FRANCE, François-Anatole Thibault, dit Anatole (1844-1924) : Marcelle aux yeux d’or (1885).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (0504.X.2017)
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) du  Nouveau Décaméron. Quatrième journée, publié à Paris par E. Dentu en 1885.


Marcelle aux  yeux d’or

PAR

ANATOLE FRANCE

~ * ~


J’AVAIS cinq ans et une idée du monde que j’ai dû changer depuis, et c’est dommage, car elle était charmante. Un jour, tandis que j’étais occupé à dessiner des bonshommes, ma mère m’appela sans songer qu’elle me dérangeait. Les mères ont de ces étourderies.

Cette fois, il s’agissait de me faire ma toilette. Je n’en sentais pas la nécessité et j’en voyais le désagrément. Je résistais, je faisais des grimaces ; j’étais insupportable. Ma mère me dit :

- Ta marraine va venir : ce serait joli si tu n’étais pas habillé !

Ma marraine ! je ne l’avais pas encore vue ; je ne la connaissais pas du tout. Je ne savais même pas qu’elle existât. Mais je savais très bien ce que c’est qu’une marraine ; je l’avais lu dans les contes et vu dans les images ; je savais qu’une marraine est une fée.

Je me laissai peigner et savonner tant qu’il plut à ma chère maman. Je songeais à ma marraine avec une extrême curiosité de la connaître. Mais, bien que grand questionneur d’ordinaire, je ne demandai rien de tout ce que je brûlais de savoir.

- Pourquoi ?

- Vous me demandez pourquoi. Ah ! c’est que je n’osais ; c’est que les fées, telles que je les comprenais, voulaient le silence et le mystère ; c’est qu’il est dans les sentiments un vague si précieux que l’âme la plus neuve en ce monde est par instinct jalouse de le garder ; c’est qu’il existe pour l’enfant comme pour l’homme des choses ineffables ; c’est que sans l’avoir connue j’aimais ma marraine.

Je vais bien vous surprendre, mais la vérité a parfois heureusement quelque chose d’imprévu, qui la rend supportable… Ma marraine était belle à souhait. Quand je la vis, je la reconnus. C’était bien celle que j’attendais, c’était ma fée. Je la contemplais sans surprise, ravi. Pour cette fois et par extraordinaire la nature égalait les rêves de beauté d’un petit enfant.

Ma marraine me regarda : elle avait des yeux d’or. Elle me sourit et je lui vis des dents aussi petites que les miennes. Elle parla ; sa voix était claire et chantait comme une source dans les bois. Elle me baisa, ses lèvres étaient fraîches : je les sens encore sur ma joue.

Je goûtai à la voir une infinie douceur. Et il fallait, paraît-il, que cette rencontre fût charmante de tout point ; car le souvenir qui m’en reste est dégagé de tout détail qui l’eût gâté. Il a pris une simplicité lumineuse. C’est la bouche entr’ouverte pour un sourire et pour un baiser, debout, les bras ouverts, que m’apparaît invariablement ma marraine.

Elle me souleva de terre et me dit :

- Trésor, laisse-moi voir la couleur de tes yeux.

Puis agitant les boucles de ma chevelure :

- Il est blond, mais il deviendra brun.

Ma fée connaissait l’avenir, pourtant ses prédictions indulgentes ne l’annonçaient point tout entier. Mes cheveux, aujourd’hui, ne sont plus ni blonds ni noirs.

Elle m’envoya le lendemain des joujoux qui ne me parurent pas faits pour moi. Je vivais avec mes livres, mes images, mon pot de colle, mes boîtes de couleurs et tout mon attirail de petit garçon intelligent et chétif, déjà sédentaire, qui s’initiait naïvement par ses jouets à ce sentiment des formes et des couleurs, cause de tant de douleurs et de joies.

Les présents choisis par ma marraine n’entraient point dans ces mœurs. C’était un mobilier complet de sportboy et de petit gymnaste. Trapèze, cordes, barres, poids, altères, tout ce qu’il faut pour exercer la force d’un enfant et préparer la grâce virile.

Par malheur, j’avais déjà le pli du bureau, le goût des découpures faites patiemment le soir à la lampe, le sens profond des images, et quand je sortais de mes amusements d’artiste prédestiné, c’était par des coups de folie, par une rage de désordre, pour jouer éperdument à des jeux sans règle, sans rythme, au voleur, au naufrage, à l’incendie. Tous ces appareils de buis verni et de fer me parurent froids, lourds, sans caprice et sans âme, jusqu’à ce que ma marraine y eût mis, en m’en enseignant l’usage, un peu de son charme. Elle soulevait les altères avec beaucoup de crânerie et, portant les coudes en arrière, elle me montrait comment les barres, passées sur le dos et sous les bras, développent la poitrine.

