Prix de vertu fondés par M. de Montyon : discours prononcé par M. Nodier, directeur de l'Académie française, dans la séance du 11 Août 1836, sur les prix de vertu....- Paris : Imprimerie de Firmin et Didot, 1836.- 63 p. ; 15 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (07.05.1998)
Texte relu par : A. Guézou
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(suite et fin)
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NOTICE SUR JEANNE PARELLE,
ET SUR LES SOINS QUE, DEPUIS VINGT-CINQ ANS,
ELLE DONNE A SES PARENTS MALADES OU INFIRMES.

Dans le Rapport sur les Prix de vertu, qui a compris, cette année, tous les détails relatifs, non-seulement aux prix obtenus, mais à toutes les médailles accordées, M. le Directeur de l'Académie a exprimé le voeu que le Mémoire sur les actions vertueuses qui ont mérité une de ces médailles à Jeanne Parelle, fût mis sous les yeux du public. Les principaux passages de cette pièce intéressante seront joints ici, pour compléter le Rapport.

Jeanne Parelle est née à Coulange, près de Montrésor, dans le département d'Indre-et-Loire, en 1786.

Son père, Jacques Parelle, était terrassier, et connu pour un très-brave homme, laborieux, et élevant bien sa famille. Il avait à Coulange une petite maisonnette, avec un très-petit champ. Sa femme, Marguerite Baudoin, lui donna huit enfants, qu'elle a élevés dans l'amour du travail, et dans de grands sentiments de piété.

Sous l'Empire, deux de ses fils sont partis pour l'armée, où ils sont morts. De ses quatre filles, deux se sont mariées, l'une à un marinier, l'autre à un terrassier ; les deux autres sont entrées en condition. Jeanne avait prix ce dernier parti ; elle servait, comme domestique, chez un menuisier des environs. Des personnes qui l'ont connue alors, et qui vivent encore, rendent témoignage de sa bonne conduite.

En 1811 ou 1812, la mère Parelle, qui avait alors plus de cinquante ans, devint infirme ; elle eut plusieurs attaques de paralysie, et elle ne put bientôt plus marcher qu'à l'aide d'un bâton. Jeanne vint voir sa mère, et lui dit : Je veux rester avec vous ; servir pour servir, vaut-il pas mieux que je serve ma mère, que de rester avec des étrangers ?

Cette résolution de Jeanne ouvrit pour elle une carrière de vingt-cinq années d'épreuves, de sacrifices, et de vertus de tout genre.

A peine était-elle revenue chez ses parents, qu'elle perdit son troisième frère, mort à la suite de fatigues excessives, à l'âge de vingt-cinq ans. Jeanne le pleura beaucoup, et elle en parle encore en ces termes : C'était celui que j'aimais le mieux ; il avait le même coeur que moi pour nos parents.

L'année suivante, son père revenait un jour du travail ; tout à coup il s'évanouit, perdit connaissance, et parut sans mouvement. Les voisins accoururent. Rien ne pouvait rappeler le malade à lui ; on s'effraya. «Ma pauvre Jeanne, votre père est mort. - Non ! non ! cria-t-elle, mon père n'est pas mort » Elle courut à lui, et, lui soutenant la tête, elle lui desserra avec force les dents. Aussitôt il rendit une abondante quantité de sang, revint à lui, et demanda pourquoi on l'entourait. Il n'avait aucun sentiment de ce qui s'était passé. Jeanne riait, pleurait, était hors d'elle-même : «Je le savais bien, répétait-elle, que mon père n'était pas mort !....»

Dans la famille, on le crut sauvé ; mais le lendemain le même accident se reproduisit ; Jeanne eut recours au même moyen, et son père fut encore soulagé. De même que la veille, il n'en conserva aucun souvenir.

Ce mal devint habituel, et se renouvela tous les soirs, pendant dix ans. On ne consulta qu'une seule fois un médecin, qui ne sut rien prescrire.

