DUVERNOIS, Simon Schwbacher, dit Henri (1875-1937) : Ammena (1929).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (17.XII.2016)
Texte relu par : A. Guézou.
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-129) du numéro 129 (mars 1932)  de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris .



AMMENA
Nouvelle inédite
par
HENRI DUVERNOIS
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Alexis Gégouette trouva son ami Fouche si malheureux, qu’il ne résista pas à l’envie de lui montrer son bonheur.

- Viens chez moi, lui dit-il ; tu verras l’appartement d’un collectionneur et une femme délicieuse qui est Mme
Gégouette. Tu déjeuneras avec nous.

- Je te remercie, soupira Fouche ; j’accepte avec joie, c’est bon de se retrouver. Tu te souviens du régiment et de nos projets d’avenir ? A moi, rien n’a réussi ; c’est pour cela que tu ne me reconnaissais pas tout à l’heure, quand je t’ai abordé… Je te parle en architecte : comment distinguer dans une maison ratée l’ébauche du plan initial ?... Mais toi ! Toi… Tu m’avais dit que tu te ferais un nom dans le linge de table, et tu t’es fait un nom dans le linge de table ; que tu épouserais une femme délicieuse, et tu l’as épousée. Regarde : je ne ressemble plus au jeune enthousiaste qui était clairon de compagnie à la cinquième du deux, il y a vingt ans…

- Tu n’as peut-être pas assez travaillé, insinua Gégouette. On obtient tout avec du travail, même l’amour. J’ai triomphé dans le linge de table, parce que je ne me suis pas contenté de l’étudier au restaurant. On a pu me voir avec la blouse, tu entends avec la blouse ! Après avoir consacré dix ans à mes affaires – levé à six, couché à dix, – j’ai résolu de choisir une compagne et j’ai potassé la question comme je potassais la théorie, ce qui m’a permis de passer caporal quand tu perdais à la salle de police ton galon de première classe. Je voulais une Mme Gégouette blonde mais sérieuse, élégante mais économe, originale mais obéissante, éprise mais respectueuse de ma liberté et ne se souciant pas de la sienne !

- L’idéal !...

- Veux-tu un exemple ? Ma femme mène notre auto – c’est un hasard que tu m’aies rencontré à pied : on change la courroie du ventilateur. Or, quand je fais des courses dans Paris, Mme Gégouette me sert de chauffeur… Entre nous, elle est un peu jalouse… Elle m’attend quelquefois deux heures devant une porte, en lisant… Pas des romans ! Elle a les romans en horreur ! Des bouquins de science, de philosophie : L’Origine du ricanement dans les sociétés civilisées ou Le Stoïcisme antique et la résignation contemporaine. Un esprit grave, mais qui ne dédaigne pourtant pas le plaisir. Un être rare : or et diamant. Aussi, l’ai-je surnommé Bijou.

Gégouette était un petit homme ventru et frénétique. Bien qu’il fût entièrement rasé, l’on reconstituait facilement sur ses traits la barbe farouche et bonasse de Marius. Il désigna à son ami une maison neuve dans une rue froide : « J’ai acheté le premier étage, tu vois, là où il y a de jolis rideaux »… Fouche, jaune de bile, déclara : « Brique creuse, mais l’immeuble a de l’apparence et ça durera toujours autant que toi. »

L’ami fut introduit dans une cabinet de travail d’une hideur aveuglante et qui reproduisait, en vert acide et en simili-bronze, le cabinet d’un maréchal du Premier Empire. Si les meubles étaient trop lourds, les cloisons étaient trop minces et n’interceptaient point les bruits mêlés de la T. S. F., de diverses chasses d’eau et de casseroles remuées. « On mangera mal ! » jugea l’infortuné convive. Mais il était impatient de voir Mme Gégouette, qu’il soupçonnait assortie au mobilier. Il ne tarda point à constater son erreur.

- Bijou, je te présente un camarade : Fouche.

Fort jolie, vraiment, d’une blondeur de concours photogénique, mais une blondeur corrigée par beaucoup de réserve, de sage pudeur et de modestie réticente. Fouche, bien que peu expert en matière sentimentale, comprit tout de suite qu’il n’arriverait jamais à sortir, dans ce foyer, du rôle secondaire de parasite. Il s’efforça de briller, sans retenir une seconde l’attention de cette dame. Elle répondait par monosyllabes polis et contemplait son mari comme si elle avait voulu signifier : « Quand donc serons-nous seuls ! » Fouche conclut que Gégouette était aimé, et le pessimisme naturel de l’architecte s’en trouva renforcé. Il avala un café à saveur de glands brûlés servi dans des tasses de faux Sèvres et il prit congé en se jurant de ne jamais revenir.

- Na, fit Gégouette en rentrant. Pauvre diable ! Il ne doit pas avoir tous les jours un festin semblable à se mettre sous la dent. Il t’a ennuyée ?

- Moi ! protesta Bijou. Je ne l’ai même pas écouté.

