JANIN, Jules (1804-1874) :  Maître et valet (1839).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (08.XI.2014)
Texte relu par : A. Guézou.
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : nc) des Mélanges et variétés – volume 1, tome deuxième des Oeuvres diverses de Jules Janin publié par Albert de La Fizelière en 1876 à Paris pour la Librairie des Bibliophiles.



MAITRE ET VALET

PAR

Jules JANIN

~ * ~

JE me souviendrai toute ma vie du premier grand dîner que je fis à Londres ; j’eus le temps de tout entendre et de tout voir, attendu que je ne savais ni la langue ni la cuisine employées dans ce repas. Mon rôle fut donc tout passif une grande partie du repas, et ce ne fut qu’au second service, quand enfin se montrèrent la langue et les vins de France, si joyeusement annoncés par le fracas du bruit et la mousse pétillante, que je commençai à devenir à peu près un homme, comme on est un homme toutefois lorsqu’on se trouve encore à jeun avec des gens qui ont fort bien dîné.

Voici ce qui me frappa ce jour-là, et je vous raconte ce fait non pas tant comme une histoire amusante que comme une étude des mœurs anglaises ; quand je vous l’aurai racontée de mon mieux, vous ferez de mon histoire ce que vous voudrez, si tant est qu’on puisse en faire quelque chose.

Donc (vous voyez que ce commencement se ressent un peu de l’embarras d’une conversation anglaise), j’étais assis à ce dîner à côté d’un gentilhomme anglais, très-poli, très-aimable, très-grand buveur et fort communicatif pour un Anglais qui est chez lui, dans son île, sous sa charte anglaise, propriétaire, éligible, élu, car celui-là était membre de la chambre des Communes. Il était très-honoré de toute l’assemblée. On écoutait ses moindres paroles avec déférence ; les laquais de la maison, véritables laquais anglais, insolents et bien tenus comme des laquais de l’ancien régime français, avaient pour mon voisin toutes sortes d’égards et de respects. Évidemment c’était un homme riche et considérable, c’était aussi un homme spirituel et hospitalier ; car, une fois qu’il eut essuyé le premier feu de la conversation et qu’il y eut reparti pour sa part, il finit par m’apercevoir : alors il me parla en français et me fit verser le premier verre de vin de Champagne, si bien que nous fûmes tout de suite amis.

En général, on ne rend pas assez justice au vin de Champagne. Il est vrai qu’on le boit à longs traits, mais il est aussitôt oublié qu’il est bu : on le dépense comme on dépense son esprit, au hasard et à tout propos. C’est surtout lorsqu’on a quitté Paris que l’on comprend bien ce que c’est que le vin de Champagne. Paris est la véritable patrie du vin de Champagne : ce n’est que là qu’il se plaît ; là seulement il est l’aise, là seulement il a toute sa joie, toute sa verve et toute sa puissance. Le vin de Champagne aime les jeunes gens de Paris, et surtout les femmes de Paris ; il aime les nuits de Paris : il se complaît avec le diamant sur la gorge des belles ; il se mêle à leurs larmes d’amour, il donne le courage du duel et le courage du jeu, tous les courages secondaires. C’est le vin de Champagne qui dompte les chevaux anglais, qui conduit les tilburys au bois de Boulogne ; il anime nos boulevards le soir, il se dandine à Tivoli, et se promène à Coblentz : c’est notre poésie de toutes les heures, c’est notre élégant et facile et amoureux opium. Vive le vin de Champagne à Paris !

