PRICE, Ferdinand-Gustave Petitpierre pseud. Georges : La Maison Neuve.- Paris : Librairie des bibliophiles, 1888.- 36 p. ; 19,5 cm.- (Petite bibliothèque française).
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La Maison neuve
par
Georges Price

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A Catulle Mendès.

I

On ne saura jamais pourquoi ce petit théâtre s'appelait Riquiqui. Les enfants de Fourquières, qui ont une logique, comme tous les enfants, avaient eu, sans doute, quelque bonne raison pour le baptiser ainsi. Toujours est-il que, malgré l'enseigne qui disait : Théâtre des Délassements, on ne désignait jamais autrement que par le nom de Riquiqui la modeste scène de la rue Prieur.

Quand j'étais tout enfant, Riquiqui était déjà une des institutions fondamentales de ma ville natale. Il y avait bien vingt ans que la mère Brocard était venue s'installer rue Prieur, en compagnie de son fils et de sa belle-fille, et qu'elle y avait monté, pour la plus grande joie des bambins, un spectacle de marionnettes. Plusieurs générations ont éprouvé là leurs premières émotions. Là, nos jeunes coeurs ont battu bien fort aux aventures du Chevalier de Maison-Rouge et aux grands coups d'épée des Héros du Saint-Sépulcre.

Il y a quelques années, le théâtre subit une première transformation : deux cousins, avec leur famille, vinrent rejoindre la mère Brocard, dont l'entreprise prospérait. Comme la troupe vivante se trouvait, par ce fait, hors de proportion avec la troupe de bois, et comme, d'autre part, tout le inonde désirait se rendre utile, on essaya timidement d'ajouter à la Tentation de saint Antoine et autres pièces du répertoire une pantomime par des personnages en chair et en os. La tentative eut un plein succès. Riquiqui fit salle comble. Encouragée, la directrice frappa un grand coup : un beau soir, son cousin, son fils, sa bru et sa nièce s'attaquèrent crânement au grand art et jouèrent, non plus une pantomime, mais une vraie pièce le Lait d'ânesse. Étonné d'abord, le public, indulgent, applaudit ensuite. Riquiqui avait désormais trouvé sa voie. Les marionnettes ne furent bientôt plus qu'un accessoire ; un jour, elles prirent définitivement leur retraite et goûtèrent, dans les armoires poudreuses, un repos éternel, bien gagné par les longs services qu'attestaient les meurtrissures de leurs chairs de carton-pâte. Le ban et l'arrière-ban de la famille vint se grouper autour de l'heureuse Mme Brocard ; chacun prit un emploi au gré de ses aptitudes, et l'on put aborder les comédies à nombreux personnages. On joua la Cagnotte, le Chapeau de paille d'Italie, la Mariée du Mardi gras, le Voyage de Monsieur Perrichon. Que dis-je, on monta des drames à spectacle. Les coulisses étroites retentirent des fusillades des Pirates de la Savane, et le plancher vermoulu de la scène trembla sous les évolutions du navire du Fils de la Nuit.

Le théâtre avait fort peu de frais. Guillaume Brocard tenait la comptabilité et jouait les grands premiers rôles. La mère Brocard incarnait les duègnes et tenait la caisse. Similien Flambert, un cousin, était régisseur, premier comique et chargé du magasin d'accessoires ; Joseph Guilbaud, autre cousin, lampiste et jeune premier. Ernestine Huchet avait l'emploi des grands premiers rôles de drame ; Juliette Lequirec brillait dans la comédie. Toute une pléiade de petites nièces coupait et cousait les costumes et offrait au distributeur un bouquet d'ingénuités au choix. Le vieux père Cosas, un oncle, représentait fort dignement les pères nobles et les financiers, tout en remplissant les fonctions délicates d'économe et de commis aux vivres. L'ouvreuse et la buraliste étaient deux vieilles tantes. Enfin, Firmin Clunet, ancien peintre en bâtiments, brossait les décors, se mettait gaiement à toutes les besognes, remplaçait les malades, choisissait les pièces, réglait les trucs, chantait des chansonnettes comiques dans les entr'actes, faisait marcher tout le monde et servait d'intermédiaire officieux entre la troupe et le public.

Tous les artistes logeaient dans l'immeuble. On prenait le repas en commun ; mais chaque couple avait sa chambre, ou ses chambres, s'il y avait des enfants. C'était curieux de voir l'aménagement des cellules proprettes, où ces braves gens, acteurs par occasion, avaient confondu les souvenirs de leur vie passée et les accessoires de leur existence présente. Elles donnaient sur un jardinet commun qui, au printemps, les embaumait de lilas et de glycines. A l'intérieur, on voyait au-dessus des lits les petits crucifix de cuivre croisés de buis bénit, les modestes bénitiers de coquillage, les tableaux de première communion , et, à côté, les couronnes et les palmes de clinquant terni, souvenirs de quelque bénéfice. Les simples toilettes de marbre gris s'étonnaient de supporter l'assortiment des fards et des pattes de lièvre, et les glaces verdâtres, à cadres de bois verni, semblaient faites pour refléter la coiffe blanche de la paysanne plutôt que les diadèmes de similor de l'actrice.