- Pas assez. Nous sommes mariés depuis cinq ans, mais tu as encore beaucoup de choses à apprendre. Ainsi, chez toi, il faut toujours avoir l’air de t’amuser. Chez les autres, il faut toujours avoir l’air de t’ennuyer. Je te donne là tout bonnement, l’a, b, c des grandes manières. Ai-je besoin de m’expliquer ?

- Oui.

- Si tu as l’air de t’amuser chez les gens, non seulement ils ne t’en savent aucun gré, mais ils en déduisent que tu n’as jamais rien vu, que l’on te reçoit peu et que leur invitation a été, pour toi, une aubaine. Compris ?

- Compris ! Nous sortons ?

- Non. Samedi : le magasin est fermé. Veux-tu que, comme samedi dernier, nous restions ici, au coin du feu, dans le même fauteuil ?

- Écoute, Alexis…

- Ce n’était pas charmant ?

- Exquis, mais…

- Quoi ? Un « mais » ? je n’aime pas beaucoup ça…

- J’ai à te parler.

- J’écoute.

- Je te demande de m’écouter avec toute ton indulgence, toute ta pitié, toute ton intelligence, toute ta bonté.

Gégouette haussa les sourcils en homme qui n’a jamais été sollicité de réunir tant de choses à la fois.

- Mon ami, commença Bijou sans hésitation et du ton le plus uni, je ne suis pas du tout la femme que tu crois.

- Hein ?

- Pour tout te dire, je suis une vilaine femme.

- Tu as une dette chez ta couturière ?

- Non

- Tu as joué ?

- Non.

- Tu t’es laissé taper par ton frère ?

- Il ne s’agit pas d’argent. Alexis, je suis une vilaine femme.

- Encore !

- Une ordure, une traînée… Ne te lève pas… Inutile de chercher ton revolver : j’ai retiré les cartouches, pas pour moi, mais pour t’éviter les suites d’un mouvement de mauvaise humeur que tu serais le premier à regretter.

- Je me demande si je rêve, murmura Gégouette, terrassé par ce premier contact avec des réalités qui, jusque-là, lui semblaient réservées à autrui. Tu m’envoies cela de but en blanc, comme si c’était naturel. Je suis capable d’en avoir une attaque…

- Remets-toi et ne m’enlève pas mon courage. Il m’en faut, je t’assure…

- Tu as un amant !

- Oui.

- Me faire une chose pareille ! A moi !... Un amant ?

- Oui, Alexis. Et depuis que tu le sais, j’ai un poids de moins sur la poitrine…
- Ma canne !

- Je l’ai cachée aussi.

- Le nom de cet homme !

- Ammena.

- Tu dis ?

- Ammena. Comme le verbe amener, au passé simple.

- Tu ne comprends pas que ça débute d’une façon grotesque ! Ammena !

- Marcel Ammena…

- Son adresse ?

- Il n’est que de passage à Paris. Il s’occupe d’aviation et il est presque toujours dans les airs.

- Ma femme est la maîtresse d’un boxeur !

- D’un aviateur.

- Cela revient au même.

- Si tu veux. Tu as le droit d’être injuste… Dois-je continuer ?

- Continue. Attends. Je prends des notes au fur et à mesure… Va !

- Tu m’arrêteras si je vais trop vite. Voici : j’ai fait la connaissance de Marcel Ammena il y a un mois et six jours, exactement : le vendredi 7 octobre à quatorze heures quarante-cinq.. Tu as cassé la mine…

- Comme je briserai cet individu…

- Ne t’énerve pas. Tourne le porte-crayon dans l’autre sens… Je sortais du petit magasin de maroquinerie qui est à l’angle du boulevard Haussmann…

- A ce moment, tu étais sans reproche ?

- Je t’en donne ma parole d’honneur.

- Tu oublies que tu n’as plus d’honneur.

- Alors, je le jure sur ta tête.

- Pour ce que tu en fais !

- Alexis, des reproches tant que tu voudras ; je les ai mérités, mais pas de sarcasmes, je t’en supplie… Je venais d’acheter un petit sac blanc pour aller avec ma robe rouge, un sac de cinq cents francs que la vendeuse me laissait pour deux cent soixante-quinze francs, parce qu’il y avait, près du fermoir, une tache faite par une dame qui avait tâté le sac, dans le Midi, avant d’aller se baigner, au moment où elle était couverte d’huile. J’étais contente. Je me préparais à te faire la surprise en plaisantant : « Regarde, Minouche, le beau sac que ta Bijoute s’est offert pour ta fête ! » Tout à coup, je sens que l’on me touche le bras. De saisissement, je laisse tomber le sac. Je croyais que l’on me prenait pour une kleptomane et que l’on m’arrêtait… Mais un monsieur se penche, ramasse le sac, me le rend et me dit : « Bonjour, madame Gégouette ».

- Comment savait-il ton nom ?

- Il me suivait depuis la veille.

- Et tu ne t’en étais pas aperçue ?

- Quand tu n’es pas là, je vais toujours tout droit, les yeux baissés…

- Soit.

- J’aurais dû protester, me débattre, m’enfuir, mais j’ai toujours été si fière de porter ton nom qu’il m’est impossible de faire un mauvais accueil à quiconque le prononce. Le monsieur commence donc à parler, à me dire des choses qu’il est inutile de te répéter…

- Répète-les. Je note.

