DUBOSC, Georges (1854-1927) : Les mots en croix, (1925).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (09.IV.2004)
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque des Chroniques du Journal de Rouen du dimanche 15 mai 1925.
 
Les mots en croix
par
Georges Dubosc

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Depuis quelques mois, en dépit de toutes les préoccupations politiques, il s'est répandu une folie qui sévit de tous côtés. C'est la vogue des mots en croix, véritables problèmes qu'il s'agit de résoudre soumis par les journaux à leurs lecteurs, qui pâlissent, grands et petits, pendant une semaine pour trouver une solution. Nombre de feuilles insèrent ainsi, presque tous les deux jours, des problèmes en forme de damier, dont certaines cases marquées en noir déterminent la marche du jeu. Actuellement, c'est une mode, une rage, un engouement universel, qui règnent sur le monde entier.

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Il en fut de même en 1830, quand le Charivari, nouvellement fondé, remit en honneur certains jeux d'esprit comme le logogriphe, et quand l'Illustration eut l'idée de ressusciter les rébus illustrés, qui depuis longtemps, faisaient florès en Picardie. Cette fois, la vogue des « mots en croix » ne vient pas de « cheux nous ». La manie des cross word puzzles ou « mots en croix » nous vient des États-Unis, où elle a été lancée depuis quelque temps. Par suite de la communauté de langue, elle a gagné l'Angleterre au début de l'année et, actuellement, cette vogue est à son apogée. Aucun journal, même des plus sérieux, ne peut ignorer ce nouveau passe-temps sans voir baisser immédiatement son tirage. Les annonciers même, les courtiers de publicité se sont emparés de ce moyen d'attirer l'attention du lecteur pour vanter leurs produits sous une forme nouvelle ; des concours avec des prix de plus en plus élevés sont ouverts pour la solution ou même pour la confection des puzzles.

Un syndicat de Fleet-Street, qui s'est longtemps distingué, nous apprend un chroniqueur du Temps, par son austérité puritaine contre les courses de chevaux, les paris, les concours à primes et toutes les combines, propres à gagner beaucoup d'argent sans rien faire, vient d'organiser un concours monstre de puzzles sur une base éliminatoire. Les épreuves ont, paraît-il, été établies par un romancier connu et il faut bien reconnaître que, dès le troisième tour, il a su éliminer pratiquement tous les concurrents. Ce n'est pas qu'il a employé des mots rares ou étrangers, mais il les a raccourcis, pris dans des acceptions peu connues, et l'on doute maintenant, que personne puisse gagner les 5.000 livres sterling qui constituent le premier prix. A défaut du gagnant, il est vrai qu'on donnera la forte somme à celui qui aura été très près de résoudre la série.

Et puis, pour découvrir les fameux cross-words, ou « mots en croix » on a édité pour venir en aide aux joueurs, des dictionnaires, car le premier effet du nouveau jeu a, été d'activer prodigieusement la vente non seulement des lexiques, mais des répertoires de rimes ou de synonymes, des dictionnaires bilingues et même des encyclopédies. Il en est de même en France, où la librairie Bernard Grasset vient de lancer un répertoire pour Les mots croisés, qui forment, sous le titre, la figure d'un éléphant. La folie des « mots en croix », après le livre et le magazine, a même gagné le mobilier, et le Bystander illustré, qui est un recueil dans le goût de notre Vie parisienne, publie un croquis de F. Blood Smyth représentant un élégant intérieur, où rêve une jeune femme devant un mobilier décoré partout de « mots en croix » et de damiers : damier sur les panneaux du home, damier sur le plafond, damier sur le dossier des chaises, damier sur le revers du canapé, damiers sur la table et le guéridon, damier sur le tapis. Il est vrai que le Bystander est un des organes principaux des players of cross ­words, des « joueurs de mots en croix ».

Tout cela n'est rien auprès de la folie extravagante de nos amis d'Amérique. Une championne des « mots en croix » se fait enfermer dans une fosse remplie de crocodiles, et fait le pari de n'en point sortir avant d'avoir résolu le problème. Dans l'Etat du Sud-Dakotah, on est obligé d'interdire aux aiguilleurs la recherche des « mots en croix », car cette manie obsédante a été la cause de plusieurs accidents. On imprime des « mots en croix » sur les robes, les rubans, les mouchoirs ; on en fait, dit M. Robert de Beauplan, des pendeloques, des boucles d'oreille, des joyaux. L'humour et la caricature blaguent les mots croisés. Une patronne interpelle la cuisinière : - « Julie, ma fille, vous avez encore laissé brûler le filet madère ! - Madère ! Ah madame, c'est le seul mot qui me manquait encore. J'ai gagné le prix ! » Un mari déclare : « Je suis bien tranquille, ma femme ne sortira pas en mon absence. Je lui ai donné « des mots croisés ». Et de fait, la clientèle des mots croisés est énorme, aussi bien dans les salons mondains, que dans les banques, les administrations. On dédaigne Mon Ciné, pour suivre les passionnantes combinaisons du jeu des « mots croisés », qui ont remplacé les concours de grains de millet créés par le Matin, ou du Litre d'or.

