. Elle avait une robe de mousseline comme une jeune fille, et un chapeau rose sur des bandeaux plats. Il lui demandait : « M'aimes-tu ? » Ils prenaient le train pour Meudon ou Ville-d'Avray. Comme elle adorait les lilas, il en cassait des branches qui dépassaient les murs. Ils déjeunaient sous un arbre. Il lui racontait des histoires qu'il avait lues autrefois dans les livres. Il lui expliquait, afin de paraître très-savant, qu'il y a des rivières dans les plus hautes montagnes. Puis, quand il ne passait personne, il lui prenait les mains, et, en levant les yeux, il s'écriait :

— Tu es belle comme le ciel !

Ensuite ils allaient dans l'épaisseur plus profonde du bois. Ils partageaient par la moitié les fraises qu'elle trouvait. Il lui montrait les oiseaux ; il lui nommait ceux dont il connaissait l'espèce.

Un jour, elle vit une chèvre blanche avec une barbe noire.

—    Qu'elle est jolie ! dit-elle."

Il avisa un homme qui faisait paître la chèvre et la lui acheta. Tout le jour, en tirant la bête par un foulard que Siméon lui avait mis au cou, ils coururent avec elle dans les fougères. Le soir, ils furent bien embarrassés, parce qu'ils ne savaient que faire de la jolie bête. Siméon en fit présent à une petite fille dans le cabaret où ils dinèrent.
 
C'était ainsi qu'ils étaient fous. Son enfance, sa jeunesse, les jeux, les gaietés qu'il n'avait pas connus, il faisait tenir tout cela dans son amour. Il lui suffisait de voir sa femme incliner la tête vers lui pour éviter un fil d'araignée tendu d'un coté à l'autre d'un petit sentier, ou de l'entendre dire : « Comme les branches ont bonne odeur, » pour qu'il adorât Dieu d'avoir fait le printemps ; et, le soir, en revenant de Meudon ou de Ville-d'Avray, il songeait avec délice, en serrant parmi les plis de la jupe la petite main de sa femme : « Nous y retournerons dimanche prochain. »
 
Il leur naquit un fils. Ce fut un ravissement sans pareil. Siméon pendant trois jours, répéta : « Un garçon ! un garçon ! » Pour la première fois depuis quinze ans, il demanda un congé, parce qu'il ne lui suffisait pas d'entendre crier l'enfant toute la nuit. Il le regardait, il le berçait, il disait : « Clémence, je trouve qu'il te ressemble. » Quelquefois il se dressait tout à coup, et, se regardant dans une glace, il s'écriait : « Le père, c'est moi ! »

Ce brave homme était ridicule et exquis.
 
Un malin, son fils entre les bras, il se précipita vers le lit de madame Charlerie encore malade, mais souriante, et demeura immobile, la bouche ouverte. Evidemment il voulait dire quelque chose, et les paroles lui faisaient défaut pour émettre la joie qui était en lui. Sa femme le regardait, étonnée. Lui, remuait ses lèvres muettes, cherchant des mots. Tout à coup, après un effort visible de réflexion, il éleva l'enfant vers la malade, et s'écria, du ton dont on appelle au feu : « Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem ! Sa mémoire d'écolier était venue en aide à son amour de père, et il avait trouvé cela enfin.
 
— Lui aussi, dit-il après cette expansion, lui aussi apprendra le latin.
 
C'est ainsi que tout ce brave cœur, longtemps inexprimé, s'épanouissait délicieusement en tendresse.

Quand le moment fut venu, il sevra lui-même son fils. Il excellait à l'emmailloter. Il supportait les petites colères du baby avec des patiences de nourrice. Madame Charlerie disait en riant :

— Tu aimes trop Fernand ; je suis jalouse.

Il répondait :

— Lui, c'est toi !

Cependant Fernand, qui grandissait, traversa un jour la chambre sur ses petits pieds incertains ; le père n'en crut pas ses yeux. Il disait à tout le monde : « Mon fils marche, c'est extraordinaire ; il n'a pas encore deux ans : cela ne s'est jamais vu ! »
 
Bientôt le nouveau Charlerie fut en mesure de se promener dans la rue, comme un homme.
 
Ce jour-là, qui était un jour d'avril, Siméon acheta pour l'enfant un petit habillement de zouave, l’en vêtit lui-même, et dit à sa femme : « Je trouve qu'il a l'air d'un général. »
 
Au-delà des villes, en des pays lointains, les forêts sont très-belles; mais, à Paris, les jardins sont charmants. Sans eux, nous ne saurions plus si la nature existe ; en refleurissant, ils nous avertissent de revivre, et ils sont pleins de joie, dès avril, car Paris met tout ce qu'il a d'enfants dans tout ce qu'il a de soleil. La lumière rit dans les branches encore sans feuilles qui s'enchevêtrent sur le bleu du ciel comme d'immenses toiles d'araignées. Les passereaux piaulent en voletant ! l'un d'eux veut se poser sur l'épaule d'une petite fille qui a peur ; d'autres marchent familièrement sur les plates-bandes ou sur le sable qui parait très-blanc. Aux premiers jours du printemps, le soleil est si faible qu'il pâlit ce qu'il éclaire, comme la lune. Quelquefois, de la cime d'un marronnier, une colombe s'envole, effarée par le tapage des enfants joueurs, et bientôt se fond dans le ciel, bleue comme lui. C'est une heure bénie. Les choses sont satisfaites. L'air est confiant, il y a de l'espoir dans la clarté ; l'enfance et le printemps font une double aurore.
 
Dans cette joie des jardins renouvelés, on voyait passer fièrement Siméon Charlerie, donnant le bras gauche à sa femme qui riait, blanche et rose, la main droite à son fils habillé en zouave ; et dans les yeux sincères de ce brave homme éclatait le double orgueil honnête d'être le mari de cette jolie femme et le père de ce bel enfant.

Mais il rencontra Rémond Pichard, un matin, en allant au bureau.

— C’est lui ! s'écria Pichard, le chapeau incliné, un gros jonc à la main. C'est lui-même ! Bonjour, Siméon. Toujours gros, Charlerie ? Tu t'es marié, je crois ? Je parie que ta femme est très-jolie. Embrasse-moi donc, grand niais.
 
Et Rémond secoua son ami d'une telle accolade, que des passants crurent qu'ils se battaient.
 