- Qu’il me trouve adorable, qu’il veut me consacrer toute son existence, etc.

- Et tu écoutais, malheureuse !

- J’étais comme paralysée, clouée par l’épouvante, le saisissement, l’indignation et aussi – je ne te cache rien – par je ne sais quelle infâme douceur… Je n’essaie pas de me trouver des excuses… Et pourtant… nous sommes environnés d’inconnu, d’ondes mystérieuses…

- Assez ! hurla Gégouette. Ne t’abrite pas derrière les rayons X. Un passant te prend le bras et tu n’appelles pas un sergent de ville, voilà qui est clair. Où as-tu été élevée !

- A Auteuil, par une institutrice neurasthénique. C’est sans doute pour cela que je suis si timide. Enfin, je me trouvais dans la situation d’une femme surprise par un cambrioleur et qui reste muette, comme pétrifiée, incapable de résistance. De plus, je ne tardai pas à me convaincre que Marcel Ammena était une tête brûlée, un casse-cou, susceptible de commettre toutes les extravagances. J’avais déjà fait bon marché de moi ; mais je ne voulais pas qu’il t’arrivât du mal…

- Merci beaucoup. Tiens, tu m’amuses… Il voulait me tuer, ce monsieur ?

- Il voulait me conquérir à tout prix, tu entends : à tout prix… Pour l’amadouer, je l’ai suivi dans un thé, avenue de l’Opéra. Je m’imaginais que j’irais mieux après avoir pris quelque chose de chaud : mais c’est un thé où l’on ne sert que des cocktails et des sandwiches minuscules, taillé comme des dés avec un centimètre de jambon, de salami hongrois ou de chester… Non, n’inscris pas tout cela. Je te donne les détails pour que tu mesures ma sincérité.

- Il t’a enivrée dans un bar ?

- Je n’ai pris qu’un jus de tomate. Je l’ai conjuré de me laisser ; je lui ai proposé une bonne et franche camaraderie. Comme il connaît un peu les Allevard par un de ses cousins, un nommé Berdot qui se soigne aussi à Châtel-Guyon, je lui ai même parlé de se faire présenter à toi régulièrement et de devenir notre ami. Enfin, je luttais tant que je pouvais ; mais toujours ce bizarre engourdissement des jambes et une sorte de langueur dans les poignets. Ce fut alors qu’il me dévoila son intention, qui est de m’arracher à toi, mais en pleine lumière, car il te hait, mais il te respecte et, jusqu’à un certain point, il t’admire. Il me parla de sa famille : son père vit dans un château de Touraine où il passe son temps à réfuter Darwin… sans g, Darwin, et avec un w… Où en étais-je ? Ah ! oui. Son père réfute donc Darwin dans des ouvrages hors commerce qu’il fait tirer à trente exemplaires pour ses intimes et qu’il leur reprend quand il leur retire son amitié. Sa mère est morte à Fontainebleau, il y a sept ans, dans un accident de chasse à courre. Elle ne suivait pas la chasse à proprement parler, mais elle traversait la forêt pour cueillir du muguet, quand un cerf aux abois s’est jeté sur elle et lui a fait dix blessures épouvantables, une par cor…

- Je vois : une famille d’idiots !

- C’est depuis ce temps-là que M. Hippolyte Ammena, le père, s’est intéressé à l’Origine des espèces au point d’en oublier son fils. Marcel Ammena est explorateur-aviateur. Il vole en banlieue, où il prépare une randonnée pour le Tchad. Alexis, tu es fort ; tu comprendras ma faiblesse.

- C’est-à-dire que je te suis comme je suivrais un roman pornographique, en me désintéressant du personnage. La suite ?

- J’étais roulée, submergée, noyée…

- Conclusion ?

- Il m’attend.

- Où ?

- Dans un hôtel, rue Froidevaux.

- Vous y allez, madame ?

- Comme hypnotisée. Oui.

- Que compte-t-il faire de vous ?

- M’épouser. Et il m’a chargée de te le dire.

- Je vous serais obligé de ne plus me tutoyer.

- Il prétend qu’avec un homme tel que toi, il n’y a que deux armes : le revolver ou la sincérité.

- Et il a choisi ? Parlez ! Il faut vous arracher les mots.

- Il a choisi la sincérité.

- Bien. Je te chasse. Et après ?

- Après ? Marcel Ammena me conduira à la gare d’Orléans. Il y a un bon train à cinq heures. Nous irons ensemble chez mes parents. Il leur expliquera la situation et il se retirera aussitôt. A neuf heures, seul, il reprendra le train et il se rendra chez son père pour lui annoncer la nouvelle, et aussi parce qu’il craint que M. Ammena subisse la domination d’une ancienne lingère dont il a fait son intendante et qui chercherait à prendre sur son maître une influence redoutable…

- Que m’importent ce gâteux et sa progéniture ! Tu avais raison : tu es une vilaine femme, une ordure et une traînée. Va-t’en ! Allez-vous-en, madame ! Ouste !

