LE BRUN, A. (18..-19..) : Le Trompette (1908).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (22.XII. 2013)
Texte relu par : A. Guézou
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : n.c.) de L’Ame normande : Revue mensuelle d'Art Régional Illustrée, n°27 de Janvier 1908, 4e année.


LE TROMPETTE
Nouvelle
par
A. LE BRUN
_____

I

EN RENTRANT à la chambrée, Leguern, le trompette du deuxième peloton, accrocha son sabre à la tête de son lit, et machinalement, les yeux vagues, la pensée lointaine, il se prépara pour l’appel de neuf heures. Dans l’air chaud de cette soirée de juillet, les hirondelles passaient avec des cris, emplissant la cour du quartier d’une joie de vie. Les hommes, autour de lui, se poussaient riant haut, comme des gamins lâchés, à la sortie de l’école, et Coupu, le brigadier d’escouade, son voisin, qui remontait de la cantine, une chanson aux lèvres, surpris de le voir si triste, s’arrêta devant lui, l’interrogeant du mot familier des soldats. « Eh bien ! mon pays ? »

Leguern, arraché à sa rêverie, le regarda comme s’il ne l’avait jamais vu, puis retrouvant sa pensée, laconiquement répondit : « Mal… bien mal ! »

Il parlait de Marinette, la fille du cabaretier Goarec qui, tout proche du quartier Murat, derrière le mur de l’infirmerie des chevaux, tenait le petit café propret et pas cher, où, d’année en année, les classes de hussards qui se succédaient dans cette garnison bretonne, venaient boire la dernière bolée avant l’extinction des feux.

C’était là qu’il l’avait connue, rieuse et pas bégueule, servant les soldats – honnête pourtant – et qu’il l’avait aimée très chastement, comme une fille sage, dont il rêvait de faire sa femme un jour.

Depuis des mois, chaque soir, Leguern venait passer là le plus clair de ses sorties, bien accueilli des parents qui le savaient sérieux et de desseins avouables ; leurs accordailles, pour avoir été tacites, n’en étaient pas moins solides et tout le régiment connaissait leur histoire et savait qu’au départ de la classe prochaine où il était libérable, le trompette devait mener la fillette devant le maire et devant le curé.

Seulement, au commencement de l’hiver, Marinette dont la santé avait été jusque là florissante comme une belle primevère épanouie dans ce coin de terre sauvage, s’était mise à tousser, légèrement d’abord, puis chroniquement ensuite. On avait dit : ça passera ; c’est un rhume de mauvais froid ; – et au lieu de passer, le mal s’était aggravé, la minant un peu chaque jour davantage. On ne s’en inquiétait pas encore trop dans son entourage, parce que le printemps allait venir, qui remettrait tout en ordre. Les femmes, ça se détraque ainsi, n’est-ce pas, pour un mauvais hiver, et puis ça se remet avec les beaux jours.

Et le printemps avait passé, puis le commencement de l’été, et Marinette à présent s’en allait de tuberculose, d’un bon galop allongé, au bout duquel le cimetière semblait maintenant inévitable.

Alors, ce soir-là, le pauvre trompette avait passé près d’elle quelques heures dans la petite chambre où la jeune fille achevait de mourir, la sueur aux tempes, haletante, si minée par son mal et l’horrible toux qui la secouait sans trêve, qu’à peine avait-elle eu la force de prendre entre les siennes la main tremblante d’émotion qu’il lui tendait au moment de partir. Et demain, la retrouverait-il vivante, la pauvre petite brunette si maigre, si pâle, qu’elle semblait déjà non plus sa fiancée à lui, mais la fiancée de la mort ?