— Cette fois, sauvage, tu ne m'échapperas pas, continua Pichard. Est-ce que tu as déjeuné ? Oui ? Eh bien, nous dînerons ensemble. Ce soir, à cinq heures, chez Bonvalet. Ne manque pas. Prête-moi cinquante francs. Merci. Tu sais, je suis un ami, c'est toi qui payes. Ce brave Siméon ! toujours le même. Plus gras seulement. A ce soir, hein ? J'y compte.

— Oui, dit Siméon, vaincu.
 
Certainement, depuis plusieurs années, depuis son mariage surtout, les idées de Siméon s'étaient éclaircies ; muni de quelque expérience, il avait passablement changé d'opinion sur le compte de Rémond Pichard. Il s'avouait que son ancien camarade, avec sa grosse voix et ses gestes turbulents, devait paraître peu recommandable aux gens qui ne le connaissaient point. Madame Charlerie, d'ailleurs, avait coutume de dire : « Cheveux roux, gare aux coups ! » Mais, en présence de Pichard, le bon Siméon était incapable d'éprouver autre chose qu'un grand étonnement mêlé d'admiration. Il redevenait l'enfant qu'il avait à peine cessé d'être. Pesant, aux gestes rares, à la parole lente, il s'extasiait des bras levés, des cercles de canne, des crâneries de chapeau été et remis, dont Rémond ponctuait les heurts de ses phrases torrentielles, « Quel homme ! pensait-il, il avait raison, il est très-fort. »

Tout le jour, cependant, Siméon fut morose. Il regardait souvent par la fenêtre le joli square récemment planté où madame Charlerie venait chaque soir, avec Fernand, l'attendre à la sortie du bureau. Il songeait : « Que dira ma femme, quand elle saura que je dîne hors de la maison ? J'aurais dû refuser. Refuser à Pichard ? c'était impossible. Si j'avais pris, comme à mon ordinaire, par la rue de Bourgogne, je ne l'aurais pas rencontré. Pourquoi donc ai-je suivi la rue du Bac ? Ah ! parce qu'on creuse un égout, place du Palais-Bourbon. Enfin, je ne pouvais pas dire non à Pichard, qui est mon ami. »

Et quand madame Charlerie, selon sa coutume, vint s'assoir sur un des bancs du petit square, et fit un signe d'amie à son mari, pendant que Fernand, d'une pelle de bois, creusait le sable d'une allée, Siméon ne sut lui répondre que d'un sourire assez penaud.
 
Cependant il dina avec Rémond Pichard. Madame Charlerie lui avait dit : « C'est tout naturel : un ancien ami vous invite à dîner, il n'y a rien de plus simple ; et puis tu travailles beaucoup, il faut bien que tu t’amuses un peu. Va, va, mon ami. » Siméon avait répondu : « Tu es un ange! » Et il avait ajouté : « Donne-moi de l'argent, parce que je crois que c'est moi qui paierai le dîner. »

  — Vois-tu, mon cher, dit Rémond Pichard après boire, les coudes sur la table, le bordeaux est bon, mais le bourgogne est meilleur. Le vin, c'est comme les femmes : il y a le mâcon et le médoc, il y a les blondes et les brunes ; le mâcon, c'est les blondes ; les brunes, c'est le médoc. Moi, je préfère les blondes, — et le mâcon. C'est un goût. J'espère bien que ta femme est blonde ?

— Non, dit Siméon, elle est brune.

— Tant pis ! Tu as épousé une brune ? c'est extraordinaire. Je ne sais pas pourquoi, mais cela me contrarie. Moi qui justement voulais te demander de me présenter à madame Charlerie. Car tu me connais, je suis un bon camarade. Ce qui est à mes amis est à moi.

— Oui, oui, dit Siméon, je te connais.

— Enfin, je ne puis pas t'en vouloir, Je n'étais pas là, tu as agi à ta fantaisie. C'est égal, une brune, c'est bien contrariant !
 
Et, là-dessus, Rémond Pichard ayant vidé dans son verre le fond d'une troisième bouteille de bourgogne, sonna pour en demander une quatrième.

— Ah ! les femmes, reprit-il. Toi, tu as toujours été sage, tu ne les connais pas. Mais moi, je suis un chenapan, comme on dit. Pour ce qui est des femmes, personne ne peut m'en remontrer. Eh bien ! veux-tu que je te dise ? la meilleure ne vaut pas la corde pour la pendre. Au commencement, elles sont douces comme des agneaux. Des Agnès, des Sainte-n'y-Touche. Mais il ne faut pas s'y fier.

— Il y à des exceptions, dit Charlerie.

— Pas une! S'il y avait au monde une seule exception, est-ce que je ne l'aurais pas rencontrée ?

— C'est vrai, dit Siméon.

— Tu comprends bien que je ne veux pas t'enlever tes illusions. Les illusions, mon ami, — et, en disant ces mots, Rémond Pichard poussa un profond soupir, — les illusions, c'est ce qu'il y a de meilleur dans la vie. Garde les tiennes ! tu feras bien. C'est utile en ménage. Mais enfin, il ne faut pas être trop jocrisse. Je sais bien ce que tu vas me dire. Tu as rencontré ta femme dans sa famille, une famille bien honnête, bien dévote, du Marais ou des Batignolles. Tu lui as fait la cour pendant longtemps, tu as appris à la connaître avant de l'épouser. Tu es bien sûr que jamais, lorsque tu es arrivé, elle n'avait encore levé les yeux sur aucun homme. Bien ! bien ! je connais la chanson. Vous êtes tous les mêmes, vous, les hommes mariés, et il n'y en a pas un d'entre vous qui ne soit prêt à jurer qu'il a trouvé la pie au nid. Vas-t'en voir s'ils viennent ! Tiens, veux-tu que je te dise ? Les fleurs d'oranger, au fond, c'est des boutons de rose, et joliment épanouis encore !
 
— Mais, objecta Siméon, il n'y a pas eu de fleurs d'oranger dans mon mariage, puisque, j'ai épousé une veuve.

— Une veuve ! eh bien ! il ne manquait plus que cela. Si tu m'avais consulté, c'est moi qui t'aurais empêché de faire une pareille sottise. Mais voilà comment sont les amis ! Ils font à leur tête, sans consulter ceux qui ont plus de raison et d'expérience qu'eux, et quand le mal est fait, quand il n'y a plus de remède, ils viennent se plaindre par ci, pleurnicher par-là : « Ah ! mon pauvre Rémond, je suis bien malheureux ; si tu savais... tu ne peux pas t'imginer... » Eh ! grand dadais, il est trop tard ; qu'est-ce que tu veux que j'y fasse maintenant ?