Tout ce petit monde vivait heureux et en paix. Les menus cancans de femmes s'apaisaient net sous la bienveillante autorité de la mère Brocard. Chaque mois, elle distribuait les dividendes. On gagnait de quoi vivre, et, même en engraissant ponctuellement le fonds de réserve, la directrice achetait chaque année de bonnes valeurs qui fructifiaient entre les mains de son banquier. Car la mode s'en était mêlée. Outre le public de fondation, composé de petites gens, la société de Fourquières fréquentait maintenant Riquiqui. On trouvait très drôle, dans la haute société financière et industrielle, de venir s'encanailler sur les banquettes rembourrées de noyaux de pêche de la petite salle. Et puis, les comiques étaient amusants. Les ingénues, fagotées à la diable, étaient gentilles. Les gommeux du cru avaient même essayé de pénétrer dans les coulisses ; mais ils s'étaient heurtés à une porte en moleskine trouée, laissant passer l'étoupe, et dont Firmin Clunet défendait le seuil impitoyablement. On en avait pris son parti. Et d'ailleurs, dans toute la ville, on éprouvait quelque chose comme du respect pour ces braves gens dont l'honnête existence était faite de dur labeur et de douce intimité.

Un jour, un malheureux événement se produisit : Juliette Lequirec fut fortement brûlée par la chute d'une lampe à pétrole. A peu prés défigurée, elle dut renoncer à la scène. Ce fut un grand chagrin pour tous, et tant que l'on conserva quelque espoir d'atténuer les ravages causés par l'accident, on ne la remplaça pas. Mais il fallut bien se résigner. On tint conseil. Henriette, la plus avancée des ingénues, était encore beaucoup trop jeune ; toutes les femmes de la famille avaient un emploi ; il fallait absolument prendre une pensionnaire. Personne, dans l'assemblée, n'osa d'abord émettre un tel avis. Firmin Clunet, qui jouissait, à juste titre, d'une grande influence, le risqua le premier. Juliette Lequirec l'appuya généreusement. On se regarda avec consternation. C'était toute une révolution que l'entrée d'une étrangère dans le phalanstère patriarcal. La petite Henriette jeta en dessous un regard de reproche à l'orateur : non qu'elle fût envieuse, la pauvrette ; elle savait bien, d'ailleurs, que l'emploi était trop fort pour elle ; mais parce qu'elle était peinée d'entendre cette proposition dans la bouche de Firmin. Depuis qu'elle était une grande fille, elle s'était éprise d'une passion réelle pour ce brave garçon si gai, si décidé, dont les chansons d'atelier étaient la diane joyeuse qui réveillait de bonne heure toute la maisonnée. Elle eut un pressentiment lugubre quand il dit avec son air résolu :

" Oui, il nous faut un premier rôle : une jolie fille, délurée, bien faite, capable, non de faire oublier Juliette, ajouta-t-il galamment, mais de la remplacer à peu près.

- Jolie, bien faite... et du talent ? répondit le père Cosas.

- Le talent viendra si elle est jeune. Je répète : jolie et bien faite. Que voulez-vous ? ces considérations comptent dans " notre monde artistique. "

Et il avait appuyé sur ces derniers mots avec une naïve emphase.

Bref, la résolution fut adoptée. Le père Cosas et Guilbaud reçurent la mission spéciale de l'engagement. Ils achetèrent l'Europe artistique, se mirent en rapport avec des agents dramatiques, firent un voyage et ramenèrent, une belle nuit, une jeune femme emmitouflée de fourrures, escortée d'une montagne de colis.

II

La nouvelle recrue arrivait en droite ligne de Paris. Le programme avait été scrupuleusement respecté ; elle était jolie, bien faite, âgée de vingt-cinq ans et suffisamment délurée. Le père Cosas et Guilbaud, étant venus la prendre chez elle, l'avaient trouvée, rue Condorcet, dans un entresol complètement vide, où des brins de paille traînaient à terre avec des anneaux de rideaux, des tringles, des débris informes, tous les vestiges du déménagement hâtif auquel préside l'huissier. La jeune femme avait ses bagages chez une amie, où on passa les prendre. Elle donna une explication quelconque aux braves ambassadeurs, qui, peu au fait des dessous de la vie parisienne, n'y entendirent pas malice. On signa l'engagement à la gare, sur une table de café, et on prit le train.

Le trajet fut silencieux. Andréa Sarelli était mélancolique, et ses deux compagnons se sentaient intimidés par son air réservé, sa mise élégante et ses fourrures.

On arriva à Fourquières à quatre heures du matin. Comme on était en mars, il faisait nuit noire. L'actrice regarda avec étonnement la façade très simple, tristement éclairée par le bec de gaz municipal, du théâtre où elle allait entrer. Elle éprouva un léger frisson en montant l'escalier de pierre, étroit et humide comme un escalier de cave, où ses compagnons la guidaient avec des allumettes-bougies, et elle s'enferma dans la chambre, tendue de papier à quinze sous, que la mère Brocard lui avait frit préparer.

Quelques heures plus tard, tout le monde était réuni dans la salle à manger. La légende des fourrures avait fait son chemin. Le personnel avait passé en revue les malles, laissées provisoirement dans la cour. Tout cela ne disposait guère la famille en faveur de l'étrangère. On s'attendait à la voir arriver avec une petite mine cassante et des airs de supériorité. On fut bien surpris. Elle se glissa plutôt qu'elle n'entra dans la salle, et, allant droit à la maman Brocard, lui dit, en termes très simples, qu'elle savait combien sa famille était dévouée à son oeuvre, qu'elle se considérait comme très honorée d'être appelée à y collaborer, et qu'en retour elle osait espérer quelque affection. Les femmes, pendant ce temps, inspectaient sa toilette, admirablement coupée, à la vérité, mais en laine tout unie, sans un ruban. Andréa les embrassa à la ronde et serra cordialement la main aux hommes. La glace fut rompue. A la fin du déjeuner, elle avait raconté son histoire, discrètement touchante. On l'avait consolée : elle trouverait à Riquiqui ce qui lui avait toujours manqué, une famille. Elle avait, à cette assurance, levé avec reconnaissance ses yeux bleus très doux sur son entourage. Tous étaient émus, et la brave Juliette Lequirec sentait une larme sur sa joue. Seule, la petite Henriette ne disait rien et avait le coeur bien gros, en voyant Firmin qui oubliait de manger et dévorait des yeux la Parisienne.