Puis, comme le sous-officier de semaine allait passer dans la chambrée pour l’appel du soir, mécaniquement, pour ainsi dire, par un reste d’habitude à la discipline, Leguern, comme les autres, s’était rangé au pied de son lit, sans savoir. Et comme le maréchal des logis, une feuille de papier à la main, passait devant lui, consultant le tableau de travail et les ordres de service, il apprit de sa bouche qu’il était commandé de garde, au poste de police du quartier, pour le lendemain. C’étaient vingt-quatre heures d’esclavage forcé, le métier d’un chien à la chaîne. Que d’événements pouvaient survenir durant ces interminables heures ! Sans un geste, la pensée lasse, en bête soumise qui ne discute pas, le trompette, pour faire voir qu’il avait entendu l’ordre, dit seulement : – « C’est bon, maréchal’logis. »

II

Le lendemain matin, il parut avec la garde montante, astiqué, flambant comme d’usage, en bon soldat qu’il était. Seulement, quand la revue terminée, il dut défiler la parade en sonnant à la tête de sa petite troupe, il le fit d’une manière triste et veule qui n’était pas dans ses habitudes. D’ordinaire, il mettait une coquetterie à égrener chacune de ces claires sonneries de cavalerie, pimpantes comme une lançade de cheval qui cabriole, détachant ses notes en artiste, avec une manière à lui qui le faisait reconnaître entre tous au régiment – le coup de langue de Leguern, comme on disait. – Dans cette lourde chaleur de juillet, le soleil blanchissait la cour du quartier, aveuglant d’un grand coup de lumière crue, et une sorte de torpeur inconsciente abrutissait le Breton, engourdissant sa pensée, fondant sa souffrance…

Comme dans un rêve, la journée se traîna, ramenant les mêmes devoirs aux mêmes heures. Il vit partir les escadrons à la manœuvre, puis rentrer à l’heure de la soupe. Il sonna la visite des hommes, puis celle des chevaux, puis la distribution, rappela « aux chefs » pour le rapport, au sous-officier de semaine pour la répartition du courrier, du même geste hébété, du même coup de langue hésitant.

Mais, quand après la soupe de cinq heures, la journée de travail finie, dans l’oisiveté momentanée qui en résultait pour lui et la fraîcheur du soir qui ravivait sa pensée, le trompette retrouva un peu de loisir pour songer et la faculté de sentir sa souffrance, alors, l’idée que Marinette, là, si près de lui, à deux pas, était peut-être morte ou agonisante et qu’il ne pouvait la revoir, lui fut si pénible qu’il n’y put tenir. – Et comme Coupu, son brigadier, rentrait au corps de garde avec le père Caujolles, l’adjudant, leur ronde faite, il prit bravement son parti et demanda l’autorisation de se faire relever de garde pour aller en ville un moment. Le vieux sous-officier n’en revenait pas, si surpris d’une telle prétention contraire à tous les règlements, si effaré à la pensée de laisser sortir du quartier un homme « de service », qu’il en bredouillait en refusant… Mais Coupu intervint pour son camarade de chambrée, expliquant ses raisons – « Voyons, mon lieutenant, vous savez bien la petite Goarec, c’est sa promise, à lui ; elle est si mal qu’on n’attend plus que la fin… Alors, vous comprenez ! » Caujolles réfléchissait. Pardieu oui ! Marinette, cette gosse qu’il avait fait jadis sauter sur ses genoux, dans ce petit café, chez les Goarec, alors qu’il n’était encore que brig’four’ au peloton hors-rang. Ah dame ! ça datait… et, brave homme, au fond, il accorda ce qu’on lui demandait : « Allez, trompette, mais pas de blagues, vous savez ! Jusqu’à l’appel seulement. Autrement, moi, je ne sais rien et c’est vous qui trinquez tout seul, s’il y a de la casse ! » – Et, prenant à peine le temps de remercier, Leguern, rapidement, s’esquiva.

Quand il rentra, quelques heures après, la pauvre petite vivait encore, mais tellement à bout de forces, qu’il avait bien compris en lui mettant au front son baiser, que c’était le dernier donné par lui à la mourante. L’avait-elle reconnu, seulement ? Le prêtre était venu pour l’extrême-onction dans la journée et la mort, l’horrible mort planait maintenant dans la chambre, semblait attendre, impatiente, le moment d’emporter cette petite qui n’avait pas encore vingt ans.

Alors, juste comme le premier coup de dix heures tombait, grave, de l’horloge, dans le recueillement de la splendide nuit étoilée, le trompette, les yeux secs, le cœur broyé, s’avança au milieu de la grande cour silencieuse et en retrouvant son amour propre d’artiste, avec une maëstria superbe, il lança « en fantaisie » les premiers sons de l’extinction des feux :

Qu’est-ce qui t’a dit ça, ma fille,
C’est un hussard…

Très pures, les notes de l’air mélancolique montaient lentement une à une, dans le silence religieux, vers le grand ciel tout scintillant. L’une après l’autre, les lumières, aux fenêtres du quartier, s’éteignaient et il semblait à Leguern que toute sa douleur passait dans la tristesse de sa sonnerie, comme un adieu que l’autre, là-bas, dans sa petite chambre, devait entendre et qui allait l’aider à mourir.