Hors de Paris, le vin de Champagne n’est plus qu’un exilé qui se rappelle quelquefois son sourire et sa gaieté ; mais il s’en souvient seulement à de rares intervalles ; puis il retombe dans sa tristesse, songeant à la patrie absente. Que voulez-vous en effet qu’il devienne ce pauvre vin, débouché par des mains brutales de province ? comment peut-il éclater et rire dans une fougère commune et mal taillée ? que peut-il dire à ces femmes qui se voilent la gorge et qui lèvent le bras d’une façon pudique ? que voulez-vous qu’il fasse englouti dans de profonds gosiers abrutis par l’alcool ? Pour nous, ce n’est pas un vin de la province, c’est un vin de Paris. Laissez à la province le vin de Mâcon, noble et franc, libéral et frondeur, ennemi né du sous-préfet et du maire ; le vin du Rhin, qui porte des éperons et des moustaches, véritable soldat toujours prêt à dégainer ; laissez à la province même le vin de Bordeaux, mélancolique et froide boisson qui rencontre encore en province des hommes de Paris pour la comprendre. Mais le vin de Champagne ! par Voltaire ! c’est l’enfant parisien, c’est la joie parisienne. Il aime, il devine, il reconnaît le Parisien partout où il le rencontre ; il brûle alors de briser sa prison de verre pour venir se jeter dans ses bras ! Le vin de Champagne et le Parisien se reconnaissent à mille lieues de distance. Que de longues et douces étreintes ! que de paroles d’amour ! que de bonheur de se revoir ! que de promesses de ne jamais se quitter ! Le vin de Champagne, mon Dieu ! c’est notre trucheman dans les déserts de l’Afrique, c’est notre consul actif et dévoué en Orient, c’est notre pavillon protecteur dans la vaste mer, c’est notre riche et puissant ambassadeur dans les hautes nations, c’est le grand cordon bleu, c’est la noble armoirie que nous portons tous sur notre poitrine et sur notre voiture, nous autres Parisiens, dans les cours étrangères ! Je me sentis donc très-disposé à être Anglais, ou, si vous aimez mieux, tous ces messieurs se reconnurent Français, quand le vin de Champagne parut à table, escorté par le bouchon qui saute, comme une grande dame est escortée par son coureur.

A ce moment-là nous fûmes tous compatriotes, tout le monde but et parla français ; je fus le roi du festin. Vous raconter tout ce qui se dit alors, je ne saurais : d’ailleurs, ce n’est pas là mon histoire ; il faut attendre, pour que mon histoire arrive, que la plupart de ces gentilshommes se retirent, et que nous restions seuls à table tout occupés à boire, le gentilhomme anglais, moi et toi, mon cher et digne Hawtrey, que cette scène, digne de Sterne, a ému jusqu’aux larmes.

Nous étions donc tous les trois buvant à de petits traits dans de longs verres, et tenant de très-sérieux discours sur toutes choses frivoles, le jeu, l’amour, les chevaux, les femmes, la politique, et enfin les deux héros poétiques de France et d’Angleterre, Shakespeare et Jean-Jacques Rousseau ; car vous remarquerez qu’il n’y a pas un Anglais qui ne parle de Jean-Jacques, pas un Français qui ne s’entretienne du vieux Will. Quel que soit donc le cours d’une conversation entre Anglais et Français, il faut toujours qu’elle arrive invariablement à ces deux hommes. Cela tient à ce que nos voisins ont accueilli J. J. Rousseau, persécuté en France ; cela tient à ce que, nous autres, nous nous sommes tout récemment soumis à Shakespeare, ce dieu méconnu, héros tout nouveau pour nous, auquel nous avons présenté notre épée par la poignée. Nous parlâmes donc de Shakespeare et de J. J. Rousseau ce soir-là.

Je ne sais comment ni pourquoi je vins à dire à notre Anglais, qui les comparait l’un à l’autre avec beaucoup d’esprit, sinon de sens, et qui trouvait plus d’une affinité entre ces deux génies sauvages qui éclatent tout à coup par unique besoin d’éclater, et qui se manifestent au dehors par la pensée et par l’éloquence, comme fait un volcan ordinaire, par des éruptions de toutes sortes. « Ajoutez ceci à votre portrait, lui dis-je, qu’ils ont été tous les deux domestiques ; que Shakespeare a tenu les chevaux à  la porte des théâtres, et que J. J. Rousseau a servi à table chez un grand seigneur. » J’avais dit cela comme quelque chose de très-simple, de très-connu et de parfaitement naturel.

Mais, jugez de ma surprise ! à peine eus-je achevé cette malencontreuse proposition, que je vois la figure de notre Anglais pâlir tout à coup et devenir blanche et triste, de joyeuse et rubiconde qu’elle était. Je crus d’abord que le digne homme venait d’éprouver les atteintes d’un mal subit, et je me préparais à lui porter secours, quand tout à coup il se leva de table en sanglotant ; puis, d’un geste il renvoya le domestique qui nous servait. Quand il eut versé deux ou trois de ces grosses larmes honnêtes qui sortent de l’âme, qui ont tant de peine à couler, et qui font tant de mal à voir :

« Mon Dieu ! s’écria-t-il, mon Dieu ! que vous m’avez fait de mal sans le vouloir, Monsieur ! »

En même temps il reprit sa place à table ; il appuya son front sur sa main gauche ; de sa main droite il se livrait à un mouvement convulsif par-dessus son épaule, comme s’il voulait en arracher quelque chose.

