DUVERNOIS, Simon Schwbacher, dit Henri (1875-1937) : La Fugue (1922).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (09.XII.2015)
Texte relu par : A. Guézou.
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-08) du numéro 8 (février 1922)  de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris .



La Fugue
Roman inédit
par
HENRI DUVERNOIS
_____

I

J’ai reçu le choc sans broncher.

Le professeur Cavagnole m’a serré la main :

- Vous avez voulu la vérité…

- Je vous remercie, docteur.

Je venais chercher confirmation du diagnostic de quatre médecins ; j’étais donc préparé, mais les autres ne m’avaient laissé entrevoir la vérité qu’à travers mille réticences ; j’étais forcé de traduire leurs hésitations, leurs silences, de lire la pitié au fond de leur regard professionnel. Je n’ai pas eu besoin de beaucoup insister auprès de Cavagnole. Il m’a renseigné brutalement. D’ailleurs, la lumière de son cabinet chasse les mensonges et dissipe les vaines illusions. Avant qu’il eût dit un mot, j’étais fixé. Vite ma chemise, mon gilet, mon veston sur cette misère ! Je verse cent francs et je sors, un peu plus lourd, tout de même, qu’à mon entrée. Cela ne m’a coûté que cent francs et cela n’a duré que dix minutes ; mais entre l’homme que j’étais et l’homme que je suis, quel abîme !

Voici : dans un an, dix-huit mois au plus tard, je serai mort. J’ai quarante-quatre ans. Dans ma famille, l’on ne dépasse guère cet âge. J’espérais faire exception. D’ailleurs je songeais peu à ma guenille. Maintenant, elle prend sa revanche : « Je suis là, moi, ta viande. » Etienne Lahoche : cinquante-neuf kilos. C’est ça, Etienne Lahoche : cinquante-neuf kilos. Pour le reste : l’amour, l’art, la pensée, nous verrons ce qu’en fera la fièvre et ce que deviendra ton âme immortelle quand tu auras un peu trop de charitable morphine dans le corps. Avant de m’assassiner, le mal me rendra idiot. Et, qui sait, comique, peut-être… Un foireux en bonnet de nuit, avec une barbe sale et des yeux suppliants.

Rue de la Boétie, je m’arrête devant le miroir d’une boutique. Il me renvoie l’image d’un charmant dandy. En général, on me félicite de ma sveltesse ; elle m’a valu bien des succès auprès des dames. Et que voilà un visage intéressant, creusé par l’angoisse et si pâle !... Un trottin, qui surprend ma contemplation, me jette en riant : « Oui, va, t’es beau ! » se retourne et corrige sa raillerie par une œillade appuyée. Je reprends ma route… Elle était fraîche et robuste, cette petite. D’ailleurs, les gens qui passent sont tous bien portants. Les malades se cachent. Bientôt, je me cacherai moi aussi, comme une bête galeuse au fond de son trou. Des adjectifs me hantent : « Inéluctable, inexorable », ce sont des adjectifs tout neufs pour un monsieur spirituel et bien parisien…

Je vais être un malade, puis un mort, quelque chose de grotesque ; puis, quelque chose qui n’aura plus de nom. Etienne Lahoche, les paupières closes et orné d’une jolie mentonnière, sera vaincu. Les seuls vaincus sont les malades et les morts. Si j’avais su ce que l’on peut être fier de vivre, j’aurais eu une certaine vanité. Je ne me montrais pas assez reconnaissant du cadeau. J’expie, sans doute, cette ingratitude.

J’achète un journal du soir. D’habitude, je donne cinquante centimes et je laisse la monnaie. Aujourd’hui, j’attends mes trente-cinq centimes et je les empoche. Je n’ai aucun raison de faire un cadeau à cette marchande qui éclate de santé. On me règle mon compte ; je règle celui des autres, ah ! mais…

Oui, je commence à devenir stupide…

J’ouvre le journal. Les lettres dansent. Il me semble lire : « Nous apprenons la mort du compositeur Etienne Lahoche, fils du colonel, et de Madame, née Supin, tous deux décédés. Etienne Lahoche laisse d’aimables mélodies et des symphonies estimées… Ses obsèques auront lieu… »

Mes obsèques…

Chez moi… Ces messieurs de ma famille. Ils seront peu nombreux. Trois cousins de province que je ne vois jamais. Ils doivent beaucoup aimer les enterrements, surtout ceux de Paris. Ils guetteront sournoisement les jolies femmes. Et il en viendra que l’on croira très tristes parce que, levées trop tôt, elles auront encore sommeil.

A côté…

Jeanne et Madeleine, ma femme et ma fille…

Non. Jeanne ne me survivra pas. Elle m’a dit un jour, de sa voix qui est si belle parce qu’elle n’exprime jamais de choses vaines : « Où que tu ailles, je te suivrai ». Jeanne mourra de ma mort, j’en suis sûr. Et d’ailleurs, il y a des exemples, plus fréquents qu’on ne l’imagine, de ces épouses qui n’ont pu supporter la séparation. Si elle résiste, ce sera pour végéter dans une douleur sans fond. Dans ce cas, ma fille voudra rester auprès de sa mère et ne se mariera jamais. La pourriture que je porte en moi fera trois victimes. Nous étions unis plus que nuls autres êtres au monde ; nous n’avions qu’une pensée, qu’un cœur ; un retard de dix minutes nous bouleversait ; le rhume de l’un de nous mettait la maison aux abois ; notre passion, notre tendresse étaient si ardentes qu’elles dépassaient la commune mesure. On trouvait que nous nous aimions trop. Nous nous suffisions ; cela offusquait les indifférents. Nous fermions notre porte sur leur haine et sur leur envie…

Ils avaient peut-être raison. J’aurais dû préparer mes chéries, au lieu de me complaire avec elles dans cette exaltation, les endurcir au lieu d’écarter toujours ce qui n’était pas la joie… Il en est qui font un sombre voyage pour avoir un calme départ. J’ai tenu à ce que le voyage fut radieux. Maintenant, il faut partir ; il faut payer…

Hier soir, nous causions au coin du feu. Ma petite Madeleine s’est écriée : « Tout de même, ce qu’on est bien, nous trois ! » avec un tel bonheur, une foi si assurée dans l’avenir que sa mère a tressailli. Aussi sensible qu’elle, aussi sensible que moi, Madeleine s’est tue. Une aile sombre a passé sur nous.

Un pauvre petit groupe qui tremblait…

J’aviserai.

II

Je souffre à crier, au moment précis où je ne voulais plus penser à moi, où je comptais établir un plan, inventer une solution ingénieuse qui me permettrait de partir sans rien briser. Pas de ça. J’ai besoin d’un peu de tranquillité lucide. Je pousse une porte ; j’entre dans un bar. Je m’assieds. Je dois être encore semblable aux autres, puisque mon entrée ne provoque aucun malaise. Des couples dansent. Un loustic, le cigare aux lèvres, son chapeau sur les yeux, exécute un cavalier seul qui obtient un vif succès. Près de moi, une petite femme savoure sans fausse honte les lèvres d’un jeune homme verdâtre. On me sert de l’alcool que je bois d’un trait. La nostalgie du nègre gratteur de banjo a l’air de compatir à ma souffrance… « Le lavabo, s’il-vous-plaît. » La tenancière du lavabo ne s’y trompe pas : Encore un loufoque qui va se piquer…

La morphine opère. Me voilà calme…

C’est dans ce bar, au son du jazz-band que j’ai trouvé…

III

Car j’ai trouvé.

Il s’agit de mourir en deux fois. Si l’être que je suis aujourd’hui leur manque tout à coup, Jeanne et Madeleine sont perdues. Je m’arrangerai pour que celui qui disparaîtra ne leur soit plus rien.

L’idée m’illumine d’un sacrifice surhumain où je serai seul crucifié. Seul ! Et je sauverai mes chéries. Voilà : je vais devenir pour Jeanne un mauvais époux, pour Madeleine un mauvais père. La perte d’un mauvais époux, d’un mauvais père apporte un soulagement. Un être odieux meurt ; il n’y a plus d’injustice. Je serai ce misérable. Je veux que Jeanne et Madeleine me prennent en horreur. Après quoi, je pourrai partir et aller crever n’importe où. J’aurai agi une dernière fois pour elles. J’aurai amorti le choc… D’abord ce sera beaucoup plus propre de mourir ailleurs. Je ne veux pas de ces formalités abjectes dans l’appartement où nous avons été si heureux. Je ne me représente pas mon cercueil cogné par les employés des pompes funèbres le long de la galerie où j’ai collectionné les plus éblouissants tableaux de la peinture moderne. Je ne vois pas les fioles de potions sur la table de laque rouge de notre chambre. Quoi ? Je m’allongerais, bonhomme rigide et puant dans notre lit de parfums et de caresses ! Pas de cette saloperie chez nous…

Je jouerai mon nouveau personnage le plus vite possible… Cela arrive : on est un mari admirable, puis une femme passe et le mari admirable devient un bourreau… Tout de suite… Plus tard, il serait trop tard. La maladie rend lâche. On sort des draps une patte griffue qui s’accroche aux chères robes : « Reste encore un peu avec moi si tu n’es pas trop fatiguée… Non, tu n’es pas fatiguée, vraiment ? » Et nos adieux se feraient dans une hideur excrémentielle…

Je commencerai demain. Je m’accorde encore un soir. J’amènerai Jeanne et Madeleine au théâtre… Le petit verre de rhum et la cigarette avant la guillotine.

Artiste amateur, trop riche, trop clairvoyant, trop paresseux, trop cultivé, je n’ai pu composer mon chef-d’œuvre. Ce chef-d’œuvre je vais le créer. Il restera ignoré de tous, mais j’en emporterai la vision…

Ma Jeanne ! Ma Jeanne ! Jamais je ne l’ai tant aimée… Et quand elle se croira trahie, que se passera-t-il ? Le dégoût la sauvera. Elle retombera lourdement sur la terre, mais sur la terre, on vit. Elle vivra ; ses points d’appui seront la fierté et le mépris ; elle ne portera pas mon deuil ; elle gardera de moi un souvenir abominable, mais qu’importe ! Elle seule compte.

IV

Dans cette avant-scène que j’ai louée, Jeanne et Madeleine sont devant moi. On joue une pièce drôle. Elles s’amusent de tout cœur. A chaque instant, elles se retournent, comme pour me dédier leur rire.

- Etienne, tu te trouves bien ?

- Très bien.

- Papa, tu ne sens pas de courant d’air ?

- Non, ma petite fille.

Je suis gai. J’ai la notion exacte du temps. Toute une soirée ! C’est immense, une soirée. j’adopte la sérénité des éphémères pour qui le soleil d’un jour est un soleil éternel. Je ne fais pas trop mauvaise figure entre ces deux resplendissements : ma femme et ma fille. Madeleine me ressemble ; elle a dix-huit ans ; son visage mince de brune aux traits réguliers, aux yeux sombres, serait pathétique si une jolie malicieuse ne l’éclairait point à tous instants. Elle est la santé même et la gaieté. Pour Jeanne, telle elle était il y a vingt ans, telle elle est restée. Pas un cheveu blanc dans ses cheveux blonds. Sa beauté intacte a gardé une grâce adolescente. Madeleine, c’est l’aube. Jeanne, c’est encore le matin. Et l’on jurerait deux camarades, l’une n’ayant guère vécu, l’autre n’ayant connu que les caresses de la vie, – toutes deux également innocentes, joyeuses, pétries de lumière et de bonté…

Des gens doivent nous envier… S’ils se doutaient !… Mais il y en a peut-être, dans cette salle, qui mourront avant moi. Je sais ; ils ignorent, voilà toute la différence… Ils rient. Je ris aussi. Ma conscience est en repos. Je vais faire pour celles que j’aime plus que mon banal devoir, plus que ce qu’accomplit le vulgaire… J’ai bien mérité ce dernier divertissement. D’ailleurs, la comédie me paraît délicieuse, cette comédie qui amuse tant Jeanne et Madeleine. Quand je pense que des criminels écrivent des drames et donnent une importance funeste à la mort ! Le rire de Jeanne, le rire de Madeleine m’enchantent et me rassurent, ces rires si frais, si jeunes… Riez, mes pauvres chéries. Je veille sur vous…

Jeanne cherche ma main et la serre furtivement. Puis, comme je pose cette main sur le dossier de sa chaise, ma femme déploie son éventail, tourne la tête et je sens sur mes doigts la chaude pression d’un baiser…

L’entracte. On frappe. Frédéric se présente. Par un curieux hasard, ce jeune homme se trouve toujours dans les théâtres où nous allons ! Madeleine le renseigne ! Ils s’aiment. C’est un jeune sculpteur qui a un talent sérieux. Il est pauvre et travailleur. Ses parents, qui habitent Bordeaux, nous l’avaient recommandé et nous l’avons admis dans notre jalouse intimité. Ma fille le surnomme « le Maçon » avec une tendre ironie, car il a la rude simplicité d’un ouvrier. « Le maçon » prend une soupe pour son petit déjeuner et s’habille de vêtements confectionnés ; l’usage des gants lui est inconnu et il reste fidèle au feutre mou et à la lavallière noire de ses vieux maîtres. Devant nous, Madeleine et lui affectent l’indifférence, ils simulent même l’enjouement un peu hostile du garçon et de la fillette. Seulement, leur voix les trahit…

O stupeur ! « le Maçon » a des souliers vernis !

Je me promène dans les couloirs avec Jeanne.

- Je crois bien, me dit ma femme, que ce soir, ils se fianceront. Tu as remarqué comme il s’est fait beau ? Et il embaume l’eau de Cologne !... Madeleine fiancée, qu’en dis-tu, mon amour ? Ça me rappelle nous…

V

Nous nous étions toujours connus. Les parents de Jeanne et les miens étaient unis, sinon par une affection très grande, du moins par un vif amour du bridge. Malgré de continuelles fâcheries, ils n’arrivaient pas à se séparer, parce qu’il faut être au moins quatre pour jouer au bridge. Or, ces enfants tapageurs et remuants devinrent tout à coup mystérieux. Comme on ne nous voyait guère, comme nous ne troublions pas le bridge, on ne nous inquiétait pas. Un jour que nous nous étions mis tous deux dans une bergère pour regarder un album, nous avions prolongé pendant deux heures la lecture, la recommençant dès qu’elle était terminée. Il s’agissait pourtant d’autographes insipides, déposés par des amies de ma mère : vers fades, lieux communs qui se donnent des airs de pensées et nous éprouvions un plaisir inconnu, le plaisir d’être ensemble, nos deux corps rapprochés. Première volupté, chaste, mais si radieuse qu’auprès d’elle les autres pâlissent. Nous n’avions pas échangé un baiser que nous étions déjà liés par la chair. Notre pureté était complète et nous avions déjà connu les délices de l’amour. Personne ne nous soupçonnait. A force de nous voir ensemble, on nous appelait « les perruches ». Oui, de l’espèce dite « inséparables ». Que l’une disparaisse, l’autre succombe.

Les années s’écoulèrent sans rien changer à notre amitié, quand il nous arriva une aventure singulière. Jeanne avait dix-huit ans ; j’avais vingt-deux ans. Un de mes camarades, Bernard Souchet se montrait fort épris d’une jeune divorcée de nos amies, Mme Izormets. Léonie Izormets, qui se faisait appeler Léo, se fardait comme on se farde pour le théâtre et fumait des cigarettes au chypre. Mme Izormets et son soupirant arrangèrent une partie carrée dans un restaurant de banlieue ; elle et lui, Jeanne et moi. On n’en dirait rien aux parents. Léo emmènerait Jeanne le matin, sous le prétexte de lui faire visiter une villa qu’elle venait d’acheter aux environs de Paris. Et nous nous retrouverions dans un petit restaurent de banlieue.

Cela se passa par un jour de novembre, jaune de brouillard. Mon ami et moi arrivons les premiers au rendez-vous. Un maître d’hôtel à tête de forçat repenti prend notre commande et ajoute : « Que ces messieurs ne l’oublient pas : on donne aussi à coucher. J’ai deux jolies chambres juste en face. Tout est prêt ! Il n’y a qu’à entrer. » L’arrivée de Jeanne et de Mme Izormets l’interrompit. Léo respirait dans le mal comme dans un élément qui lui eût été propre. Jeanne eût traversé l’enfer sans en sentir la brûlure. Je lui avais assuré qu’elle pouvait venir, elle venait, ne voyant dans cette escapade que le bonheur de passer une journée avec moi. Elle ne pressentait en aucune façon le dénouement. Après un déjeuner copieux, qu’elle avait arrosé outre mesure, Léo ébouriffa les cheveux de son cavalier et lui glissa en roucoulant : « Godiche ! Quel godiche que ce Bernard ! » Elle le traitait à peu près comme un viveur traite une naïve fleuriste, après un repas fin.

- Allons, ajouta-t-elle, levez-vous ; et laissons ces gosses flirter.

Nous étions seuls, Jeanne et moi. Le maître d’hôtel desservit et murmura entre ses dents : « Vous seriez plus commodes à côté ». D’un mouvement de tête, je le renvoyai. Une demi-heure s’écoula. Nous bavardions, oppressés. Le regard de Jeanne m’interrogeait. Enfin, elle comprit et se cacha le visage dans les mains.

- Partons ! supplia-t-elle.