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Qu'est-ce donc que ce problème des « mots croisés » ? C'est assez simple, quoique fort ingénieux. Figurez-vous une sorte de damier, où certaines cases en noir, forment, soit une figure plus ou moins géométrique, soit sommairement une physionomie humaine, un profil grotesque, de bonhomme, la silhouette noire d'une auto ou d'une barque, formée par quelques points... carrés.

Toutes ces cases, sont numérotées horizontalement et verticalement. Chacune d'elles représente une lettre. Chaque suite de lettres ou de cases, dans l'un ou l’autre sens, constitue un mot qu'il s'agit de trouver. En réalité, dans le sens vertical, les mots forment une sorte d'acrostiche.

Au-dessous de ce damier numéroté, des indications sommaires vous aident à trouver le mot recherché, mot parfois long, difficile, technique ou scientifique ou mots assez courts, comme certains pronoms, certains articles, des adverbes, ou certains « temps des verbes ». L'indication horizontale ou verticale, renferme des renseignements très sommaires comme : Monnaie étrangère. - Ville d'Italie où fut conclu en 1922 un traité entre l'Allemagne et la Russie. - Enveloppe calcaire de certains mollusques. -Fleuves d'Asie, etc., etc., etc.

La règle du petit jeu qui fait fureur, veut que chaque case blanche soit remplie par des lettres qui composent les mots correspondants, dont on a indiqué le synonyme ou la définition. Chacun de ces mots part d'un chiffre, horizontalement ou verticalement et se poursuit jusqu'à, ce qu'il rencontre une case noire. Il n'y a pas à tenir compte des accidents, des cédilles, du pronom des verbes pronominaux ou des lettres liées oe, ae qui doivent occuper deux cases.

L'exemple suivant donnera la clef de ces problèmes des mots en croix combinés parfois par de grands écrivains. Ne dit-on pas qu'un académicien comme Jean Richepin a rédigé les trois problèmes d'un concours actuel ? Qu'on jette un coup d'oeil sur le damier suivant où le problème est supposé résolu :


E
S
T
O
M
P
E
R
A
I
T
U
   A R
E
A
G
E
S
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C E
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  L
 
A
P
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U
T
  L
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B
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S

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     V R
A
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I
N
T
E
N
T
E
R
O
N
S

 S E
R
I
E
R
E
N
T
 

HORIZONTALEMENT on lira : Estomperait. – U. - Areages (mesurage des terres par ares). - R. - Cent. - L. - Apte. - Lut (Enduit dont on bouche les vases). - Lie. - E. U. S. (trois lettres). - Il. - Nimbe. - Es. - Désemparera. - Ere. - Ost (armée). - Pas - Anmésie. - Menu. - S. - Vrai - Intenterons. - Sérièrent.

VERTICALEMENT on lira : Euclide (le géomètre grec). - Mi (note musicale). - S. - Euler (le mathématicien suisse). - En. - S. - Tant. - Séante. - Ort. - Ne. - Muer. - Me. - Lirnon - Ni - Palimpseste (manuscrit sur parchemin dont on a fait disparaître l'écriture). - E. - G. - Ebats. - E. - R. - Rea (Roue à gorge d'une poulie). - E. - R. - Ivre. - Aspe (Vallée des Basses-Pyrénées). - Éperon. - I. - Tuera. - Ant. - Tressas. - I. - S.

Tels sont les « mots en croix », interrompus et « brisés » par les cases noires, mais il y a eu, même très anciennement, des combinaisons plus compliquées. Il ne faudrait pas croire, en effet, que ces problèmes si curieux des « mots croisés » qui passionnent aujourd'hui tant de chercheurs et de découvreurs de puzzles, soient nouveaux et inédits. Dès l'antiquité, il y a eu des auteurs assez subtils pour figurer, par conque, représenté par des lignes de longueurs différentes. Les mots n'encadraient pas une figure, mais ils la représentaient.

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Il y a eu les Ailes, l'OEuf et la Hache de Simmias de Rhodes, le poète grec du IVe siècle, qui sont reproduits dans l’Anthologie de Jacobs. Il y a eu les deux Autels de Dosiadas, formés par des vers inégaux, et parfois énigmatiques. Il y a eu la Syrinx ou flûte de Pan, de Théocrite, figurée par dix tuyaux de deux vers chacun. Mais le chef-d'oeuvre est l'Orgue de Porphyrius, qui n'est pas sans intérêt, parce qu'il représente l’exacte figure de l'ancien orgue hydrauligue. Cet orgue... versifié est composé de trois parties : vingt-six vers iambiques, tous de dix-huit lettres, forment la partie inférieure. C'est le clavier. Un seul grand vers hexamètre inscrit transversalement en lettres capitales, forme le support, d'où s'élèvent vingt-six vers ou tuyaux, qui croissent successivement par l'addition d'une lettre à chaque vers. Le tuyau le plus bas a vingt-cinq lettres ; le plus haut en a cinquante.