Andréa voulut commencer son service le jour même. Elle répéta dans l'après-midi, et tout le monde fut très satisfait. Les dernières appréhensions défiantes s'évanouirent. On se dit que la famille compterait simplement un membre de plus, et chacun reprit ses occupations habituelles.

Au bout de quelque temps, Andréa, acceptée d'abord, avait trouvé le moyen de se rendre nécessaire. Tout en répétant, et en préparant avec ardeur ses débuts, elle avait offert ses services aux ingénues chargées des costumes et donné de fort judicieux avis. Elle poussa la complaisance plus loin, et trouva le chemin du coeur de la digne mère Brocard, en coupant et confectionnant pour elle une certaine visite de cachemire noir, dans la note juste de son âge, qui la faisait ressembler à une douairière de grand air. Du fond de ses fameuses malles sortaient mille colifichets, rubans, plumes, formes de chapeaux, cravates, qui passaient mystérieusement dans les armoires de ses petites camarades et lui faisaient autant d'amies. Henriette seule résistait aux avances, discrètes d'ailleurs, de l'étrangère, et se maintenait à son égard sur une défensive polie et très nette. Un matin, en descendant à table, Andréa, toute pimpante, dans un joli costume pompadour, voulut se donner des airs de soeur aînée. Elle embrassa Henriette, lui arrangea les cheveux, lui conseilla amicalement de les relever davantage sur la nuque, et, finalement, prit à son corsage un bouquet de fleurs artificielles très fines, qu'elle mit dans la coiffure de l'ingénue. La jeune fille remercia avec embarras. Quand Firmin Clunet entra, il la complimenta sur ce gracieux ornement. Et comme Andréa disait, avec sa simplicité mutine :

" N'est-ce pas qu'elle est gentille ainsi ? c'est une idée à moi...

- Ça ne m'étonne pas ", répondit-il en enveloppant d'un regard passionné la Parisienne, qui baissa les yeux. La pauvre Henriette prétexta un malaise subit. Elle monta dans sa chambre ; puis, une fois la porte fermée, jeta loin d'elle le bouquet et pleura bien fort. Et, pendant qu'elle se désolait, en bas, dans la salle à manger, le repas continuait. L'actrice recevait les compliments de la troupe, transformée en petite cour. On lui avait découvert un nouveau talent. Elle peignait. Elle avait brossé de verve l'esquisse du décor des fossés de Caylus. Désormais Firmin avait un collaborateur. Eh ! parbleu, à eux deux, ils doubleraient la mise en scène !

" Et cela, sans augmentation de frais ", observa judicieusement Similien Flambert.

Et les félicitations de pleuvoir.

L'exemple, bon ou mauvais, est contagieux. Devant l'ardeur au travail d'Andréa, chacun fut pris d'émulation. On prépara pour les débuts de la Parisienne une superbe représentation. On recueillit un triomphe. La jeune femme n'avait pas précisément un grand talent, mais elle possédait mille qualités qui en tiennent lieu à plus d'une actrice. Ses costumes lui seyaient bien. Elle avait de la tenue avec des coquetteries d'enfant gâtée très drôles, et greffait des sous-entendus pleins de finesse sur de bonnes phrases d'une honnêteté insignifiante. Le public de Riquiqui, ébloui des décors neufs, agréablement chatouillé par la pièce un peu croustillante choisie à l'instigation d'Andréa, séduit par les mines de la débutante, lui fit une ovation. Elle passa étoile de Fourquières. Le directeur du Grand-Théâtre vit avec rage, par le trou du rideau, des files entières de fauteuils veuves de spectateurs dans sa vaste salle, et la buraliste de Riquiqui se frotta les mains à s'enlever l'épiderme, en comptant des recettes jusqu'alors inconnues malgré la vogue du petit théâtre.

La Parisienne accepta le succès avec sa simplicité habituelle. Chaque matin, à dix heures, elle descendait à l'atelier de Firmin. Coiffée à ravir, elle portait un grand sarrau de peintre en forme de peignoir Louis XV, avec un large pli dans le dos, qui lui donnait un air de marquise. Elle faisait gaiement son entrée dans la pièce tout ensoleillée où Clunet, juché sur un marchepied à roulettes, enluminait des maisons champêtres bordées de touffes hardies de roses trémières, ou des salons somptueux à décors rococo. On échangeait une poignée de main. Andréa prenait ses brosses et se mettait à l'oeuvre. On causait tout en travaillant. On parlait naturellement de l'entreprise, de la représentation de la veille, des projets pour le lendemain. Parfois, la conversation languissait. La jeune femme disait deux ou trois phrases qui ne trouvaient pas de réponse. Alors elle levait les yeux et elle rencontrait ceux de Firmin, qui la regardait, droit sur son échelle, les bras pendants. Elle ne fuyait pas ce regard d'abord ; puis, peu à peu, elle baissait les yeux. Et un grand silence s'établissait entre eux, jusqu'au moment où, s'arrachant à ses pensées, elle le rompait brusquement d'une roulade perlée ou d'une spirituelle drôlerlie. Du jardin, sur lequel ouvrait l'atelier, Henriette avait plus d'une fois surpris ces scènes muettes, jouées derrière le grand vitrage. Elle cassait alors, d'un geste brusque, quelque branche à sa portée, crispait sa main sur son corsage, et se sauvait dans sa cellule. Son caractère changeait. Elle, autrefois si gaie, si bonne fille, devenait morose, quinteuse. Les camarades, aux premiers indices de ce changement d'humeur, l'avaient amicalement interrogée ; elle s'était dérobée. A quoi bon faire ses confidences à gens si bien disposés en faveur de sa rivale ? Et puis, dans sa haine pour Andréa, il entrait du remords, - oui, du remords. Nature timide et honnête, Henriette apportait de la bonne foi jusque dans sa jalousie. Elle ne trouvait pas un grief à articuler contre cette femme, pas un, si ce n'est la préférence que lui accordait Firmin. Et elle se disait que son devoir était de se taire et de garder sa souffrance pour elle, puisque sa rivale tenait maintenant dans sa main la fortune de la famille. Aussi, bientôt, on cessa de s'intéresser à elle. Les petites cousines, qui se paraient des fanfreluches de la Parisienne, la trouvèrent poseuse. Elle vécut en étrangère parmi les siens, dont elle était autrefois l'enfant gâtée, n'accordant sa confiance qu'au vieux père Cosas, dont la douce et affectueuse bonhomie ne la repoussait pas.