Je demandais nos manteaux quand Léo reparut. Nous n’osions pas la regarder. Elle dit, sans conviction : « La campagne est très agréable, malgré le brouillard. Je ne sais ce qu’est devenu le nommé Souche. » Elle appelait Bernard le nommé Souche. Puis Bernard revint et nous descendîmes ensemble. « Nous pouvons marcher jusqu’à la gare, proposa Mme Izormets, il n’y a aucun danger… Qui s’aventurerait ici, par ce temps ? »

Elle prit le bras de Bernard.

Et moi je n’osais plus toucher celui de Jeanne… Nous allions côte à côte. J’étais désespéré. Ce contact avec le plus bas amour physique…

- Etienne, murmura Jeanne, vous avez été si bon, si bon…

Elle étouffait de sanglots.

- Merci, Etienne…

Elle me remerciait de l’avoir respectée. Un moment elle avait cru à un guet-apens organisé. J’avais lu clairement cette mauvaise pensée sur son visage. Elle avait eu peur, peur surtout de voir se ternir en un instant l’image qu’elle s’était faite de moi. Elle m’arrêta et planta ses yeux dans les miens pour que j’y lusse sa reconnaissance passionnée, sa confiance.

- Etienne, je t’aime.

- Jeanne, je t’aime.

- Je t’aimerai toujours. Je t’ai toujours aimé.

A ce moment, Léo et Bernard nous hélèrent.

- Quelle poule mouillée que cet Etienne ! ricana Léo. C’est lui qui a le moins bu et il marche de travers !

En effet, j’étais ébloui et je vacillais…

- A ce soir ! me cria Jeanne.

Bernard et moi nous prîmes le train suivant.

- Je crois que je viens de faire une grosse bêtise, m’avoua-t-il.

Il était assez jeune encore pour éprouver quelque remords et pour se croire lié. Enfin, il eût bien voulu être renseigné sur les sentiments de Léo. Je lui répondais distraitement. Il me paraissait odieux que ma Jeanne fut restée en compagnie de cette femme. Dans la suite, rien ne s’ébruita de l’aventure de Mme Izormets avec Bernard. Mais quand j’épousai Jeanne, il y eut des ragots : « Il répare », affirmait-on. Nos familles nous avaient mariés avec une hâte maussade : « Vous y tenez ? Eh bien ! finissons-en vite ! » Ce mariage, semblable en apparence à tous les mariages de notre société, fit scandale. Le monde s’occupe toujours de ceux qui ne s’occupent pas de lui. Par là l’opinion publique ressemble singulièrement à ces filles que l’indifférence irrite et qu’émeuvent seuls ceux qui les méprisent…

Nous construisions notre maison ; chaque jour apportait sa pierre et déjà le mur nous séparait des indifférents. Je n’ai quitté Jeanne que pendant trois mois, au commencement de la guerre, trois mois de dépôt, d’infirmerie, d’hôpital, au bout desquels les médecins me renvoyèrent. J’avais rejoint le dépôt assez mal portant, mais jusque-là, je ne m’occupais jamais de ma santé. Je ne voulus même pas écouter le diagnostic du major. J’étais réformé. « Soignez-vous, me dit mon capitaine et quand vous serez retapé, venez nous rejoindre. » Je ne devais pas me retaper. Je rentrai à la maison livide et courbé comme un vieillard. C’est alors que j’eus recours aux stupéfiants pour dormir un peu. Un matin, comme j’avais pris une dose trop forte, je restai paralysé dans mon lit. Jeanne me trouva inerte et me crut mort. J’entends encore le « Non ! » qu’elle poussa, ce cri sauvage qui sortait de ses entrailles et qui signifiait : « Non ! tu ne t’en iras pas seul. » Je compris et je parvins à articuler quelque chose qui voulait être le « Bonjour ! » d’un dormeur encore engourdi.

- Tu as froid, mon pauvre mien, me dit Jeanne en m’embrassant. Oh ! comme tu as froid ! Attends !...

Elle se déshabilla, se coucha près de moi, me prit dans ses bras et baisa cette bouche de pierre avec l’emportement des heures amoureuses. Quand elle m’eut donné sa chaleur, elle crut le miracle réalisé…

Je pris l’habitude de l’ennemi qui était en moi. Je sus le moment où il fallait composer avec lui, le moment où il fallait le négliger, le rudoyer. Je connus la limite de mes forces. Quand l’ennemi se réveillait, je faisais semblant de m’enfermer pour travailler. En réalité, je restais vautré sur un divan à me mordre les poings et à grelotter de douleur. Notre petite Madeleine était chez ses grands-parents, à Tours. Elle ne revint que le matin de l’armistice. Il y avait des heureux pour qui le spectre s’éloignait… Au coup de canon de la délivrance, je quittai les miens pour m’enfermer ; je m’abattis sur le tapis de mon cabinet. Je mordais de rage le pied de ma table de travail. Je dus me piquer et n’être plus qu’une masse abêtie dans cette allégresse où les choses mêmes semblaient vivre et vibrer. Un drapeau que Madeleine avait planté à la fenêtre palpitait. Je gisais, incapable de soulever un doigt. La lumière était pour les autres ; la seule nuit était en moi.

- Père, tu ne veux pas sortir ? C’est si beau !... me disait Madeleine derrière la porte. Ouvre !...

- Etienne, viens avec nous !

- Non, plus tard.

- Tu composes ?

- Oui.

- Laisse ton père, ma chérie.

Je ne suis sorti de mon cabinet qu’à onze heures du soir. Jeanne respecte mon travail. Elle est un peu humiliée, pourtant, que j’exige une telle solitude, mais elle ne se plaint pas. Il y a des créatures parfaites. Jeanne est parfaite. Elle a la bonté, la beauté, l’esprit, l’indulgence… Ses yeux ne doivent être offensés par aucune laideur. Tant que j’ai pu, je lui ai évité l’affreux spectacle de ma déchéance. Elle me croit névrosé comme tous les artistes.  Elle ne soupçonne ni mes tortures, ni la dose de stupéfiants que j’absorbe. J’ai déployé, pour lui cacher cette tare, un talent incomparable. Je joue la comédie avec un art merveilleux. J’arrive à simuler l’appétit, à rire quand j’ai envie de hurler. Je lutte contre tout : contre la mauvaise bête qui est en moi et qui me mord, contre l’inquiétude de Jeanne, contre ma faiblesse. On me trouve parfois fantasque et je passe pour neurasthénique, mais dès qu’une rémission m’est accordée, je suis, aux genoux de Jeanne, après dix-neuf ans, plus éperdument amoureux qu’aux premiers jours. Je la persuade que ces sautes de santé sont dans ma nature et que je serai à cinquante ans le bourgeois le plus gras et le plus placide. Si elle veut protester, m’adjurer de me soigner, je lui ferme la bouche d’un baiser. Et nos baisers n’ont pas vieilli. Quand nos corps sont liés, je me crois sain comme Jeanne. A ces minutes-là, il me semble qu’elle a tué l’ennemi…

Ainsi d’espoirs en abattements, j’ai à peu près vécu jusqu’aux crises qui ont vidé le sang de mes veines et l’intelligence de mon cerveau. Et maintenant je suis condamné. J’écoute le battement de mon cœur comme on écoute le battement d’une pendule épuisée et qui va s’arrêter… Que je disparaisse ! Bientôt je n’aurais même plus la force d’aimer…

VI

La pièce est finie. Frédéric a pris congé de nous.

- Mon papa, me dit Madeleine, tu as très bonne mine.

Sans doute ! La rémission classique, avant la culbute…

- C’est un malade imaginaire ! assure Jeanne.

Madeleine plaisante dans la voiture.

- Le maçon était très bien habillé ce soir.

Je demande :

- Sait-il que tu l’appelles le maçon ?

- Non. Mais ça ne lui déplairait pas.

- Crois-tu ?

- Il prétend que les bons ouvriers sont plus rares que les grands artistes.

- Oh ! c’est un gars solide. Excellent élève en somme ! Et respectueux ! Je parie qu’il tire son chapeau en passant devant l’école des Beaux-Arts. Il vivra jusqu’à cent ans.

Jeanne, peinée de cette ironie, me presse le genou. Je fais de la peine à ma fille. Elle aime ce brave garçon, qui abattra méthodiquement sa besogne, conquerra les honneurs et deviendra l’un de ces tranquilles vieillards qui n’ont jamais douté de leur œuvre. J’ajoute en hâte :

- Il est dans la vérité. Les grands ont toujours été les robustes.

Le petit chagrin que je venais de faire à ma fille m’avait bouleversé. Comment arriverai-je à jouer le rôle que je m’étais imposé ? Trahir Jeanne ? Passer pour un monstre aux yeux de Madeleine ? Oui, peut-être était-ce une belle idée… Ce sacrifice total, surhumain, inhumain, en suis-je capable ? Serai-je assez fort pour briser ces liens adorés, et partir seul… Allons donc ! Et je laisserais à ma Jeanne une image souillée de celui qu’elle a tant et si bien et si complètement aimé ? J’étais fou. Je suivrai ma destinée. Je mourrai entre mes deux chéries. La trahison est pire que la mort…

- Pourquoi as-tu été méchant ? me demanda Jeanne en rentrant. Frédéric ne déplait pas à Madeleine. Elle apprécie sa loyauté. Elle ne cherche pas au delà. Crois-tu qu’un amour comme le nôtre se rencontre si souvent ? Deux êtres créés l’un pour l’autre se sont rencontrés ; cela tient du prodige ! Et d’ailleurs ne souhaitons pas pour notre enfant plus qu’elle ne souhaite elle-même…

- Oui… oui… Si Frédéric venait à disparaître…

- Madeleine aurait beaucoup de chagrin, certes, mais…

- Mais, enfin… elle vivrait…

- Et…

Jeanne me presse contre elle avec emportement.

- Nous, murmure-t-elle, nous…

Ce qu’il y a dans ce « Nous ! » orgueilleux ! « On ne s’est jamais aimé comme nous nous, nous aimons. »

Elle m’avait déjà dit :

- Je te suivrai partout…

Elle n’a pas eu besoin de me le répéter. Dans le frisson de ses lèvres jointes aux miennes, j’ai retrouvé l’épouvantable promesse : « Partout, je te suivrai partout… »

A moi de choisir.

VII

Ma renonciation d’hier n’était que de la lâcheté « Mon souvenir !... » « Une image souillée de moi » Moi ! Toujours moi ! quand il s’agit de sauver ma Jeanne. Parbleu, il serait beaucoup plus commode d’être bercé jusqu’au dernier moment et bien soigné. Après moi le déluge, n’est-ce pas ? Jeanne se tuerait, j’en suis sûr. Et Madeleine serait recueillie par ses grands-parents, la seule famille qui lui reste, d’horribles avares. Jeanne est amante plutôt que mère. Son enfant serait impuissante à la retenir. Et comment vivrait-elle après moi ? Comment arriverait-elle à manger, à faire les gestes ordinaires de la vie ?

Je souffre comme un damné, mais jamais je n’ai été plus lucide.

J’agirai.

VIII

Nous devions diner en ville chez des amis. Madeleine passait la journée chez sa grand-mère. J’ai téléphoné aux amis que j’étais grippé.

- J’ai envie de rester seul avec toi, ai-je dit à Jeanne.

- Tu es gentil ! Mais tu me jures que tu n’es pas mal ?

- Je me porte à ravir.

- Ne mens pas, surtout.

- Je ne suis pas un menteur, chère madame.

- Je sais : tu es pétri de défauts, mais tu n’arriverais pas à mentir. Seulement je te trouve pâlot. Pourquoi ne pas consulter ?

- Passé trente ans, celui qui n’est pas son propre médecin est un imbécile.

Cette citation me sert beaucoup.

- Pourtant…

- Tais-toi.

J’ouvre le piano. Pour ne pas être saisie de tristesse aux premières notes qui semblent tirées du fond de la douleur humaine, Jeanne se penche sur moi et met sa joue contre la mienne. Ainsi elle peut se laisser rouler, submerger par cet océan de larmes ; elle est emportée avec moi… Avec moi… Et dire que j’ai pu hésiter… Il est trop facile de partir étant aimé…

- Etienne ! C’est si beau que ça me fait mal !

Je m’arrête.

- De qui est-ce ?

J’improvisais. J’invente un nom :

- D’Hippolyte Lemaître.

- Je ne connais pas…

- Un de mes camarades de cours.

- C’est aussi poignant que le Vent dans-le cimetière… Hippolyte Lemaître ?... Il est mort, n’est-ce pas ?

- Oui.

- Jeune ?

- Oui.

- J’en étais sûre.

La voix de ma chérie s’étrangle. Elle soupire :

- Quelle injustice !... D’ailleurs, il y a de la révolte dans cette musique.

Elle ajoute, d’une voix qui veut paraître indifférente.

- Et… de quoi est-il mort ?

- Excès. Alcoolisme.

- Est-ce possible !

La voilà rassurée : je ne bois que de l’eau. Je ne suis donc point menacé de la fin que je viens d’attribuer au présumé Hippolyte Lemaître.

- Il était marié ?

- Non.

- Mais il devait aimer pour être ainsi déchiré…

- Je suppose qu’il avait une maîtresse. C’est si loin !

- Oh ! mon chéri… je suis encore toute secouée…

Le moment est venu… Je joue un shimmy. Premier esquisse de mon nouveau personnage. Jeanne se bouche les oreilles.

- Quel blasphème ! Assez !

- Un shimmy que j’ai composé !

- Toi !

- Moi. Il n’y a pas de hiérarchie en art…

- D’ailleurs, il est très bien ton shimmy.

- N’est-ce pas ? Etre interprété par les nègres, quel rêve !

Madeleine arrive en dansant. Je dois recommencer le morceau pour elle.

- Il a raison de se cacher ! s’écrie Jeanne, il travaillait pour les nègres.

Et, riant, elle tourne mon tabouret et ferme le piano.

- Tu te fatigues.

Madeleine nous rend compte de son dîner et imite les personnes présentes : le vieux monsieur Lajuste qui broute, les yeux fermés, la cousine Antoinette dont le nez se fronce quand elle va émettre une calomnie et jusqu’au valet de chambre Cyprien qui se pourlèche les babines en servant un mets de son choix. Sa mère lui glisse malicieusement :

- Et Frédéric, tu ne l’imites pas ?

Elle rétorque :

- Pas encore !

Et elle pirouette en rougissant. Nous l’accompagnons jusqu’à sa chambre. Là, elle nous tire la belle révérence qu’on lui a enseignée étant enfant pour les prêtres, pour les vieillards et pour ses parents. Arpès quoi elle nous saute au cou :

« Bonsoir, Etienne ! Bonsoir Jeanne ! » et disparait.

- Vous avez là une fille bien mal élevée ! proteste Jeanne.

Nous faisons, enlacés, le tour de cet appartement que nous avons meublé avec tant de patience, de soin et d’amour et qui fait partie de nous-mêmes. Une fois encore l’harmonie charmante de ce décor nous pénètre de douceur. Dans la galerie le printemps évoqué par les peintres nous sourit de toutes ses fleurs et de tout son ciel.

- Je serai votre hôte ce soir, ma chère madame…

Jeanne me presse le bras.

Notre lit…

Pour souffrir, j’ai un autre lit dans mon cabinet de travail. Quand le mal me terrasse je me réfugie dans ce cabinet que je hais maintenant. Ici, cela sent bon Jeanne. Tout n’est que parfum et que caresses… Que je m’emplisse les yeux de mon paradis… Une lumière bleuâtre et liquide glisse sur le tapis, éclaire la soie blanche des murs, le tapis rouge de la table et mon portrait, car voici mon visage triangulaire et glabre, ma pâleur, mes cheveux noirs en désordre…

Il s’en ira bientôt, ce portrait-là, au fond d’une armoire ou dans le feu.

- Ma Jeanne !... Jamais je ne t’ai tant aimée…

Jeanne s’inquiète. Pourquoi ces mots m’ont-ils échappé ? Je n’ai pas été maître de moi. Et cette voix tremblante, angoissée ! Je reprends aussitôt :

- C’est une petite chose qui flatte toujours une dame, n’est-ce pas ?

- Mais oui, je me sens très honorée ; vous êtes bien honnête, mon brave homme.