Mme Gégouette, qui semblait attendre cet ordre, disparut aussitôt. Son mari perçut, comme dans un cauchemar, le bruit définitif d’une porte doucement, mais inexorablement fermée. Et il se trouva seul. Pour la première fois, il doutait de lui-même, de son intelligence, de son aptitude à forcer le destin. Il se reprocha de n’avoir trouvé ni un geste définitif ni un mot sanglant, ou de ne pas avoir agi avec ruse, par la douceur, par la persuasion, quitte à se venger plus tard. Il passa deux jours à fouiller l’appartement ; mais il ne découvrit pas de lettres compromettantes. Ce travail terminé, il pensa que le métier exercé par Ammena était dangereux ; il espéra un accident et, l’ayant espéré, il le crut arrivé. Au bout d’une semaine de claustration, la lecture des journaux ne lui ayant apporté aucune catastrophe, il s’ennuya et résolut de reprendre son travail. Il retourna dans son magasin et, pour donner le change, redoubla de rigueur envers ses employés. Ceux-ci répondirent avec une sorte de commisération.

- Tu ne me demandes pas de nouvelles de ma femme ? glissa-t-il à son associé.

- Elle est revenue ?

- Quoi ! Tu savais qu’elle était partie ?

- Tout le monde le sait. Trêve de bêtises. As-tu pensé à la faillite Simonson ?

- Laisse-moi le temps de souffler. Est-ce que nous dînons ensemble ?

- Impossible. Je suis invité. Et puis, si tu veux te distraire, tu ferais mieux de prendre un compagnon que tu n’as pas en face de toi toute la journée.

Frappé par la vérité de cette observation, Gégouette dépêcha son garçon de bureau chez Fouche, avec mission de le ramener sur-le-champ. Vingt minutes plus tard, Fouche arrivait.

- Bien que je n’aille guère dans le monde, expliqua-t-il, je suis au courant de ton malheur… Au fait, est-ce bien un malheur ? Tout dépend de la façon dont tu prends la chose et avec ta chance habituelle !... Moi, je te remercie, je suis assez content. J’ai déniché un client. A vrai dire, ce client est atteint d’un léger dérangement cérébral. Il veut faire construire des centaines de châteaux. Sa fortune, bien que considérable, ne lui permet pas de telles prodigalités. Je me suis entendu avec la famille qui entend flatter cette innocente manie. J’apporte à mon client des projets qui ne seront jamais réalisés et que l’on me paie en bloc trois mille francs par mois. Ça met le château à cent cinquante francs. Hélas ! cette aubaine ne sera pas éternelle et j’en prévois la fin : le client devient irritable ; il m’a jeté hier une chaise à la figure. Tout n’est pas drôle, non plus, dans le travail…

- Cela ne nous empêchera pas de dîner ensemble, conclut Gégouette avec une fausse jovialité. Rassure-toi : j’ai gardé la cuisinière.

En effet, le repas fut détestable. Au dessert, Alexis versa quelques larmes. Dans son cabinet de travail Premier Empire, il sanglota.

- Tu as été fidèle, commenta Fouche ; c’est un tort : l’infidélité est une sorte d’assurance que prennent les hommes prévoyants contre les traîtrises de l’avenir. Je suis à ta disposition.

- Tâche de m’amuser, tu n’auras pas à t’en repentir.

- Veux-tu que nous allions dans un petit restaurant où nous sommes sûrs de rencontrer deux femmes adorables de la colonie étrangère. Cela te changera.

Ils trouvèrent, dans une rue de mélodrame, une sorte de réfectoire qui fleurait le gros vin, le torchon sale et le tabac d’Orient. Là ils saluèrent les deux dames de la colonie étrangère ? C’étaient des sœurs qui se signalaient par des têtes blafardes dont les yeux caressants, plaintifs et comme noyés de reproches, rappelaient ceux des girafes. Elles avaient commencé leur repas en ce sens qu’elles alternaient des cuillerées de potage et des bonbons anglais puisés dans un seau de fer-blanc. Les amis s’assirent en face d’elles. Une de ces dames se plongea dans un livre qu’elle commenta avec sa sœur dans une langue barbare. Gégouette solda les quatre additions et s’en fut avec Fouche sans que les sœurs daignassent l’honorer d’un regard.

- Je te remercie, balbutia Gégouette quand ils furent dans la rue ; tu as fait ce que tu as pu, mais ces personnes sont assommantes.

- Elles t’ont paru assommantes, mais elles sont très bien élevées ; elles suivent des cours et elles se perfectionnent en littérature, car elles doivent prendre des chaires importantes, dans leur pays. Si tu avais eu un peu de patience, elles auraient chanté pour nous, en s’accompagnant sur la cithare. Mais tu aimes toujours ta femme…

- Eh bien ! oui, éclata Gégouette. Je commence à croire que j’ai eu tort de jeter le manche après la cognée. Il n’est pas trop tard. A l’heure présente, Ammena est peut-être mort. En tout cas, après quinze jours, leur lune de miel est finie et remplacée par des coups. Mettons les choses au pire : la surprise passée, Bijou juge, Bijou compare. Elle me regrette, mais elle est orgueilleuse ; elle me craint ; elle ne fera jamais le premier pas. Moi non plus, du reste. Je te prie de t’en charger. Mille francs en tout cas. Trois mille francs si tu réussis. Cinq mille si tu arrives à la ramener avant la fin de cette semaine.

