GONCOURT, Edmond de (1822-1896) : Un aqua-fortiste (1884).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (24.VI.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
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Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) du  Nouveau Décaméron. Deuxième journée, publié à Paris par E. Dentu en 1884.
 
Un aqua-fortiste
par
Edmond de Goncourt

~*~

I

DANS ce café du boulevard, un jeune homme était attablé devant moi. Le feutre de son chapeau abaissé sur les yeux, le drap sans reflet de son habit, buvaient et flétrissaient la lumière rousse, terne, morne et morte sur tout cet individu comme sur un vieux crêpe. Il avait posé ses deux mains sur les marges de la Patrie, et ses deux yeux, qui ne lisaient pas, au beau milieu du journal.

La demoiselle de comptoir comptait les petites cuillers. Un garçon couvrait le billard ; un autre apportait un matelas roulé sur sa tête. Minuit avait éteint le gaz. L’or des plafonds et des murs, les éclairs des glaces, les paillettes des verres, tout cela était entré dans les ténèbres... Un bout de bougie mettait une lueur de veilleuse dans la nuit.

Un garçon prit racine devant la table du jeune homme.

- Ah ! oui ! – dit le jeune homme, qui finit par l’apercevoir ; et il mit la main dans la poche de son gilet, se fouilla à droite et à gauche, puis en haut, puis en bas... La figure de marbre du garçon eut un courroucement olympien. Il se rejeta en arrière, fit volter sa serviette de sa manche droite sous son aisselle gauche avec un mouvement digne, éclaircit sa voix par un : Hum ! hum !... – A ce moment : – prenez les deux consommations, – dis-je, en jetant une pièce d’argent sur la table de marbre.

Nous sortîmes. – Voilà une belle nuit, Monsieur ! – fait mon homme. Nous marchions. – Une bien belle nuit ! – Et il allait, promenant ses yeux dans l’ombre. – Ah ! pardon, je suis distrait : vous ai-je demandé votre adresse ? – Je lui donne ma carte. – Monsieur, ils sont trois, à l’heure qu’il est, sur la place du Carrousel : un homme, une grosse lorgnette et la lune. L’homme attend, la lorgnette regarde la lune... Ah ! un sergent de ville... deux... quatre sergents de ville.. Monsieur, à l’honneur de vous revoir.

Le lendemain, mon portier me remettait quatre gros sous enveloppés dans un morceau de gravure déchirée.

II

Je le retrouvai, et voici comme.

Domangeot avait un oncle, sans un enfant et sans un sou. Un chemin de fer avait tué l’oncle à Domangeot. Domangeot avait recueilli de son oncle – des dommages-intérêts.

Dans une petite chambre de la rue de l’Ancienne-Comédie, c’était une chambrée complète de buveurs en manches de chemise ; et, par la fenêtre, penché, un verre à la main, comme le Bacchus rouge d’un cabaret, Domangeot invitait les amis qui passaient dans la rue, et les amis des amis, et même les amis des autres. Je passais, mon nom tomba de là-haut ; je montai. On me donna une chaise et un verre à champagne dont le pied était cassé. Mon homme était là, pâle parmi les faces de pourpre. Cependant il buvait, il buvait comme un remords.

Les coeurs trinquaient.

- A Emma ! – A Clorinde ! – A Juliette !

- A l’almanach !

Je demande à droite :

- Qui est-ce, ce monsieur qui ne dit rien ?

- C’est mon ami !... Connais pas !

Je me retournais à gauche :

- Celui-là... sans faux-col ?... Attends... un graveur... Ah ! je sais plus !

Paroles, voix, cris, cliquetis de verres et de noms, le vin couronné de souvenirs, – il semblait que ce fût toutes les amours du quartier Latin portées en triomphe par les toasts grisés, se disputant la cendre des souvenirs morts et des jours envolés !

- A Berthe ! qui avait un bouvreuil dans le gosier, des grains de beauté partout...

- A une blonde dont j’ai oublié le petit nom !

- A cette bonne Fanchette ! qui marchandait à la boutique à un sou !

- A Annette ! qui dansait à l’ombre de sa jambe droite !

- A Tape-à-l’oeil !

- A Rose ! une oie !... bête comme un homme, menteuse comme une affiche, triste comme un poêle, grêlée... et mauvaise comme une guenon qu’on a négligé de battre ! A Rose, que j’ai aimée !