« Jamais je ne t’ai tant aimée. » Et, là-dessus, l’émotion m’a étouffé, comme si cette émotion coupait un « Et pourtant !... » que Jeanne a presque deviné. Oh ! Il faudra jouer serré. Toute la nuit est à nous… Demain…

Jeanne s’est assise sur mes genoux. Elle est joyeuse…

L’idiote supériorité de celui qui sait que quelque chose de beau va finir…

IX

J’ai croisé les rideaux moi-même pour que le jour nous parvînt le plus tard possible… Jeanne dort dans mes bras. Dors, mon enfant. Dors, mon petit enfant. Je veux que tu vives. Je veux que tu puisses être heureuse quand je ne serai plus qu’une chose, sous la terre. Déjà ma pauvre chair ne te reconnaît plus ; déjà ma bouche qui se fane et qui se glace est indigne de la tienne. Toutes les joies m’échappent, sauf celles que tu auras encore par moi. Tu aimeras sans doute un autre homme. Tant mieux. J’ai la fierté de me dire que tu tiendras de moi cet amour. Ce soir, je me tue en toi. Je jure d’assassiner mon souvenir, puisque ce souvenir te serait fatal. Je le jure. Jamais je ne t’ai tant aimée, puisque je t’aime comme mon enfant. Il y avait des ronces sur ta route. Je les écarterai en m’ensanglantant. Tu ne sauras jamais que j’ai eu pitié de tes pieds nus. Mais plus tard, quand tu seras vieille, j’espère que tu en auras l’obscur pressentiment et que tu cesseras de maudire l’infidèle que je vais être… Dors, mon petit enfant… Je me sens très malade ; je ne voudrais pas mourir cette nuit. J’ai pris une dose modérée de morphine ; à cette dose, je ne puis trouver le sommeil. D’ailleurs, je ne veux pas perdre en dormant nos dernières minutes… Le temps va déjà si vite ! Je croyais qu’il était minuit : il était une heure du matin ; deux heures et il était quatre heures… Dors, ma chérie… Je ne respirerai plus le chaud parfum qui émane de toi, si subtil qu’il semble plutôt d’une âme que d’un corps. Je n’épierai plus ce souffle qui voulait dire : « Je t’aime ! »  m’assurais-tu, ce souffle que je buvais et qui m’enivrait. Je ne chercherai plus sur tes paupières closes, sur tes lèvres frémissantes, le goût divin de nos voluptés. Demain, j’entrerai dans le cauchemar. Je vais te faire souffrir… Je serai le bon chirurgien. Tu as été tout pour moi, ma chérie. Je ne veux plus rien être pour toi, plus rien, entends-tu. Vis. Il faut que tu vives, parce que tu es belle, parce que tu es bonne, parce que tu es utile. Nous avons accompli notre œuvre tous les deux. Ce qui va suivre est en dehors de nous…

J’ai eu beau croiser les rideaux, quelque chose d’étrange, d’hostile entre dans notre chambre, quelque chose d’obscur : le jour. Je n’ai pu l’empêcher de venir, tu vois, ma Jeanne… Adieu, mon amour, adieu ! Je te remercie d’être venue au monde…

X

- Etienne, tu as crié !

- Moi ?

- Oui…

- Je rêvais.

- Tu as bien dormi ?

- Très bien.

- Tu m’aimes ?

- Je t’aime.

- Il me semble qu’il fait froid dehors. Tu n’as pas cette impression-là ? Je parie qu’il neige.

- Ne parie pas : je suis sûr qu’il pleut.

- Quand on croit qu’il neige, il pleut !

- C’est la vie !

- Et ça se dit poète !

- Je ne suis pas poète.

- Si !

- Non !... Quand perdras-tu tes illusions sur moi ?

- Jamais. Résigne-toi : tu es mon idéal.

- Tu crois me regarder, et tu te regardes !

- Vil flatteur, tu as quelque chose à me demander ?

- Oui…

- Ah ! Quelque chose de désagréable…

- Je voudrais travailler à la bibliothèque de l’Opéra…

- Déjeuner au restaurant…

- Et ne rentrer qu’à huit heures.

- Si tu veux faire le garçon !

- Oh ! faire le garçon !

- Quelle drôle d’idée ! Tu n’es pas bien ici ?

- Jeanne, la solitude est mère de l’inspiration.

- Merci pour moi. Nous dînons chez Mme Barge, tu ne l’as pas oublié ?

- Habit ?

- Habit. Je te défends de manger par exemple. Tu feras semblant. Je ne tiens pas à ce qu’Aimée te détruise l’estomac avec ses foies gras industriels et ses sauces omnibus. Je lui téléphonerai que tu es au régime.

- De quoi aurai-je l’air ?

- Tu t’en soucies ?

- On a son petit amour-propre.

- Tu auras l’air d’un mari soigné par sa femme. Cela n’est déjà pas si banal. Je t’assure qu’il y a des dames qui tuent leurs maris sans risque, rien qu’avec des dîners en ville… M. Lerigoulot qui était pléthorique, eh bien, Lucie l’a eu avec du bourgogne et du gibier bien faisandé. Elle vantait sa belle mine à tout un chacun. Et quand il devenait cramoisi, elle exultait. Le cas est assez rare, je te le concède. D’habitude c’est l’indifférence. « Bois et mange ce que tu veux, mon bonhomme, je m’en lave les mains. » Au fond, veux-tu que je te dise, Etienne, tu as l’estomac fragile et pas autre chose. Et puis c’est beaucoup plus simple : nous n’irons pas chez Aimée.

- J’ai promis.

- Personnellement ?

- Oui.

- Tu l’as donc rencontrée ?

- Avant-hier.

- Où ?

- Au musée du Louvre.

- Elle était au musée du Louvre, cette oie ? Elle a dû se tromper. Elle a cru entrer dans le magasin… Pourquoi ne m’avais-tu pas parlé de cette rencontre ?

- J’ai oublié.

- Je vais te dire une bonne chose : je déteste la mère Barge.

- La mère !

- J’appelle « la mère » toutes celles que je veux vieilles et laides. Tu la trouves jolie, cette rouquine ?

- Je ne la trouve pas.

- Elle m’amuse avec son air hautain… sa façon de toiser dédaigneusement les hommes… J’ai vu une princesse qui avait cet air-là… dans un music-hall, une princesse qui faisait le promenoir. Elle ne cessait de planer que pour demander un bock aux messieurs !

- Aimée demande des bocks aux messieurs ?

- Elle leur demande mieux. D’abord, pourquoi t’appelle-t-elle Etienne ? Je la déteste. Et elle me comble de flatteries pour m’amadouer. Ce qui me rend furieuse, vois-tu c’est qu’elle est la seule, la seule à croire que tu pourrais me tromper…

- Jeanne, tu es injuste.

- Clairvoyante. J’ai confiance en toi, mais je ne m’amuse pas à jouer avec le feu, fût-ce une flamme de punch.

XI

Autant celle-là qu’une autre. Jeanne me pardonnerait peut-être une fugue avec une courtisane ; elle serait cruellement meurtrie et désillusionnée, mais elle me passerait cette fantaisie. Je déserterai le domicile conjugal en compagnie d’Aimée. Jeanne sera atteinte au vif de son orgueil par cette immonde trahison. Et le dégoût la sauvera. Je deviendrai un homme pareil aux plus vils ; je ne mériterai plus l’amour qu’elle m’avait voué.

Je partirai donc avec Mme Barge. Conquête aisée. On lui prête beaucoup d’amants et elle désespère d’en retenir jamais aucun. Pas un n’a voulu se charger d’elle à l’heure romanesque où elle leur proposait l’exclusivité. Est-elle laide ou jolie ? Il me semble qu’elle est jolie. Du moins on l’affirme. La conquête n’est pas très flatteuse. Les malveillants la surnomment « Toute à Tous ». Ses cheveux roux coupés, la hardiesse de son décolletage, la sombre violence de son parfum en font une cible aux désirs les plus timides. Mais elle préfère provoquer. Souvent, quand j’ai été assis à côté d’elle, j’ai senti son genou contre le mien. Après quelques secondes d’attente elle murmurait : « Pardon », comme si elle avait agi par inadvertance. Et je devinais qu’elle avait bien envie de hausser les épaules. C’est une femme de plaisir. Dès qu’elle me verra sérieusement malade, elle me quittera. Je lui aurai offert trois mois de roman. Le scandale lui importe peu ; au contraire, il l’excite. Elle a déjà sur la conscience l’affolement d’un gamin de seize ans qui s’est tiré, en son honneur, une balle de revolver, heureusement inoffensive. Elle a été à Jeumont, l’escrimeur, à Villenoix, le ténor de salon, à Prux, qui la battait pour la retenir, à Saumière qu’elle a abandonné à Venise parce qu’il n’était pas assez poétique. Elle réalise l’héroïne de tous ces romans et de toutes ces pièces où la vertu est négligée. Elle aime à aimer dangereusement. Oui, ce sera facile et lugubre.

XII

En passant dans la salle à manger, comme je lui donnais le bras, Mme Barge s’est pressée contre moi et m’a fait apprécier la douceur moelleuse de son sein. A table, je suis loin de Jeanne que me cache une corbeille d’orchidées. Madeleine n’a pas été invitée. On n’invite pas les jeunes filles, afin de pouvoir garder le genre de la maison, qui consiste à tenir des propos graveleux. Quelques messieurs, austères par ailleurs, exercent là cette spécialité. On commence par des anecdotes inoffensives, puis : « Vous permettez, madame ? » on fait donner la garde, le corps de garde. A sa gauche, Aimée a placé un vague pique-assiette dont elle a le droit de ne pas s’occuper.

- Vous travaillez beaucoup, cher ami ?

- Je travaille un peu.

- A quoi ?

- Zizique.

- Bien entendu ! Je suppose que vous ne tournez pas des ronds de serviette. Vous êtes énervant. Vous croyez donc que je ne  m’occupe que de mes robes et de mes chapeaux ?

- Vous auriez bien tort de ne plus vous occuper de vos robes.

- J’adore votre musique.

- Vous êtes trop aimable.

- Dieu que vous m’agacez !

- Le ciel m’est témoin…

- Laissez le ciel tranquille. Jamais vous ne parlez de votre art.

- C’est un art dont on ne parle pas…

- Hier, j’ai joué toute la journée votre mélodie, vous avez, Langueur

- Estimable mélodie, qui ne casse rien…

- Je vous défends de vous moquer… C’est un chef-d’œuvre.

- Vous êtes trop aimable.

- Encore ! Oh ! vos formules !...

- Il faut soulever les formules et regarder ce qu’il y a dessous.

Aimée s’étonne. Ce langage chez moi est nouveau.

- Alors, murmure-t-elle, quand vous me dites : « Vous êtes trop aimable… » je dois traduire ?

- « J’ai peur de trop vous aimer. »

Emotion… Un petit coup d’œil au pique-assiette qui déguste son turbot et ne s’occupe pas de nous. Aimée égrène nerveusement son collier de perles. Sa poitrine palpite. Elle sourit à quelqu’un là-bas, mais sous la table elle retire son soulier et pose son pied sur mon escarpin… O stupeur ! Le vaudeville est complet : une volupté machinale me saisit…

- Il y a si longtemps, murmure-t-elle.

Phrase classique. Aimée va m’affirmer qu’elle me poursuivait le long de ses expériences sentimentales. Jeumont ? Villenoix ? Prux ? Saumière ? Autant de pseudonymes du sieur Lahoche. Elle me cherchait à travers ces messieurs !...

- Vous me dédierez une belle symphonie ?

- Volontiers.

- Sans le dire à personne. Je saurai qu’elle a été écrite pour moi.

- Elle a été écrite pour vous.

- Quoi ?

- Elle est faite.

- Faite… en pensant à moi ?

- Vous vous en apercevrez tout de suite.

- Venez me la jouer demain.

- Quelle heure ?

- Six heures.

- Entendu.

- Attention ! La vieille Lephiernand nous guette ! Terribles, ces sourdes qui lisent sur les lèvres… Je vais l’embrouiller… Cher monsieur Lahoche, je paie les branches de lilas en chèques pour que les ballons dirigeables embaument le ministère des Finances… Etienne… je vous… 1-9-13-5… Je remplace les lettres de l’alphabet par des chiffres. Comptez. Et follement ! Follement !... La vieille fée est furieuse parce que son voisin la dérange… 1-9-13-5.

- 1-9-13-5, moi aussi !

- Comme nous serons guettés !

- J’ai un moyen…

- Vrai ?...

- Je vous l’indiquerai demain.

- Vous ne mangez pas ?

- Pour qui me prendriez-vous, si je pouvais manger…

- J’ai la gorge serrée… C’est gentil, n’est-ce pas, l’aube d’un amour…

« L’aube d’un amour ! » Solo de clarinette ! Ce flirt m’écœure… Et j’ai très mal. Si nous étions seuls, Aimée et moi, je pourrais m’évanouir. Elle mettrait cela sur le compte de la joie. Je remarque :

- Ce dîner n’en finit plus…

Elle ne cherche point la cause de cette observation et gourmande le domestique.

- Servez un peu plus vite…

Enfin ! Je retrouve Jeanne. Elle me sourit, d’un sourire anxieux. Non qu’elle pense à Aimée et à ce que nous avons pu dire, mais elle me trouve abattu, crispé. Un importun s’interpose, heureusement. Je me réfugie dans un cabinet de toilette… Je me pique, à travers l’étoffe de mon pantalon, rudement. Ma main tremble, la main d’un homme qui meurt de soif et qui porte le verre à ses lèvres… Ah ! je vais mieux. Drogue bienfaisante ! Bientôt, je pourrai devenir morphinomane tout à fait.

Si elle était entrée trois secondes plus tôt, Aimée m’aurait surpris. Elle tient à me faire goûter ses lèvres et à me tutoyer. Que ne peut-elle renvoyer ces gens et rester seule avec moi ! Encore ses lèvres. Un bruit l’effarouche. Elle admire ma sérénité : je ne crains donc pas l’arrivée de Jeanne…

- Ah ! comme tu es habitué… habitué à tout cela, monstre !

Et elle me tord la main et elle me demande un nouveau baiser qu’elle apprécie en fine connaisseuse. Et elle s’arrache de moi, pour combler ma femme de prévenances. Elle l’appelle « ma chérie ». Il serait en effet pratique pour nous qu’elle fût accueillie dans notre maison en dehors des dîners d’apparat et des réceptions solennelles. Jeanne, un peu ahurie, se laisse faire. Elle me dit, comme nous rentrons :

- Toute à Tous était bien extraordinaire, ce soir. Quel empressement ! Je me méfierai.

XIII

J’ai joué une petite sonate, composée il y a vingt ans. Aimée s’y est tout de même reconnue. Sa maison était fleurie. Elle-même m’apparut démaquillée et couverte d’un peplum facile à ouvrir. Et pourtant il ne s’est rien passé. Je me suis montré réservé et pénétré. Il ne s’agit pas d’un flirt. Ce sera comme je voudrai. Pourtant je ne brûle pas mes vaisseaux tout de suite. Le petit hôtel de Mme Barge est douillet ; je ne sais trop si elle le quitterait pour vagabonder avec moi. Et il y a aussi ses relations, innombrables, hétéroclites, mais dont elle tire vanité. Pourtant le moment des vacances est arrivé. Notre fuite coïncidera avec les vacances et, à la rentrée d’octobre, elle reviendra seule, tandis que j’achèverai de mourir, délivré d’elle. Le programme est ainsi établi dans ma tête.

Pendant huit jours, je ne reste guère chez moi. Mon humeur change. Je m’applique à devenir distrait. Je fuis le reproche muet de Jeanne qui redoute une explication. Madeleine me boude…

Sincèrement, je dis à Aimée :

- Je n’en peux plus.

- Ta femme ?...

- Qu’il ne soit pas question d’elle. M’aimes-tu ?

- Il le demande !

- M’aimerais-tu au point de partir avec moi ?

- Partir ?

- Oui.

- Comment partir… Tu quitterais ?...

- Si tu y consens.

- Et tes regrets ensuite ? As-tu réfléchi ?

- J’ai réfléchi.

Et j’ajoute :

- Tu m’es indispensable.

Il lui paraît assez bizarre qu’elle me soit devenue indispensable.  Elle ne sait comment m’expliquer qu’il vaudrait peut-être mieux tenter une expérience loyale, avant de tout briser. Mais ma proposition l’émeut. Elle constate :

- Moi je suis libre.

- Moi aussi.

- Oh toi…

- Je me rendrai libre.

- Ce sera effrayant ; pensez-y…

J’émets un aphorisme :

- Ce qui est effrayant, c’est d’aimer dans le mensonge.

Cette phrase théâtrale lui plaît. Elle l’approuve. Je décris des contrées enchanteresses où nous nous cacherons.

- L’Italie ? demande-t-elle.

- Pas si loin.

- Tu sais déjà !...

- Je sais déjà où nous irons.

Poésie ! Notre dialogue devient éthéré. Elle sera ma sœur, je serai son frère ; elle sera ma maîtresse, je serai son amant et plus tard, bien plus tard, quand l’oubli se sera fait, nous rentrerons à Paris et nous vivrons parmi les artistes.

Je mords mon mouchoir, parce que je souffre atrocement ; elle met cette crise sur le compte de la passion. J’ai si bien pris l’habitude de feindre avec ma femme que je lui joue, à elle aussi, la comédie de la névrose. Elle me préférerait moins agité. Mais quoi ? Elle a connu l’amour de notables commerçants, de sportsmen, de magistrats, d’ingénieurs. Ces messieurs n’avaient aucun rapport avec un compositeur de musique, en proie à toutes les affres de l’art. Les autres la prenaient grossièrement, parce qu’ils avaient faim d’elle. Moi, je la ménage. Je lui fais l’hommage préalable de mon éloquence. Je la grise de mots et je la laisse pantelante pour la retrouver le lendemain. Il m’arrive de rencontrer devant sa porte ou de heurter dans l’antichambre des soupirants éconduits qui me toisent sans aménité. Il y a un patriarche à barbe en éventail, industriel splendidement vêtu, qui a l’air d’apporter dans son automobile fracassante tous les cadeaux des rois mages. Il y a un collégien boutonneux que nulle consigne ne rebute et qui, renvoyé toujours, se suspend au téléphone pour implorer un rendez-vous. Il y a un certain monsieur Miniâtre qui, lorsque je me heurte à lui, me salue avec un étonnement offusqué. Il connaît mes beaux-parents. Et il y a de la menace dans son salut. Je dérange toute une petite compagnie qui se réunissait là, vers le soir, et faisait une cour extasiée à Aimée, couchée royalement sur un divan jonché de fourrures et distribuant des mots aimables et de vagues promesses. Je devine qu’ils plaignent ma femme et qu’ils ne manquent pas de chapitrer Mme Barge.

Mon intérieur est devenu triste. Je prétexte la confection d’un ballet pour m’enfermer. Jeanne m’interroge :

- Où étais-tu cet après-midi ?

- Chez Heurand.