Jeanne poursuivait seule sa courageuse assistance.

Que ce mot n'étonne pas : car il faut tout dire pour bien faire connaître tout l'héroïsme de cette fille.

A chaque accès, Jeanne ouvrait violemment la bouche de son père, pour donner un passage au sang ; et comme les dents étaient contractées avec force, et que le pauvre homme n'avait pas de connaissance, Jeanne avait les doigts constamment mordus. Il y avait des moments où les os étaient presque à découvert ; et cela ne l'empêchait pas de recommencer tous les jours, sans que jamais son zèle se ralentît !... Elle se servait tantôt d'une main, tantôt de l'autre ; elle avançait plus ou moins les doigts pour garantir les endroits le plus malades, mais jamais elle ne se décourageait.... et elle a continué pendant dix années consécutives, tout en faisant l'ouvrage de la maison, qui est rude à la campagne. Avec ses doigts déchirés, il lui fallait tous les jours, par le froid ou par la chaleur, traire une vache, aller à l'herbe, etc.

Quand son père voyait ses doigts dépouillés, les larmes lui venaient aux yeux. Ne recommence plus, Jeanne, lui disait-il. - Mais, mon père, puisqu'il n'y a que cela qui vous fait revenir. - Eh bien, laisse-moi mourir ; pour ce que je fais à présent, cela vaudrait mieux».

Rien ne faisait plus de peine à cette fille dévouée que d'entendre son père parler de la sorte : «Laisser mourir mon pauvre père ! s'écriait-elle ; j'aurais donc été bien dénaturée et abandonnée de Dieu !... Si j'avais servi un maître, qui aurait eu besoin du même service, je le lui aurais rendu. Pour mon père, il aurait fallu m'attacher pour m'empêcher de continuer».

Quelquefois ses voisines voulaient la détourner : «Je le laisserais, à votre place, ce bon homme, lui disait-on, il reviendrait peut-être de lui-même». Elle répondait : «En attendant, je ne voudrais pas le risquer ; j'aurais, après cela, la mort de mon père à me reprocher».

Bientôt la tâche de Jeanne devint plus difficile encore. La vue de son père s'était affaiblie (il avait plus de soixante ans). Il finit par devenir presque aveugle. Plus de travail possible. On vendit la maisonnette pour avoir de l'argent.

La mère devenait aussi de plus en plus infirme ; ses yeux se perdaient comme ceux de son mari ; elle ne faisait plus rien du tout que dire son chapelet toute la journée.

Enfin, après dix ans, le pauvre Jacques Parelle mourut, et Jeanne le pleura. «Vous devez vous trouver contente, lui disait-on, il ne pouvait aller loin, et vous aurez besoin de la peine et du mal de moins».

«Ceux qui me disaient ça croyaient me consoler, et ils ne faisaient que me faire de la peine ; ils ne savaient pas comme j'aimais mon pauvre père !... Enfin, Dieu lui a donné sa récompense, et moi j'aurai la mienne».

Jeanne resta seule avec sa mère quinze autres années. Elle filait, allait à l'herbe, et bientôt n'eut plus d'autre ressource que la charité publique.

Sa mère, qui jusque-là pouvait se traîner à l'aide d'un bâton, devint complètement aveugle ; et la paralysie ne lui permit plus aucun mouvement : il fallait la lever, la coucher, l'asseoir.

Jeanne n'avait plus le temps de filer, et sa misère allait toujours croissant. Il y avait VINGT ANS que Jeanne suffisait à tout, vingt-ans qu'elle n'avait passé une nuit sans se relever !....

Sa soeur aînée, qui était mariée à Blois, l'engagea alors à venir dans cette ville, en l'assurant qu'elle y trouverait plus de ressource qu'à la campagne.

Jeanne, dans cet espoir, entreprit le voyage, et emmena avec elle sa mère, âgée de quatre-vingts ans. Une quête l'aida à faire ce voyage, et à transporter un chétif mobilier.