- A des yeux ! – et le verre du buveur taciturne monta soudain sur tous les verres entrechoqués, - à des yeux, des yeux !... quand ils me regardent, ces yeux... nom de Dieu...., qui me dit ici que ces yeux ne sont pas deux rayons de la Lune... Ah ! c’est vrai, vous n’avez pas lu Marbodée, vous autres... vous ne savez pas qu’il y a des saphirs et des yeux de femme qui se font sous certaines influences sidérales... Ce que je sais bien, moi, c’est que ces yeux chassent d’autour de moi le noir de la nuit... et aussi les chauves-souris qui me boivent à petites gouttes le sang... Oui, quand ces sacrés yeux me regardent, c’est bien étrange, allez, oui messieurs, mais c’est comme si, je vous le dis, le vieux Rembrandt me prenant par la main me faisait entrer dans le clair-obscur d’une de ses planches, – et il répéta quatre ou cinq fois en riant bêtement – oui, dans le clair-obscur, oui, dans son divin clair-obscur.

Alors, se penchant sur la table, il tomba ivre-mort. Puis il eut une terrible attaque de nerfs. La nappe, vidée sur l’escalier, fut soulevée aux quatre coins, l’homme mis dedans et échoué sur un lit. Quand deux livres de glace lui eurent été fondues sur la tête, il faisait pleine nuit. Je me proposai pour le reconduire.

III

Le grand air remit mon compagnon. Les soufflets d’un petit vent d’automne lui ramenèrent le sang aux joues. – Ah ! Monsieur, – me dit-il, – que de pardons pour aujourd’hui et pour l’autre soir ! Je suis graveur, Monsieur ; un triste état, comme vous voyez : des taches, des trous, un habit qu’on dirait d’amadou sur lequel on a battu le briquet. Les marchands... ah ! les marchands ! il faut mendier quinze francs d’une planche !... On a de mauvaises hontes, et je n’ai osé aller vous remercier, fait ainsi qu’un pauvre... Ce soir, – je bois comme un enfant ; – et puis il me fallait boire ; j’ai comme cela, là et là, au coeur et au front, des fumées, des nuages qui passent... Mais cela va bien maintenant, très bien : il y a longtemps que je n’ai eu la tête si légère. Pardon encore, et merci de votre bras... Retournez-vous donc, Monsieur ! La Nuit ! voilà la reine des eaux-fortes ! Cela fait du noir où il y a des choses. Avez-vous remarqué comme les fleuves sont grands la nuit ? Paris qui dort, les pieds dans l’eau, c’est beau, c’est beau, bien beau !... Un flot d’ombre éclaboussé de gaz ! L’eau, – une huile, du noir, du violet, de l’or, du neutre – alteinte moiré de feu ;  un miroir qui, pêle-mêle, roule les ténèbres et les éclairs ! – Le ciel est pâle, ce soir. – Près du pont, le remous, voyez donc ! de l’argent bleu !... mille lucioles... cela grouille... et la berge aux grandes pierres blanches qui entre dans le trou noir de l’arche, comme un mitron se glissant dans un four éteint... Ces réverbères, dans l’eau tout là-bas, – des crucifix  de feu ; là, devant nous, comme des pans de fenêtres d’où les flammes des lustres filtrent à travers des rideaux de bal... Non, cela tourne : des colonnes torses qui remuent de la braise dans l’inconnu mort de l’eau... non, cela n’est pas cela, c’est autre chose... Est-ce bête, les phrases !... Toutes ces masses, un gribouillis d’encre avec des gris blafards comme il y en a sur les ailes des chauves-souris... Monsieur, les critiques nous ont gâtés, et vous voyez bien que c’est une grande sottise de broyer des idées sur la palette : les feux d’artifice ne pensent à rien. – Vous avez un peintre qui a pris la nuit en flagrant délit ; il se nomme... j’ai perdu son nom... Mais n’avoir qu’une aiguille emmanchée pour peindre ! Ah ! ah ! Nous voilà en face de la rue de Jérusalem... Quelque jour – il faut que je me presse, – car les maçons... je sauverai ce motif-là. Ces deux grosses boules qui trempent, croiriez-vous que ce sont les deux arbres sans feuilles au bas du quai ? une fière estompe, à ces heures-ci, dans le dessin de toutes choses !... La tourelle, oui, avec ces deux fonds d’ombre à droite et à gauche, la petite flèche de la Sainte-Chapelle, – voilà ! Et là-dessous, penchez-vous, il faudra que j’agrandisse et que j’allonge, à la façon de l’eau morne, la face des maisons éteintes, comme une perspective de maladreries blêmes. Ça ? des fenêtres de blanchisseuses ; on dirait des yeux éclairés de vert-de-gris... Toujours Notre-Dame ! avec comme des marches dans le haut... un escalier vers l’infini, cassé à moitié du ciel... Ah ! c’est drôle, l’arche du pont Saint-Michel et l’ombre portée : un cerceau tout noir où, ainsi qu’un clown, saute la lumière !... Regardez bien : tout derrière une maison peinte en rouge, aux fenêtres de feu, et mille petites maisons blanches ; devant, le quai, une maison carrée, cinq trous dans le mur, un gros tuyau noir au milieu de toit, du gris, du sale au bas de la maison, – voilà tout ce que c’est que la Morgue ! Il n’y a pas à en dire plus que la chose ! C’est simple comme bonjour !... Cette grande chose sombre en bas, c’est un bateau, tout bonnement. Essayez donc de peindre la noyade là-dedans !... Je sais cela d’expérience : il ne faut pas mettre sa tête dans sa main... Les choses ne prêchent, ni ne pleurent, ni ne rêvent, ni ne se souviennent. Les chefs-d’oeuvre ne doivent pas parler ; il n’y a que quelques sots comme moi... Ah ! des crêtes, des toits, des dômes de saphir : la lune s’est levée. Après tout, il y a des gens qui la font très bien avec un pain à cacheter... Et l’Hôtel-Dieu, ce n’est qu’une caserne ! Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, quinze... quarante-cinq... – je compte les fenêtres : une manie !... – sur cinq rangées, cela fait...