- Heurand ? Il est parti il y a un mois pour la Bretagne.

- Aussi, ne l’ai-je pas rencontré.

- Alors ? Je ne veux pas t’ennuyer… mais… enfin… c’est impossible que l’on puisse changer de la sorte. Tu te déplais à la maison ? Sois franc. Qu’y a-t-il ? Frédéric viendra tout à l’heure, seras-tu là pour le recevoir ?

Je prononce un discours prud’hommesque. J’affirme qu’il convient de vivre avec son époque et d’avoir un minimum de sens pratique. Je ne m’oppose pas au mariage de Madeleine avec Frédéric, mais j’estime qu’il convient de laisser à ce jeune homme le temps de se créer une situation.

- Tu as donc perdu de l’argent ?

- Non.

- Alors, je ne comprends pas.

- Tu vas comprendre.

Beaucoup de prudence s’impose. Que savons-nous de Frédéric ? Qu’il est pauvre et qu’il n’a pas de génie. Médiocre. Et, dans un village de la Gironde, des parents sans fortune que nous devrons soutenir. Mes paroles tombent dans une sorte de stupeur écrasée. Est-ce moi qui parle ? Non, ce n’est pas moi. C’est Aimée Barge, soupçonne ma femme. Et, tout de suite, elle fait la part du feu. Je suis si faible, si sensible… J’ai un caprice pour Aimée ? Soit. Jeanne prévoyait un malheur de ce genre. Elle attendra, voilà tout ; elle essaiera de se résigner. Seulement elle ne peut plus parler. Et, elle partie, ma fille arrive.

- Père, est-il vrai ?...

- Je n’ai plus le droit de dire ce que je pense ? Attends, ma petite. Aie un peu de patience, que diable ! Ton père connaît la vie mieux que toi…

- Attendre !...

- Un an, dix-huit mois au maximum.

- Mais pourquoi ?

- Je l’exige. Bonsoir.

… A côté, elles doivent pleurer dans les bras l’une de l’autre. Je suis pris d’une sorte d’ivresse de destruction. Je cherche s’il n’y a pas d’autres fleurs pour les écraser. En attendant, je mets de l’ordre dans mes affaires. Je dois agir. A deux heures du matin, Jeanne vient me retrouver.

- Etienne...

- Ma chérie ?

- Tu aimes cette femme ?

- Quelle femme ?

- Ne me force pas à répéter son nom.

- Tu es folle !

- Je m’en vais, je te laisse… Que faisais-tu ?

- Je range des paperasses.

- Tu devrais dormir.

- J’aurai terminé dans cinq minutes.

XIV

Le plus fort est accompli. Sous cette épouse indulgente et raisonnable, il y a une amante déchirée. Quoi qu’il arrive, je ne retrouverai plus ma Jeanne d’autrefois, confiante et sereine. Le naufrage a été instantané. Il n’y a plus que des épaves. Pas de cris, pas de révolte, pas de discussions. L’idole que j’étais est tombée d’un coup. Jeanne va essayer de s’habituer à cet être nouveau, à ce mari revêche et tortueux… Elle essaiera… Pendant deux jours, j’assiste, brisé de pitié, à cette agonie… Elle tente de me sourire, de n’être plus pour moi qu’une mère et des frissons de haine la secouent. Tout notre passé sanglote dans ce mot qu’elle me jette avant de rejoindre son lit glacial :

- Méchant !

J’ai vers elle un geste instinctif qu’elle repousse. Une fierté suprême la raidit. Elle sort.

J’écris une lettre, que je confierai à mon notaire « pour qu’elle soit remise à Mme Lahoche trois ans après ma mort ».

« Ma bien-aimée. Je t’ai menti pour te sauver, pour amortir la seule peine irréparable que j’aie pu te faire, celle de mourir… Je n’ai jamais été qu’à toi… »

Cabotinage ! A quoi bon ? Pour être réhabilité ? Mais, en me réhabilitant, je ressusciterai une douleur qui sera déjà éteinte. Comme il est difficile de créer le bonheur d’autrui avec son propre malheur ! Comme il est difficile de ne plus penser à soi ! J’aurais donné vingt fois ma vie pour Jeanne. Et je ne puis arriver à ce sacrifice qui la sauve. Son chagrin actuel n’est que passager. Il a ce caractère provisoire de tout ce qui est la vie. Je brûle la lettre au notaire. J’aligne des comptes. Je prends toutes mes dispositions. L’heure va sonner…

XV

Jeanne sait. Comment a-t-elle appris mes visites chez Mme Barge, je l’ignore. Son père et sa mère doivent y être pour quelque chose. Parce qu’ils étaient opposés à notre mariage, il y a vingt ans, il ne leur déplaît pas aujourd’hui que l’événement confirme leurs craintes… Et Jeanne veut lutter. Elle a mis une belle robe. Elle s’est coiffée, parée avec un soin tragique. Je l’ai à peine regardée. Si je l’avais regardée, je serais tombé à genoux. Elle a renvoyé Madeleine qui ne sait point dissimuler. Jeanne va essayer, elle aussi, de jouer la comédie, de se montrer enjouée, spirituelle, d’imiter, oui, d’imiter l’aisance cavalière de sa rivale. Elle appelle à son aide toutes les  pauvres coquetteries d’une honnête femme qui n’a jamais eu à ruser, qui n’avait jadis qu’à se réfugier dans mes bras. Elle soupçonne mes piqûres de morphine et elle met tout ce qui se passe sur le compte du poison.

- Tu me fais cadeau de ton après-midi ?

- Je voudrais bien…

- Mais… Il y a un mais. Sans reproche, c’est un mot qui te sert beaucoup, depuis quelque temps. Où vas-tu ?

- Chez le frère d’Hippolyte Lemaître.

- D’où sort ce frère, dont je n’ai jamais entendu parler ?

- Il revient d’Afrique.

- Tu ne peux remettre ce rendez-vous ?

- S’il y avait un motif grave…

- Il y a un motif très grave.

- Lequel ?

- Je suis malheureuse.

- Encore !

- Prends garde ! tu ne comptes qu’avec mon amour…

- Moi ?

- Mais il y aussi ma fierté.

- Explique-toi.

- Tu vas chez Mme Barge.

- Jeanne, épargne-moi cette scène.

- Tu vas chez Mme Barge.

- Ta police te renseigne ?

- Si tu veux. Reviens à toi, Etienne. Regarde-toi… tu ne te reconnaîtrais plus. Tu as l’air d’un bête traquée. Cette créature t’hypnotise… Sais-tu ce que tu fais ?

- J’ai l’âge de savoir ce que je fais.

- Oui, sans doute : de nous deux, c’est moi qui suis folle… ce qui arrive est normal. Ne proteste pas… Je ne demande pas l’aumône. Jamais plus je ne t’interrogerai… Seulement, permets-moi de te dire… ce n’était pas la peine de m’élever si haut, pour…

Un sanglot l’arrête, qu’elle réprime. De ses mains tremblantes elle froisse la robe, la belle robe inutile. Elle crie :

- Va-t’en !

J’attendais ce sursaut de la femme outragée, ce hurlement de rage. C’est fini. J’ai sauvé ma Jeanne.

- Va-t’en.

J’obéis.

Je n’aurai même pas embrassé ma petite Madeleine. Je pars comme un voleur, comme un voleur, moi qui viens de donner plus que ce que nul homme au monde n’a jamais donné…

XVI

Je n’ai pas rejoint Aimée immédiatement. J’étais trop malade. Si malade, que dans deux hôtels où je me suis présenté, on a argué l’encombrement : « Plus une chambre disponible » car on craignait de me voir mourir là. Mme Barge ne doit pas se soucier de tenir l’emploi de garde. Et sa sollicitude m’ennuierait. Un garni de troisième ordre m’offre l’abri de deux pièces empuanties de tabac et de musc. Je me suis couché et j’ai demandé un docteur. Celui qui est venu, un jeune homme, m’a paru sentimental et dévoué. Il m’a demandé si je n’avais pas de famille et, sur ma réponse négative, ne m’a point caché que je pourrais en finir là tout de suite, sans un secours. Je lui ai répondu que je m’y attendais et que je désirais rester seul, que j’avais toujours vécu ainsi et que je ne souhaitais pas une présence à mon chevet. « Je tournerai le nez contre le mur et couic ! » Tout est en ordre. Jeanne a reçu un pneumatique ainsi rédigé : « Je pars. Oubliez-moi. »

Au cas où je me sentirais mieux, demain matin, je retrouverai Mme Barge à huit heures sous l’horloge de la gare de Lyon. Mon vieil ami Guillaume Cloquetier est prévenu que j’arriverai peut-être chez lui à neuf heures et quart et que je ne serai pas seul. Je lui ai demandé le secret le plus absolu. Il possède à Verrelouilles deux maisons dont une qu’il ne loue jamais et qu’il a mise à ma disposition bien des fois pour l’été. Je serai là-bas M. Larix et Aimée sera Mme Larix. J’évalue la durée de notre séjour à un mois. Dans un mois, Aimée reviendra à Paris. Le scandale sera définitif et suffisant. Et j’aurai le droit enfin de claquer tranquillement.

La nuit a été terrible ; j’ai eu trop de peine à respirer pour pouvoir penser. A cinq heures du matin, j’ai été pris d’une sorte de terreur. J’ai sonné. Personne ne m’a répondu. La sonnette était cassée sans doute. Alors je me suis levé et je me suis habillé. Piqûre. Je somnole comme une brute. L’endroit où je me trouve est sinistre. A mon réveil, j’entends ce colloque, à côté, entre un homme et une femme :

- Et maintenant ? demande l’homme.

- Maintenant, répond la femme, je vais roupiller, tu penses. Je te dis à bientôt, gros loup.

- Tu habites ici ?

- Des fois.

- Ça ne doit pas être drôle tous les jours…

- Oh moi, tu sais, ce qu’il y a de bon, c’est que je m’en fous.

- Ah !

- L’essentiel est de ne pas boire de cochonneries. Je veux bien rigoler, mais je ne bois jamais de cochonneries. Autant de pinard, autant d’eau de seltz.

- Half and half.

- Et toujours manger un petit morceau avant de boire. Tout à l’heure, je prendrai du géromé. Tu connais ça, toi, le géromé ?

- Non !

- C’est un from’gi de mon patelin.

- Et dis donc, tu te ballades souvent du côté de la place de la République ?

- Tu es toujours sûr de m’y trouver le samedi. T’as la semaine anglaise ?...

- Oui. On irait jusqu’à l’Opéra.

- Enfin, il vaut mieux ne pas faire de projets, surtout que j’ai encore à voir si tu vas être mignon pour moi. Faut me donner quelque chose pour mon géromé.

- Quel âge as-tu ?

- Vingt ans.

- Ce que t’es pratique !

- On a beau avoir vingt ans, on n’est pas née d’hier, mon gosse. Les boniments, moi, tu sais, ça m’ rentre par une oreille et ça sort par l’autre.

Je devine la tristesse du « gosse ». Fuyons.

« Huit heures, à la gare de Lyon. » J’y étais à sept heures. Il me semble que tous ceux qui partent ont, eux aussi, des motifs dramatiques. Certains s’engouffrent dans la gare sans retourner la tête. D’autres, prennent une dernière bouffée de Paris. L’infaillible et pathétique famille d’émigrants attend, en tas, l’ouverture d’un guichet. Le père, la mère et la fille… J’étais ici, il y a vingt ans, avant d’aimer Jeanne. Car il y a eu ma vie avant Jeanne ! Une vie infirme. Me voilà revenu à mon point de départ. Je vérifie mes billets pour Verrelouilles.

Voilà Aimée, flanquée de quatre malles.

- Porteur !

- Bonjour !

- Merci !

- Je ne suis pas en avance.

- Nous avons le temps.

- Porteur, n’oubliez pas mes deux chapelières et mon plaid. Non, laissez-moi le plaid. Je le garderai avec moi.

- C’est pour où, m’sieu ?

- Verrelouilles, huit heures dix-sept.

Pendant que l’on enregistre ses bagages, Aimée m’interroge :

- Verrelouilles ? En Italie ?

- Non… En Seine-et-Marne.

- Si près !

- Le bout du monde, vous verrez.

- Je me fie à vous.

- Plus tard, nous voyagerons.

- C’est terrible, tout de même…

- Qu’est-ce qui est terrible ?

- Ce que nous faisons… Tu as… écrit ?...

- Oui, tout est arrangé.

- Arrangé !

Elle ne veut pas que cet enlèvement soit aussi terne. Elle s’est déguisée en conspiratrice et, emmitouflée dans un manteau couleur de muraille, elle arbore un voile épais dont les larges fleurs la défigurent. Il est convenable d’être émue, en une circonstance pareille. Elle se montre donc émue, mais aussi triomphante. Toute à Tous ! Mais quoi, elle a été à tous sans parvenir à modifier le cours d’une existence. Elle a pris des amants et des maris à ses amies et les amies ont repris ensuite leurs amants et leurs maris. Avec elle, cela ne tirait pas à conséquence. Plus elle désirait jouer le drame, plus on s’entêtait à ne lui offrir que des rôles gais, dans des vaudevilles. Aujourd’hui, elle provoque une catastrophe. On ne la plaisantera plus ; les dames auront pour elle une considération épouvantée ; les messieurs la craindront et la désireront…

- Donnez vingt francs, pour que personne ne monte dans notre compartiment.

Elle s’assied à côté de moi. Le train part.

- Tu ne regrettes rien ? Oh ! je ne te reproche pas d’être préoccupé ; mais il n’y a pas de regret dans ton silence ? Jure-le.

- Je le jure.

Un baiser s’ensuit, si morne… Et maintenant qu’elle est en règle avec les lieux communs, elle m’affirme que je ne me repentirai pas de cette folie. Personne ne la connaît. Elle avait toujours rêvé de se consacrer à quelqu’un qui me ressemblerait. La voilà retranchée de la société ? Tant mieux. Elle sait qu’on lui jettera la pierre, mais cette pierre ne l’atteindra point.

- Il y a un arrêt ?

- Non. Le train est direct.

Elle se débarrasse de ses voiles et me livre son visage où je découvre avec étonnement une ardente sincérité. Et j’ai pitié d’elle. Jusqu’à présent, je n’avais guère songé à elle. Un banal instrument… Elle m’était utile, voilà tout. Allons, je la garderai jusqu’à la fin, cela ne sera pas long ; et elle reviendra avec l’auréole de l’infirmière…

- Je quitte Paris avec joie, m’explique-t-elle. Il a pu me griser, il ne m’a jamais conquise. J’ai toujours eu la nostalgie de ma province natale. Nous aurons un jardin où nous allons ? Oui. Alors cela me suffira. Vous verrez : un jardin pour moi, c’est un monde. Notre emploi du temps sera réglé. Vous pouvez être tranquille : je respecterai votre travail et même votre paresse, car je n’ignore pas qu’il y a des paresses fécondes pour un artiste… Les autres… les autres femmes sont souvent un peu égoïstes…

Elle fait allusion à Jeanne.

- Les enfants aussi, insiste-t-elle… Enfin vous pouvez compter que je ferai mon possible pour remplacer… pour te tenir lieu de tout, puisque ton amour a été assez fort… Je m’en montrerai digne, tu verras… Non, l’on ne me connaît pas ; tu ne me connais pas…

Je vais la connaître. J’aime autant qu’elle me livre sa confession. Cela m’évitera de parler. J’ai absorbé une telle dose de stupéfiants que je me sens faible jusqu’à l’imbécilité. Et puis, cette volonté tendue pendant ces  épouvantables jours se détend soudain au point que je me demande si je pourrai me lever tout à l’heure. Ma mâchoire est contractée ; je bégaierais si je ne m’attachais à ne prononcer que de rares monosyllabes. Aimée veut que je sache qui j’emmène dans un endroit inconnu où nous resterons face à face, pour la vie.