Nous étions là tous les deux le regardant bouche béante, Hawtrey, immobile, et ne songeant même pas à s’expliquer ce spleen subit autrement que par l’ivresse ; moi, avec notre malheureuse littérature d’échafaud et de bagne, m’attendant enfin à me trouver en présence d’un de ces êtres flétris par les lois, comme on dit, que la société rejette de son sein, dont les romans abondent, qu’on voit partout sur nos théâtres, et que dans le monde on ne rencontre nulle part.

Que sait-on ? j’allais peut-être voir une chose que je n’ai jamais vue, ni moi ni bien d’autres : un galérien en chair et en os !

Mon soupçon, tout littéraire et tout dramatique qu’il était, prit bientôt une grande consistance, quand j’entendis l’honnête gentleman s’écrier, en portant un regard effaré sur son épaule :

« Ne voyez-vous rien ? ne voyez-vous rien, Messieurs, sur mon épaule ? »

En même temps, son geste convulsif allait toujours.

Hawtrey lui répondit comme répondrait un véritable Français, qu’il ne voyait rien sur les épaules de Son Honneur, si ce n’est un très-bel habit de très-beau drap. Moi, silencieux et morne, je pensais fièrement que le gentilhomme s’était trompé, et qu’il avait voulu dire : Ne voyez-rien sous mon habit, et non pas sur mon habit. Je me croyais très-habile d’avoir deviné cela : il y a des moments où l’on pousse la bêtise jusqu’à la cruauté.

Cependant le gentilhomme reprenait toujours : « Ne voyez-vous rien là, sur mon habit ? ne voyez-vous pas cette maudite aiguillette ? » Puis tout à coup, remarquant mon étonnement à moi, désappointé que j’étais, de trouver une simple aiguillette sur une épaule que je croyais au moins marquée d’un fer chaud :

« Oui, dit-il en serrant les poings, oui, j’ai porté l’aiguillette ; oui, j’ai été laquais ; oui, j’ai servi à table ; oui, j’ai frotté les bottes d’un autre ; oui, je suis un valet indigne d’être assis à vos côtés. Donnez-moi une place derrière vos siéges, Messieurs, et permettez-moi de vous servir !

Hawtrey, bon comme il est et Anglais comme il est, prit pitié de ce bon gentilhomme, et lui adressa de consolantes paroles. Moi, j’avais un bien mauvais cœur ce soir-là ; ce n’est pas ma coutume pourtant ! Moi, je me disais que pour l’intérêt du drame, si l’aiguillette était un acteur moins héroïque que le fer chaud, c’était aussi un acteur plus inattendu et plus nouveau, et je me demandais ce que ce drame allait devenir.

Mais alors commença un drame véritable, d’une grande énergie, d’une passion irrésistible, d’un intérêt puissant, tragédie jouée par un seul acteur, péripétie cruelle, fatalité inévitable ; éloquence, colère, larmes, pitié, rires aussi, rien n’y manquait. C’était un drame digne de Shakespeare, et qu’il n’aurait pas laissé  échapper, j’en suis sûr, si, comme moi, il eût pu entendre cet homme parler avec tant de cœur et d’âme et de regrets, et nous faire passer avec lui par toutes les angoisses de sa condition passée que je lui avait rappelée si mal à propos.

Tout ce qu’il nous dit ce soir-là ne pourrait se redire ; il faudrait bien du génie vraiment pour se souvenir de tous ces éclats de passion ; voilà à peu près ce qu’il nous dit cependant :

« Oui, j’ai été domestique ; oui, j’ai porté la livrée ; oui, je sens encore l’aiguillette fatale que n’ont portée ni J. J. Rousseau, ni Shakespeare ; oui, je sais trop bien quel est ce supplice d’avoir son âme attachée au son d’une sonnette. Vous êtes tout seul dans l’antichambre à rêver, la sonnette vous réveille en sursaut. La sonnette ! c’est un autre vous-même. J’ai vécu ainsi ; j’ai été l’ombre d’un autre homme, j’ai été le jouet de ses moindres caprices, l’instrument de ses moindres passions : j’ai été domestique. Mais qui vous a dit que j’ai été domestique, Monsieur ? »

Disant ces mots, il était abîmé dans la douleur.