- Halte ! tu me froisses ! Un service d’ami n’est pas une affaire.

- Sans doute. Pardon, mon vieux.

- Consens-moi une avance de quatre cents francs. Nous verrons ensuite.

- Entendu, Bijou m’a apporté un récit complet, car la pauvre petite avait l’habitude de me dire, point par point, tout ce qu’elle avait fait dans la journée. J’ai eu la présence d’esprit de prendre des notes que j’ai mises au net. Rentrons chez moi, je te les communiquerai, avec les noms. Il me faut une enquête approfondie.

Le lendemain, Fouche, lesté de son avance, se mettait en marche. Ayant consulté les notes, il se rendit tout d’abord chez M.Allevard. « Ammena, avait déclaré Bijou, connaît un peu les Allevard par un de ses cousins, un nommé Berdot qui se soigne aussi à Châtel-Guyon. » Cette visite fut une aubaine pour M. Allevard, octogénaire à museau de furet.

- Vous venez de la part de M. Gégouette ? Fort bien. J’espère que ce n’est ni pour des tapis turcs, ni pour des objets de Chine, ni pour un aspirateur électrique ?

- Pas le moins du monde. Il s’agit d’un renseignement confidentiel. Vous avez bien un cousin qui s’appelle Berdot ?

- Parfaitement. Un malhonnête homme, monsieur : il m’a fait acheter des valeurs sur lesquelles j’ai perdu quatre-vingt-douze pour cent.

- Excusez-moi de raviver un souvenir aussi douloureux. M. Berdot a dû vous parler d’un nommé Ammena ?

- Je devine : cet appelé Ammena aurait enlevé Mme Gégouette et je me suis laissé dire qu’il l’exhibait dans des danses où il la porte à bout de bras.

- Je ne sais… Je crois ce dernier détail exagéré…

- Eh bien, cher monsieur, s’il n’y a pas autre chose pour votre service, jamais Berdot ne m’a parlé de cet Ammena. Jamais. Ma mémoire est formelle. Il m’a entretenu d’un M. Jerouzine, d’un M. Mitzzi, d’un M. Signal, mais Ammena, inconnu au bataillon…

Fouche eut les plus grandes peines à se dépêtrer de M. Allevard. Il se rendit dans les centres d’aviation, où les listes consultées ne portaient nulle part le nom d’Ammena. Les éditeurs ignoraient également la personnalité de M. Hippolyte Ammena, le père. Des recherches faites au dépôt légal, où doivent être envoyés tous les ouvrages imprimés, ne donnèrent aucun résultat. De même, les journaux de l’époque, consultés, ne mentionnaient aucunement l’accident de chasse à courre dont Mme Hippolyte Ammena eût été victime. Fouche, désorienté, décida de prendre le train et de se rendre dans la petite ville où Bijou s’était réfugiée auprès de ses parents. Après huit heures de voyage, il sonna à la grille d’une maison, agréable quoique champêtre, comme disait Molière. Une vieille bonne parut.

Mme Alexis Gégouette, demanda Fouche.

- C’est pour quoi faire ? interrogea la bonne.

- Annoncez-lui M. Fouche ; elle me recevra.

- Faut me donner l’objet de la visite.

- Personnel. Mme Gégouette est-elle là ?

- Je ne peux répondre ni oui ni non.

- Je suis venu de Paris pour la voir.

- Vous n’avez qu’à lui écrire et à demander un rendez-vous…

- Mais…

A ce moment, des persiennes claquèrent et une fenêtre s’ouvrit. Fouche leva la tête et aperçut le joli visage de Bijou, dans un encadrement de feuillage. Il salua.

- Ah ! c’est vous, monsieur, fit-elle. Vous pouvez ouvrir, Julie. Vous ferez entrer monsieur dans le salon.

Le salon des parents de Mme Gégouette comportait bien un canapé, deux fauteuils et une bibliothèque, mais il paraissait consacré surtout aux produits du jardin. De grosses grappes de raisin suspendues à des ficelles y séchaient. Une étagère portait des pommes et des fleurs de tilleul qui embaumaient.

« Il faut, pensait Fouche, que je la ramène au plus tard après-demain. Je dois me montrer éloquent, cinq mille fois éloquent. »

Il avait préparé un discours qu’il effaça de sa mémoire, préférant l’improvisation, toujours plus chaleureuse et convaincante.

- Mes hommages, madame. J’ai fait ce long voyage pour avoir un entretien avec vous.

- Vous devez être fatigué. Accepterez-vous un verre de citronnade ?

- Volontiers…

- Vous venez de la part d’Alexis ?

- Je pourrais vous répondre par la négative, mais si vous le voulez bien, madame, au cours de la conversation qui va s’ensuivre, préférons la vérité.

- C’est tout à fait mon avis.