- Ecoute, mon amour, il faut je te dise… pour qu’il n’y ait pas une ombre entre nous… D’abord une jeune fille trop pauvre et trop jolie… Oui, j’ai été ça. Ma mère remariée après deux ans de veuvage… deux ans pendant lesquels nous avons connu la faim. Et tout à coup, un monsieur se présente qui, après trois entrevues, demande la main de maman. Il était distingué et il menait grand train. J’eus donc un beau-père. Au bout de six mois il avouait une détresse compliquée de banqueroute : « Je me casserai la tête contre un mur. » Tu me vois entre ma mère effondrée et ce Brummel qui parlait de se briser la tête contre un mur, tout en relevant son pantalon, avant de s’asseoir, à cause du pli ! Son sort dépendait d’un certain monsieur Lebeaumier. J’allai chez ce M. Lebeaumier… Tu es bon, Etienne… Je ne te cacherai rien… On t’avait peut-être  déjà raconté ?... Oh ! ce n’est pas beau, va… Mais il faut que je t’explique : j’ai eu des excuses. J’aurais fait n’importe quoi pour sauver maman. On n’est pas maître de soi, on n’agit pas pour soi…On agit pour les autres… et ce sont souvent ces autres qui vous reprochent… J’avais seize ans… Je passe, hein ?... D’ailleurs, ce n’était pas un mauvais homme, ce M. Lebeaumier. Il m’aurait épousé s’il n’avait eu une femme et quatre enfants, et les millions de sa femme dans son commerce… Tu comprends ma situation ? Pour tout le monde, j’étais une jeune fille, ce que l’on appelle une jeune fille pure… Je m’étais sacrifiée… Je ne me vante pas… Je me montre à toi telle que j’ai été… Après… après cette turpitude, j’ai été effroyable avec maman ; je l’adorais toujours, mais je lui en voulais. Un détail : étant donné la situation de mon beau-père, je m’habillais modestement et je ne portais que d’humbles bijoux. Eh ! bien, dès que me trouvais seule avec ma mère, je mettais les bagues, les colliers et les bracelets que M. Lebeaumier m’avait offerts en secret. Je l’associais, comprends-tu ? Oh ! ne cherche pas de la logique. Je venais de me vendre pour la sauver. Et, ensuite, je la martyrisais… Des émeraudes, des perles, des rubis, tout un attirail de courtisanes fêtée… De la sauvagerie, je te dis… Je crois bien d’ailleurs que j’aurai été mauvaise jusqu’à toi, jusqu’à ton premier baiser… Toute ta bonté est descendue en moi, mon amour… D’ailleurs, ça ne s’improvise pas, la bonté, quand on n’est qu’une pauvre femme… ça s’apprend. Qui m’aurait appris, je te le demande ? Enfin, dans notre taudis j’étalais pour trois cent mille francs de pierres précieuses… Ah ! le sourire de maman ! Ce sourire blême… Un sourire d’agonie… Un jour, elle osa me dire : « Tu devrais enlever tes bagues et ce collier… si ton beau-père rentrait… » J’éclatai de rire. Mon beau-père ! J’entendais encore sa voix : « Un homme peut me sauver : c’est un nommé Lebeaumier. On le trouverait à son bureau jusqu’à sept heures… tu entends, Aimée ? » Sais-tu ce que je répondis à maman ? « Je suis coquette, c’est mon droit. Tu devrais m’imiter. Tu t’effaces devant moi ; tu t’habilles comme une ouvreuse ; tu as l’air de ces mères qui jouent les femmes de chambre. » Elle a été ça, ton Aimée, mon chéri, elle a été ça, parce que la vie lui avait fait du mal. Maman était devenue vieille tout à coup… Elle n’avait pas cinquante ans. Et quand elle cessait de s’observer, elle branlait la tête, tu sais, comme les grand’mères de campagne… Le soir elle avait toutes les peines du monde à me border dans mon lit… elle y tenait… cela lui rappelait les beaux jours… Mais ses mains se paralysaient. Un jour M. Lebeaumier me fit présent d’un manteau de zibeline. « Tu raconteras que c’est du lapin ». Comme je ne possédais aucune fourrure, j’avais eu froid, un soir. Avoir froid, c’est pis, je crois, que d’avoir faim… Je suis revenue chez moi avec mon manteau de zibeline. Les trois pelés que nous connaissions pouvaient jaser, je ne m’en souciais guère. J’arrive à la maison : « J’espère que mademoiselle est belle, me dit la bonne, mais c’est madame qui ne va pas bien… » Maman frissonnait dans son lit. Je la couvris avec le manteau de Lebeaumier. Elle faisait avec la main le geste de l’écarter… Elle est morte… en repoussant… la zibeline… et en essayant de sourire quand même… Le soir j’avalais une fiole de laudanum. On dut me transporter dans une maison de santé. Quand je sortis, la sympathie générale m’entoura. On ignorait les bijoux, la fourrure et Lebeaumier. On crut au suicide de la fille dévouée. Beaucoup me citent encore en exemple de dévotion filiale. Les hommages affluèrent. En mon honneur, mon beau-père se teignit. Il espérait je ne sais quoi… Il ne se déclara point, mais je commençais à connaître les yeux des hommes quand ils vous désirent… J’avais préparé un petit discours à l’intention de mon beau-père : « Débrouillez-vous ; je vais de mon côté, allez du vôtre… » Mais maman l’avait aimé et mon beau-père garda sa chambre. Il était amoureux de moi. Il pleurait quelquefois dans un de mes tea-gowns ou dans une de mes chemises ; je m’en apercevais parce que sa moustache déteignait sur la batiste ou sur le linon rose. Il faisait un obscur métier aux Halles dans les écritures. Il partait dès l’aube et je ne le rencontrais presque jamais. Il vivait de lait et de pain pour me faire des cadeaux absurdes et ruineux. Je trouvais ses cadeaux sur la table de mon boudoir avec ces mots calligraphiés d’une écriture de parfait comptable : « De la part de papa ». Inouï, hein ? Papa ! Un jour, je le vis dans l’antichambre. Il allait à son travail ; je revenais d’un bal, un bal très convenable – j’ai toujours sauvé la façade. Il me demanda si je rencontrais parfois M. Lebeaumier. Je fis « Oui. Pourquoi ? » Voilà. Il avait salué M. Lebeaumier dans la rue et l’autre n’avait pas répondu à son salut.  Pourtant il s’imaginait réconcilié avec lui et il savait que je dînais souvent chez les Merval où M. Lebeaumier fréquentait. Le lendemain, je dis à l’imbécile : « Vous avez rencontré mon beau-père et vous ne l’avez pas salué ? » Il me répondit : « Dame… » Ses idées étaient troubles et il repêchait de loin en loin au vieux préjugé. Il croyait mon beau-père au courant de notre liaison ! Et il s’expliquait : « Si cela peut lui faire plaisir, je le resaluerai, quoique… » Son sort était réglé. Il m’avait demandé la permission de conter notre secret à son meilleur ami – celui qui devait devenir mon mari. Parfois, cet ami venait prendre un verre de porto « chez nous ». C’était curieux chez nous : un entresol, rue de Richelieu, dans une maison vouée au commerce, du haut en bas. J’avais choisi tout ce que j’avais pu trouver de plus hideux pour aménager ce nid ridicule. Lebeaumier trouvait l’endroit ravissant. Il aimait les socles de peluche sous les bronzes d’art et les tableaux achetés en bloc dans un magasin de nouveautés. Il m’appelait sa fifille. Il appelait son ami « le vieux tendre ». Le vieux tendre, considérant que ma réputation était intacte, me proposa le mariage. Nous eûmes un Lebeaumier tragique, puis liquéfié. Il vint à la mairie, à l’église, au lunch. On me plaignait d’avoir épousé un homme de trente ans plus âgé que moi. Dès que je fus mariée, mon beau-père se résigna. Il laissa sa teinture sur les teagowns et sur les chemises qui reçurent ses dernières larmes. Enfin, il se moucha définitivement et vécut ses dernières années en compagnie de M. Lebeaumier qui lui parlait de moi. Mon mari me voulait considérée et honorée en société. Dans l’intimité il me traitait comme une fille. J’ai essayé de m’évader, oui… plusieurs fois… Je te dévoile ces turpitudes… Il venait me chercher… Il venait me chercher dès que j’étais abandonnée par ceux en qui j’avais placé ma confiance… Alors j’ai été terrible. Oui, même ensuite quand j’ai été libre, indépendante… Mon passé ! Je n’en avais jamais fini de me venger… Et maintenant il me semble que je suis toute blanche parce que je t’ai tout dit, à toi que j’aime. Et je ne t’aime pas seulement parce que tu me plais, je t’aime parce que tu m’as sacrifié ce que tu avais de plus cher au monde… La preuve, j’ai la preuve !... Mon chéri, tu n’auras jamais à me pardonner que ce que j’ai été sans toi…

- Verrelouilles !

XVII

Guillaume a été discret. Il m’a dépêché son domestique avec son break. La maison qui nous est destinée est à Marsanges, village éloigné de huit cents mètres de Verrelouilles. Marsanges franchi, on traverse le bois de Pauches qui est tout petit, mais délicieux et voici le cottage qui abritera mes derniers jours. Il est de pitchpin, couvert de vigne vierge et ne comporte qu’un étage surélevé. Les chambres sont vastes, commodes et joliment meublées dans le vieux style anglais. Notre service est assuré par le jardinier, sa femme et une cuisinière du pays. Nous sommes pour eux M. et Mme Larix. M. Larix souffrant, vient se reposer à la campagne. J’installe Aimée, rayonnante, et je reprends le break  pour aller remercier Guillaume. Quand nous nous sommes quittés, c’était un adolescent. Depuis vingt ans, il s’est calfeutré dans sa maison de Verrelouilles. Une tache de vin qui lui mange la moitié du visage le défigure. Tout jeune il s’est retiré là. Il n’a pas eu d’existence propre. Il a toujours été un homme immobile qui lisait, dans un fauteuil. Il ne connaît pas Jeanne. Il n’est jamais venu à Paris. Nous nous écrivions parfois. Il nous invitait, sans insister : la vue d’une femme jeune et jolie lui est insupportable. Au surplus, seules les aventures imprimées l’intéressent.

- Un coup de folie... Nous avions une amie : je l’ai enlevée. Personne au monde ne doit connaître notre retraite…

- Il m’interrompt :

- Dis-donc, Etienne, tu n’as pas l’air bien portant.

- Je suis fatigué.

- Prends le numéro de téléphone du docteur : 17, à Verrelouilles. Docteur Grenut. Il n’est pas bête.

Guillaume a engraissé. La tache semble plus énorme ; l’œil droit disparaît sous une bouffissure violette.

- Et moi, tu vois, toujours gentil garçon… Je ne me plains pas. J’ai mes bouquins. J’ai appris l’anglais, le russe, l’espagnol, l’allemand. On n’a guère qu’une passion dans la vie. Moi c’est la lecture. Je la satisfais ; je suis heureux. Ici je ne vois que les paysans. Pour eux, mon infirmité ne compte pas. Ils ne sont pas si délicats ! D’ailleurs ils ne voient que leur terre et leurs chiffres. Un de leurs enfants reviendrait un jour avec les oreilles en moins qu’ils ne s’en apercevraient pas. Ils me parlent quelquefois de mon petit désagrément, mais ils ajoutent que chacun a les siens et ils me prendraient ma tache pour mon parc, sans hésiter. Pour eux, un homme n’est jamais vilain. Une femme non plus, d’ailleurs. Tu verras ces spécimens d’almées !

- Tu sais que je ne te dérangerai pas.

- Je m’en doute : tu es amoureux.

- Oh ! même s’il m’arrivait de rester seul…

- Tu viendrais ici. Et ces deux débris se consoleraient entre eux ! Tu prendrais un livre ; j’en prendrais un… Car la conversation… Echanger des niaiseries quand on peut passer de Virgile à Cervantes et de Platon à Shaskespeare ! Pour que l’invention de l’imprimerie n’ait pas tué ce qu’on appelle la conversation, il faut que les hommes soient stupides… Elle parle beaucoup, cette personne… enfin… ton amie ?

- N’aie pas peur.

- Je ne suis pas tout à fait un ours. J’irai vous voir. J’ai encore une jaquette et un chapeau melon. Préviens-la pour qu’elle ne tombe pas de saisissement.

- Tu exagères, mon vieux Guillaume.

Maintenant il ne veut plus me lâcher. Après m’avoir exprimé son dédain de la conversation, il bavarde sans trêve :

- Sacré Etienne ! Quelle surprise ! Tu ne m’en veux pas : je suis certain que sous peu tu auras la nausée de Marsanges près Verrelouilles, de Verrelouilles, de la dame et de ton vieux Cloquetier. Je connais ça… Moi, tel que tu me vois, il n’y a guère que cinq ans que je me suis rangé des voitures. Je faisais la noce ici ! J’ai toujours eu horreur de me déranger. J’avais une dame bien obligeante, à Paris : Mme C. de Laclos. Elle m’expédiait des petites amies qui avaient besoin de deux cents francs et aussi de prendre un peu l’air. Les petites arrivaient prévenues qu’il s’agissait d’un jeune homme avec tache. Elles étaient très gentilles. Elles faisaient semblant de ne pas s’en apercevoir. Certaines, les costaudes, me proposaient de rester avec moi. Et puis je me suis aperçu que ces visites me créaient des hostilités dans le pays. On s’étonnait que je fisse chercher à Paris ce que je pouvais si bien trouver à Verrelouilles. Pourquoi ne pas en faire profiter les dames indigènes de bonne volonté ? J’ai cédé. Tel que tu me vois, j’ai déjà doté quelques bergères. Mais ça te passera avant que ça me reprenne. Maintenant Guillaume est sage… Une seule question : de quel monde, ta... ton amie ?

- Du mien.

- Non ! Mariée ?

- Veuve.

- Alors… Est-ce qu’un petit cinq à sept deux fois par semaine ne t’aurait pas suffi ?

- Non. Tout ou rien.

- Comme dans les mauvais romans ?

- Si tu veux.

- Tu ferais mieux de te soigner. Tu as une sale gueule. Enfin, ici, tu pourras te soigner. Ce ne seront pas les soirées mondaines qui te fatigueront. Pas un château aux environs. Quelques villas occupées par des bonnetiers en juillet et en août. Rien que les habitants. Et ils sont superbes. Ils se moquent de tout, sauf de l’argent. C’est le bon côté du mercanti : on sait à quoi s’en tenir. Camille, ton jardinier, irait chercher un sou avec ses dents au fond de la fosse d’aisances. Tu feras des études de mœurs épatantes. Sans compter que si la petite dame ne te suffit pas, je t’indiquerai un coin où l’on trouve des Verrelouillaises potables. C’est à se croire au fond de la Polynésie, je te dis. Mais tu es en pleine lune de miel… A propos tu avais une fille. Quel âge a-t-elle ?

- Dix-huit ans. Elle va se marier.

Guillaume n’apprécie point. Il ne juge que les livres et encore au point de vue esthétique, jamais au point de vue moral. Il a sa tache de vin, moi j’ai cette aventure. Cela fait de nous, à ses yeux, des frères d’infirmités.

Je l’envie.

Un beau feu de bois brûle dans sa cheminée. Sur la table, une veilleuse à la mode de 1830 réchauffe un pot de tisane. Un coupe-papier d’écaille blonde marque la page du volume en lecture. Les fauteuils sont moelleux. Cela sent le tilleul, le vieux bouquin et la rose sèche.

- A après-demain, conclut Guillaume. Je ne te dis pas demain, parce que demain je me purge. Au dodo toute la journée avec des illustrés amusants…

XVIII

Cela ne sera pas long. J’ai dû me retirer à sept heures dans la chambre d’amis, après une journée accablante. Pour Aimée, j’ai prétexté une migraine. Elle m’a proposé de l’aspirine… Enfin elle m’a laissé. Je gémis dans mon oreiller. L’ennemi est déchaîné ; rien ne l’apaise, ni le bromure, ni la morphine. Il faudrait une dose massive et je ne voudrais pas en arriver là si vite. Au cas où je crèverais trop rapidement, Jeanne aurait des soupçons. Qui sait si elle n’a pas déjà eu le vague pressentiment de la vérité ? Elle ne serait pas la femme qu’elle est, la femme que j’ai façonnée, si un doute ne lui effleurait pas l’esprit. Il y a des animaux qui se cachent pour mourir.

Jeanne et Madeleine m’attendent, j’en suis sûr. Elles espèrent un retour à la raison, un remords. Mais je suis sûr aussi que le coup est porté. Dès maintenant, Jeanne est veuve, Madeleine est orpheline. J’ai pu les quitter… Et quand je revenais avec dix minutes de retard, elles étaient toutes deux à la fenêtre, quelque temps qu’il fît.

Ah ! attention ! Je n’avais jamais éprouvé encore cette douleur fulgurante au côté gauche…Vais-je pouvoir reprendre ma respiration ? Oui… Non… Oui… Nous sommes face à face, maintenant, mon mal et moi. Seulement, ce n’est plus l’ennemi ; c’est un ami despotique, encombrant, qui me tient compagnie. Mords tant que tu voudras… Je suis seul…

Je crois que je ne pourrai plus jamais me lever.

La porte s’entr’ouvre.

Aimée entre dans ma chambre, sur la pointe des pieds comme… oui, comme Jeanne entrait autrefois… Comme Jeanne, elle guette ma respiration avant d’aller prendre un peu de repos. Enfin elle sort…

Pauvre femme ! Elle s’en souviendra de son escapade. Ce que j’ai emporté de ma fortune me permettra de lui faire un beau cadeau. Elle n’est peut-être pas intéressée, mais un collier de perles ou un manteau de chinchilla, quel pansement sur une légère blessure !...

XIX

Le matin amène toujours une crise, puis la rémission. J’en profite pour m’habiller. Je descends. Aimée m’appelle. Je lui baise la main.

- Vous allez mieux, Etienne ?

- Beaucoup mieux.

- Vous m’avez effrayée.

- Il faudra vous y habituer, ma chère amie. Hélas ! Les nerfs patraques.

- Je sais ce que c’est.

- Et vous êtes déjà debout ?

- Ici, c’est nécessaire. La grasse matinée serait mal vue.

Aimée, connaissant la province, est déjà habillée de pied en cap. Si elle traînait dans son lit, les domestiques la prendraient pour une courtisane. Pas le moindre fard. Voici une Aimée intégrale. Ainsi, sans maquillage, vêtue d’une simple robe beige, ses cheveux roux tordus avec rigueur, elle a l’air vraiment d’une saine jeune fille.

- Sais-tu, me dit-elle, que c’est ravissant ici ! Il y a un jardin dans lequel on peut se promener pendant vingt minutes, un petit lac plein de carpes et un amour de petit pont. Nous ferons encore des améliorations. Et, crois-tu, quelle chambre ! Trois fois plus grande que la mienne, à Paris, et ces trois fenêtres… De l’air, de la lumière… Tu ne seras plus neurasthénique… Mauvaise nuit, hein ?... Je t’ai entendu, mais je n’ai pas osé te déranger… tu avais besoin de rester seul, tu avais besoin d’être un peu faible, toi qui as été si fort… Ne proteste pas… C’est bien compréhensible et je ne suis pas un monstre… Tu es faible comme quelqu’un qui a toujours été heureux. Moi, j’ai été habituée à tout saccager : ma route n’était pas faite… Maintenant, je changerai, tu verras… Mon Etienne… J’ai un peu honte de mon bonheur, parce que je te vois encore malheureux. Mais on nous oubliera ; tout le monde nous oubliera, tout le monde. Tu as donné le beau coup de poignard, bien franc…

- Madame Larix !