— Mais sapristi ! s'écria Charlerie, qui jurait pour la deuxième ou troisième fois de sa vie. Je ne me plains pas le moins du monde. Ma femme est une créature du bon Dieu, et je suis le plus heureux des hommes.
 
— Heureux avec une veuve ! avec une veuve qui est brune ? Allons donc ! Après tout, c'est possible, Tu es un homme simple, toi, un esprit grossier. Tu ne réfléchis pas ; tu prends les choses comme elles font semblant d'être, sans demander le comment ni le pourquoi. On te dit: « C'est blanc ; » tu réponds : « C'est blanc, » Moi, c'est autre chose. J'y vois clair. Puis, j'ai des sentiments qu'un rien peut froisser. Mon malheur, c'est la délicatesse. Je ne suis pas un homme, je suis une sensitive. Si j'avais épousé une veuve, je passerais ma vie sur des charbons ardents. Tu n'as jamais pensé à cela, toi, qu'une veuve qui a convolé en secondes noces peut quelquefois se souvenir de son premier mari ? Oh ! à ta place, je serais dévoré de jalousie. Ne pas pouvoir être regardé amoureusement par la femme qu'on aime, sans se dire : « Elle a regardé l'autre avec ses mêmes yeux ! » Songer, quand elle vous appelle : « Mon chéri ! » qu'il y a eu un homme autrefois qu'elle appelait ainsi ! Tiens, rien que d'y penser, j'ai le frisson. Il est vrai que tout le monde n'est pas taillé sur mon patron. Je te l'ai dit, j'ai un malheur : la délicatesse. Il y a des gens — tu en es un exemple — qui ont épousé des veuves et qui vivent tranquilles. Des niais ! Mais ils sont heureux, surtout quand ils n'ont pas d'enfants.
 
— Heureux quand ils n'ont pas d'enfants ! Qu'est-ce que tu me dis là, Pichard ? C'est depuis que mon petit Fernand est né que la vie est pour moi un véritable paradis. Il a quatre ans : c'est un petit ange, spirituel comme un diable. Je l'habille en zouave, le dimanche, lorsque nous allons aux Tuileries. Tu ne peux pas imaginer comme il est joli dans ce costume-là.

— Un enfant ! dit Rémond Pichard ; il a un enfant !
 
Après ces paroles, il se leva, — avec lenteur, car le bourgogne avait quelque peu alourdi ses jambes, — fit le tour de la table, s'approcha de Siméon, qui le suivait d'un regard étonné, lui prit amicalement la tête entre ses mains, et, en le balançant de droite à gauche, puis de gauche à droite d'un air paterne et miséricordieux, il reprit avec attendrissement : « Un enfant ! il a un enfant ! pauvre ami ! »
 
— Ah ! ça, qu'est-ce qui te prend ? s'écria Cbarlerie en dégageant sa tête. Oui, j'ai un enfant, et j'espère eu avoir un autre, et un autre encore. Quel malheur y a-t-il là-dedans, et pourquoi me regardes-tu avec cet air désespéré ?

Rémond Pichard regagna sa place et s'assit lourdement en répétant tout bas : « Pauvre ami ! pauvre Siméon ! »

— Tu m'ennuies à la fin ! Que veux-tu dire avec ton « Pauvre ami ? »

— Oh ! rien, rien du tout.
 
— Voyons, tu dois avoir une idée. Je te connais, tu as toujours des idées.

— Cela, c'est vrai, dit Pichard.

— Eh ! bien, explique-toi.
 
— Non, c'est inutile. Qu'est-ce que je veux, moi ? ton bonheur ; tu es heureux, je suis content. Parlons d'autre chose, cela vaudra mieux. J'en ai déjà trop dit, je te demande pardon. Tu sais, quelquefois on se laisse aller à penser tout haut, et puis on a du regret, parce que, sans y prendre garde, on a fait de la peine à un ami. Je te le répète, parlons d'autre chose. D'ailleurs, ce n'est pas vrai peut-être. Je l'ai entendu dire, voilà tout. Il est prudent de ne croire que ses propres yeux, et encore, malgré cette précaution, on se trompe bien souvent. Je suis un saint Thomas, moi. Quant à ce que je pensais, je ne sais même plus qui me l'a raconté. Tu vois que ce n'est pas bien sérieux. Ah ! si, je me rappelle, c'est un chasseur qui m'a expliqué la chose. Ne te fie pas aux chasseurs ! Ils ont toujours tué une demi-douzaine de lièvres avant d'avoir fait quatre pas dans la plaine. Ajoute que le chasseur en question est né en Gascogne. Les Gascons, je te conseille de ne jamais t'inquiéter de leurs hâbleries. Il avait une chienne, celui-là, une magnifique bête, ma foi! une épagneule toute noire. Tu juges s'il veillait sur elle ! Mais, bah ! elle avait une intrigue avec le chien d'un métayer, un affreux roquet à poils ras. Si mon chasseur tordit le cou aux petits, je n'ai pas besoin de te le dire. Et de surveiller son épagneule, et de lui donner un compagnon de la race la plus pure, ah ! bien oui, il perdit sa peine. Bien que la mère n'eût jamais revu son premier amoureux, tous les nouveaux petits ressemblèrent à s'y méprendre à l'affreux roquet du métayer. Mon chasseur était furieux, mais les paysans lui affirmaient que le fait était tout naturel, et que la chose se passait toujours ainsi. Tu vois que c'est un conte à dormir debout. Et puis, qu'est-ce que cela prouverait ? Quel rapport y a-t-il entre une épagneule et une femme ? Voilà une bonne folie de s'imaginer, lorsqu'on a épousé une veuve, que les enfants qu'on a ressemblent à son premier mari. Je te reconnais bien là. Tu cherches, tu fouilles, tu te travailles, tu questionnes, et quand on te répond, par bonté d'âme, qui est-ce qui est attrapé? C'est toi.
 
Siméon Charlerie s'était levé, très-pâle, et montrant le poing à son ami.

— Tu es un mauvais cœur, Rémond Pichard, cria-t-il en balbutiant. Je ne t'ai rien demandé, je n'ai rien voulu savoir, et voilà une heure que tu essayes de me mettre dans l'esprit de mauvaises pensées et de ma torturer. Je te connais maintenant. Tu ne m'as jamais aimé. Je suis heureux, cela te fait de la peine. Tu es envieux. Mais je ne te crois pas, et Je ne veux plus te voir, méchant, méchant, méchant homme !
 