Arrivée à Blois, Jeanne descendit chez sa soeur ; mais cette soeur, qui avait trois enfants, et qui était obligée d'aller en journée pour vivre, ne put se charger longtemps d'une telle hospitalité.

Jeanne se trouva encore une fois seule avec sa mère. Elle loua une chambre, et obtint du bureau de charité trois pains et trois livres de viande par mois. C'était en 1830.

Depuis cette époque, on la voit toujours patiente, toujours douce, toujours religieuse, et reconnaissante envers ceux qui l'assistent.

Le détail des soins qu'elle donne à sa mère est à peine croyable. Cette femme a été très-religieuse. Depuis quelque temps, elle est tombée tout à fait en enfance ; mais jusque-là, et tant qu'elle a eu un reste de connaissance, elle priait toute la journée dans son fauteuil. Une veille d'Assomption, elle dit à sa fille : «C'est demain la bonne Dame d'Août ; je voudrais bien aller à l'église».

Dans une meilleure position, et avec des moyens de transport, des enfants même dévoués croiraient pouvoir objecter la difficulté de conduire une personne si infirme... mais Jeanne, qui prend sur elle toute la peine, ne sut rien dire, sinon : «Vous voulez aller à l'église ? Eh bien, ma petite mère, j'irons ; oui, ma mignonne, mon amie, je vous y mènerai, soyez tranquille». Et elle lui prend la main et la baise. Car c'est avec ces soins et ces douces attentions, et ce ton caressant, qu'elle parle sans cesse à sa pauvre affligée, comme elle l'appelle.

Et le lendemain, Jeanne passe son bras gauche dans le bras d'un grand fauteuil ; elle met sa mère debout, la prend avec son bras droit ; la vieille mère, soutenue ainsi, se laisse traîner pendant deux pas... puis on s'arrête ; Jeanne l'assied un moment sur le fauteuil ; puis elle l'a relève, et on recommence. Cette route pénible dure plus de trois quarts d'heure, pour un trajet de cinq minutes à peine.

Au retour, qui se fait de la même manière, Jeanne est toute gaie : «Eh bien, ma chère amie, dit-elle à sa mère, avez-vous bien prié le bon Dieu ? Êtes-vous contente ? Vous n'êtes pas fatiguée, n'est-ce pas ?»

Cette promenade laborieuse a depuis été renouvelée autant de fois que la bonne femme l'a souhaité.

Souvent on a conseillé à Jeanne de laisser mettre sa mère à l'hôpital.

«Ça me fend le coeur quand on me dit ça», répond-elle.

«Mais, Jeanne, votre mère serait bien soignée.

- Je le sais bien ; ce n'est pas par mépris de l'hôpital : elle aurait les soins ; mais la douceur ? qui est-ce qui la lui donnerait ?»

Une autre fois, elle ajoutait :
«Dieu nous laisse nos parents pour que nous en ayons soin ; si j'abandonnais ma pauvre affligée, m'est avis que je mériterais que Dieu m'abandonne».

Jeanne et sa mère habitent un rez-de-chaussée. Cette circonstance a permis à quelques personnes de s'assurer que l'excessive douceur de cette fille à l'égard de sa mère ne se démentait jamais. Jeanne garde pour elle le pain mêlé que lui donne le bureau de charité, et achète pour sa mère du pain blanc. Elle lui procure aussi, le plus souvent qu'elle peut, du beurre, du fromage et du lait.

Pour elle, on ne la voit jamais manger autre chose que des pommes de terre ou des navets.

Un jour, M. le curé lui fit porter une tourte dont on n'avait presque rien mangé. Longtemps après, on s'étonna d'en voir encore chez elle.

Vous n'avez pas fini votre tourte ?

«Ah ! je la ménage pour ma mère ; je lui en coupe de bons petits morceaux à ses repas ; ça la régale

«Vous n'en mangez donc pas ?