Le jardinier cherche les ordres.

- Je viens.

Il était temps. Je ne puis supporter que cette femme fasse allusion à Jeanne et me dévide ses lieux communs sur la fragilité des passions humaines.

- Tu me permets ?...

- Oui, oui.

Mais je me sens si mal tout à coup que je me reprends :

- Non, ne t’en vas pas.

- Comme tu es pâle ! Etends-toi.

Je bégaie :

- Un médecin ! Vite ! Un médecin !

Dans ma détresse, je traduis pourtant l’expression d’Aimée par ces deux phrases familières : « C’est gai ! Charmante soirée ! »

XX

Je ne voudrais pas être enterré vivant. J’entends tout et je ne peux remuer. Le médecin et Aimée chuchotent dans la pièce voisine.

- Toutes les heures n’est-ce pas, madame…

- Vous pouvez y compter. Et… c’est grave ?

- Très, très sérieux…

- J’aurai du courage. Renseignez-moi.

- Madame… D’abord, j’ai besoin de quelques précisions. Depuis combien de temps votre mari… ?

- Mon mari ! Docteur…

Je devine qu’Aimée va avouer : « Ce n’est pas mon mari… Je le connais depuis peu de temps. » Que ce médecin bavarde et l’on me découvre… Je rassemble mes forces et j’arrive enfin à appeler :

- Aimée !

Et comme elle accourt :

- Ne me quitte pas. Reste là.

XXI

J’ai tous les deux jours le rapport d’une agence. Ma femme et ma fille vont bien. Elles vivent tout à fait retirées et ne reçoivent que Frédéric. Un petit journal a conté l’aventure avec des initiales : la fugue d’un compositeur ! Guillaume m’a apporté ce journal crayonné de bleu. J’y suis traité de hautain artiste, dédaigneux de la publicité.

- En somme…

- Oui, en somme, excellente presse.

Là dedans sans doute pour corser le récit, Aimée est présentée comme une illustre cantatrice mondaine, veuve d’un clubman. Et je file, assure-t-on, le parfait amour à Palerme. Rien n’y manque.

- Guillaume, ton ami va devenir célèbre…

- On a vu des choses plus drôles. Je ne suis pas artiste, mais il me semble que si j’avais été artiste, je ne me serais jamais embourgeoisé.

Ce Cloquetier est idiot. Parce qu’il a beaucoup lu et beaucoup retenu, parce qu’il est défiguré, on lui prêterait volontiers du génie…

- J’ai apporté mes bouquins, je vais rester avec toi.

Lui et Aimée s’entendent fort bien avec, de la part de Cloquetier, une nuance de galanterie, assez surprenante chez cet ours. Sans vouloir se l’avouer, il aspire sans doute à ma succession. Je les bénis.

- Etienne, me confie-t-il en secret, je suppose… enfin il faut tout prévoir… Admets que ton état, sans devenir encore inquiétant, empire… Il me serait difficile de ne pas prévenir… qui de droit…

- Tu n’aurais pas à prévenir qui de droit. Il n’y a comme « qui de droit » que Mme Barge.

- Et ta fille ?

- Après crevaison, tu lui enverras une dépêche. C’est promis ?

- Promis.

- Jure.

- Je le jure.

Au surplus, il s’en moque. Sa responsabilité est dégagée.

- Quel être d’élite que Mme Barge, juge-t-il. Car enfin, tu n’es pas rigolo en ce moment, mon pauvre vieux. Elle prend ça du bon côté. Tu ne sais pas, elle m’a dit tout à l’heure quelque chose d’exquis. Ne lui répète pas que je te l’ai raconté, elle me gronderait. Elle m’a dit : « Je le sauverai et alors je l’aurai mérité ». Chic, hein ! Quelle allure ! Ce n’est pas, comprends-moi bien, que tu aies besoin d’être sauvé… C’était une façon de parler… Tu es mal foutu, n’est-ce pas ? Eh bien ! je t’envie… Tu ne t’en doutes guère… mais rien n’est plus épouvantable que d’avoir été réduit toute sa vie à l’amour vénal. Pour moi, un baiser se paie et le reste : poésie pour les livres. J’en ai tant l’habitude que je parle à toutes les femmes, même à celles qui ne me sont rien comme si, au bout de notre conversation, je devais ouvrir mon portefeuille. Je leur parle comme à des fournisseurs, tiens. Je suis habitué à des choses si pénibles… Si je dis : « Comme le ciel est bleu », on me répond : « Ça me fait penser que j’aurais besoin d’une robe bleue. » Au bout de toutes les phrases qu’elles me disent, il me semble voir un hameçon à gros sous. Mais Mme Barge ! Oh ! Mme Barge…

Il fait retentir un petit sifflement admiratif et conclut :

- Elle impose le respect. Maintenant, quand tu seras sur pattes, elle changera peut-être… C’est si drôle, ces animaux-là…

Une petite société se forme à mon chevet : le Dr Grenut, Guillaume et Aimée. Pour le médecin et pour Guillaume, je touche presque au royaume des morts et ils me considèrent déjà comme une chose. Aimée ne veut rien savoir. Elle combat, soutenue sans doute par cette idée : « On dira que je ne l’ai pas soigné aussi bien que sa femme. » Son amour-propre est en jeu.

- Rentrez chez vous, lui ai-je proposé. Je n’ai pas le droit de vous garder ainsi.

Elle m’a arrêté :

- Si j’étais tombée malade en arrivant, vous m’auriez soignée ?

- Certes.

- Alors ? Je ne servais à rien. Maintenant, j’ai un but. Insister serait m’insulter. Obéissez-moi, c’est tout ce que je vous demande. Ne parlez plus. Ne sortez pas vos bras… Ne sors pas tes bras…

Trois semaines s’écoulent. Je m’enfonce peu à peu. J’ai la tête d’un malade d’hôpital, la tête que je pressentais, et je deviens exigeant.

- Un jour, me dit-elle, j’enverrai promener les médicaments. Je n’attendrai pas l’avis du docteur. Je suis aussi savante que lui : j’ai mon instinct. Ce jour-là, tu trouveras l’Aimée que tu as connue : une femme. Jusque-là, je t’en préviens, je serai un ange. Rien ne me rebutera. Tu peux me demander comme hier : « Que faites-vous, auprès de moi, madame ? » je ne te répondrai même pas… Je ne suis pas ta maîtresse et je vous donnerai tout de même des leçons, mon cher mien. Des leçons de santé. Ta tête travaille beaucoup trop… Ta femme… oui, oui, ta femme, à quoi bon grimacer ?... ta femme ne pouvait pas t’en donner des leçons de santé. Elle était trop fiévreuse, comme dit ce journal, trop sensible, trop artiste, trop toi. Ce qu’il te faut, c’est une cure d’effluves ; les miens te guériront, ils t’enlèveront ton mal. Nous partagerons ma santé et, en retour, eh bien ! en retour tu essaieras de m’élever un peu, pas beaucoup, assez pour que je ne devienne pas seulement une maraîchère et une garde-malade, car tu ne m’aimerais plus. Ne réponds pas… Je ne veux pas que tu prononces un mot inutile. Tu dois épargner les paroles et les mouvements, comme un avare épargne ses pièces d’or. Je te trouve moins abattu…

Elle ne me voit pas tel que je suis : la face creusée, avec de pauvres yeux de mouton qui sent l’abattoir. Cette ombre d’amant, cet amant dérisoire qui ne l’a pas possédée, elle le lave, le gave, le maquille. Elle me coupe les ongles et les passe au polissoir. Elle a fait venir un coiffeur qui m’a rasé. Elle m’a apporté un pyjama de soie feuille morte. La chemise que je porte a été festonnée par elle. Je suis un moribond tout à fait coquet et gracieux.

XXII

Cette nuit, j’ai eu un mouvement de fierté. Ce que je fais là, quel autre homme l’aurait fait ? Ce qu’on appelle l’amour c’est s’aimer à travers une autre. Moi, seul, j’aurai donné une preuve sublime en me déchirant. Mon acte aura poussé jusqu’au bout de la logique la phrase la plus belle qu’aient inventé les hommes : « Je t’aime ». Je t’aime Jeanne. Analysons : j’aime toi et non : « j’aime moi et je te suis reconnaissant de tes caresses ». Et ce n’est pas une invention de malade. Les bien portants excitent l’amour de l’élue jusqu’au paroxysme. Après ? mon Dieu, après, ils s’en désintéressent. Advienne que pourra. Je t’ai mise sur un sommet, ma chérie ; maintenant je m’en vais. Arrange-toi, dégringole dans le précipice.

J’ai eu la force…

Un sentiment d’orgueil paternel, de création, m’exalte. La vie que tu vivras, Jeanne, tu me la devras sans le savoir, tu me la devras. Je t’ai rendu tous les printemps auxquels tu avais droit… Le mal me lancine comme s’il voulait se venger. Il lui fallait deux victimes ; je lui en ai arraché une ; il me fait souffrir pour l’autre. Tant mieux. Ma femme, ma fille, mes enfants sont à l’abri.

J’ai peur de m’endormir, peur de perdre une seconde de cette exaltation qui fait un homme heureux du misérable que je suis, trempé de sueur et grelottant au fond d’un lit inconnu, dans une maison étrangère.

XXIII

Frédéric est là.

Il a découvert ma retraite et a supplié Cloquetier d’intercéder pour lui. Je me cale dans mon lit ; je m’arrange de mon mieux. Même, j’ai allumé une cigarette. Vais-je pouvoir supporter cette émotion ? Ma poitrine s’est tellement rétrécie qu’il me semble que les battements de mon cœur vont la faire éclater.

Frédéric vient seulement plaider sa cause, m’assurer qu’il est pauvre, soit, mais qu’il travaille avec acharnement et qu’il arrivera. Il a obtenu deux commandes, l’une de Me Avizard, avocat à la cour de cassation, l’autre de Mlle Irène Joly, de l’Odéon. Il m’apporte ses comptes, étale devant moi sa laborieuse et digne existence. Je lui impose, pour des motifs impérieux et qui doivent demeurer secrets, deux ans d’attente. Un peu plus, je m’attendrissais et je cessais de jouer mon personnage. Il est venu sonder… Il faut qu’il revienne en disant : « Il est toujours le même. Il est toujours sous l’influence de cette créature. » Je n’aurai pas été jusque là pour reculer…

- Vous embrasserez Madeleine pour moi.

- Je n’y manquerai pas.

Sur le seuil, il gémit :

- Deux ans… c’est bien long !

On lui a dit que j’avais la grippe. Il n’a pas dû me trouver une mine trop lugubre, puisque l’idée ne l’effleure pas que je pourrais fort bien m’en aller avant deux ans. Au surplus, je plastronne…

Quand il est parti, je suis moins brillant, par exemple. J’ai une attaque de nerfs comme une petite femme.

Il ne m’a transmis nul message, ni de Jeanne, ni de Madeleine.

Aimée a compris que sa présence me serait insupportable après cette visite. Elle s’est enfermée dans sa chambre.

XXIV

J’ai donné un charmant spectacle au docteur, à Guillaume et à Aimée. La carcasse s’est vengée. Je peux ne plus penser qu’à moi. Et j’y pense… Quelle peur ! J’ai crié : « Je ne veux pas mourir !... Ne me laissez pas mourir ! Trouvez quelque chose, sacré nom d’un chien ! Et si vous êtes trop bête, vous le médicastre, appelez un professeur, le plus grand… » Pour un peu, le  secret m’échappait. Je devais être délicieux à voir, dans mon pyjama feuille morte, un châle tricoté sur les épaules, la bouche tordue par l’angoisse, les mains crispées sur la couverture.

Il reste encore assez d’homme en moi, puisque j’ai honte de m’être montré ainsi à une femme, dans la nudité hideuse de mon épouvante.

Aimée répétait :

- Mais non, tu ne mourras pas… tu te fais des idées. D’abord on ne le sait jamais, quand on va mourir…

Voilà ce qu’il fallait me dire. Je me rassure un peu. Puis, la mauvaise bête se ranime et donne l’assaut. Je bats l’air de mes bras. Cloquetier grommelle malgré lui : « Cette fois… » Et je halette :

- A la maison… Ramenez-moi à la maison…

Une piqûre de morphine a fait de moi un enfant sage. Aimée a profité de mon anéantissement pour me laver la figure et les mains, me parfumer, me brosser les cheveux. Quoi qu’il arrive, je suis présentable. Il n’arrive d’ailleurs rien, qu’un réveil ahuri. Des pierres tombent sur un cercueil…

Non, c’est Guillaume qui joue au jacquet avec le médecin. Cela m’offusque et me donne néanmoins à penser : « Ce n’est pas pour aujourd’hui ».

XXV

Une lettre de Frédéric. Il m’appelle : « Mon cher monsieur ». Il me dit qu’il a fait part de mes intentions à Madeleine et qu’elle s’incline. Il me prie de lui envoyer de mes nouvelles. Il ajoute qu’un concert dominical va jouer une de mes symphonies et il m’assure de ses sentiments respectueux et dévoués. Dix lignes que j’ai dû relire six fois pour les comprendre. Je fourre la lettre sous mon oreiller. On l’y trouvera, car je ne me lèverai plus. J’obéis à tout le monde. Je deviens le plus obéissant des malades. Je consens. Il y a eu lutte et une lutte grotesque. Maintenant, je ne demande pas mieux. Je tombe dans une douceur imbécile, dans une humilité geignante. Je flatte ceux qui me servent. J’appelle Aimée : « Mon ange gardien » et j’ai dit à la femme de chambre, une commère moustachue et mafflue : « Vous aussi, vous êtes mon bon trésor. » Quand je trouve un peu de voix, j’encourage Guillaume à me conter des gaudrioles. Il possède par cœur le Parnasse satyrique. Aimée ne l’écoute pas ; elle rit complaisamment, mais à contre-sens. Je m’intéresse à des choses. J’ai besoin de présences vivantes autour de moi pour me rendre compte que j’en suis encore… un peu. Je suis très doux. Tout le monde me regrettera. Il me semble que l’on ne s’occupe pas encore assez de moi. Guillaume et le docteur sont amoureux d’Aimée. Je ne leur en veux pas parce qu’ils sont amoureux, mais parce que cela me prive de quelques-unes de leurs attentions qu’ils dispersent sur elle : « Vous devriez vous reposer, chère madame. La vaillance a des limites. » De quoi se mêlent-ils ? Sous prétexte de névrite, Guillaume porte un ample béret qu’il rabat sur sa tache. Le docteur vient quelquefois en costume de cheval, avec des bottes impressionnantes. Peut-on aimer quelqu’un d’autre que moi ?...

Consultation. Je livre mon corps à l’examen de ces messieurs, avec l’impudeur d’une courtisane habituée à s’exhiber. Le professeur appelé a certainement déclaré qu’il était urgent de prévenir ma famille, car Aimée revient auprès de moi, toute secouée d’indignation et elle me caresse la joue avec les doigts tremblants d’une mère à qui l’on a voulu arracher son enfant. Ma famille, c’est elle que j’ai choisie. Après seulement, car elle connaît les convenances, elle se retirera. Elle n’était pas venue ici pour cela, mais puisqu’elle y est, elle y reste. Son zèle redouble, à la pensée qu’elle a une rivale. D’ailleurs, pour le professeur et pour le docteur Grenut, Aimée est sinon ma femme, du moins une très ancienne maîtresse. Ils subodorent un mystère…

- Tu ne sais pas, m’a dit Cloquetier, la chatte a fait trois petits, il y a quinze jours, trois petits délicieux.

- Que l’on m’en apporte un.

La gaieté de cette petite bête ! Mon chaton joue avec une boulette de papier et, quand il est fatigué, il me regarde de ses yeux neufs où luit une sorte de tendre autorité… Il a là un fichu patron !

Quand on m’enlèvera le petit chat, ce sera mauvais signe.

… On l’enlève…

XXVI

Cette nuit ne finira jamais. Quelqu’un a pris ma main. C’est Aimée. Je mourrai la main dans la main d’Aimée… Nous attendons…

Je pense à tous les matins, tous mes anciens matins qui se lèvent dans ma mémoire… Ils venaient si facilement, trop vite… Mes matins de collégien éveillé durement au roulement des tambours, mes matins de jeune marié ivre de joie ; des matins de soleil, des matins de brouillard… Et maintenant, comme on chante : « Salut à mon dernier matin » Aimée doit avoir froid : sa main me glace… Non, c’est moi qui suis gelé et Aimée ne parvient plus à me réchauffer… Salut à mon dernier matin…

- Etienne, je t’en supplie, ne chante pas cela.