III

Mais le lendemain matin, le doute, l’horrible doute recommença à travailler son cerveau douloureux. Vers l’aube, quand les premières lueurs parurent, d’un rose d’espoir, et que l’éveil des oiseaux eut mis dans les branches un gazouillement qui semblait de la joie saluant la lumière et chantant la vie, il souffrit tant, le pauvre petit Breton, avec un tel désir de la revoir, morte ou vivante, que sans réfléchir aux conséquences de son acte, sans rien prévoir, ni prévenir personne, dans une résolution soudaine d’impulsif, il franchit la grille du quartier et rasant le mur, courut jusqu’à la petite maison des Goarec.

Cette fois, la mort avait fait son œuvre : la petite fiancée n’était plus.

Près du lit où, entre les lumières, elle reposait blanche et calme, comme heureuse, comme libérée, le pauvre trompette secoué de sanglots, resta longtemps abîmé dans sa douleur, jusqu’au moment où le père Goarec, lui frappant doucement l’épaule, dit avec tristesse, mais ferme, en homme qui sait le métier de soldat : « Faut t’en aller, mon petit. Ecoute ce qu’ils disent là-bas. »

Comme un dormeur, brusquement arraché à son rêve, Leguern, rappelé à la réalité, prêta l’oreille. Du quartier, s’envolait la sonnerie bien connue des quatre appels, le rassemblement général auquel chacun doit répondre. – Alors, secoué de sa torpeur, poussé dehors, il regagna la caserne, sans hâte, indifférent à tout désormais. Comme il franchissait la grille, le brigadier de garde Coupu, l’air très triste, lui posa la main sur l’épaule – « Trop tard, mon pauvre vieux ! Ton absence a été signalée.  On a fait descendre un autre trompion à ta place. Faut que je te mène en cellule, à présent. Va te mettre en tenu de treillis, que veux-tu !... »

…………………………………

Dans le noir de la prison, deux jours avaient passé d’hébètement morne et de stupeur inconsciente où sa douleur était de l’abrutissement. Quelque chose existait-il autour de lui ? A l’horloge, les heures qui sonnaient, semblaient scander la vie d’un pays étranger, d’un monde lointain, où rien de lui ne pouvait être désormais. – Les mille bruits qui emplissaient la cour du quartier, si familiers à l’oreille du soldat, que chacun d’eux lui suffit pour fixer avec précision l’heure, presque l’instant exact de la journée, il ne les percevait pas. Le temps passait pour lui, dans une sorte de rêve douloureux où dominait la sensation très nette d’une souffrance précise, lancinante du crâne que tenaillait toujours la même idée fixe : le souvenir de la morte avec parfois un retour vague à sa propre situation : oui, abandon de poste, c’est la cassation, la perte de ses galons de trompette, le conseil de guerre peut-être, la dégradation publique, qui sait ?... Cette perspective l’aurait empli de honte en toute autre circonstance. Il s’étonna de lui accorder si peu d’importance, de revenir tout de suite à l’autre pensée, la seule qu’il pût vraiment sentir…

Et tout à coup, il tressaillit de la tête aux pieds : une psalmodie de mort montait de la rue, les chants religieux d’un enterrement catholique, les répons alternés de la voix grave du prêtre ou nasillarde des enfants de chœur. – Il se rappela : de l’habitation des Goarec au cimetière, le trajet du convoi de Marinette devait emprunter, en effet, cette voie où s’élevait le quartier de cavalerie et sur laquelle donnait l’étroite fenêtre grillée de sa cellule. Dans le cri : « Aux armes ! » jetée par la sentinelle, il entendit le poste sortir, se former au dehors en bataille pour saluer la pauvre petite morte qui passait, tandis qu’avec un tremblement de tout son être, sa pensée à lui, s’en allait derrière ce cercueil, qui emportait toute sa jeunesse, tout son amour, tout son cœur.

A. LE BRUN.


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