Quand il eut passé Notre-Dame, il s’assit sur le parapet. Nous regardions par derrière la basilique noire accroupie sur la ville bleuâtre, avec ses deux tours levées sur l’orbe d’argent, comme un sphinx de basalte à deux énormes têtes.

IV

Nous eûmes, de poète malade et moi, de belles soirées remplies de promenades, de spectacles, de paroles. Nous courions la ville la nuit. Nous regardions, sur le fleuve, la danse des rayons voilés. Nous nous enfoncions dans les faubourgs, dans les quartiers lointains, cherchant et surprenant un Paris mystérieux, lugubrement superbe et terriblement muet, théâtre vide et noir du peuple. Ou bien, mangeant quelques pommes de terre tirées de son petit jardin, et cuites dans son poêle – il était fier et ne voulait rien accepter, – nous causions. Il parlait singulièrement, merveilleusement, et comme je n’ai jamais entendu parler. Il sautait d’idées en idées, s’accrochant aux sommets, traînant votre bon sens après sa verve, pensant au-delà des livres, mêlant son art et son âme, bousculant les mots, se précipitant aux vérités vierges ; puis soudain se perdant, se brouillant, bataillant contre les nuées, blasphémant l’humanité, retombant à terre, balbutiant avec des craintes, des tons de voix baissés tout à coup, avec je ne sais quelle peur de je ne sais quelle chose. Puis des retours, et de nouvelles éloquences, et la femme toujours revenant au milieu de l’art et soudainement à l’imprévu :