Un matin, Andréa descendit comme de coutume â l'atelier. C'était dans les derniers jours de juin. Il faisait un de ces temps magnifiques où le soleil resplendissant verse la lumière dans les feuilles et la gaieté dans les coeurs. Le jardin sentait bon. Les roses s'épanouissaient dans les plates-bandes bien soignées. Quelques insectes bourdonnaient autour des plantes vertes, et les hirondelles volaient haut dans le ciel. Ce jour-là était de ceux où l'amour, timidement éclos aux rosées de mai, grandit, et se hâte d'achever ses conquêtes avant les lourdes somnolences des journées chaudes et paresseuses.

La jeune femme fut étonnée de ne pas trouver Firmin à son poste. Elle prit ses pinceaux et se mit à enluminer une touffe de fleurs et de plantes. Elle tourna les yeux vers le jardin pour y chercher des modèles ; et elle vit son camarade assis sous une charmille, la regardant.

Quand leurs yeux se rencontrèrent, le grand garçon se leva et se dirigea lentement vers l'atelier. Il s'avança sans parler jusqu'à la chaise de l'actrice, prit la jolie main qu'on lui tendait et dit simplement :

" Andréa, depuis que nous travaillons ensemble, vous avez dû voir que le vous aimais. Voulez-vous m'épouser ? "

La Parisienne écouta cette phrase émue, les yeux fixés sur sa toile. Elle mit posément une couche claire sur une branche en lumière. Puis elle leva lentement la tète, et, avec une inflexion de voix presque caressante, elle répondit :

" Non. "

Firmin devint un peu pâle en entendant cet arrêt. Andréa posa sa palette et ses pinceaux, mit ses deux mains sur les épaules du jeune homme, et, plongeant dans ses yeux, parlant d'une voix délicieusement assourdie, elle reprit :

" Non... J'ai rêvé, Firmin, une existence heureuse avec un homme aimé. Certes, vous pourriez être cet homme; mais j'ai au coeur des ambitions que je cache. Si je vous les révèle aujourd'hui, c'est que votre aveu force le mien. Je veux la gloire du théâtre, je veux mettre en oeuvre, dans un champ digne de moi, les dons que Dieu m'a faits. Je veux des triomphes pour en jouir avec celui que j'aimerai. Je veux une vie large et facile, qui me permette de partager également mon âme entre l'art et l'amour, sans soucis mesquins et bourgeois. Je veux vider à deux les coupes étincelantes de champagne, sans entendre les susurrements du pot-au-feu. Et ces aspirations sont invincibles, mon pauvre ami. Et si j'acceptais avec vous la misère décente, que je supporte comme le soleil subit une éclipse, soyez sûr que, tôt ou tard, ces âpres désirs seraient les plus forts et bouleverseraient notre vie : à tous deux! "

Sa voix avait pris, en disant ces derniers mots, un singulier accent d'énergie. Troublé par cette transformation brusque de sa modeste et douce camarade, par cette révélation brutalement sincère, par cette voix tour à tour douce et fière, Firmin ne trouvait pas une parole. Andréa alla fermer la porte de l'atelier, puis elle revint à son escabeau et reprit ses brosses.

" Aussi bien, continua-t-elle, puisque vous m'en avez offert l'occasion, je veux vous dire toute ma pensée. Faites semblant de travailler et causons. Mon langage vous a certainement surpris. Eh bien, regardez-moi en face et osez donc me dire que jamais vous n'avez eu d'ambition aussi ; que jamais vous n'avez entrevu d'autre horizon que les étroits portants de cet ancien théâtre de marionnettes ! "

Firmin secoua naïvement la tête.

" Ma foi, non ", dit-il.

La jeune femme haussa les épaules.

" Vous avez tort de manquer de confiance en moi ; vous êtes de ceux qui doivent arriver, et vous ne me ferez pas croire que la modestie vous aveugle au point que vous ne le sachiez pas. Vous êtes intelligent, beau et fort. Vous avez en vous des facultés rares qui s'étiolent dans ce cadre mesquin, que vous ne cherchez pas à agrandir. Vous êtes fait pour plaire à tous. Et la preuve, c'est que tout le monde vous aime, dans la maison comme au dehors. N'est-ce pas vous qui avez le plus contribué à attirer le public autour de notre petite scène ? Vous ne m'empêcherez pas de dire qu'il est dommage que tout cela soit perdu !

- Mais ce n'est pas perdu, objecta l'honnête Firmin; si j'ai contribué à la prospérité de la famille qui m'a accueilli pauvre, je vous assure que je trouve là une récompense suffisante...