Nous voulûmes le consoler ; mais lui, reprenant cette conversation souvent interrompue :

« Ah ! disait-il, me consoler, cela est impossible ; me faire oublier le passé, c’est impossible. Mes membres se sont pliés à la livrée et en conservent l’empreinte. L’aiguillette pèse toujours sur mon épaule, ma tête est presque toujours découverte ; je ne sais pas tendre amicalement la main aux gens que je salue. Quand je monte dans ma voiture le pied me brûle, et dans ma maison, parmi mes nombreux domestiques, s’il faut implorer un service, je n’ose pas et j’hésite. Je suis maudit. Une tache ineffaçable pèse sur mon front ! »

Puis il se frappait le front avec fureur.

Alors Hawtrey, qui est un puritain, un homme de la vieille Église, tout rempli de la vieille foi, voyant que cette puérile affliction n’avait pas de terme, se mit à la fin en colère, et s’emporta en chrétien contre l’orgueil de cet homme qui ne pouvait pas oublier son ancienne condition, et qui se traitait plus mal pour avoir habité une anti-chambre que pour avoir fait un voyage à Botany-Bay, après avoir passé par Old-Bay-Kley.

« Cela est très-mal et très-peu chrétien, et très-peu digne d’un homme raisonnable, Monsieur, je vous le dis en vérité ! »

Le gentilhomme se prit à sourire amèrement.

« Voilà en effet ce que je me dis tous les jours, mais ce sont de vaines paroles. Croyez, jeune homme, que j’ai fait tous mes efforts pour surmonter ce malheur puéril. Vains efforts ! Quand je me suis bien raisonné tout le jour, quand je me suis bien répété que tous les hommes sont égaux dans l’Église et dans le royaume, la nuit arrive. Alors, après ma prière, le frisson me reprend. Je me mets au lit en tremblant, et je m’endors. Mon sommeil est horrible. A peine endormi, je recommence mon métier d’autrefois. J’étais maître tout à l’heure, je suis valet à présent. Oh ! que de tortures morales et physiques ! oh ! que de petites douleurs plus cruelles mille fois que les grandes douleurs ! C’est un rêve continuel tout empreint de domesticité. Je loge dans les combles de la maison. Dès le matin je me lève pour panser mes chevaux. L’animal bondit sous ma main ; je le frotte et je le pare, et dans sa robe luisante, je vois mon visage encore tout pâli par les veilles. A peine mon cheval est-il pansé, que j’entends le maître qui sonne. C’est horrible ! A midi, il monte sur le cheval que j’ai rendu si beau. C’est horrible ! Le soir, il me place derrière lui, et je suis là attendant, pour remuer, un geste de sa femme, un son de sa voix. C’est horrible ! Le soir, je le vois entrer chez Fanny, chez qui encore ? J’entends les éclats de leur joie, et j’attends. C’est horrible ! Le même rêve m’obsède toutes les nuits, toutes les nuits j’endosse la même livrée. Je suis laquais vingt-quatre heures sur quarante-huit. Et quand, après ce long et pénible sommeil, je me réveille enfin, quand je me trouve dans le lit du maître, dans la chambre du maître, tout éveillé que je suis, je tremble de voir arriver quelqu’un qui me chasse ; il me faut une heure au moins avant de m’habituer chaque matin à ma position nouvelle, avant d’oser appeler mon valet de chambre, qui m’attend là, qui a peut-être rêvé la nuit qu’il était le maître, et qui est plus heureux que moi.