- Mon cher, la femme n’a pas de traits. Son visage est tout fait d’une clarté. Un rayonnement, vous le savez, n’a pas de lignes. La figure de la femme n’est qu’une esquisse dont la lumière de la physionomie fait une peinture finie qui ne ressemble pas à l’esquisse. Il y a des femmes dont on n’a jamais vu le nez, parce qu’elles le cachent avec un regard. Vous savez bien que les photographies ne ressemblent pas... Mais, chut ! on écoute... la police... Quand je serai marié, j’aurai des enfants. Ils n’apprendront rien... Ce sera des luttes avec la mère ; mais j’ai mes idées... rien ! L’alphabet, voilà le mal... Oh ! avoir une cervelle qui ne regarde ni dans les tableaux, ni dans les livres, ni dans le ciel ! la cervelle, – l’ennemi ! Non, ils n’iront pas à l’école apprendre des choses qui tuent le bonheur... Quand ils me diront : Qu’est-ce que ça, papa ? Pourquoi ça, papa ? Je ne sais pas ; je ne sais pas... Vivez... Seulement il ne faut pas mécontenter les gendarmes, vous concevez ? Leur cervelle ? ce que j’en ferai ? Un instinct qui vous gare des roues d’omnibus, une machine qui vérifie la monnaie qu’on vous rend, un guide aux yeux crevés qui vous mène à la mort sans vous dire : Mais retournez-vous donc ! – Paradoxe ! Allez, dites le mot ! Eh bien ! quoi ? c’est un lieu commun qui n’est pas mûr ? Mais l’Amérique est un paradoxe de Christophe Colomb ! Le paradoxe !  c’est la seconde vue de l’esprit, la veille qui devine le lendemain !... Quand je serais marié – c’est bon de n’être pas seul, quand le soleil n’est pas là ; – je vous dis cela à vous, parce que vous êtes mon ami, elle me fera mon petit dîner. J’aime le bleu. Elle sera habillée en gaze bleue – imaginez une vapeur ! des vêtements comme il y en a dans les clairs de lune ! Et puis je la ferai poudrer. Elle a des cheveux noirs ; avec des yeux bleus, cela jurerait, tandis que poudrée... ce sera charmant, oui, charmant, ma parole d’honneur ! et sur ses cheveux poudrés – vous devinez bien ? un beau disque d’argent... Seuls, tout à nous, les volets fermés, nous bouderons le soleil toute la journée ; le soir, nous irons, nous marcherons... Oh ! alors, je ferai des choses !... Il faudra bien qu’on parle de moi ; j’aurai des jaloux, des envieux... les critiques... mon talent... Bête que je suis ! je passerai tout mon temps à l’aimer !... Après tout, qu’est-ce ça me fait, la postérité, avec ces grandes lessives du monde par l’eau ou le feu, tous les vingt mille ans ? Une immortalité de deux sous ! – Et puis c’est une injustice, – si je suis aussi fort que Rembrandt, qui me rendra l’admiration qu’il touche depuis cent cinquante-deux ans ? Je suis volé... Je vous dis, c’est une injustice !

V

J’aperçus mon monsieur Thomas à côté d’un musicien, dans l’orchestre. Il dévorait du regard la petite Marie, qui jouait avec ses yeux bleus et ses cheveux noirs.

C’était d’Outreville qui m’avait entraîné aux Délassements-Comiques, pour voir ce qu’il appelait « sa petite machine », l’AMOUR AU MONT-DE-PIÉTÉ. – Quoique d’Outreville fût mon ami, sa pièce ne me parut pas plus stupide qu’à un autre.

- Eh bien ! trouves-tu ça assez Beaumarchais, hein ?

- Trop !

Il me serra la main. – Allons  dans les coulisses !

- Dis donc, Marie, – fit d’Outreville en lui parlant tout haut à l’oreille, – et tes amours avec M. Thomas ?

- Comment, vous qui êtes un bon enfant, vous allez vous ficher de ce pauvre toqué qui m’aime – et moi aussi ! Eh bien ! il m’a demandé ma main, n’a !... Maman va le flanquer à la porte comme un balai. Il n’a pas le sou, que voulez-vous ?... Maman a vécu : elle sait la vie, n’est-ce pas ?

VI

J’étais dans mon lit, ne dormant plus, pensant à peine, les yeux clos, tout le corps assoupi encore, l’esprit bercé, et confit dans mes draps, tapi, enfoui, baigné des moiteurs de l’édredon, couvant et cuvant ma paresse, caressé d’un petit soleil que je sentais dans la chambre, avec dans la tête, le plus gai bégayement d’idées ; – et, sans remuer, m’éveillant à petits coups, benoîtement, bâtissant des châteaux de cartes à tâtons, embrassant mes projets dans le nuage, indolent comme une aube, je m’amusais à rêver. Je rêvais que s’il m’arrivait de vendre un livre trois cent mille francs, je les dépenserais ainsi. Dans l’entre-deux de mes deux fenêtres, à ces deux rubans plats surmontés d’un gros gland où pendaient les tableaux de l’hôtel Soubise, – les gravures m’ont montré cela, – je pends le dessin qui n’existe pas du CHAT MALADE de Watteau ; les joues de la gentille commère effarée, caressées et battues d’une rougeur sanguine, et sa belle prunelle allumée de crayon noir, l’empressement grotesquement charbonné du docteur, et Minet qui si furieusement se défend de guérir, – je les vois. C’est bien... Au-dessous du Chat malade, voici installé ce secrétaire signé Riesener au pied gauche du meuble, qui était à vendre 30,000 francs je ne sais plus où. Sur le secrétaire, il trône, ébouriffé, vieux de trois siècles, beau comme un cauchemar, un chien de Fô d’ancien bleu céleste, la crinière violette, la gueule en tirelire, roulant sous ses sourcils deux boules furibondes, la queue en une énorme flamme, – ce monstre chinois qui m’a fait une si mémorable grimace au coin d’une rue d’Anvers. De chaque côté, c’est fort simple, les deux grands pots de blanc de Saint-Cloud, à lourdes et riches fleurs à la Pillement, boîtes à thé où la Régence puisait le thé noir avec la petite spatule blanche, et le thé vert avec la petite cuiller de chine vert camélia à tête de coq : – ils me sourient d’ici, chez Lambert Roy, au fond de leur caisse aux armes de Philippe d’Orléans. La tablette du secrétaire est large : quoi encore ? Pour le devant, ce sera, sur leur plateau, six petites glacières de Saxe en feuilles de vigne, semées de fleurettes, assises sur des pieds de fleurs en relief. Pour la gauche, un de mes amis me cède la tasse de Sèvres signée 2,000 – ainsi signait avec un calembourg l’ouvrier Vincent – tasse royale où Louis XVI buvait tous les matins son eau de chicorée. A droite... à droite, je verrai.