- Je viens donc de la part de Gégouette. Il vous ferait pitié si vous le voyiez ; le pauvre homme ne peut pas se passer de vous. Il a un grand chagrin et il est torturé de jalousie. Enfin, je l’ai trouvé si mal en point que, malgré de grandes affaires qui m’absorbent en ce moment, j’ai résolu de l’aider. J’espère que vous faciliterez ma tâche. Je ne vous cacherai pas qu’avant de venir ici, j’ai dû, sur les instances de Gégouette, me livrer à une enquête qui a donné des résultats décevants. D’après les notes qu’il avait prises sur vos déclarations, je me suis rendu chez M. Allevard, afin d’obtenir des renseignements sur Ammena. Ne protestez pas, madame. Ne voyez là qu’un geste touchant d’Alexis, un geste paternel : il veut savoir exactement ce qu’est celui à qui vous vous être confiée un peu imprudemment peut-être. Mais M. Allevard m’a affirmé que jamais M. Berdot ne lui avait signalé l’existence de M. Ammena. Je me suis rendu également en vain dans des centres d’aviation, et même au dépôt légal pour les livres de M. Hippolyte Ammena… Enfin, la chasse à courre…

- N’ajoutez pas un mot, sourit Mme Gégouette.

Elle retira son chapeau de jardin et sonna pour réclamer deux citronnades. Ainsi, en sarrau rose, elle apparaissait toute différente de la petite bourgeoise maussade qui avait tant déplu à Fouche lors de sa première visite. Le breuvage était exquis. Quand il l’eut savouré, Bijou sourit de nouveau, énigmatique, et reprit :

- Je m’attendais à votre visite ou à quelque chose de ce genre. Gégouette n’est pas homme à prendre son parti aussi aisément et il a fallu que je réfléchisse beaucoup pour lui faire le moins de mal possible. Nous Nous sommes promis la vérité. Je vais donc vous la donner, monsieur. Elle vous paraîtra surprenante.

Elle se recueillit un instant et poursuivit :

- Vous n’avez trouvé nulle part des traces de Marcel Ammena ni de son père, auteur d’une réfutation de Darwin, pour l’excellente raison que ces personnages n’existent que dans mon imagination. Je vais tenter de vous expliquer… Monsieur, je suis née ici, j’y ai toujours vécu. C’est, comme vous le voyez, une maison de campagne, dans une petite ville où l’on vit avec simplicité. J’adore mes parents. Ce sont plutôt pour moi des camarades. J’aime cette lumière qui me donne envie de chanter dès le matin. Enfin, ce jardin est mon royaume. J’en connais tous les coins, tous les arbres et tous les oiseaux, car ils se succèdent par familles comme si les emplacements leur étaient réservés par une loi cadastrale. De même le bon chien Couic ressemble au Couic qui m’a vu naître et qui suivait avec inquiétude mes premiers pas… Qu’ajouterai-je, monsieur : j’avais dix-huit ans et j’étais si heureuse que je ne m’en rendais pas compte. Je crois qu’Alexis vous a déclaré que je détestais les romans. En effet, je les déteste et je m’éloigne avec une sorte de répulsion des gens qui calquent leur vie sur ces exemples funestes. Je m’accommodais fort bien de quelques compagnes aussi modestes que moi, et nos conversations, tout extraordinaire que cela puisse vous paraître, roulaient sur nos fleurs, nos fruits, nos travaux de couture et nos études. Là-dessus, un voyageur de commerce de nos amis s’arrête en automobile devant la maison. Il était accompagné d’Alexis Gégouette. Je ne compris pas le danger. L’idée de mariage m’était aussi éloignée que l’idée de la mort, tenez. Je ne me méfiai pas lorsque Gégouette, épris, affirmait-il, de la beauté du paysage, s’installa pour huit jours à l’hôtel de l’Épée et vint nous chercher pour quelques excursions aux environs. Et je fondis en larmes quand mes parents m’avertirent qu’il demandait ma main, qu’il fallait songer à mon établissement et qu’Alexis, travailleur et sérieux, leur apparaissait un gendre souhaitable. Ils ajoutaient que cela leur serait un déchirement de se séparer de moi, mais que Paris ne devait pas m’effrayer, que l’on pouvait y choisir un appartement en plein midi, qu’il y avait, dans certains quartiers, de forts beaux arbres et que j’y vivrais dans un milieu intellectuel. Je ne pensais guère à Gégouette, mais l’idée d’installer un appartement m’amusa. De plus, je n’avais, en tout et pour tout, passé à Paris qu’une vingtaine de jours en trois fois et au printemps, ce qui donne de la capitale une idée assez fausse. Je ne répondis ni oui ni non, et je me trouvai fiancée ainsi, puis mariée…