« Monsieur, me dit-il, j’ai une histoire à vous raconter, qui est horrible. Sans doute vous êtes comme moi, Monsieur, et vous ne trouvez rien de plus doux au monde que d’aimer une belle femme qui vous aime, que de boire un vin qui vous plaît, que d’avoir l’épée à la main, six pieds de gazon, et un homme aussi l’épée à la main, que vous haïssez. Cela est heureux, n’est-ce pas ? On se sent un homme alors ! Eh bien, la semaine passée, j’ai rêvé une fois que, moi, je servais à table mon rival aimé, l’amant de ma femme. Pendant douze heures, j’ai été derrière eux, la serviette au bras, obéissant à leurs moindres gestes, écoutant leurs moindres propos, comprenant leurs moindres signes ! Malédiction, malédiction ! ils se gênaient si peu pour moi ! ils me comptaient pour si peu, moi ! ils se livraient à leur passion comme s’ils avaient été seuls ! Et moi, je les servais ! Mon cœur battait à outrance. Ils se retournaient comme s’ils avaient été inquiétés du bruit que faisait mon cœur ! Ma gorge enflammée était desséchée comme la fournaise. Ils me demandaient à boire, et je leur versais à boire ! Malédiction ! Et à la fin de ce repas maudit, quand je voulus me venger enfin et demander raison de son outrage à l’homme qui m’outrageait, il me demanda son épée et il me fit signe de l’accompagner, et il alla se battre en duel, et ce fut un autre que moi qui croisa le fer avec lui, et moi je restai là tranquille spectateur. J’étais un domestique ! je n’étais pas un homme ; je n’avais plus ni amour, ni haine ! Voilà les nuits que je passe, Messieurs ; voilà mes rêves, voilà ma vie ! Car le jour je vis à peine ; le jour, pendant que je suis le maître, je pense à la nuit qui va venir. Quand je monte dans ma voiture le jour, ce n’est jamais sans songer que je dois la laver la nuit ; quand je donne le bras à ma femme, je me rappelle que bientôt je me tiendrai debout derrière sa chaise ; mes amis les plus sincères, je les hais, parce que je sais qu’à la nuit tombante ils me feront porter un habit galonné et qu’ils me donneront des ordres, et que devant moi il n’y aura plus un seul de ces hommes si élégants, si aimables, si parés, qui songera à être un héros. Car voilà un des malheurs de notre condition à nous autres laquais, c’est que nous voyons l’humanité dans ce qu’elle a de plus vil et de plus abject. Nous savons à point nommé quand nos maître manquent d’argent ou de courage. Nous savons quand ils pleurent ; nous connaissons leurs maladies les plus cachées ; nous mettons le doigt sur leurs plaies les plus secrètes ; ils ne se gênent pas avec nous : pourquoi voudriez-vous qu’ils fussent des hommes pour nous ? nous ne sommes pas des hommes pour eux. Aussi, malgré moi, malheureux que je suis ! je méprise les hommes pour les avoir vus dans leur intérieur. Ce qu’on appelle le monde est pour moi une chose informe et déplaisante. Voilà un bien beau monde, n’est-ce pas ? Oui, un beau monde pour celui qui ignore combien il a fallu de mains, de parfums, de brosses, de faux cheveux et de faux mollets pour le rendre supportable trois heures durant ! »

Ainsi parla notre homme ; mais, comme je vous le dis, il parla avec une éloquence incomparable et que rien ne peut rendre. Au milieu de toute cette colère, il eut des aperçus très-fins et très-ingénieux, qui me frappèrent comme autant de vérités toutes neuves et qui m’échappent à présent, comme ces beaux airs du grand Opéra dont on se souvient sans pouvoir en chanter une note. Cependant l’heure était fort avancée, et lorsque minuit sonna, notre gentilhomme, se levant comme en sursaut :

« Voici l’heure où je redeviens laquais, » nous dit-il.

Puis, tirant sa montre :

« J’ai encore quelques instants devant moi. »

Il sonna. Un des domestiques de la maison entra dans l’appartement.

« Voulez-vous, lui dit-il, très-poliment, faire avancer ma voiture, s’il vous plaît ? »

Il sortit en nous faisant un profond salut.

Restés seuls, Hawtrey et moi, nous entendîmes la voiture qui s’éloignait.

« Ceci est étrange ! dit Hawtrey. Voilà un sentiment singulier et tout nouveau qui se révèle à nous mal à propos. C’est un mélange bizarre de folie et de raison, que je ne saurais définir, mais qui est bien singulier. Qu’en penses-tu ?

- Je pense, lui dis-je, puisque nous avons parlé de J. J. Rousseau, que voilà un homme qui dérange singulièrement les plus belles pages qu’ait écrites J. J. Rousseau, son admirable déclamation sur le remords. »

Hawtrey réfléchit quelque peu :

« Tu as raison, dit-il, voilà un fait qui rétrécit singulièrement le domaine de la conscience. Cet homme, dont la vie est ainsi troublée par un accident qui n’est ni un crime, ni une faute, et qui cependant souffre tout autant que le criminel après un repentir, cet homme est une profonde énigme, bien difficile à accorder avec le remords.

Et puis il ajouta, croyant se parler à lui seul, car c’est un homme de trop de foi pour vouloir scandaliser son frère :

« Sait-on, après tout, ce que signifient ces deux mots-là : conscience et remords ? »



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