Et Charlerie, brusquement, prit sa canne et son chapeau, ouvrit la porte, et s'enfuit comme quelqu'un qui a peur. L'autre le suivit, en se retenant au mur, et cria dans l'escalier : « N'oublie pas de payer l'addition, en passant, puisque tu m'as invité ! »

Siméon rentra dans son bonheur et dans son repos. L'été vint. Ce fut le moment de renouveler les escapades adorables à Meudon et à Ville-d'Avray. Maintenant ils étaient trois. C’est charmant d’être mari ; être mari et père, c'est divin. Il y a des liqueurs quintessencées dont une seule goutte suffit à développer extraordinairement les saveurs latentes d'un breuvage ; un enfant qui s'ajoute à un couple produit un effet analogue. Ils étaient moins fous, moins rieurs, mais ils étaient plus heureux. Leur joie, plus intense, était plus paisible, comme une eau, plus profonde, est plus calme. Ils parlaient moins, pour entendre bégayer l'enfant. Ce silence attentif des parents se retrouve en partie dans la nature : les femelles des oiseaux, qui couvent les nids bavards, ne chantent pas. Ils écoutaient gazouiller leur vie recommencée dans, cette enfance. Siméon grimpa aux arbres afin d'amuser Fernand encore trop petit pour le suivre. Il se faisait le joujou de son fils. Si l'enfant avait voulu ouvrir sa grande poupée pour voir ce qu'il y avait dedans, il se serait laissé faire. Une fois, on raconta devant lui l'histoire du pélican qui se déchire les entrailles pour nourrir ses petits ; il n'admira même pas : mourir pour ses enfants lui paraissait aussi naturel que de vivre pour eux.
 
Au retour des promenades à travers champs, c'était lui qui portait dans ses bras le petit homme endormi. Il se plaignait des cahots de la voiture, parce qu'ils secouaient Fernand et lui faisaient ouvrir ses jolis yeux, après que le « marchand de sable » était passé. Rentré, il le couchait, bordait le lit, lui faisait répéter une prière, le baisait au front, sur les yeux, sur la bouche, et ne pouvait point quitter ce coin du paradis où son ange reposait. Puis il venait, timidement, — il n'avait jamais cessé d'être timide, — dans la chambre où madame Charlerie l'attendait en se déshabillant. Il lui prenait les mains, il la regardait avec un air de profonde reconnaissance. Tout son bonheur, c'était d'elle qu'il le tenait, il craignait toujours qu'elle ne sût pas assez combien il avait pour elle d'amour et de gratitude. Quelques temps après la naissance de Fernand, il avait imaginé, lui si naïf, si simple, si niais même, il avait imaginé une chose exquise : il n'appelait plus sa femme Clémence, il l'appelait Fernande.

Une nuit, c'était vers le commencement de l'hiver, Siméon s'éveilla brusquement. Ces sursauts, qui agitent quelquefois les personnes nerveuses, étaient tout à fait inconnus au lymphatique Cbarlerie. Il a dit depuis qu'il avait cru recevoir deux petits coups sur la tempe, comme si quelqu'un avait frappé à la porte de son esprit. Il se dressa sur son séant et regarda dans l'ombre. L’obscurité étant parfaite, il ne pouvait rien voir, il distingua quelque chose pourtant : devant lui, à très-peu de distance, presque entre ses deux yeux, dans une sorte de cadre grand comme celui d'un portrait-carte, une petite cascade ébouriffée s'enchevêtrait péniblement parmi des broussailles. Il y avait très-longtemps qu'il n'avait eu celte vision. « Oh ! se dit-il, est-ce que je suis malade ? » Il replaça sa tête sur l'oreiller ; la toile lui sembla brûlante. Il tourna plusieurs fois dans le lit, espérant trouver à droite le sommeil qu'il n'avait pas trouvé à gauche. Il ne sentait aucune douleur précise. Un serrement de cœur, lent, progressif, continu, une grande chaleur au front, c'était tout. Il ne pensait pas à son fils, et cependant il s'entendit répéter deux ou trois fois, sans raison « Fernand. Fernand. »

Madame Charlerie, avec un peu d'humeur, lui dit :

— Tiens-toi donc tranquille, tu m'empêches de dormir.

Il fit alois des efforts inouïs pour demeurer immobile. Il tendait solidement les bras et les jambes, et pensait : Je ne bougerai point. Mais vainement il tournait encore. Qu'était-ce donc qu'il avait ? Il ne songeait à rien, et il était comme s'il eût été en proie à un souci dévorant. Sans avoir aucun sujet de chagrin, il était envahi par un désespoir intense. Chose explicable dans cette nature où les idées se formulaient obscurément, lentement, il éprouvait l'effet avant d'avoir démêlé la cause. Une fois, il s'écria : « Mais il est parti pour l'Amérique ! » Et il ajouta : « Qui donc est parti ? » Il ne se rendait pas compte qu'il pensait à Rémond Pichard qui était allé, en effet, chercher fortune à Philadelphie.
 
Tout ceci, d'ailleurs, avait lieu dans le vague d'un demi-sommeil fiévreux.

Le matin, il était très-fatigué. « Ne va pas au bureau, » lui dit madame Charlerie. Il répondit : « Il vaut mieux que je n'y aille pas, tu as raison. » Il s'assit dons un fauteuil, et demeura sans mouvement. Ses idées étaient un peu moins troubles qu'elles ne l'avaient été pendant la nuit ; il comprenait qu'une mauvaise pensée lui était venue en songe, et l'avait éveillé. Mais il ne se rappelait son rêve que très confusément. Sûrement il s'agissait de Rémond Pichard et de Fernand. Que pouvaient avoir de commun Fernand et Rémond Pichard ? Au déjeuner il mangea peu, et ne parla point d'abord, mais tout à coup, madame Charlerie ayant par hasard, en racontant une histoire de sa jeunesse, prononcé le nom de M. Fauvel, son premier mari, le bon et gros visage de Siméon s'épanouit en une large grimace de joie.
 
— Ah ! ah ! s'écria le brave homme en se renversant sur le dossier de son fauteuil, je comprends ! je comprends !
 
Et il poussa un éclat de rire si joyeux, si bruyant, si sincère que madame Cbarlerie et Fernand ne purent s'empêcher de faire comme lui.

