BRIDOUX, Henry : Flaubert et ses amis, une ébauche de roman (1918).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (05.VI.2004)
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : 41006) du n°17-18 d'octobre 1918 de Normandie.

Flaubert et ses Amis
Une ébauche de roman (1)
par
Henry Bridoux



« Mes compliments à votre mari, Madame Colange (2), son canard est cuit à point. Flô, passe-moi donc deux aiguillettes. »

Et ce délicat et spirituel gourmet de Charles Lapierre, tendait à Flaubert son assiette. L'auteur de Madame Bovary avait, ce matin de juillet 1877, à déjeuner dans sa maison à Croisset, deux de ses meilleurs et plus intimes amis, Charles Lapierre, le directeur du Nouvelliste de Rouen, et Auguste Houzeau, le chimiste, esprit orignal, tout pétillant de gaieté malicieuse et de verve gauloise.

C'est de celui-là que nous tenons ces bribes de souvenirs, contribution modeste, mais inédite et nouvelle, croyons-nous, autant que véridique, à l'histoire anecdotique et intime du grand écrivain dont la statue s'érige aujourd'hui à Rouen, devant la vieille église Saint-Laurent, transformée depuis les fêtes du Millénaire, en musée d'art normand.

Par les fenêtres de la salle à manger, ouvertes sur le grand jardin magnifiquement ombragé qui a disparu depuis pour faire place à une hideuse fabrique, une senteur printanière et fraîche pénétrait, mettant dans la vaste pièce un embaumement de verdure et de fleurs. Les trois convives maintenant se taisaient, s'abandonnant à cette béatitude rêveuse qui, lorsqu'arrive l'heure du café et des liqueurs, suit les bons et joyeux repas. Charles Lapierre avait arrêté le feu roulant de ses mots à l'emporte-pièce ; la tête renversée indolemment en arrière, sa belle tête au masque d'Henri IV, il suivait d'un oeil vague les spirales bleuâtres qui s'échappaient de son cigare, tandis que Polycarpe (c'est ainsi que parfois ses amis appelaient Flaubert) tirait d'énormes bouffées de sa pipe en terre, toute courte et culottée. Houzeau grillait voluptueusement une cigarette de tabac d'orient.

Tout à coup, Mme Colange entra en coup de vent : « Une lettre pour Monsieur ! »

- Zut ! s'exclama Flaubert (Le mot qu'il lança fut peut-être plus énergique).

Cependant, il déchira l'enveloppe et parcourut rapidement la missive importune.

- Tiens, fit-il, c'est un mot de Raoul Duval (3) qui m'invite à aller, la semaine prochaine, passer deux ou trois jours chez lui, au Vaudreuil.

Il réfléchit un instant, puis brusquement, hochant la tête d'un mouvement qui secoua, toute en l'éparpillant, sa chevelure gauloise :

- Ah ! ma foi, non, je n'irai pas. Duval est un bon ami que j'aime bien, mais aller au Vaudreuil (4), c'est un voyage trop compliqué, je me perdrais en route ;

- Mais tu es fou, s'écria Lapierre.

- Non non, je n'irai pas, je n'irai pas, répliqua Flaubert, en martelant la table d'un furieux coup de poing qui fit tressauter la verrerie.

- Voyons, Flô, reprit doucement le directeur du Nouvelliste, ne t'emballe pas. Réponds-moi, te sens-tu capable de prendre, tout seul, le bateau, là, en face la grille de ton jardin, et de venir jusqu'à Rouen ?

- A peu près....

- Bon ! Je t'attendrai au débarcadère, nous irons déjeûner ensemble chez cet excellent ami Houzeau, qui est là, et qui, comme tu sais, habite rue Pouchet, tout à côté de la gare. Après déjeûner, on te conduira à la gare, on te prendra ton billet, on t'installera dans ton compartiment, et tu n'auras plus qu'à te laisser rouler jusqu'à la station de Saint-Pierre-du-Vauvray, où Raoul Duval sera là pour te cueillir et te conduire chez lui.

- Comme cela, je veux bien.

- C'est donc entendu, reprit Houzeau, vous viendrez déjeuner chez moi, et je vous ferai manger des tripes à la mode de Caen, comme seule ma cuisinière sait en apprêter, des tripes qui cuisent en mijotant toute une nuit sous la cendre chaude, dans une marmite en terre dont le couvercle est hermétiquement clos avec du plâtre....

- De la cuisine hermétique ! fit Lapierre en riant.

- Tu verras, journaliste !

L'amphytrion n'avait pas exagérément vanté les talents de son cordon bleu. Quand, au jour convenu, les trois amis se trouvèrent à nouveau réunis rue Pouchet, les tripes dégustées par des connaisseurs experts dans l'art savoureux du « bien-manger » et arrosées par un cidre pétillant et mousseux, furent déclarées onctueuses et exquises, à souhait. Le grand Flô, particulièrement, s'en régala avec un appétit digne de Gargantua.