Je ne comptais pas avec l’amour ; j’entends par amour celui que mon mari éprouvait pour moi et qui avait quelque chose de tyrannique. L’appartement, en plein soleil, fut celui que vous connaissez et où ne pénètre jamais, fût-ce en juin, le moindre rayon de lumière. Ne parlons pas du milieu intellectuel. Quelques vieux négociants et leurs femmes qui me toisaient comme si j’avais été une addition ! Quoi faire ? J’ai le simili en exécration. Le cabinet de travail Premier Empire, le salon Directoire et la salle à manger genre moderne m’emplirent de chagrin. Pour me consoler, je cultivais, sur la fenêtre de ma chambre, de pauvres plantes prises ici et qui ne mouraient pas, mais s’étiolaient lugubrement. Le plus effroyable, monsieur, c’était le samedi après-midi et le dimanche tout entier, l’interminable dimanche. En semaine, quand mon mari devait sortir, il me forçait à l’accompagner, à le mener en auto et à l’attendre. Il composa à l’usage de nos entretiens tout un vocabulaire qu’il appelait le langage bijal – contraction de Bijou, l’horrible surnom qu’il m’avait donné, et d’Alexis. je ne demandais qu’à rester tranquille, mais il se mit en tête de devenir jaloux, et je dus feindre la passion, par pitié. Il éloignait systématiquement les jeunes hommes qui se montraient aimables et qui tentaient de forcer notre intimité. En cela, je ne le contrariais point, car ces messieurs m’importunaient avec leurs œillades, leurs coquetteries, leurs phrases à double entente. Je ne veux pas m’analyser, à la façon des héroïnes russes. Je crois, pourtant, que je suis restée une enfant. Ce qui fait la vie et l’agitation des autres m’effraie. Mes distractions feraient bien rire les femmes de mon âge. Je préfère une grappe de raisin cueillie à notre vigne et accompagnée d’un morceau de gros pain, à leurs goûters élégants. J’ai pour la vitesse en général et les voitures mécaniques en particulier la répulsion d’une vieille campagnarde. Les spectacles ? Après le dîner, j’ai sommeil. J’aime me lever dès l’aube et le plus affreux souvenir de mes années de mariage, c’est la grasse matinée du dimanche. Il me fallait trois jours pour m’en consoler. Je sentais bien que la totale indifférence dans laquelle je tenais Alexis ne tarderait pas à se changer en haine. Mais, monsieur, on ne tue pas un homme parce qu’il est obsédant, parce qu’il vous aime trop, parce qu’il achète des tasses de faux Sèvres, parce qu’il vous impose un répertoire de petits mots stupides et parce que son appartement est obscur. Je confiai ma détresse à ma mère, qui me conseilla d’attendre, m’affirma que l’amour était un mauvais moment à passer, que ce mauvais moment passait vite et que je pouvais espérer bien des choses : la venue d’un enfant, une trahison de Gégouette… Hélas, les années s’écoulèrent sans apporter un changement. J’ai  voulu me libérer avant la trentaine. N’ayant pas l’esprit très vif, je consacrai plusieurs mois à construire de toutes pièces l’aventure que vous savez et à inventer un personnage.

- Ammena ?

- Précisément.

- Mais pourquoi Ammena plutôt que Durand ou que Fournier ?

- C’est un résumé de la devise que je m’étais forgée en secret : « Amour me navre » Am-me-na. La singularité même de ce nom me parut plus plausible qu’un patronyme pêché dans l’indicateur des chemins de fer. Je créai donc Ammena et son père Hippolyte, commentateur de Darwin, et l’accident survenu à la mère, au cours d’une chasse. J’avais peu menti jusque-là. Je possédais une réserve de mensonges très riche et dans laquelle je n’eus qu’à puiser. Je forgeai tout : l’histoire du sac, ma conversation avec Marcel, etc. Il fallait couper les ponts. Mais vous pouvez le constater, monsieur : je suis rentrée ici, j’y suis seule avec mes parents, absolument seule. Chacun doit vivre, n’est-ce pas ? selon les préférences de son cœur, même si ces préférences semblent absurdes. Vous avez devant vous une petite fille à qui cela n’a pas réussi de jouer à la grande personne et qui ne réclame que la solitude, des fleurs à soigner, la musique du vent dans les arbres et des oiseaux sur les branches. Mes parents n’y comprennent pas grand’chose, mais ils m’acceptent et je préférerais mourir que de les quitter. Voilà.

- Diable ! murmura Fouche. Vous n’ignorez pas que Gégouette est très riche…

- Je n’ai pas besoin d’argent. Tout ce que l’argent apporte me dégoûte. Les petites rentes de mes parents suffisent à mes besoins. Essayer une robe chez un grand couturier m’est un supplice. D’ailleurs, celles que je confectionne moi-même me vont mieux. Ni fards ni poudre de riz. Et les flacons de parfumerie ne me paraissent utiles que pour corriger les odeurs de la foule.

- Que devrai-je dire à Alexis ?