— Je me rappelle maintenant, continua Siméon en s'interrompant à chaque parole pour rire à gorge déployée, j’ai rêvé de ce que m’a dit Rémond Pichard. Faut-il que je sois bêle pour m'être souvenu des paroles de ce gredin, la nuit, en dormant ? C'est égal, je suis bien heureux de savoir à quoi m'en tenir. Je me croyais malade. Ce bon M. Fauvel ! je l'aimais de tout mon cœur. C'est que, véritablement, Pichard, avec ses bêtises, aurait pu me faire beaucoup de mal si j'étais un esprit faible. Mais, Dieu merci, j'ai du bon sens. Viens m'embrasser, mon fils ! embrasse-moi, Fernande ! Et puisque je ne vais pas au bureau, nous allons prendre une voiture et nous irons nous promener au bois de Boulogne !

Cette journée fut une des plus heureuses de Siméon Cbarlerie. Il riait à tout propos. Au milieu des Champs-Elysées, il sauta au cou de sa femme et la baisa sur les deux joues devant le monde. Quelquefois il se surprenait à regarder son fils, trop longtemps, trop fixement. « Ah ! ça, disait-il alors, est-ce que je perds la tête, moi ? Quel gredin que ce Pichard ! » Et il riait à se tordre.
 
— Mais enfin qu'est-ce que tu as donc ? lui demandait madame Charlerie.

Il répondait :

— J'ai ma femme et mon fils !

Et il était très-content.
 
Ce fut son dernier jour de bonheur complet. La mauvaise pensée était en lui. D'abord elle ne lui revint qu'à d'assez longs intervalles ; le mal n'était alors qu'intermittent. Mais ces retours, quoique peu fréquents, répandaient de la tristesse sur les moments mêmes où il ne songeait pas à cela. Il parlait moins, jouait plus rarement avec Fernand ; quelquefois le soir, avant de s'endormir, il oubliait d'embrasser madame Charlerie.

— Comme tu es devenu sérieux ! lui disait sa femme.

— C'est que je prends de l'âge, répondait-il.

Il n'avait que quarante ans.
 
Lui-même, à vrai dire, il ne s'imaginait pas qu'une idée pût avoir tant d'influence sur un homme, et il était sincère en disant qu'il était devenu sombre parce qu'il était devenu vieux. Quand ce qu'il appelait une « marotte » lui venait à l’esprit, il était ennuyé, non effrayé ; il murmurait : « N’y pensons plus ; » et il croyait qu’il n’y penserait plus.

Jusqu'è présent, d'ailleurs, l'idée ne s'était pas faite sienne. Elle tenait encore à Rémond Pichard, et l'aversion que lui inspirait maintenant son ancien camarade l'aidait à résister plus vivement à l'obsession dont Pichard avait été la cause première.

Il se répétait souvent : « Le menteur n'a pu dire qu'un mensonge. Il a voulu me faire de la peine, mais je ne suis pas assez idiot pour lui donner le plaisir de m'avoir rendu malheureux. Ce qu'il m'a conté n'a pas le sens commun. Il est impossible que Fernand ressemble à M. Fauvel ; je consulterai un médecin. Les médecins en savent plus long que les chasseurs, je suppose. Et puis, où serait le mal ? Quand même Fernand ressemblerait à M. Fauvel, il n'y aurait pas là de quoi se pendre. Est-ce que cela empêcherait ma femme d'être ma femme, et mon fils d'être mon fils ? C'était un très-brave homme que le premier mari de ma femme, — et puis il ne lui ressemble pas le moins du monde, je le sais bien peut-être, puisque c'est à Clémence qu'il ressemble ! » Il ne disait plus Fernande.
 
D'ailleurs, il n'avait pas cessé d'être amical pour sa femme, tendre pour son fils. En apparence, c'était le même homme, plus grave seulement. Madame Charlerie ne remarquait pas les regards qu'il jetait quelquefois, à la dérobée, sur Fernand.
 
Un dimanche, il n'était pas sorti, madame Charlerie, entrant dans le salon pour lui dire qu'elle allait rendre une visite à une amie, le surprit qui refermait vivement une armoire.

— Que cherches-tu donc?  lui demanda-t-elle.

— Rien, un livre, dit-il.
 
Il rougit, parce qu'il mentait. Mais elle ne s'aperçut pas de son embarras, et, prête à sortir, elle lui offrit son front à baiser.

— Tu n'emmènes » pas Fernand ?

— Non.

— Tant mieux.

— Pourquoi?

— Parce que nous jouerons ensemble.

Elle sourit et s'en alla.
 
Ce n'était pas un livre que Siméon cherchait. Il se souvenait qu'il avait vu autrefois, il ne savait où, un portrait de M. Fauvel. Il voulait le revoir. Il se rappelait très-bien les traits de son ancien sous-chef : il était convaincu qu'il n'y avait entre eux et ceux de Fernand aucun point de ressemblance ; pourtant, il n'aurait pas été fâché de s'en assurer mieux encore. Ainsi il en était à avoir besoin de preuves ! Mais, ce portrait, où pouvait-il être ? Il fureta dans tous les coins, sans succès, il demanda à la domestique :

— Madeleine, est-ce que vous n'avez pas vu un tableau avec un cadre noir ? Il n'osait pas dire un portrait.

— Qu'est-ce qu'il représente, votre tableau ?

— Un vieux Monsieur, qui est décoré.

Il n'osa pas nommer M. Fauvel, que Madeleine avait connu cependant.

— Je ne l'ai pas vu, dit Madeleine.

Elle retourna à ses fourneaux.
 
— C'est le portrait de papa Fauvel que tu cherches ? demanda Fernand qui jouait sur le tapis, dans un coin du salon.
 
 — Quoi? Qu'est-ce que tu dis ? Qu'est-ce que le pape Fauvel ! cria Siméon en bondissant vers son fils.

— Papa Fauvel, tu sais bien, c'est le mari de maman.

Siméon se laissa tomber sur un fauteuil ; il avait tout le visage en sueur. Il se rappelait que c'était lui-même qui, naguère, avait coutume de dire « papa Fauvel ; » que l'enfant ne faisait que répéter ce qu'il avait entendu dire ; malgré cela, ces quelques mots lui bouleversèrent Je cœur, et il s'écria :

— Il faut absolument que je trouve ce portrait !

— Il est dans ma chambre, sur la planche au-dessus de mon lit, dit l'enfant ; il doit joliment s'ennuyer tourné du côté du mur.

Quelques secondes après, Siméon Charlerie, assis sur le tapis, devant la fenêtre, tenait son fils d'une main, et de l'autre le portrait de M. Fauvel.
 