«Ce serait grand dommage que j'en mange, pour lui rogner sa portion à la pauvre femme : c'est sa petite jouissance ; elle n'en a pas tant, la pauvre affligée... Ni voir, ni entendre, toujours souffrir !... c'est bien le moins que je lui fasse ce que je peux».

Il y a quatre ans, par un grand froid, on la trouva cherchant à couvrir sa mère avec une vieille pelisse usée et sans chaleur. «Je la cache comme je peux, dit-elle, mais c'est trop mince» ; et elle paraissait triste. Le lendemain on lui porta une bonne couverture de laine.

Et quand on revint, on trouva deux rubans cousus aux côtés de la couverture mise en double et entourant les épaule de la vieille mère, de manière que le froid ne pouvait l'atteindre. Jeanne était rayonnante : «Voyez, disait-elle, je lui ai cousu ça ; elle n'est pas gênée, et elle a bien chaud. La nuit, je lui déplie sa petite couverte, et je la mets sur son lit. Bénis ceux qui couvrent ma mère, Dieu les mettra à couvert dans son paradis».

Une autre fois, on lui donna pour elle-même une paire de vieilles manches en flanelle : à peine, par le froid, avait-elle les bras couverts.

«Vos manches sont-elles bien ?» lui dit-on.

«Je les ai défaites ; ma mère se plaignait de douleurs aux genoux, et j'ai cousu les morceaux de flanelle à son cotillon : ça sera chaud, voyez-vous ; ça lui fait bien, la pauvre femme». Et c'était vrai ; les morceaux étaient redoublés et arrangés avec une intelligence parfaite.

Cette tendresse se montre en tout, et paraîtrait singulière si on voyait Jeanne de moins près.

Au milieu de ses infirmités, la mère Parelle est si bien assise dans un fauteuil, si blanchement arrangée, qu'il est aisé de voir comme elle est soignée. Dernièrement une visiteuse dit à Jeanne :

«Elle est fraîche, en vérité, votre mère».

La bonne fille sourit, et son visage s'anima comme celui d'une mère qu'on flatte par un compliment inattendu sur son enfant : «Vous trouvez ? dit-elle ; ah ! la pauvre femme ! elle est plus fraîche que moi ! elle ne pâtit pas tant !» Puis elle soupira et dit : «Si j'étais seulement assez heureuse pour qu'elle pût m'entendre !»

C'est que, depuis plusieurs mois, cette pauvre femme est arrivée à un état complet d'enfance et de surdité. Aujourd'hui elle ne sait plus où elle est ; elle ne reconnaît plus sa fille, et Jeanne ne peut surmonter la tristesse que lui donne ce nouveau genre de peine.

«Où est Jeanne ? dit la mère. - Elle est là, ma mignonne ; là, près de vous ; voilà sa main ; elle est là, chère amie, n'ayez pas peur».

Mais la bonne femme n'entend pas, et Jeanne soupire.

«Si vous l'aviez connue, dit-elle, quand elle avait toute sa raison ! Ah ! c'était une si digne femme ! Elle a tant travaillé pour élever huit enfants dans des temps si durs ! Elle était si douce et si bonne ! Depuis si longtemps qu'elle est malade, si elle est tourmentante, ce n'est pas sa faute ; c'est la souffrance qui veut ça. Ah ! elle aura une belle récompense devant Dieu !»

En effet, tant qu'elle a conservé sa tête, la mère Parelle était aussi admirable par sa résignation que sa fille l'était par sa pitié filiale. Mais maintenant les soins qu'il faut lui donner deviennent de plus en plus pénibles. Jeanne suffit à tout ; et, quoiqu'elle soit elle-même souvent malade, jamais elle ne se plaint ni ne se décourage. L'hiver dernier encore, elle a passé deux mois entiers sans se coucher. Tant de zèle, de constance et de persévérance filiale ne méritent-ils pas aussi leur récompense ?


discours
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