- D'accord. Mais vous pourriez, avec votre légitime influence, faire beaucoup plus pour vous, et un peu pour moi... J'ai le sens très sûr, allez ; et je sais que vous cachez généreusement des aspirations semblables ans miennes. Nulle délicatesse ne m'étonne de vous ; je vous en estime davantage ; mais je vous préviens, en bonne amie que le sort a placée sur vos pas pour le bien de tous. "

Le pauvre garçon, à ces flatteries féminines, descendait en lui-même et doutait. Quelques incidents lui revenaient en mémoire. Oui, un jour, à une représentation donnée au Grand-Théâtre par une troupe de Paris, il av ait envié Delaunay se retirant chargé de couronnes au milieu d'une ovation trois fois répétée. Oui, une autre fois, son coeur avait battu bien fort devant le triomphe respectueux remporté par Frédérick-Lemaître déjà vieux. Avait-elle donc raison ? Cette émulation, qui l'avait alors violemment étreint, était-elle le cri instinctif et révolté de facultés maîtresses comprimées dans son humble milieu ?

Andréa le vit ébranlé ; elle frappa les derniers coups.

" Si vous vouliez, pourtant, dit-elle ; si vous vouliez ! peut-être tous ces rêves qui vous assiègent, quoi que vous en disiez, quoi que vous en pensiez, deviendraient une réalité... "

Et, laissant tomber ses pinceaux, les yeux perdus, elle continua :

" Alors, nous serions tous deux de grands artistes. Appuyés l'un sur l'autre, nous encourageant de baisers d'amour, nous traverserions la vie, enivrés de gloire et de succès, riches d'argent et de jeunesse, et vous auriez, Firmin, cette immense joie d'avoir fait vous-même, de vos mains, tout ce bonheur, d'avoir conquis l'amour et élevé la femme aimée !... "

Puis, elle le regarda encore, et, tristement :

" Mais vous ne voudrez pas ! "

Le jeune homme, à deux genoux devant elle, couvrait ses mains de baisers.

" Tu viens de me faire entrevoir ton amour ! Tout le reste m'importe peu. Mais je désirerai tout ce que tu désires. Tu dis que je peux faire beaucoup. Commande, j'obéirai.

- Jure-le !

- Je le jure ! "

Elle prit la tête de Firmin et embrassa ses yeux.

" Tu es bien tel que je pensais, murmura-t-elle ; je puis te le dire maintenant... Moi aussi, je t'aimais. A partir d'aujourd'hui, tu es à moi. Tu m'obéiras aveuglément, au moindre signe... Cachons notre amour à tous les yeux. Demain nous causerons. "

Et elle quitta l'atelier.

III

L'époque de la clôture annuelle arriva. Le lendemain de la dernière représentation de la saison, les maçons dressèrent leurs échafaudages devant la façade de Riquiqui et se mirent à l'oeuvre. Les passants de la rue Prieur s'arrêtèrent étonnés devant cet événement sans précédent : des réparations à Riquiqui !

C'était bien plus que des réparations : c'était une transformation.

La chose ne s'était pas faite toute seule. Quand Firmin Clunet avait proposé de refaire le théâtre, il v avait eu comme de la stupeur. Puis, la troupe s'était divisée en deux camps. Les jeunes avaient soutenu Firmin, les vieux l'avaient combattu, et la mère Brocard était restée indécise. Mais Firmin avait plaidé avec tant de chaleur, avait fait miroiter de si brillantes espérances, qu'il avait conquis une majorité, ce qui était quelque chose, et qu'au bout d'une quinzaine de lutte, Mme Brocard s'était déclarée pour lui, ce qui était tout.

Ce jour-là fut un jour heureux pour l'ancien peintre en bâtiments. Quand il vint annoncer à Andréa qu'il avait obtenu ce qu'elle désirait, à savoir qu'on fit un vrai théâtre où elle pût se produire, la jeune femme lui sauta au cou. Il va sans dire qu'il n'avait pas fiait valoir cette raison auprès de ses camarades.

On fit venir un architecte qui produisit un devis modeste, comme tous les devis. Avec soixante mille francs, l'homme au compas se chargeait de faire de Riquiqui une jolie salle, avec une façade blanche ornée et même deux cariatides. La mère Brocard tenait essentiellement aux cariatides. Elle vendit ses valeurs, retira ses économies de chez le banquier, et fit annoncer que le théâtre rouvrirait le 15 septembre dans des conditions absolument nouvelles.

Les travaux marchèrent rapidement. L'argent aussi. Mais Firmin était si sûr de lui qu'on n'y prenait pas garde. Les opposants se ralliaient peu à peu. Flambert plaidait pour son ami Clunet et détruisait pied à pied les préventions. Les femmes, joyeuses de jouer sur une jolie scène, dans une salle décorée comme une bonbonnière, venaient à la rescousse. La Parisienne, consultée, se défendit discrètement, en nouvelle venue qui ne se considère pas comme ayant voix au chapitre et sait se tenir à sa place. Poussée dans ses derniers retranchements, elle consentit enfin à donner son avis. Elle appuya le projet de transformation, sans phrases, très simplement comme toujours ; avec son petit air bonne fille, elle trouva le grand argument financier : la majoration du prit des places augmentait la recette journalière d'au moins cinq cents francs, ce qui, pour un exercice de dix mois, représentait cent cinquante mille francs. Dès la première année, on rentrerait dans les débours, et au delà. Ce beau raisonnement rallia les derniers rebelles. Seuls, le père Cosas et Henriette continuèrent à bouder. Le premier pleura silencieusement, le jour où l'on arracha la vieille enseigne en bois qui déteignait depuis vingt ans au-dessus de la porte ; la seconde ne quitta qu'à la dernière heure, toute pâle et se tenant à peine, sa petite chambre où elle avait passé de longues heures, douces ou amères, seule avec son amour.