— Aucun rapport ! aucun... Ah ! ah ! est-ce que mon Fernand a le nez rond comme une pomme de terre ! Pas du tout. Viens, mon fljs, que je t'embrasse ton nez. Fernand est blond, d'ailleurs. Gredin rie Pichard ! Et cette bouche ! pas la moindre ressemblance, rien, rien !

Le regard de Siméon ne cessait d'aller du visage jaune du portrait à la face rose de Fernand.
 
— Dans la forme des yeux, peut-être, il y a quelque chose. La couleur, par exemple, est tout à fait différente. Mon fils a les yeux bleus, comme Clémence, et les yeux du portrait sont... Ah ! ça, on dirait que les yeux du portrait sont bleus, maintenant ? Non, c'est le jour qui me trompe. Je me souviens que M. Fauvel avait les yeux gris. Quant au front, je ne sais gue penser. Les bosses au-dessus des sourcils, est-ce que Fernand les a ? Oui, il les a ! C'est singulier, tout à l'heure, je ne trouvais aucune ressemblance, et puis, en observant mieux...

Le pauvre homme, à force de regarder, en était arrivé à ne plus voir.
 
— Mais je suis fou ! je suis fou ! cria-t-il en se prenant la tête à deux mains ; puis, attirant son fils sur sa poitrine, il sanglota longtemps dans les cheveux de l'enfant étonné.
 
Trois mois s'écoulèrent ; Siméon maigrissait ; il n'avait plus ce visage gras et doux où aucune inquiétude n'avait jamais tracé de rides ! Depuis quelque temps il parlait peu ; il en vint à ne plus parler du tout. Madame Charlerie remarqua enfin la façon étrange, presque mauvaise, dont il regardait Fernand quelquefois, il dormait mal. Il se fit établir un lit dans salon. Une nuit, madame Charlerie, à travers la cloison, l'entendit pleurer et crier à plusieurs reprises : « Frappant ! c'est frappant ! » Elle se leva et accourut. Siméon, debout, en chemise, marchait à grands pas. Dès qu'il la vit, il se précipita vers un coin du salon et se tint, comme pour le cacher, devant un objet carré qui était appuyé au mur.

— Va-t'en ! Va-t’en ! cria-t-il ; mais va-t'en donc, madame Fauvel !

La pauvre femme eut peur. C'était la première fois qu'il lui parlait avec dureté.

— Pourquoi m'appelles-tu madame Fauvel ? dit-elle en pleurant. Il courut à elle et la prit dans ses bras.

— Je suis un méchant ! Clémence ! Fernande, pardonne-moi !
 
Elle le crut guéri ; mais le lendemain, de tout le jour il ne prononça pas une parole.
 
L'idée fixe, dans cet opaque et paisible esprit, c'était comme, sur l'eau d'une mare, une grosse araignée qui se débat, patauge et s'enfonce.
 
D'autres malheurs survinrent. Un jour, madame Charlerie décacheta, sans prendre garde à la suscription, une lettre adressée à son mari. Cette lettre venait du ministère. Siméon y était informé que, par suite de ses absences d'abord trop fréquentes, et maintenant continuelles, on avait été obligé de pourvoir à son remplacement. Comme madame Charlerie, stupéfaite, achevait sa lecture, elle entendit dans l'escalier le pas de son mari, et s'élancant vers la porte qu'elle ouvrit brusquement :

— Est-ce que c'est vrai ? dit-elle en lui montrant le papier.
 
Siméon devint affreusement pâle ; il n'osa dire ni oui ni non, se prit à trembler de tous ses membres, puis redescendit, sortit en courant, et ne rentra que lorsqu'il supposa sa femme couchée et endormie.
 
Depuis longtemps, en effet, Siméon n'allait presque jamais à son bureau. Assis devant sa table, immobile, il ne pouvait résister à l'envahissement toujours plus intime de la mauvaise pensée. En marchant, il réfléchissait moins et, par conséquent, souffrait moins.
 
Après sa destitution, il resta peu à la maison parce qu'il craignait les reproches de sa femme ; des courses sans but, d'un bout à l'autre de la ville, occupèrent toutes les heures de sa journée. Il marchait droit devant lui, heurtant les passants, n'évitant les voitures que par instinct. Ses lèvres remuaient et il se parlait tout bas. « Ce n'est pas mon fils. Je n'ai pas de fils. C'est le fils de l'autre! » Une fois un coup de vent lui emporta son chapeau, il ne s'aperçut même pas qu'il avait la tête nue. « Je n'aurais jamais cru que cela fut possible, mais c'est vrai. Les savants doivent pouvoir expliquer cela. Hier, surtout, il lui ressemblait affreusement. Quand il est venu m'embrasser, j'ai eu peur. » Le sentiment qui était en lui demeurait obscur. Il ne démêlait pas bien pourquoi cette ressemblance le faisait souffrir, mais il souffrait. Quand il rentrait, le soir, il marchait à pas de loup, espérant qu'on ne l'entendrait pas, et il essayait de se glisser sans être vu dans le salon où était son lit. Mais madame Charlerie le guettait.

— Voyons, Siméon, parle-moi, tu es malade, qu'as-tu ?

Il répondait :

— Oui, oui, j'ai la migraine, mais cela se passera.
 
Et il se mettait à marcher à grands pas dans l'appartement. Sa femme insistait.

— Ne veux-tu pas voir Fernand avant de te coucher ?

Il marchait plus vite, et disait :

— Je le vois ! je le vois toujours !
 
Ou bien il s'arrêtait et fondait en larmes. Quand il pleurait il se trouvait moins malheureux.
 
L'argent manqua bientôt. Ils ne possédaient rien. Ils avaient vécu des appointements de Siméon ; la place perdue, ils restaient sans ressources. Madame Charlerie hasarda quelques remontrances ?

— Tu devrais, dit-elle, aller voir le ministre, il lui répondit :

— Si M. Fauvel vivait encore, il me recommanderait.

La pauvre femme, bien qu'elle fût très-loin de soupçonner la nature du mal qui rongeait Siméon, sentit qu'il y avait dans cette réponse quelque chose qui rendait toute réplique inutile. Elle se tut et se résigna. D'ailleurs, elle éprouvait devant son mari cette sorte d'étonnement qu'inspirent les fous et qui est plus voisin qu'on ne pense de l'admiration. Elle était impressionnée par l'étrangeté de Siméon, bien plus qu'elle ne l'avait été par sa candeur et par sa bonhomie. Elle devenait silencieuse. Aussi, entre le père qui ne parlait pas et la mère qui parlait peu, l'enfant se fit taciturne. Ce ménage, si joyeux naguère, était lugubre.
 