J’ai donc chanté ? Il y a deux hommes dans cette chambre : un crétin couché et aux trois quarts glacé et un farceur qui s’amuse de l’autre. Le crétin délire…

- Jeanne, ne me quitte pas, Jeanne…

Or, je sais très bien que Jeanne n’est pas là. Celle qui guette ma respiration en ce moment, c’est Mme Barge… Bizarre… J’ai peut-être vu Mme Barge quinze fois en tout. Que fait ici cette étrangère ? Je l’ai rencontrée dans des dîners d’apparat : chez le président Forchot, conseiller à la cour d’appel, chez M. Sylvain Rotour, romancier, chez M. et Mme de Nestoy, chez les Schimpfel. J’étais en habit ou en smoking. Elle était en grande toilette, décolletée, des perles au cou et aux doigts. Je lui donnais souvent le bras pour passer dans la salle à manger. Nous parlions devant les cristaux anciens et les orchidées du surtout. Propos mousseux. J’évitais le terrain sentimental et me plaçais résolument sur celui de la gastronomie. Mais elle m’entretenait du foie gras, comme s’il s’était agi de mon cœur. Elle me servait… oui… déjà… Elle me passait le moulin à poivre, le sel. Je lui versais à boire…

- Laisse-moi faire, mon amour…

Que me passe là Mme Barge ?

- Merci, je n’ai pas soif, chère madame.

Elle rit :

- Es-tu drôle, mon trésor ! Ce n’est pas pour boire…

Ah oui… L’urinal…

- N’aie pas honte, mon Etienne… Tu es mon enfant, mon petit enfant…

Je veux lui dire quelque chose de gentil. Je me trompe.

- Merci, Jeanne.

Je crois rectifier :

- J’ai voulu dire : merci, Jeanne.

- Mais oui, mais oui, ne te tracasse pas… Tout ira bien.

… Le président Forchot est au milieu de la table. Il a en face de lui sa femme, vêtue de satin violet et coiffée d’une perruque d’ébène… Les orchidées me cachent Jeanne. Cela sent le bon bouillon. J’ai bu, chez le président Forchot, les meilleurs consommés du monde. Des blancs d’œufs y nageaient ; les invités croyaient que c’étaient des œufs pochés, mais, dès qu’ils approchaient la cuillère, les nuages fuyaient et s’évaporaient. Belle invention de grand cuisinier…

- Etienne…

- Tout à l’heure…

- Tu me reconnais ?

- Oui, madame Barge.

- Pas ce nom, voyons : Aimée.

- Aimée.

- Etienne ! Voici l’aurore.

- Enfin !

- Et splendide… Tu as eu une mauvaise nuit. C’est fini… Tu disais : « Consommé »… Pourquoi ? « Tout est consommé », peut-être ?...

- Va dormir, ma petite.

Je me souviens parfaitement de ce rêve gastronomique, mais je n’en suis pas fier.

- Tu n’as envie de rien ?

- Si.

- De quoi... dis vite…

- J’ai envie d’une tasse de bouillon…

Aimée pousse un cri de triomphe.

- Bonne maladie ! Juge-t-elle. Je vais te fabriquer moi-même un consommé fameux, un consommé digne de ceux du président Forchot.

Guillaume arrive. On le met au courant.

- Savez-vous ce qu’il a ? Je vous le donne en mille… Il a faim !

- Eh bien mon gaillard ! s’écrie Guillaume.

Un frisson douillet me parcourt. Mon amour-propre est agréablement chatouillé. Ce corps tout de même, il fonctionne ; il fonctionne à peu près comme celui de Guillaume, comme celui du jardinier, comme celui de la chatte… Gloire et victoire !

- Mon bouillon !

- Vous entendez, madame Larix, crie Guillaume. Notre nourrisson a faim.

J’esquisse un sourire de gâteux comblé.

- Et puis, je veux Riquiqui !

Le chat Riquiqui, Aimée, Guillaume et la cuisinière m’admirent. J’avale mon potage à petits coups. Quand c’est fini, je me frotte l’estomac en hochant la tête, comme font les enfants pour amuser les personnes. J’obtiens le plus vif succès.

- Dieu ! que je suis contente ! s’exclame Aimée.

Et sa voix a une seconde l’inflexion de celle de Jeanne ; oh ! une seconde seulement…

- Et le printemps te remettra sur tes pattes ! affirme Guillaume.

Un bourgeon précoce vient d’éclater, paraît-il, sur l’arbre que je vois de mon lit et qui dressait contre moi la menace de son bras noir. Un bourgeon ! Il me semble qu’une main vient de pousser au bout de ce bras menaçant et que cette main me fait un petit bonjour amical.

XXVII

J’ai assisté, quand j’étais enfant, à une pantomime nautique. Un clown en saisissait un autre et le plongeait dans la piscine ; puis il l’en sortait. Le clown persécuté offrait, à la manière des masques antiques, deux grimaces : l’une de plaisir ineffable, quand on le sortait de l’eau et l’autre, d’horreur indicible quand on l’y replongeait.

J’ai été cela pendant des mois…

Et puis, en octobre, Aimée m’a dit :

- Je ne serai plus ton ange pendant bien longtemps. Je ne sais si tu avais mérité l’ange, mais tu vas avoir à supporter la femme. Je t’annonce que le docteur ne viendra plus qu’une fois par semaine et qu’il va être question ici d’autre chose que de maladie. D’abord, pour changer, tu quitteras cette chambre. J’ai fait mettre deux lits dans la mienne qui est magnifique et dont j’entends que tu profites… C’est ainsi. Tels sont mes ordres. Je ne veux plus entendre parler de cette chambre. J’entends que tu y laisses ta fièvre, ton mal, tes souffrances. Fin des potions. Fin de la morphine. Il va falloir vivre, mon bel ami, avec tous les désagréments que cela comporte. A partir d’aujourd’hui, vous n’être plus mon enfant.

« Dix-huit mois » m’avait assigné le professeur Cavagnole. Son diagnostic est infaillible. Encore quelque temps à être plongé et replongé dans la piscine jusqu’à la noyade définitive. Autant valait en finir tout de suite ! Mon ennemi m’accorde des vacances. Je ne souffre plus guère. Voyons un peu cette tête… Pas trop vieillie… Aimée me coupe les cheveux en les laissant assez longs, à l’artiste. J’ai l’air d’un violoniste qui aurait essuyé beaucoup de privations.

- Pas d’hiver à Verrelouilles annonce Mme Barge. Madère.

- Un si long voyage !

- Je l’exige.

Va pour Madère. Ainsi l’on perdra ma piste et je n’entendrai plus parler de rien… Jeanne et Madeleine ont passé l’été en Bretagne avec Frédéric. De ce côté, tout est bien. Guillaume me confirme que l’énergie de Jeanne fait l’étonnement de tous. J’ai eu raison. De ma mort elle ne se serait pas guérie ; de l’orgueil ulcéré on guérit vite. D’ailleurs, je le pressentais. Du fond de ma torpeur, j’étais réconforté par la convalescence de Jeanne. Elle applique toute sa volonté à oublier l’infidèle, l’ingrat. Elle l’oubliera. Trahie ? Ce n’est pas grand-chose. C’est ce qui fait rire tous les jours, dans les pièces. L’image de l’être aimé ? On ne l’évoque plus parce qu’elle s’accompagne d’une autre image exécrée. Et la haine soutient jusqu’à ce que l’on n’ait plus besoin d’elle, jusqu’à ce que l’on continue sa route…

Je suis content de moi. Pour vivre jusqu’au bout une existence noble, il faut vivre non pas dangereusement, mais difficilement.

- C’est merveilleux, l’île Madère, m’annonce Aimée.

- Capitale Funchal. Vins renommés.

- Ton ami l’ours est désolé. Il s’habituait à nous… Je lui ai juré que nous reviendrions… Ah ! il va falloir convoquer le tailleur, tu n’as plus rien à te mettre. Et, l’hiver suivant, nous irons en Egypte.

XXVIII

J’ai retrouvé Verrelouilles au soleil frileux d’avril. A Funchal, je me suis débattu tant bien que mal, plutôt bien que mal, d’ailleurs. Je rentre semblable en apparence aux autres humains. Ma vue ne fait pas scandale. Quant à mon âme, elle est attendrie. Je retrouve avec volupté la douceur française, douceur du paysage paternel, douceur des habitants. Ainsi, le cocher, qui me sait malade, fait un détour pour m’éviter la vue du cimetière : « C’est plus long, mais c’est plus joli », explique-t-il. Guillaume nous attendait devant sa grille, un Guillaume tout à fait dandy, radieux et dont la tache est un pavoisement.

- Hip ! Hip ! Hurrah !

Un court arrêt. La fille du jardinier m’offre des fleurs. On s’accorde à me trouver splendide. Aimée m’impose un repos complet de trois heures. Après quoi nous dînons seuls dans notre chambre. Elle a commandé les mets que je préfère et qui me sont favorables. Le crépuscule m’émeut…

- Aimée, il faut que je te demande pardon…

- Encore !

- Combien de jours gâcherai-je ta vie ?

- Qu’aurais-je fait de ces jours-là ?

- Tu n’as eu tout de suite qu’un infirme.

- Tais-toi.

- Et si… si… en partant… j’avais su que j’étais bien malade, que dirais-tu de cet abus de confiance ?

- Je dirais que j’étais oisive, que tu m’as trouvé une tâche et que je t’en remercie… Ecoute, j’ai tenu à te faire l’aveu de mon passé. Après ma confession, je me suis demandée ce que j’allais devenir… Je me suis attachée à n’être que ton reflet, parce que je t’aime, parce que tu es bon…

- Je ne suis pas bon…

- La preuve que tu es bon, c’est que ta seule approche a suffi pour me transformer. Jamais on ne m’avait rien sacrifié ; j’étais une pâture ; je n’avais connu que l’égoïsme… Dès que tu m’as proposé de partir avec toi, j’ai senti une douceur inconnue… Je respirais, conçois-tu, Etienne ? Tu me délivrais de l’asphyxie… Merci…

- Attends, pour me remercier…

- Je ne te demanderai jamais rien. Le mariage ? Inutile. Je suis ta femme, la femme que tu as créée. Et je te guérirai parce que tu m’as guérie…

J’essaie de ne plus l’écouter. J’enfonce mon visage dans l’oreiller, pour cacher mon remords…

Et maintenant, Aimée est dans son petit lit, à côté du mien. A Funchal, nous avions chacun notre chambre. Nous n’avons pas encore été réunis ainsi, dans le silence, dans la complicité de la nuit, sans que je délire, sans que je gémisse de souffrance. Les rôles sont changés : ce soir, c’est elle qui est faible et qui tremble.

- Je ne t’ai pas ennuyé au moins ? Pourquoi es-tu si triste ?

- Je ne sais pas… Je me repens, à cause de toi…

- Après ce que je t’ai dit !

- Après ce que tu m’as dit…

Une petite fille inquiète et qui cherche un refuge sur ma chétive poitrine. Viens ! A mon tour de te protéger… Je peux songer à elle, après tout, et parce qu’elle me croit au-dessus du mensonge, lui faire la charité de l’abuser jusqu’au bout. Je l’ai choisie au hasard, férocement, parce que je la méprisais. Et je la méprisais parce qu’elle s’était beaucoup donnée… Elle avait donné son corps, n’ayant pu trouver à donner son cœur… Et dire qu’il y a peut-être en toute femme ce trésor offert à tous et dont personne ne veut. Insensible dès qu’elle a vécu au milieu des heureux, Aimée a rencontré un malheureux et comme elle le dit : « J’ai senti une douceur inconnue… »

- M’aimes-tu, mon Etienne ?

Depuis si longtemps nous n’avions échangé que des propos pratiques, concernant mes crises, ma nourriture, mes remèdes… Elle s’effraie tout à coup de sa question. Elle a peur de ma réponse…

Et, pour l’éviter, elle pose doucement, humblement sa bouche sur la mienne. Son baiser me supplie. Que le mien l’abuse… Deux baisers ? Non : un seul et qui s’enfièvre. Cette chair malade, cette chair qui va mourir se reprend machinalement à vibrer au contact d’une chair saine et désirante. J’évoque Jeanne… Ce n’est plus qu’un nom… Trahir ? Ce n’est plus qu’un verbe. Quoi que je fasse pour éveiller ma conscience, un homme et une femme se cherchent et se joignent, en proie au seul délire de la vie, sans penser surtout, sans penser ni à ce qui a pu être, ni à ce qui sera. Deux bêtes qui se suffisent. Deux misères qui font, tout de même, une harmonie…

XXIX

J’irai à Paris. Ce que j’y ferai, je l’ignore. Je verrai ma fille et je l’embrasserai. Je peux traîner longtemps ainsi. Cette liaison, inspirée par la pitié et par la reconnaissance, me fait horreur. Et surtout le plaisir que j’y trouve me répugne. Je ne deviendrai pas l’esclave de cette femme. Je me posterai en tout cas, près de chez moi ; je verrai Jeanne ; je verrai Madeleine, sans être vu d’elles et je reviendrai. J’établis le plan de mon voyage. Il me faut compter avec la jalousie d’Aimée, jalousie qui ne se manifeste point, mais que je devine toujours présente. J’insinue :

- J’ai bien envie de travailler.

- Travaille, je suis contente que ton oisiveté te pèse. Bon signe !

- Seulement, j’ai des manies : il me faut le silence et la solitude.

- Tu as le salon.

- Je te préviens : je m’enfermerai.

- Quand veux-tu commencer ?

- Sur le champ. Tu devrais aller te promener avec Guillaume.

- Soit : J’irai le chercher. Ne te surmène pas !

- Je te le promets.

- Fais une belle chose, que tu me joueras.

Oui, oui, ce qu’elle voudra, pourvu qu’elle s’en aille. Elle part, me laissant installé devant le piano. « Sois sage… » Vite je cherche un pardessus, un chapeau, je griffonne une lettre. ‘J’ai dû aller à Paris, je reviendrai à minuit. Venez me prendre à la gare. » Jeanne ! Madeleine ! L’impatience me gagne. Je me contrains cependant à attendre une demi-heure. Et je sors. Le mal m’abattra peut-être demain. Il me révèle sa présence : « Je suis encore là, tu sais ». Je sais. Aujourd’hui il ne m’aura point. Je sors, le col du pardessus relevé, mon feutre rabattu sur mes yeux. Quelle ivresse de se sentir libre, délivré du parfum d’Aimée, sans soutien ! Je plains les gens de Verrelouilles qui restent là…

La gare. Je prends mon billet. Je paie – comme un homme. Je traverse la salle d’attente…

Aimée est devant moi, livide.

- Je l’aurais parié… Où vas-tu ?

- Ne me questionne pas.

- Tu pars ?

- Je reviendrai ce soir.

- Ou tu ne reviendras jamais.

- Je te promets…

Aimée fait un signe. Et Guillaume sort de l’ombre.

- Nous t’empêcherons de commettre une imprudence folle, me dit-il.

- Suis-je prisonnier ?

- Oui, tu es prisonnier de mon amour et de son amitié, me répond Aimée.

- Tu es à la merci d’un évanouissement, appuie Guillaume.

- Accompagne-moi à Paris.

- Il ne t’accompagnera pas, proteste Aimée.

- Alors, bonsoir, le train va arriver.

- Je te retiendrai, tu ne ruineras pas ainsi mes efforts. Je ne t’aurai pas sauvé pour te perdre, tu entends…

Un jeune livreur qui empile des caisses de fromage nous regarde, intéressé. Je hausse les épaules.

- Je ne suis pas un enfant !

- Si, tu es un enfant, riposte Aimée. Tu as encore dix minutes avant de prendre le train. Entrons dans la salle d’attente.

Là elle reprend :

- Où vas-tu ?

- Une affaire sérieuse m’appelle à Paris.

- Quelle affaire ?

- Le mariage de ma fille.

- Tu mens.

- Calmons-nous, conseille Guillaume. Cela n’avance à rien de se disputer.

Aimée m’assied de force dans un de ces fauteuils de cuir tressé que recouvre une éternelle poussière.

- Il a chaud ! Regardez-le, Guillaume, par ce soleil !... Et il n’a même pas emporté un parasol… Voulez-vous lui expliquer ?

- M’expliquer quoi ?

- Vous n’osez pas, monsieur Cloquetier, ricane Aimée. J’oserai. Tu veux aller à Paris pour embrasser ta fille ? Une histoire… Sur un signe de toi, elle viendrait à Verrelouilles, comme cela se fait. Et tu sais très bien que je m’effacerais, que l’on ne me verrait pas. Non, non, ne joue pas au sentiment paternel, je te prie… Maintenant, tu entends, Etienne, maintenant tu reviens à ta femme. Un désir t’avait éloigné d’elle. Le désir rassasié, tu la regrettes et tu as des remords. J’ai bien compris. Ce que je craignais tant est arrivé. Il fallait avoir la force de te refuser… Oh ! tu n’as pas de plan précis. Tu vas revoir Jeanne et pour ce qui se passera alors, tu te fies au hasard, à la destinée. Tu reviendras peut-être à Verrelouilles. Peut-être n’y reviendras-tu pas. Cela dépend… Eh bien, si tu regrettes ta femme, il est trop tard…

- Je n’ai aucun regret.

- Trop tard. En t’empêchant de partir, nous t’évitons une surprise désagréable.

- Quelle surprise ?

- Ta femme a un amant et je sais qu’elle introduit une demande en divorce pour l’épouser, Guillaume est au courant.

Je lui impose silence. Je gagne le quai. La cloche qui annonce le train résonne dans mes oreilles avec un fracas de tonnerre.

Je tombe et l’on me ramène à Marsanges.