Lorsque fut terminé ce repas pantagruélique, égayé comme bien on pense, par les boutades de Polycarpe, les saillies spirituelles de Charles Lapierre, et la verve gauloise du maître de la maison, une grande heure restait à passer avant le départ du train qui devait emmener Flaubert à Saint-Pierre-du-Vauvray.

Ce fut alors que, pour tuer le temps, le directeur du Nouvelliste se mit à raconter une histoire qui, tout de suite, captiva l'attention du romancier. Cette histoire, c'était la vie, narrée avec ce don exceptionnel de brillant causeur que possédait Charles Lapierre, d'une jeune femme appartenant à une famille dont le nom est inscrit à l'armorial normand, vie tissée d'aventures, de scandales et d'intrigues.
 
Nommée, grâce à de hautes protections, lectrice de l'impératrice Eugénie, dans les dernières années du règne, Mlle de P..., s'était fait chasser de la cour des Tuileries à la suite d'une liaison cyniquement affichée avec un fringant officier des guides de la garde impériale. Elle avait été, en 1869, l'une des reines les plus adulées du demi-monde parisien ; hauts dignitaires de l'Empire, diplomates étrangers, potentats de la finance, écrivains et artistes fréquentaient assidûment son boudoir. Belle d'ailleurs, à damner un saint, et spirituelle comme une Ninon de Lenclos reparue au dix-neuvième siècle. Comme ses rivales de luxe et d'élégance, elle disparaît pendant la guerre ; on la retrouve, à Versailles, intriguant dans le cercle des familiers de M. Thiers ; puis, son étoile pâlit, elle tombe dans la basse galanterie ; elle se relève par on ne sait quel coup du sort, et après avoir été la maîtresse d'un colonel de cavalerie, meurt épouse légitime et respectée d'un amiral de la marine française.

Quand Lapierre eut terminé son récit, Flaubert se leva d'un bond du canapé où, paresseusement allongé, il avait, sans l'interrompre, un seule fois, écouté parler son ami.

- Sais-tu, Lapierre, s'écria-t-il, que tu viens de me donner le sujet d'un roman qui sera le perdant de ma Bovary. Une Emma Bovary du grand monde : quelle figure prenante à décrire ! Quel travail aussi, ajouta-t-il après un silence. Ah ! tant pis ! Zut ! j'irai chez Raoul Duval un autre jour, on va lui télégraphier que je suis empêché, malade, mort, n'importe quoi ! Je rentre à Croisset noter tout ce que tu nous as raconté....

.....Ces notes, s'il les a prises une fois de retour dans son cabinet de travail, l'illustre romancier ne les a pas utilisées. A-t-il seulement ébauché ce sujet de roman ? Ce n'est guère probable, car on n'en trouve nulle trace dans sa correspondance. C'est à peine si on pourrait y voir une très vague allusion dans un passage un peu énigmatique d'une lettre à sa nièce, Mme Commanville.

Et c'est grand dommage. Autour de la figure de l'héroïne qui eût été une admirable étude de psychologie féminine, quel tableau puissant, pittoresque et imagé Flaubert nous eût donné de la haute société parisienne à la fin de l'empire. Il la connaissait ; avec les Goncourt, avec Théophile Gautier, avec Maxime Ducamp, il était un des familiers du salon de la princesse Mathilde qui aimait à s'entourer d'une cour d'écrivains et d'artistes, et là, dans ce milieu raffiné, il avait dû voir et observer bien des choses.

Si Gustave Flaubert n'a pas peint une réplique à l'adorable figure d'Emma Bovary, il nous a néanmoins semblé intéressant de révéler, dans quelles circonstances, il en avait, un instant, conçu le projet irréalisé.


Notes :
(1) Dans sa causerie du mois de juin notre collaborateur, Henry Bridoux, faisait, incidemment, allusion aux souvenirs anecdotiques sur la vie intime de Gustave Flaubert qu'il lui avait été donné de recueillir de la bouche d'un vieil et fidèle ami de l'auteur de Madame Bovary, le savant chimiste rouennais Auguste Houzeau, décédé en 1911.
Ces souvenirs personnels doivent former la matière d'un volume en préparation pour paraître après la guerre. Sur notre demande, M. Henry Bridoux a bien voulu détacher pour les lecteurs de Normandie, parmi lesquels se trouvent tant d'admirateurs du grand écrivain normand, le curieux récit que nous publions aujourd'hui. (Note de la Direction.)
(2) M. et Mme Colange qui vivent toujours, étaient au service de Flaubert, le mari comme cuisinier, l'épouse comme femme de charge et gouvernante. Ils tiennent encore aujourd'hui, sur le bord de la Seine, à Croisset, un restaurant champêtre très achalandé avant la guerre, sur la façade duquel les passagers du bateau de La Bouille peuvent lire, en guise d'enseigne : « Restaurant tenu par Colange, ex-cuisinier de Monsieur Flaubert !
(3) Raoul Duval, député de l'Eure sous l'Empire, fut aussi un intime ami de Flaubert.
(4) Petite commune près de Louviers, où Raoul Duval possédait un ravissant château.


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