Ces trois personnes allaient, venaient, sortaient, rentraient sans s'adresser une parole ou un regard. Fernand, d'ordinaire, se blottissait sous une table et ne bougeait point, surtout quand Charlerie était là. Il comprenait instinctivement qu'en présence de son père, il devait exister le moins possible. Il avait fallu renvoyer Marianne parce qu'on ne pouvait plus la payer. Il y avait un bureau auxiliaire du Mont-de-piété dans la rue qu'ils habitaient ; les voisins virent entrer madame Charlerie dans le long couloir où naguère, en passant, elle n'osait pas jeter les yeux. Les armoires, en peu de temps, furent vides. Un jour, madame Charlerie emporta sous son châle un objet assez volumineux qui faisait bosse ; c'était la pendule en bronze doré, où deux pigeons se becquetaient les ailes entr'ouvertes.
 
Siméon ne remarqua même pas la disparition de cette chose jadis aimée, et qui, longtemps, lui avait semblé le symbole de son bonheur. Il assistait avec indifférence à la ruine de tout ce qui avait été son orgueil et sa joie. Il ne voyait pas que l'appartement se démeublait peu à peu ; que madame Charlerie portait une vilaine robe sombre de molleton à carreaux, elle jadis si coquette et si pimpante, et que Fernand, qu'il n'habillait plus en zouave, avait des culottes déchirées au genou, qu'on ne reprisait pas. Lui-même, qui prenait autre fois grand soin de sa personne, il était pauvrement vêtu ; il avait un habit d'été, usé et sale, pour courir sous la pluie d'hiver. Il y avait quatre mois qu'il ne s'était rasé. Cette barbe qu'il laissait pousser pour la première fois, et qui était grisonnante et dure, ses cheveux en désordre, ses yeux jadis si placides, où s'allumait maintenant un regard fixe et farouche, ses joues creusées, à la peau jaunie par la bile, lui donnaient un air qui souvent effrayait madame Charlerie.
 
D'ailleurs, il devenait brusque. Un jour, sans raison, après l'avoir longuement regardé, il prit Fernand par l'épaule, et, de l'autre main, lui donna un soufflet. Dans la maladie morale de Siméon, la crise approchait. Une chose qui étonna beaucoup madame Charlerie, c'est qu'un jour en cherchant dans une armoire une paire de draps qu'elle voulait vendre, elle trouva le portrait de M. Fauvel, déchiré, déchiqueté, en pièces ; elle crut voir des traces de dents dans les lambeaux de toile qui pendaient çà et là. D'abord elle éprouva quelques inquiétudes à ce sujet. Puis, indifférente aussi, elle se dit : « Ce sont les rats. »

Un matin, ils reçurent une lettre : on les invitait à dîner.

— Nous n'irons pas, dit madame Charlerie,

Siméon ne sortit point ce jour-là. Il resta assis au coin de la cheminée sans feu. Il paraissait méditer profondément. Comme le soir venait :

— Eh bien, partons, dit-il. Il ajouta :

— Ce sont d'anciens amis : je rencontrerai chez eux quelqu'un qui m'a promis une place.
 
Ces paroles décidèrent madame Charlerie ; elle crut un instant que son mari avait honte de son oisiveté. Elle essaya de composer une toilette avec de vieux chiffons dont le Mont-de-piété n'avait pas voulu ; mais quand elle fit mine d'habiller Fernand, Siméon lui dit :

— Non, les gens chez qui nous allons n'aiment pas les enfants.

— Il y a donc des gens, dit-elle, qui n'aiment pas les enfants ?

— Oui, et qui ont des raisons pour cela.

Fernand se laissa coucher sans rébellion. La tristesse au milieu de laquelle il végétait avait tellement abattu sa vitalité, qu'il n'avait pas même songé à se faire une fête d'aller dîner en ville.
 
A table, Charlerie fut singulièrement gai. Il mangeait, buvait, souriait à sa voisine, et même fit un calembour. Au dessert, il proposa de chanter une chanson. Madame Charlerie ne savait que penser.
 
— L'affaire marche donc très-bien ? lui demanda-t-elle quand on quitta la table.

— Oh ! très-bien, admirablement bien.

Il s'approcha de la maîtresse de la maison, lui annonça qu'il était obligé de s’absenter quelques instants, qu’il ne manquerait pas de revenir avant dix heures, et qu’il la priait de l’excuser. Sa femme le regardait tout étonnée. Il la baisa au iront, et lui dit :

— Attends-moi.

Et il sortit en sifflant un air de danse.

Dans la rue, il marcha en se dandinant comme un bon vivant qui sort de table. « Ils ont du fameux vin dans celte maison, » se disait-il. Il avait le chapeau sur l'oreille, et faisait le moulinet avec sa canne. Il y avait quelque rapport entre ses allures et celles de Rémond Pichard, son ancien camarade. Il arriva sur les boulevards et se mêla aux promeneurs, en souriant. Une femme passant près de lui, il s'arrêta pour la regarder, et pensa : « Eh ! eh ! il faut se donner du bon temps. » Il était véritablement de la meilleure humeur du monde. Il paraissait décidé à se divertir. Il entra dans un café, et comme le garçon lui demandait : « Que faut-il servir à Monsieur ? » il répondit : « Donnez-moi ce que vous avez de plus fort. » Le garçon fut surpris. Charlerie éclata de rire.
 
— Bon, pensa le garçon, en voilà un qui n'engendre pas la mélancolie.

On lui servit un verre de rhum.

— Ce qu’il y a de mieux à faire, se dit-il, c’est de prendre un parti. Quand on passerait sa vie à se désespérer, cela ne servirait à rien. Il faut en finir avec les choses qui vous ennuient. Depuis que je suis décidé, je me sens gai comme un pinson. Broyer du noir, c’est absurde. Ce n’est pas Rémond Pichard qui se serait fait de la bile comme je m’en suis fait. Rémond Pichard, voilà un homme fort.

Quand il eut avalé le verre de rhum, il songea qu’il n’avait point d’argent de quoi payer. Ce n’était point qu’il eût oublié ou perdu sa bourse ; il n’y avait pas d'argent à la maison depuis vingt-quatre heures.
 