Pour les fenêtres, révolution complète. J’ai horreur des rideaux à plis droits et tombants : je prends les rideaux dont Saint-Aubin a donné le modèle dans la planche du CONCERT vraies jupes à volants, à bouillons du haut en bas, et qu’on remonte sans les tirer. Du papier aux murs, vous pensez bien qu’il ne pouvait en être un moment question. J’envoie un ministre plénipotentiaire, mais habile, vers une vieille dame, chez laquelle j’ai fait un excellent dîner à Troyes : il me faut les quatre tentures de son salon, des bergeries de Boucher, réjouissantes à l’oeil comme un lever de soleil pris au traquenard dans les métiers des Gobelins. Assis aux coins de ma cheminée, deux Amours-faunes de Clodion se balancent dans un serpentement de rocaille dorée d’or moulu d’où montent des bougies. Mais le milieu ? Point de pendule, d’abord !... Une pendule, c’est la main du temps sur votre vie, comme le doigt d’un médecin sur votre pouls... Le milieu...

Ici un coup de sonnette très vif, – et la petite Marie dans ma chambre.

- Monsieur, vous êtes l’ami de M. Thomas. On m’a dit qu’il était malade. Je veux le voir.

Une demi-heure après, une voiture nous descendait rue Saint-Victor. Je ne me rappelle pas que nous nous soyons parlé pendant la route.


La porte de l’allée était ouverte. Le jardin sonnait sourdement sous des coups. Une petite pluie fine était survenue qui tombait. Thomas, en manches de chemise, piochait furieusement. La moitié du jardin était déjà retournée. Thomas poussait son ouvrage sans se soucier de nous qui marchions derrière son dos.

- Eh bien ! Thomas, voilà comme on reçoit ses amis ?

Sans tourner la tête et sans regarder, sa pioche allant toujours :

- J’ai fini. Encore une cinquantaine de coups de pioche.

- Mais au moins regardez une dame que je vous amène.

Thomas passa sa manche sur son front baigné de sueur, regarda fixement la jeune femme :

- Madame, j’ai l’honneur de vous saluer. Asseyez-vous.

Il n’y avait dans le pauvre jardinet que quelques tiges flétries de pommes de terre.

Et se tournant vers moi :

- Eh bien, vous savez ! Le tour est fait, mon cher Monsieur ! Ah, vous vous demandiez pourquoi j’avais peur d’eux ? Voilà... elle est là-dessous ! Je la cherche... Oh ! il n’y aura pas de trace, vous verrez ! Je les ai bien entendus, cette nuit : aussitôt la lune disparue du ciel, ils sont venus ; – doucement, doucement, ils sont entrés dans le jardin... les assassins ! Moi, moi... j’étais couché sur un matelas de liège, et toute ma chambre était remplie d’eau-forte... Je ne pouvais pas descendre... je ne pouvais pas descendre,... comprenez-vous ? – Il s’arrêta, suffoquant. – Le reste, parbleu ! reprit-il d’un ton brusque, il faut que vous ayez la tête diablement dure,... ils l’ont enterrée ici... Savez-vous où elle est, vous ?... Ah ! là ! Otez-vous, madame, vous me gênez !

- Mais qui, mon Dieu ! ont-ils enterré ? – lui dit Marie, en lui prenant les mains.

- Qui ? Rien ! la petite Marie !

Et il se remit à piocher.

VII

Thomas est mort, il y a de cela six semaines.

Deux amis, le Silence et l’Oubli, l’ont mené à la fosse commune, et son propriétaire a fait six casseroles des cuivres de ses belles planches : LES AMOURS DE LA NUIT ET DE LA SEINE.


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