Ce jour-là elle me prit sur ses genoux et me promit un bateau, un bateau avec tous ses gréements, toutes ses voiles et des canons aux sabords. Ma marraine parlait marine comme un loup de mer. Elle n’oubliait ni hune, ni dunette, ni haubans, ni perroquet, ni cacatois. Elle n’en finissait point avec ces mots étranges et elle mettait comme de l’amitié à les dire. Ils lui rappelaient sans doute bien des choses. Une fée, cela va sur les eaux.

Je ne l’ai pas reçu, ce bateau. Mais je n’ai jamais eu besoin, même en bas âge, de posséder les choses pour en jouir, et le bateau de la fée m’a occupé bien des heures. Je le voyais. Je le vois encore. Mais ce n’est plus un jouet. C’est un fantôme. Il coule en silence sur une mer brumeuse et j’aperçois sur son bord une femme immobile, les bras inertes, les yeux grands et vides.

Je ne devais plus revoir ma marraine.

Mais j’avais alors une idée juste de son caractère. Je sentais qu’elle était née pour plaire et pour aimer, que c’était là son affaire en ce monde. Je ne me trompais pas, hélas ! J’ai su depuis que Marcelle (elle se nommait Marcelle) n’a jamais fait que cela.

C’est bien des années plus tard que j’appris quelque chose de sa vie. Marcelle et ma mère s’étaient connues au couvent. Mais ma mère, plus âgée de quelques années, était trop sage et trop mesurée pour devenir la compagne assidue de Marcelle, qui mettait dans ses amitiés une ardeur extraordinaire et une sorte de folie. La jeune pensionnaire qui inspira à Marcelle les sentiments les plus extravagants, était la fille d’un négociant, une grosse personne calme, moqueuse et bornée. Marcelle ne la quittait pas des yeux, fondait en larmes pour un mot, pour un geste de son amie, l’accablait de serments, lui faisait toutes les heures des scènes de jalousie, et lui écrivait, à l’étude, des lettres de vingt pages, tant qu’enfin la grosse fille impatientée déclara qu’il y en avait assez et qu’elle voulait être tranquille.

La pauvre Marcelle se retira si abattue et si triste qu’elle fit pitié à ma mère. C’est alors que commença leur liaison, peu de temps avant que ma mère sortît du couvent. Elles promirent de se rendre visite et tinrent parole.

Marcelle avait pour père le meilleur homme du monde, charmant, avec bien de l’esprit et pas le sens commun. Il quitta la marine, sans motif, après vingt ans de navigation. On s’en étonnait. Il fallait s’étonner qu’il fût resté si longtemps au service. Sa fortune était médiocre et son économie détestable.

Regardant par sa fenêtre, un jour de pluie, il vit sa femme et sa fille à pied, fort embarrassées de leurs jupes et de leur en-tout-cas. Il s’aperçut pour la première fois qu’elles n’avaient point voiture, et cette découverte le chagrina beaucoup. Sur-le-champ, il réalisa ses valeurs, vendit les bijoux de sa femme, emprunta de l’argent à divers amis et courut à Bade. Comme il avait une martingale infaillible, il joua gros jeu, à l’effet de gagner chevaux, carrosse et livrée. Au bout de huit jours, il rentra chez lui sans un sou et croyant plus que jamais à sa martingale.

Il lui restait une petite terre dans la Brie où il éleva des ananas. Après un an de cette culture, il dut vendre le fonds pour payer les serres. Alors il se jeta dans des inventions de machines, et sa femme mourut sans qu’il y prît garde. Il envoyait aux ministres, aux Chambres, à l’Institut, aux Sociétés savantes, à tout le monde, des plans et des mémoires. Ces mémoires étaient quelquefois rédigés en vers. Pourtant, il avait quelque argent, il vivait. C’était miraculeux. Marcelle trouvait cela simple et achetait des chapeaux avec toutes les pièces de cent sous qui lui tombaient sous la main.

Pour jeune fille qu’elle était alors, ma mère ne comprenait pas la vie de cette façon, et Marcelle la faisait trembler. Mais elle aimait Marcelle.

- Si tu savais, m’a dit cent fois ma mère, si tu savais comme elle était charmante alors !

- Ah ! chère maman, je l’imagine bien.

Il y eut pourtant une brouille entre elles, et la cause en fut un sentiment délicat qu’il ne faudrait point laisser dans l’ombre où l’on cache les fautes de ceux qui nous sont chers, mais que je ne dois pas analyser, moi, comme tout autre pourrait le faire. Je ne le dois pas, dis-je,  et ne le puis non plus, n’ayant sur ce sujet que des indices extrêmement vagues. Ma mère était alors fiancée à un jeune médecin qui l’épousa peu après et devint mon père. Marcelle était charmante ; on vous l’a dit assez. Elle inspirait et respirait l’amour. Mon père était jeune. Ils se voyaient, se parlaient. Que sais-je encore… Ma mère se maria et ne revit plus Marcelle.