— Oh ! oh ! ce sera très-amusant ; je vais me disputer avec le garçon, on ira chercher la police, et la police me conduira au poste. C'est très-drôle le poste.

Et il se prit à rire d'un rire si bruyant qu'une fille rousse, qui était assise à son côté, lui dit pour entrer en conversation : « Vous êtes bien gai, monsieur ? » Il ne répondit pas, il avait une idée. Il profita d'un moment où le garçon qui l’avait servi était occupé dans une autre salle, ouvrit la porte et se mit à courir en riant comme un fou.
 
— La bonne farce ! Je parie que Rémond Pichard serait content de moi. C'est le garçon qui va être attrapé, quand il s'apercevra que je ne suis plus là. Ce que j'ai bu, cela doit coûter au moins dix sous. C'était très-bon. J'ai volé dix sous, c'est très-drôle.

Quand il fut un peu loin, il cessa de courir.

— Maintenant, reprit-il, il faut songer aux affaires sérieuses. Je m'amuse, je m'amuse, c'est un à-compte que je prends ; mais je serai bien plus content tout à l'heure.

Il s’orienta, et suivit la rue de Richelieu. Il parlait tout haut en marchant.
 
— Je suis bien résolu à me rendre heureux. Jusqu'à présent j'ai été un imbécile. Pichard avait raison. La vie de ménage, d’abord, c'est ennuyeux. Je gagnerai de l'argent, j'irai au théâtre, j'aurai une maîtresse. Ce doit être très-gai de souper dans les restaurants, je souperai. Il faudra que je tache de retrouver Pichard quand il reviendra d'Amérique. Nous ferons nos fredaines ensemble. Ah ! ah ! il faut bien que jeunesse se passe.
 
Il était arrivé devant sa maison, il entra. La porte de la loge était ouverte, il vit sa concierge qui mangeait des marrons et buvait du vin blanc en compagnie de quelques voisines.

— Bonsoir, madame, dit-il ; vous donnez une soirée à ce que je vois. Fort bien. Il n'y a pas de mal à prendre du plaisir. Les gens renfrognés sont des imbéciles, voilà de très-beaux marrons, savez-vous ?

— A votre service, monsieur Charlerie.

— Je ne dis pas non. Ils ont une odeur qui tente.

— Vous accepterez bien un verre de vin aussi ?


— Et pourquoi pas ? Peste ajouta-t-il après avoir vidé le verre qu'on lui offrait, il est bon, votre vin !
 
Puis il se retira et monta ses quatre étages en chantonnant : Gai ! gai ! la Faridondé. Il ouvrit sa porte, la referma, et alluma une petite lampe placée sur une table dons l'antichambre.
 
— Il y a longtemps, dit-il, que je n'ai été si joyeux en revenant à la maison.
 
Il avait l'air d'être très-content en effet. Ses yeux brillaient doucement. Il faisait mille gestes inutiles, comme les enfants qui s'amusent ; pour un peu, il eût sauté à cloche-pied. Pour gagner le salon, où il couchait, il fallait traverser la salle à manger ; il s'y arrêta un instant, chercha quelque chose dans le buffet, — du vin peut-être, — et se remit en marche. Il chantait :

Tant qu'on le pourra,
Larirette,
L'on se damnera,
Larira.

Dans sa joie, il essayait de se rappeler toutes les chansons qu'il avait entendues. Mais il n'alla pas jusqu'au salon. La lampe à la main ; il ouvrit la porte de la chambrette oh était couché son fils. C'était une sorte de grand cabinet avec une seule fenêtre donnant sur la cour ; il entra et s'approcha du lit, à peine plus grand qu'un berceau. L'enfant dormait, ses cheveux blonds et longs couraient çà et là sur l'oreiller.
 
— Comme c'est joli un enfant qui dort ! J'ai toujours adoré les enfants. Il y a bien longtemps que je n'ai pas dormi, moi, mais je dormirai tout à l'heure... Voyons, il ne faut pas perdre de temps, car il me semble que j'ai sommeil déjà...
 
Il se rapprocha encore, et tenant toujours sa lampe d'une main, il écarta de l’autre la couverture de Fernand. La petite poitrine grêle et pale de l'enfant apparut toute nue.

— Comme il a la peau blanche ! dit-il.
 
Et il se pencha, sans doute pour embrasser son fils. Il avait tiré de sa poche quelque chose qu'il tenait à la main ; c'était un couteau de table.
 
— Tu comprends bien, petit Fauvel, dit-il d'une voix très-basse, que je suis désolé d'en venir à cette extrémité, mais enfin je ne puis pas m'en tirer autrement. J'ai été malheureux assez longtemps. Ce n'est pas agréable, vois-tu, d'avoir fait un enfant qui se trouve être l'enfant d’un autre, et justement de cet autre qui, avant vous... Mais tu es trop petit pour comprendre cela, et, d'ailleurs, je te l'explique fort mal. Si Rémond Pichard était là, il te l'expliquerait, lui... Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il faut que cela finisse. Je veux dormir et me donner du bon temps. Tant que tu es là, c'est impossible. Aussi, je vais te tuer. J'en suis bien
 
Et Siméon, l'œil brillant, avec un rire malicieux, abaissait lentement son couteau vers la poitrine pale de l'enfant.

— Charlerie ! Charlerie ! es-tu rentré ? Oh es-tu donc ?
 
Lasse d'attendre son mari, madame Charlerie était revenue seule. Agitée de je ne sais quelle inquiétude, elle traversa rapidement la salle à manger, et entra dans la chambre de Fernand. Siméon, au bruit, s'était retourné. Devenu tout à coup d'une pâleur mortelle, les yeux hors de la tête, la bouche béante, il regardait sa femme stupidement.

— Que fais-tu là ? dit-elle, prise d'une horrible épouvante.
 
Alors il eut peur, il se mit à pousser des cris d'effroi, et, comme une bête prise au gîte, il courait en tous sens dans la chambre, cherchant une issue. L'enfant s'éveilla. L'enfant réveillé mit le comble à la terreur de Charlerie.

— Fauvel ! Fauvel ! cria-t-il.
 
Il sauta vers la fenêtre, l'ouvrit brusquement, et, d'un bond, s'élança dans le vide, la lampe à la main.
 
Quelques instants plus tard, quand les voisins, accourus aux cris de madame Charlerie, allèrent le ramasser sur le pavé de la cour, il était mort. Heureusement.

Catulle Mendès



retour
table des auteurs et des anonymes