- Ce que vous voudrez. Il me semble que le moment est venu de lui dire la vérité. Cela apaisera son amour-propre et il me laissera tranquille…

Là-dessus, Bijou montra au visiteur une tapisserie au petit point qu’elle venait de commencer ; elle lui fit les honneurs d’un jardin miraculeux et le présenta enfin à son père et à sa mère : « Un ami de mon mari. Il va lui dire la vérité, cela vaudra mieux. »

Et Fouche, ahuri et consterné, reprit le train en supputant : « Dans ces conditions-là, je ne toucherai rien, en dehors des quatre cents francs de provision. »

Mais comme il se piquait de psychologie, il conclut également qu’en dehors du mince bénéfice de l’affaire, il n’avait pas perdu sa journée. Il venait, en effet, d’apprendre que, contrairement à ce que semblent prouver les romanciers et les auteurs dramatiques, l’amour n’est point inéluctable et que la vertu, au sens le plus candide du terme, n’est pas un vain mot. Il pourrait ainsi rapporter à Gégouette une nouvelle qui affecterait peut-être l’amour-propre de l’amant, mais qui calmerait la fureur de l’époux. Excellente compensation. Si l’on peut être jaloux d'un individu, on ne peut apporter aucune objection à la femme restée enfant qui se plaît dans la pureté absolue et regarde les choses de la passion comme une gymnastique rebutante. Evidemment, le cas était spécial… « Pas si spécial qu’il en a l’air », songea Fouche, car une quantité d’épouses qui font leurs délices de la promenade, de la cuisine, de la broderie anglaise, du tennis et du bridge, ne font que se résigner à des jeux conjugaux, en attendant que le temps les espace et que l’âge et la lassitude les suppriment. Gégouette serait surpris. Mais il n’était pas homme à se pencher longuement sur ces problèmes. Tout était donc pour le mieux, et quand le train s’arrêta, Fouche en descendit allègre, heureux d’avoir mené sa mission à bonne fin.

Comme il était convenu entre eux, Alexis l’attendait à la gare.

- Eh bien ?

- Eh bien, c’est une histoire extraordinaire…

- Parle, bon sang !

- En deux mots : Ammena n’existe pas. C’est un personnage imaginaire, forgé par ta femme, qui voulait retourner chez ses parents, vivre à la campagne avec les fleurs et avec les oiseaux…

Gégouette éclata de rire de telle sorte que les gens se retournèrent. Et :

- Je savais bien, dit-il, que tu étais fantaisiste. Mais à ce point-là ! Comment, tu me ferais croire que cette petite, sans raison valable, renoncerait à la vie merveilleuse que je lui avais organisée ?... Hein ? Pour qui me prends-tu ? Pour un crétin ? Je ne te parle pas de la tendresse qu’elle pouvait me témoigner… je ne suis pas un nouveau-né, je suppose, et il y a des choses auxquelles un homme ne se trompe pas… Mais le reste, imbécile ! La voiture ? Le luxe ? Le magnifique appartement avec tous les objets d’art qu’elle chérissait au point que, quand on cassait une soucoupe, elle sanglotait… Et le théâtre ? Et le cinéma ? Et les bijoux ?... Lui as-tu dit, au moins, qu’ils étaient toujours là, qu’elle pourrait les reprendre ?... Sa broche, ses bracelets, son fil de perles… Tu as manqué ton enquête, comme tu manques tout. Tu n’as même pas pu réussir à voir Bijou et tu me racontes des bobards pour justifier ta note de frais… Ammena n’existe pas ?... Alors pourquoi serait-elle partie, réponds voyons, réponds, pourquoi ?

Fouche laissa passer ce flux de paroles qui lui laissa le temps de réfléchir. Puis :

- Allons, rectifia-t-il, je vois qu’il n’y a pas moyen de te cacher la vérité. J’ai essayé, pour mettre un baume sur ta blessure… Je m’incline… J’ai vue en effet Mme Gégouette ; Elle a beaucoup pleuré. Elle parle en des termes qui te toucheraient de vos années d’intimité, d’entente, d’amour…

- A la bonne heure… Ensuite ?...

- Elle a gardé en particulier un souvenir délicieux du samedi et du dimanche, où tu lui appartenais complètement. Elle accuse la fatalité. Cet Ammena agit sur elle par une sorte de suggestion. Il n’a d’autre supériorité que d’être arrivé au bon moment, celui où ta femme croyait peut-être, à tort ou à raison, que tu l’aimais moins. Dans cette petite ville de province qui m’a paru lugubre, Bijou regrette beaucoup de choses, sois-en convaincu : toi d’abord – car elle ne m’a pas caché que l’on ne t’oublie pas ainsi, du jour au lendemain – et son cher Paris. Mais elle craint Ammena. Il a agi par la violence, par l’intimidation. Je ne sais quel conseil te donner : aller là-bas, reprendre Bijou le revolver au poing, ou attendre…

- Nous ne sommes pas dans le Far-West, murmura Gégouette. La patience m’a toujours réussi. J’attendrai.

Et, s’épongeant le front :

- Une autre fois, tu sauras qu’il est inutile de me mentir. Ta première histoire, destinée à me calmer, ne tenait pas debout… J’ajoute que tu aurais dû comprendre qu’elle avait quelque chose de révoltant… Il faut, pour inventer, un talent que tu n’as pas. A propos, comment as-tu trouvé Bijou ?

- Bien pâle…

- Je l’aurais parié…

- Amaigrie et vêtue de deuil…

- Changée ?

- Bien changée…

- Je ne te le fais pas dire.

- Tu ne me fais rien dire.

- Si : la vérité ! Je la préfère… Enfin, je te remercie. Je t’avais parlé de cinq mille francs en cas de réussite complète. Je ne suis pas mécontent des renseignements que tu m’apportes : je vais te verser quatre mille cinq cents francs…


HENRI DUVERNOIS.


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