Les dépenses s'accumulaient avec une effroyable rapidité. On s'aperçut que la nouvelle installation exigeait des dégagements qu'on n'avait pas prévus. Il fallut acheter le bail et la boutique du marchand de vins voisin. Celui-ci exploita la situation, et vendit à prix d'or. Cent faux frais s'entassèrent. Les économies de la mère Brocard, le fonds de réserve, tout y passa. On emprunta, on hypothéqua. Comme Bernard Palissy brûlant ses meubles pour chauffer ses fourneaux, on sacrifia tout. Et l'on sacrifia gaiement, l'oeil brillant, le sourire aux lèvres. Tous se montaient mutuellement la tête, et Firmin, croyant de bonne foi à une splendide récolte au bout de ces dures semailles, menait la danse des écus. On avait loué un immeuble où toute la bande campait en attendant la prise de possession. Chaque jour, au repas, c'était à qui apporterait une nouvelle : on avait posé le rideau de sûreté. On apportait les rangées de fauteuils, tout flambants neufs, bien rembourrés. On mettait en place les séparations des loges. Et le lustre ! Son installation fut un événement qu'on arrosa de champagne. Et les décors ! Et les costumes ! Tout le monde travaillait avec une fiévreuse activité.

Le 8 septembre, au matin, on enleva les derniers échafaudages. L'architecte avait fait un tour de force ; tout était achevé. Les peintures séchaient, et l'on avait dépensé deux cent trente mille francs.

La remise des clefs à la mère Brocard devait donner lieu à une petite cérémonie de famille : on pendrait la crémaillère par un souper sur la scène, à l'instar des soupers de centième de Paris. Mais deux personnes n'attendirent pas la prise de possession officielle, et vinrent, dés le matin, mystérieusement visiter le nouveau théâtre. C'étaient Firmin et Andréa.

Ils parcoururent tout, en détail, depuis les logements de la troupe, ornés de jolies glaces, tendus de frais papier, jusqu'aux vestiaires des ouvreuses, munis déjà de l'arsenal des petits bancs et des coussins supplémentaires ; depuis les dessous, correctement machinés, jusqu'au foyer des artistes, meublé comme un salon confortable. Sur la scène, vide encore, où les portants attendaient les décors de la première, tous deux s'arrêtèrent. La salle était vaguement éclairée de ce demi-jour blafard qui semble pénétrer honteusement, aux heures de soleil, dans les lieus où règne en maîtresse la lumière artificielle. Çà et là, dans l'ombre des baignoires, les clous d'or des rebords capitonnés scintillaient comme de petites étoiles ; les girandoles du lustre accrochaient quelques paillettes irisées dérobées à un rayon de soleil égaré. Andréa, rêveuse, regardait, et Firmin attendait un mot de récompense. Il avait scrupuleusement obéi à ses ordres. Il avait entassé sous ses pieds, pour lui faire un piédestal, les sacs d'écus de la mère Brocard. Et il se tenait debout, auprès d'Andréa, jouissant délicieusement de sa surprise, le coeur débordant du bonheur d'avoir accompli jusqu'au bout le désir de la femme aimée.

La Parisienne restait silencieuse. Elle embrassait l'ensemble du théâtre transformé, et sa bouche se plissait en un sourire qui traduisait involontairement une pensée intime et inavouée. Firmin, suspendu à ses lèvres, attendait toujours. Enfin la récompense vint. Andréa lui tendit les deux mains et dit :

" C'est bien. "

Puis elle ajouta :

" Il faudra penser à la presse. "

Firmin n'entendit que le " c'est bien " et baisa passionnément les mains qu'elle lui avait abandonnées.

Je ne raconterai pas les enivrements de la réouverture. Pendant quatre jours, la salle fut comble. On écrasait d'allusions et de quolibets les oiseaux de mauvais augure, Henriette et le père Cosas. Ceux-ci baissaient la tête, et gardaient pour eus seuls leurs mauvais pressentiments. Le premier jugeait avec sa vieille expérience, la seconde avec son instinct de femme. Tous deux, rapprochés encore par l'ostracisme commun, se faisaient des confidences attristées. Ils avaient pris, le vieux comme la jeune fille, les deux chambres qui leur rappelaient le plus les cellules d'autrefois. Hélas! combien changés, ces modestes réduits où l'on avait vécu si tranquille, loin des ambitions malsaines et des fiévreux désirs ! Chacun, dans la troupe, s'était mis au goût du jour. On ne voyait plus, au-dessus des couchettes, les petits crucifix de cuivre et les rameaux de buis bénit. De mauvaises chromolithographies reproduisaient prétentieusement, dans leurs cadres de clinquant, des toilettes décolletées, des Nanas sans voile, des actrices poseuses et maniérées. Chacun avait fait sauter ses économies. La cretonne avait fait place à des reps bleu de ciel, à des satins paille garnis de velours noir. C'était l'exubérance bête d'une passion pour le luxe dont l'éducation était à faire. Cosas et Henriette, eus, avaient soigneusement remis en place leurs vieux meubles simples et proprets. Leurs chambres étaient voisines. Ils s'y livraient à de longues causeries après les représentations, et se soulageaient le coeur. L'un assistait à la ruine, gaiement accomplie, de l'oeuvre laborieusement édifiée ; l'autre avait vu s'envoler les rêves d'amour à peine conçus.

Et chaque soir, dans le foyer des artistes, il y, avait foule, maintenant. Les petites ingénues, instruites dans l'élégance par Andréa, soignaient leurs mains, s'habillaient presque, et trônaient au milieu d'une cour de dandys du pays. La petite porte en moleskine neuve, forcée d'abord par la presse, qu'Andréa avait conseillé de recevoir comme à Paris, s'ouvrait avec complaisance devant les visiteurs rentés. La mère Brocard, transplantée dans ce milieu nouveau, éblouie par les grosses recettes des premiers jours, laissait faire, ahurie par le poids des responsabilités prises, persuadée qu'elle était une grande manieuse d'argent. Mille dangereux flirtages s'établissaient dans ce milieu familial et laborieux jadis. Des habits noirs se glissaient furtivement dans les escaliers sombres menant aux appartements, et des sourires d'intelligence se croisaient de la salle à la scène.