Mais, après deux ans d’exil, la belle aux yeux d’or eut son pardon. Elle l’eut si bien qu’on la pria d’être ma marraine. Dans l’intervalle, elle s’était mariée. Cela, je pense, avait beaucoup aidé au raccommodement. Marcelle adorait son mari, un monstre de petit moricaud qui naviguait depuis l’âge de sept ans sur un navire de commerce, et que je soupçonne véhémentement d’avoir fait la traite des noirs. Comme il possédait des biens à Rio-Janeiro, il y emmena ma marraine.

Ma mère m’a dit souvent :

- Tu ne peux te figurer ce qu’était le mari de Marcelle, un magot, un singe, un singe habillé de jaune clair des pieds à la tête. Il ne parlait aucune langue. Il savait seulement un peu de toutes, et s’exprimait par des cris, des gestes et des roulements d’yeux. Pour être juste, il avait des yeux superbes. Et ne crois pas, mon enfant, qu’il fût des Iles, ajoutait ma mère ; il était Français, natif de Brest et se nommait Dupont.

Il faut vous apprendre, en passant, que ma mère disait des Iles pour tout ce qui n’est pas l’Europe, et cela désespérait mon père, auteur de divers travaux d’ethnographie comparée.

- Marcelle, poursuivait ma mère, Marcelle était folle de son mari. Dans les premiers temps, on avait toujours l’air de les gêner en allant les voir. Elle fut heureuse pendant trois ou quatre ans ; je dis heureuse parce qu’il faut tenir compte des goûts. Mais, pendant le voyage qu’elle fit en France… tu ne te rappelles pas, tu étais trop petit.

- Oh ! maman, je me rappelle parfaitement.

- Hé bien ! pendant ce voyage, son moricaud prit là-bas, dans les Iles, d’horribles habitudes : il s’enivrait dans des cabarets de matelots avec des créatures. Il reçut un coup de couteau. Au premier avis qu’elle en eut, Marcelle s’embarqua. Elle soigna son mari avec cette fureur magnifique qu’elle mettait à tout. Mais il eut un vomissement de sang et mourut.

- Marcelle n’est-elle pas revenue en France ? Maman, pourquoi n’ai-je pas revu ma marraine ?

A cette question, ma mère répondit avec embarras :

- Étant veuve, elle connut à Rio-Janeiro des officiers de marine qui lui firent grand tort. Il ne faut pas penser du mal de Marcelle, mon enfant. C’est une femme à part, qui n’agissait pas comme les autres. Mais il devenait difficile de la recevoir.

- Maman, je ne pense pas du mal de Marcelle ; dites-moi seulement ce qu’elle est devenue ?

- Mon fils, un lieutenant de vaisseau l’aima, ce qui était bien naturel, et la compromit parce qu’une si belle conquête flattait son amour-propre. je ne te le nommerai pas ; il est aujourd’hui contre-amiral, et tu as dîné plusieurs fois avec lui.

- Quoi ! c’est V…, ce gros homme rougeaud. Hé bien, il raconte de jolies histoires de femmes, après dîner, dans le fumoir, cet amiral-là, maman !

- Marcelle l’aima à la folie. Elle le suivait partout. Tu conçois, mon enfant, que je ne sais pas très bien cette histoire-là. Mais elle finit d’une façon terrible. Ils étaient tous deux en Amérique ; je ne puis te dire exactement en quel endroit, parce que je n’ai jamais pu retenir les noms de la géographie. S’étant lassé d’elle, il la quitta, sous quelque prétexte, et revint en France. Tandis qu’elle l’attendait dans les Iles, elle apprit, par un petit journal de Paris, qu’il se montrait au théâtre avec une actrice. Elle n’y put tenir, et, bien que souffrant de la fièvre, elle s’embarqua. Ce fut son dernier voyage. Elle mourut à bord, mon enfant, et ta pauvre marraine, cousue dans un drap, fut jetée à la mer.

Je n’en sais pas davantage. Mais chaque fois que le ciel est d’un gris tendre et que le vent a des plaintes douces, ma pensée s’envole vers Marcelle et je lui dis :

- Pauvre âme en peine, pauvre âme errant sur l’antique océan qui berça les premières amours de la terre, cher fantôme, ô ma marraine et ma fée, sois bénie par le plus fidèle de tes amoureux, par le seul, peut-être, qui se souvienne encore de toi. Sois bénie pour le don que tu mis sur mon berceau en t’y penchant seulement ; sois bénie pour m’avoir révélé, quand je naissais à peine à la pensée, les tourments délicieux que la beauté donne aux âmes avides de la comprendre ; sois bénie par celui qui fut l’enfant que tu soulevas de terre pour chercher la couleur de ses yeux. Il fut, cet enfant, le plus heureux, et, j’ose dire, le meilleur de tes amants. C’est à lui que tu donnas le plus, ô généreuse femme ! car tu lui ouvris, avec tes deux bras, le monde infini des rêves.



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