XXX

Jeanne n’a point d’amant. La vérité est moins romanesque. Elle a fait, l’été dernier, en Bretagne, la connaissance de M. Espoint-Camarina. J’ai lu souvent ce nom dans les rues sur des haquets. M. Espoint-Camarina est un gros entrepreneur. Leur mariage se fera après celui de Madeleine avec Frédéric. M. Espoint-Camarina a cinquante-deux ans. Tout cela est logique, raisonnable. Guillaume m’a dépeint mon successeur : un crâne d’ivoire, un bedon de propriétaire, une barbe confortable. Après une expérience on se méfie des artistes. Je devrais me réjouir en somme, et ma colère est grotesque. La cause pourtant en est assez noble. Telle que je l’ai façonnée, Jeanne ne peut trouver le bonheur à côté d’un tel homme. Mais elle n’a plus soif de bonheur. La paix lui suffit… Oui, on se méfie des artistes qui suivent la première venue. Tout est donc pour le mieux dans le plus bourgeois des mondes. La petite influence que j’ai pu avoir s’est déjà dissipée. Ma fille Madeleine n’a jamais compris que Frédéric était le plus grossier, le plus matériel des tâcherons ; elle m’a vu travailler ; elle a eu l’exemple de mes doutes, de mes scrupules et elle prend la béatitude imbécile de son fiancé pour la sérénité du génie. Ma fille, ma petite fille qui partageait mes haines d’art ou qui faisait semblant de les partager, ira à ce tailleur de pierre qui avale de grosses soupes, fume de grosses pipes et fait un gros travail sans angoisses, sûr de lui et de ses pattes épaisses. Ce sera un bon père de famille sans doute et s’il doit crever, il ne supportera point que cela se passe hors de la présence de Madeleine. On ne vit point pour l’élégance… J’ai donc cultivé ma petite Madeleine, cette fleur rare, pour l’offrir à ce rustre… Soit ! J’envoie mon consentement.

Et Jeanne sera à M. Espoint-Camarina. Je l’ai voulu. Ce dénouement, je l’avais prévu, mais moins rapide… Les renseignements affluent. M. Espoint-Camarina, fort discret, a cependant donné à ma femme, pour sa fête, une splendide corbeille qui a fait l’admiration des domestiques et de la concierge. Ainsi il lui témoignait qu’il était capable, lui aussi, d’une généreuse folie : cinquante louis de fleurs. Et quel goût ! Un panier immense plein de violettes, de toutes les violettes : ordinaires, blanches, de Parme et un nœud de soie violette pour couronner le tout : rappel discret du double deuil. Car M. Espoint-Camarina fut un infortuné mari. Après deux ans de conjungo, son épouse a décidé qu’elle ne pouvait supporter que les palaces. C’est une dame pour hôtels, une voluptueuse étrangère que l’on voit en Suisse avec un Espagnol, en Angleterre avec un Hollandais en Sicile avec un Moldo-Valaque. Et elle n’arrête point de fêter sa séparation.

Il paraît que ma fille éprouve une certaine sympathie pour son futur beau-père. M. Espoint-Camarina fait terminer en toute hâte un nid somptueux au Champ-de-Mars. Madeleine et Frédéric habiteront à côté, au sixième étage d’un immeuble cossu, dont M. Espoint-Camarina est propriétaire. Je devine en tout ceci l’influence de Frédéric, sculpteur-lauréat, placide ambitieux, bourgeois d’art. Le public est, me dit Guillaume, satisfait. On aime à voir le vice puni et la vertu récompensée. Jeanne aura le collier de perles que la première Mme Espoint-Camarina a dû rendre. C’est le collier d’une princesse. L’entrepreneur l’avait acheté en 1917 pour une bouchée de pain. Oh ! certes, il était riche avant 1917, mais enfin la guerre ne lui avait pas fait perdre la tête, à cet homme solide. Avec lui Jeanne sera à l’abri de l’imprévu. Pas d’orage. M. Espoint-Camarina pour la laideur et la sécurité, tient du parapluie de campagne…

Aimée commente l’événement :

- Il faut un contrepoids à une nature excessive. Tu avais besoin de moi comme ta femme a besoin de ce monsieur. Et tu dois te réjouir que ton gendre ait ce que j’appelle une grosse nature. Les natures trop fines tombent dans l’exagération. Elles souffrent et font souffrir.

La joie qu’elle pouvait à grand’peine contenir m’a irrité. Elle arrange les choses à son gré. Elle déforme la vérité avec l’aide de Guillaume. Je me reprends. Ces gens me parlent de Jeanne comme s’ils la connaissaient. Moi seul, je la connais. Je l’ai pétrie. Tout cela est impossible. Mais j’ai l’air d’approuver, de croire. Je dissimule… Ma Jeanne, dans le calvaire que je gravis, il a fallu encore que je t’entendisse calomnier sans te défendre, mon seul amour…

XXXI

- Il s’en va, vous savez, monsieur Cloquetier.

- Quelle imprudence !

- Je ne le retiendrai pas.

- Etienne, tu vas encore tomber, comme l’autre jour.

- Je me ramasserai.

Aimée est telle que je me représente M. Espoint-Camarina : un beau courage mis au service d’une belle placidité. Elle personnifie l’Emploi du Temps. Vers le soir, elle devient ardente et mystérieuse. Le matin, elle fait ses comptes. Si active, elle devine en moi quelque chose de fantaisiste, d’hostile, de dangereux qu’elle s’est juré de tuer. De l’ordre avant tout. Que rien de cassé ne traîne. Or, il y a quelque chose de cassé dans mon cerveau. On me témoigne encore un peu d’indulgence, parce que je ne suis pas tout à fait déshabitué de la morphine. Mais comme on me juge rétabli, Aimée, qui a enfermé sous clef les fioles et la seringue, diminue la dose jusqu’à ne plus m’injecter que de l’eau distillée. Hier, elle a triomphé :

- Ça y est !

- Quoi ?

- J’ai l’honneur de vous informer que vous êtes complètement désintoxiqué.

- Le beau mot !

J’improvise sur-le-champ la Marche du désintoxiqué. C’est quelque chose de si bizarre qu’Aimée m’empêche de continuer : « En voilà une musique de Charenton ! » Le lendemain, elle déchantait. Je suis désintoxiqué, donc je deviens un homme comme les autres, et cet homme comme les autres émet la prétention d’aller à Paris.

- A ton aise.

Ni elle, ni Guillaume n’ont pu me retenir cette fois. En effet, je suis bien désintoxiqué. Je n’envisage plus les choses sous cet angle comique qui me donnait d’irrésistibles et affreuses envies de rire. J’ai laissé dans la maison de Mazanges ma vieille peau. Tout me semble frais et facile, comme si j’assistais à la naissance du monde. J’éprouve une sorte d’allégresse, un bien-être singulier, comme si j’étais délivré aussi de mon mal. Je ne vacille point. Aimée est devenue soumise.

- Puis-je te dire : à demain ?

- A demain.

Elle ne m’a réclamé aucun serment. Elle a fait le geste d’ouvrir les mains, en hésitant un peu, comme on les ouvre pour une bête mal apprivoisée, dans la crainte de ne pas la voir revenir…

- Va !

Et maintenant le train roule. A Gerneuil, un monsieur que je connais monte dans mon compartiment. Il m’apporte des nouvelles du Monde.

- Ah ! par exemple ! s’écrie-t-il. Vous n’êtes plus aux Antilles ?

Déblayons :

- Non.

- C’est beau, n’est-ce pas, les Antilles ?

- Superbe.

Le monsieur que je connais est ravi de cette rencontre. Il flambe de curiosité.

- Vous êtes allé là-bas… en garçon… hé !

- Oui, en garçon.

- Il paraît que les femmes sont ravissantes.

- Gentilles. Gentilles vient d’Antilles.

- Charmant ! Et vous vous fixez en France ?

- Je me fixe sans me fixer.

- L’oiseau !

- L’oiseau…

- On se reverra ?

- Sans doute.

Il fait celui qui n’est pas au courant et ajoute, faussement candide :

- Et chez vous, tout le monde va bien ?....

- Très bien.

- A propos, mes compliments : votre fille se marie… Ah ! la vie ! La vie !

Il voudrait émettre quelques réflexions philosophiques au bout desquelles il accrocherait des questions précises, mais je m’accote et je ferme les paupières. Le monsieur que je connais est furieux. Quand le train s’arrête, il me le fait voir.

- J’ai pris part… insinue-t-il.

- A quoi ?

- Eh bien, à tout ce qui est arrivé… Je vous ai plaint.

- C’est tout à fait réciproque, cher monsieur.

- Pardon ! Mais il ne m’est rien arrivé à moi… et je me flatte qu’il ne m’arrivera jamais rien.

- Justement !

Il cherche une flèche bien pointue à me décocher :

- Alors, à un de ces jours, conclut-il.

Et, tranchant :

- Au hasard d’une nouvelle rencontre !

Car on ne me fréquente plus ! mon imbécile se perd dans la foule. Je prends un taxi. Je vais chez le professeur Cavagnole. Je retrouve le hall que j’ai traversé désespéré, il y a deux ans. J’affronte la lumière du cabinet.

- Vous me reconnaissez, docteur ?

Cinq minutes d’examen. Puis :

- Vous pouvez vous rhabiller, me dit le médecin. Je n’avais pas fait la part du miracle.

Et il diagnostique :

- Vous êtes guéri.

XXXII

Je suis guéri ? Alors je rentre chez moi, auprès de ma femme et de ma fille. Je reprends ma place de vivant, ma place de mari, ma place de père. C’est simple. Aimée est énergique ; elle est habituée aux caprices de la passion et puis elle se consolera. Etienne Lahoche juge soudain admirables les lois qui régissent l’humanité. J’entre dans un bureau de poste et je demande mon numéro de téléphone. La femme de chambre me répond.

- C’est vous, Eugénie ?

- Non. C’est moi, Louise, que je remplace Mlle Eugénie.

- Ah ! Dites à Madame de venir à l’appareil…

- De la part de qui, monsieur ?

- De la part de M. Lahoche.

La voix de Jeanne m’arrive étouffée, méconnaissable.

- C’est toi Jeanne ?...

- Oui.

- C’est moi, Etienne.

Trois secondes de silence. Je reprends :

- Puis-je te voir ?

- Oui, immédiatement…

- A tout à l’heure, Jeanne.

- A tout à l’heure…

La chère voix dont j’avais soif… Allons ! le coiffeur d’abord. Je me fais beau. J’achète même une cravate, la mienne étant sans doute démodée. Pensez donc ! Une cravate verrelouillaise ! Les gens sourient de me voir sourire. Voilà : c’est un homme heureux qui passe ! Etienne Lahoche, homme heureux. Il n’était pas possible qu’un sort tragique me fût réservé. je n’ai jamais fait de mal à personne. J’ai aimé les miens jusqu’à cette folie… Car c’était une folie, une sublime folie, mais une folie… Aux pires heures, je sentais confusément que j’étais protégé. Cela n’a pas traîné : « Oui, immédiatement », a dit Jeanne. Je lui expliquerai… Pas de longues explications. La vérité : « Voilà, Jeanne, je t’avais fait un sacrifice surhumain ». Si sincère, si ému, je prépare mes phrases ? Bah ! notre baiser bouleversera tout… quand nous nous trouverons en face l’un de l’autre… Elle pardonnera. J’aurai traversé une épreuve… C’est fini. Je rentre chez moi, entendez-vous, bonnes gens, chez moi…

- Bonjour, madame Horot !

- Oh ! Monsieur !...

Je serre la main de la concierge. La plaque qui porte les numéros d’étage ressemble toujours à un domino usagé. Avant d’arriver au troisième, l’ascenseur a toujours une hésitation. Rien n’est changé. Je n’ai plus la clef ; je sonne deux fois.

Frédéric vient m’ouvrir.

- Mon cher Frédéric…

Je voulais l’embrasser, mais je me contente de lui serrer la main. Le maçon est timide… Mon gendre m’introduit dans le salon où je trouve Madeleine, selon un protocole réglé. Timide aussi, Madeleine… Une jeune mariée. Je cherche son regard d’enfant.

- Heureuse ?

- Oui, papa.

Je l’embrasse.

- Assieds-toi, papa, prends un fauteuil.

Elle est troublée au point de me faire les honneurs. Je comprends sa gêne : je la vois pour la première fois avec son mari ! Son mari ! Cette gamine !

- Vous habitez ici ?

- Oui, monsieur.

- Provisoirement, sans doute ?

- Provisoirement, oui, papa.

- Ta mère sait que je suis là ?

- Je vais la prévenir, monsieur.

Frédéric m’appelle « monsieur » avec bien de l’insistance.

- Tu as bonne mine… commence Madeleine.

Mais elle s’arrête, soulagée.

- Voilà maman.

Et elle disparaît.

Je me lève. Une porte s’ouvre. Jeanne.

- Remets-toi, Etienne.

Je suffoque.

- C’est toi ! C’est toi !

Les larmes me brouillent la vue. Je les essuie et je pleure de nouveau, plus fort… Un silence qui me surprend… Quoi ? Jeanne n’est pas dans mes bras… Elle est debout devant moi. Je la regarde enfin… Ce n’est plus elle… Deux ans sans moi et elle est devenue celle que M. Espoint-Camarina devait choisir… J’en suis sûr. Elle est déjà à lui. Cette inflexion de voix appartient à l’entrepreneur. Elle me parle. Je ne l’écoute pas. Je pleure silencieusement une morte. Cette femme qui est devant moi, si dure, si implacable, bien qu’elle se tamponne le nez avec son mouchoir, c’est une inconnue qui n’a même plus d’hostilité, qui m’appelle « mon cher Etienne » et qui veut à tout prix éviter mon lyrisme, mes exagérations, tout ce qu’elle partageait jadis et que j’ai emporté avec moi.

- Il vaut mieux que nous arrangions ensemble ces formalités. Je suis contente que tu sois venu. Et je dois te déclarer que je ne te garde ni haine, ni rancune. La passion t’a emporté.

Elle parle de la passion comme d’un mot étranger, dont on a connu jadis le sens que l’on ne retrouve plus…

Comprendra-t-elle ? Essayons :

- Jeanne…

- Oh ! ne revenons pas sur le passé… Je devine que tu vas y revenir… Je t’en prie, Etienne…

- Et si je n’avais pas été le criminel que tu crois ?

- Criminel, c’est un bien gros mot. Les hommes, hélas !...

- Jeanne, je te supplie de ne pas me juger à la mesure des autres… Souviens-toi. Tu m’avais dit souvent : « Je mourrais de ta mort. Je n’aurais pas besoin de me tuer. Je ne pourrais pas la supporter, j’en suis sûre. »

- Je ne vois pas…

- Attends.

- Chut !

Elle va fermer une porte entr’ouverte, comme si je me préparais à dire une obscénité. Et elle consent :

- J’ai pu dire ça… Après ?

- Imagine que me sentant très malade, me voyant condamné par le médecin, j’ai voulu…

- Quoi ?

Oui, quoi ? Jeanne, véhémente, m’interroge :

- Tu aies voulu partir avec une autre femme, m’abandonner, abandonner ta fille ?

Elle se demande à quoi rime cette histoire abracadabrante, échafaudée avant notre entretien. Elle cherche, j’en suis sûr, une raison pratique à ce laborieux mensonge. L’attendrir pour obtenir des conditions matérielles plus douces ? Elle se tait. Je traduis son silence. Un « ça ne prend pas ! » jaillira si j’insiste. Ou elle ruinera mon histoire d’un ricanement. Elle éclate de rire en effet, un éclat de rire qui a le zigzag de la foudre.

- Tu as toujours des idées !... s’exclame-t-elle.

- Oui.

- Fantasques, je l’avoue.

- Il faut m’excuser si je ris. J’ai perdu l’habitude…

- Je te félicite.

- Parlons sérieusement et amicalement, Etienne. Je voudrais être tranquille.

Je laisserai cette dame tranquille.

- Nous ne sommes pas dans le domaine de la poésie, m’annonce-t-elle. A qui la faute ?

Je la prie de mettre son avoué en rapport avec le mien. Je ferai d’ailleurs ce qu’elle voudra.

- Merci, Etienne.

L’audience est terminée. Sur un coup de sonnette, Madeleine et son mari reviennent. Ils me regardent. Ils avaient craint, sans doute, quelque excentricité. Mon calme les satisfait.

- Madeleine, accompagne ton père, je te prie.

L’antichambre. Madeleine m’embrasse sur une joue, froidement, sur l’autre, plus longuement.

- Père… tu n’as rien à me dire ?...

Je balance. Puis :

- Non !

Elle a peut-être deviné, l’éclair d’une seconde. Et je pars, seul, nu et misérable… Mais j’aime mieux les laisser ainsi toutes deux, s’appuyant sur la plate réalité, ne donnant aux actes humains que des mobiles médiocres, ne voyant rien au delà de la vie courante, ni des gestes ordinaires, aveugles, heureuses, mes chéries, mes pauvres chéries…

Et moi-même, guéri, sorti de ma fièvre, j’aspire au moment où je ne comprendrai plus ma folie. On me soignera. Je me soignerai. J’engraisserai. Je n’aurai plus de cauchemars… je n’aurai plus de rêves… J’éviterai la douceur brûlante des souvenirs. Etienne Lahoche : bien portant… Etienne Lahoche qui a fait beaucoup parler de lui jadis, à cause d’une fugue inexcusable. Plus tard, dans quelque hall d’hôtel, je me heurterai à une famille épanouie. M. et Mme Espoint-Camarina détourneront la tête. Et un enfant inconnu, qui sera mon petit-fils ou ma petite-fille, tirera la robe de Madeleine et lui dira en montrant mon dos résigné : « Maman, qui est donc ce gros monsieur qui a du chagrin ?... »

HENRI DUVERNOIS.


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