Un jour, le théâtre ne se remplit pas. On mit le fait sur le compte d'une superbe soirée d'arrière-saison, et on rit. Mais le lendemain il pleuvait, et l'on eut moins de monde encore. Peu à peu, le vieux public de Riquiqui oublia le chemin de la rue Prieur. Les habitués simples, qui venaient là séduits par un sans-façon bon enfant, furent déroutés par cette luxueuse et cérémonieuse apparence. Les gens du monde sourirent à la médiocrité de la troupe, qui avait une certaine saveur naïve dans un cadre sans prétention, et qui ressortait impitoyablement dans le nouveau décor où elle s'étalait. La curiosité, qui avait donné, pendant quelques soirées, l'illusion de la vogue, s'éteignit rapidement. Un soir, enfin, on joua devant les banquettes presque vides : cinq ou six admirateurs des femmes, parmi lesquels le riche comte de Buzé, aspirant à la conquête de l'étoile Andréa ; deus agents dramatiques ; quatre journalistes du cru, et une trentaine de gamins aux galeries. Le reste du public était retourné au Grand-Théâtre, pas beaucoup plus cher et sensiblement meilleur. Hélas! les traites ne suivaient pas le même chemin. Elles se succédaient, régulières et cruelles. Les bicornes des garçons de recettes apparaissaient presque chaque matin à la porte de clame fraîchement peinte, au-dessus de laquelle on lisait : Administration. La mère Brocard usa des derniers expédients, pressura jusqu'au bout son crédit établi par vingt ans de probité commerciale, espérant toujours un retour de la faveur publique. La faveur publique persista à s'éloigner d'elle.

Alors la maison devint un enfer. Chacun reprochait à son voisin d'avoir poussé à la roue. Les ingénues jetèrent des regards plus tendres du côté des fauteuils d'orchestre, et passèrent des journées entières dehors. Les hommes se croisèrent sans se parler, embarrassés et honteux. Les repas en commun cessèrent d'eux-mêmes. Firmin Clunet, l'inspirateur de toutes ces folies, eut des scènes terribles avec ses camarades et la mère Brocard ; il commença à comprendre l'immense responsabilité morale qui pesait sur lui, et se sentit désespérément seul, dans ce flot de haines que soulevaient autour de lui toutes ces carrières brisées, tous ces honneurs ternis. Alors il voulut s'appuyer sur celle qui, l'ayant poussé à faire tant de mal, lui devait bien de partager son remords et de payer en amour la complicité qu'elle lui avait imposée.

Mais Andréa passait sereine et tranquille au milieu de ces ruines. Qu'avait-elle à se reprocher? Elle était une étrangère, et, comme telle, avait tout au plus donné un modeste avis qu'on sollicitait. Si son chagrin était grand, sa conscience était calme. Elle aussi, sortait de longues heures chaque jour. Le père Cosas la vit une fois, dans un coupé correct, sur la route du château de Buzé. Un autre jour, on la rencontra rue Longue, sortant de la maison de l'agent dramatique Walcker. Elle avait pris d'ailleurs un logement en ville.

Abruti par les récriminations de ses camarades, la tête martelée par la lutte suprême des derniers jours, n'osant pas se montrer dans la rue, Firmin ne put arriver à la rejoindre.

Un mois, jour pour jour, après la réouverture triomphale, la mère Brocard déposa son bilan. A cet instant terrible, elle retrouva toute son énergie. Elle travailla la nuit entière avec Clunet, vérifia scrupuleusement les comptes et les signa. Puis, elle descendit au magasin des accessoires, remonta avec un casque romain sur sa vieille tête grise, une lance dorée à la main, et s'assit majestueusement en disant :

" Respect à l'impératrice des Indes! "

On dut l'emmener à l'hospice des fous.

Dès la veille, tout le monde s'était dispersé. Les ingénues avaient pris leur vol, le diable sait où. Ernestine Huchet avait suivi les ingénues. Les hommes couraient en quête d'engagements ou à la recherche des vieux outils de leur jeunesse. Il ne restait au théâtre que Firmin, Henriette et le père Cosas.

Celui-ci entra dans le cabinet directorial, où Firmin, par un immense effort de volonté, tâchait de mettre encore de l'ordre dans la ruine.

" Mon ami, dit l'acteur, tu nous as bien fait du mal. Mais je suis un vieux, moi, et je comprends bien des choses. Quand on aime comme tu aimais, on ne sait pas ce qu'on fait. Te voilà malheureux et tout seul. Viens avec moi. J'ai été cordonnier autrefois, je reprends mon tranchet ; et comme Henriette est une brave fille, qui n'a pas fait comme les autres, je l'emmène. Tu es jeune, et il est peut-être temps encore de réparer les fautes commises. "

Firmin serra la main du père Cosas.

" Merci, dit-il; mais...

- Mais quoi ? "

Et comme le jeune homme se taisait, embarrassé, n'osant avouer je ne sais quelle timide et honteuse espérance, le vieillard trancha dans le vif.

" Mon pauvre enfant, autant te dire la vérité tout de suite. Sois un homme et écoute. Andréa est partie hier au soir pour Paris, où elle est engagée dans un grand théâtre ; le comte de Buzé l'accompagnait. Notre fortune, notre honneur, notre amitié de famille, tout cela elle l'a mis sous ses pieds pour monter plus vite. Elle ne se trouvait pas sa place sur notre pauvre petite scène. Il lui fallait un vrai théâtre, où elle pût se mettre en lumière. C'est avec les ruines de notre vie heureuse qu'elle se l'est construit. Et toi qui n'as pas su lui refuser ton aide pour cette oeuvre, tu ne devais pas t'attendre à un dernier scrupule en ta faveur! Brûle ce souvenir, mon pauvre garçon, et viens avec nous. Tiens, je te laisse pleurer à ton aise. Je pars avec Henriette. Voici mon adresse. C'est chez mon frère cadet que je vais de ce pas ; ta chambre t'y attend. "

-Et le vieux bonhomme, ayant posé une carte sur la table, sortit, laissant Firmin abîmé de douleur.

Dans sa chambre, Henriette attendait, prête à partir. Quand le père Cosas rentra, elle se leva toute pâle, et lui dit :

" Eh bien ?

- Eh bleu, je l'ai laissé en larmes. Mais j'espère qu'il nous rejoindra. Et d'ailleurs, ma mignonne, je reviendrai dés que je t'aurai installée. Allons, fillette, partons ! "

Le visage de la jeune fille s'était éclairé à cette espérance.

" Oui, partons, dit-elle. Mais laissez-moi revoir une dernière fois ce qui reste de notre pauvre vieux théâtre.

- Va, puisque tu le veux. Mais reviens vite : la voiture part â trois heures. "

Henriette descendit à l'atelier des décors. Il était resté tel quel. Elle vit encore l'échelle où travaillait Firmin, gai et chantant de sa voix claire. A côté, la petite escabelle de sa rivale. De grosses larmes lui vinrent aux yeux. L'ancien magasin de costumes subsistait aussi dans son état primitif. Elle y retrouva la place où elle avait si longtemps travaillé en compagnie des petites cousines. Puis elle passa sur la scène, entièrement remaniée. Seul un des côtés avait été épargné. Elle se rappela avoir écrit sur ce mur échappé à la restauration le nom de Firmin, tout en haut, près du cintre, dans la pierre tendre. Voulant revoir ce souvenir des jours d'espérance, elle monta jusqu'au balcon de bois qui faisait le tour, dominant la scène, lugubre, comme un trou noir. En mettant le pied sur la galerie, elle se trouva face à face avec Firmin, qui cacha précipitamment ses mains derrière son dos. C'était la première fois, depuis la catastrophe, qu'ils se retrouvaient ainsi, seuls. Avec cet instinct étrange de la femme qui aime, Henriette comprit ce que son camarade était venu faire. Elle lui prit le bras, sans mot dire, et, avec cette force nerveuse des femmes qui veulent savoir, elle le força à montrer ce qu'il cachait, comme une jeune mère qui prend son fils en faute : c'était une corde, un marteau et des clous.

A cette vue, la jeune fille douce et timide disparut ; la femme courageuse, fière et droite se révéla. Henriette tenait serré le poignet de Firmin.

" Ainsi, dit-elle, c'est tout ce que tu as trouvé ! Parce que tu as été fou, tu vas te faire criminel. Tu crois peut-être qu'elle accordera une larme à ta mort, et tu ne penses pas que ce n'est pas elle qui te pleurera le plus. Tu veux te tuer, lorsque tu as toute la vie devant toi pour effacer le passé, et tu ne te dis pas que tu es heureux encore, puisque tu es jeune et que tu as autour de toi des coeurs qui t'aiment.

- Henriette, Henriette! murmurait Firmin. Est-ce toi qui me parles ainsi ! Oui ! je voulais mourir. Mais il me semble que ta voix me pénètre, me réchauffe, me rend la conscience de moi-même. Oh ! mon bon ange, pourquoi m'as-tu laissé t'oublier ! "

Le jeune homme s'était mis à genoux, et baisait les mains de sa compagne.

" Viens avec nous, dit-elle. Nous travaillerons ensemble et nous te guérirons. " Firmin se releva.

" Non, dit-il, pas encore. Je ne suis pas digne de toi. Laisse-moi effacer cette image qui serait trop vivante entre nous. J'y arriverai, car ton souvenir m'y aidera. Et puis, tu m'as rappelé que j'avais à réparer dans la mesure du possible. Il faut que j'assure au moins une existence paisible à la pauvre femme qui est folle. Mais je te jure, tu entends, je te jure de ne pas me tuer, et bientôt j'irai vous rejoindre. Tu m'as rendu à moi-même, ma vie n'est pas finie. Au revoir.

- J'ai ta promesse ? répondit Henriette. Tu as juré ?

- J'ai juré.

- Au revoir, Firmin. "

La jeune fille fit quelques pas.

" Henriette! balbutia le jeune homme, Henriette, toi, m'as-tu pardonné ? "

Pour toute réponse, elle revint à lui, prit sa tête dans ses mains et l'embrassa au front.

Puis elle alla rejoindre le père Cosas.

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Quelques jours plus tard, on pouvait lire les lignes suivantes dans le Courrier des théâtres d'un grand journal de Paris :

" Une bonne nouvelle. Un de nos plus intelligents directeurs a découvert, dans un petit théâtre de province, une véritable perle. Mlle Andréa Sarelli avait joué des rôles secondaires sur nos scènes parisiennes, mais jamais on ne lui avait permis d'aborder les premiers emplois. En désespoir de cause, elle avait accepté un engagement dans un obscur théâtre de Fourquières. La pauvrette a dû bien souffrir dans cette situation indigne d'elle. Enfin, cette chute lui a permis de se mettre en lumière. Elle appartient maintenant aux Variétés, et M. Servet, notre grand compositeur d'opérettes, écrit une partition exprès pour elle. Elle débutera le mois prochain, et nous lui prédisons d'ores et déjà un triomphe. "

L'étoile néfaste s'élevait dans le firmament.


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