Rassurez-vous. Les vers figurés, qui se rapprochent des mots croisés, ne sont pas des privilèges bizarres de l'antiquité. On les retrouve au Moyen-Age, à la Renaissance, dans les temps modernes. Tabourot, sieur des Accords, rapporte qu'il a figuré poétiquement une coupe, une marmite et qu'un bizarre petit livre qu'il cite : Sylvae quas vario cariminum genere primarii scho­lastici collegii Dolani... (Dôle 1592) contient nombre d'images ainsi reproduites. Mais qui ne connaît La dive bouteille du livre V de Pantagruel et la Bouteille et le verre de Panard ?

Mais le fin du fin, la plus extraordinaire figuration, ce sont les extraordinaires images représentant des croix de tous genres et de toutes formes, que le poète allemand Raban-Maur a publiées, au neuvième siècle, en vers latins, sous le titre : De laudibus scanctae crucis libri duo, eruditione versu prosaque mirifici. Quo figuris sive imaginibus XXVIII multa fidei christianae mysteria, multi mystici numeri... in formam crucis redacta, subtiIiter et ingeniose explicantur. C'est un poème en vers latin, dont certains vers, très habilement rédigés forment partout la figure de la croix.

Ce Raban Maur, d'origine germanique avait été un des moines du monastère de Fulda, d’où il était parti à Tours où il fut le disciple d'Alcuin. Revenu à Fulda, dont il avait été nommé abbé, devenu ensuite évêque de Mayence, quels ouvrages d'érudition théologique ne s'était-il pas mis en tête d'écrire ? Commentaires sur les Ecritures saintes ; explication des Macchabées, du Livre de Judith et d'Esther, des Proverbes de Salomon ; ouvrages lttéraires en vue de l’enseignement, notamment le De inventione linguarum, et le De Clericorum institutione ; traités sur l'âme, sur l'obéissance des fils vis-à-vis de leurs pères et de leurs rois ; poèmes curieux sur les événements et les personnages de son temps.

Dans cet amas de narrations et de compilations, rien n'est plus compliqué, plus difficile, plus ingénieux que ces louanges de la Croix par Raban-Maur. Ce sont, comme dirait Etienne Tabouret, qui s'y connaissait, des « subtilités curieusement monstrueuses ». Figurez-vous que dans ce petit poème des Louanges des Croix, chacun des vers latins présente cette singularité d'être formé d'un même nombre de lettres. A espaces réguliers, comme sur un semis, semblent disposés tout d'abord des croix latines, au nombre de cinq ou six par page. Si vous voulez chercher un sens à ces pages, il faut d'abord lire ces vers latins hexamètres horizontalement, comme on fait des « mots croisés » actuels. Mais où apparaît une fantastique complication que Raban-Maur a su vaincre, dans les six croix figurées, c'est que chaque lettre du texte versifié général, superposée comme un acrostiche et lue verticalement sur l'emplacement de la croix figurée, forme, en trois colonnes verticales, un nouveau vers latin figurant la grande branche de la croix latine :

Forma sacrata crucis venerando fulget amictu.

Voulez-vous, maintenant, savoir comment sont figurées les deux branches trans­versales ? Par un autre vers latin, divisé en trois tronçons :

Magnus vestit honor, lætus loquor hoc nationi.

Autant de « croix figurées » ; autant de vers latins différents. On voit d'ici la diversité compliquée de ces formes inventées par Raban-Maur. Mais n'allez pas croire qu'il a borné là son oeuvre poétique. La Croix, dont il chante les louanges, y apparaît sous les formes les plus différentes. Ici elle est figurée horizontalement par le vers du milieu de la pièce et verticalement par un autre vers, formé de lettres isolées prises à chacune des lettres qu'il traverse. Et comme ce serait trop simple, dans chaque angle de la croix sont figurés des tétragones ou carrés, formés aussi par des lettres, qui ont un sens. On lit, par exemple, sur un de ces tétragones :

Te patriarcharum laudabilis actio signat.

Mais il y a encore bien d'autres fantaisies créées par l'imagination baroque de Raban-Maur ! Voilà une espèce de croix pattée, formée par des lettres qui allégorisent les Vertus. Une autre croix est formée par quatre parties octogones qui symbolisent les Quatre éléments, les Quatre malheurs du temps, les Quatre plaies du monde et les Quatre divisions du jour.

Tournez la page et vous trouverez la figure d'une croix bretessée, comme on dit en blason, qui symbolise les Douze Mois, les Douze Signes du zodiaque, les Douze Vents et les Douze Apôtres. Une autre croix, dont les branches sont formées par des redans, se présente ensuite ; puis une autre formée de cinq carrés, dont les vers chantent les cinq Livres de Moïse, puis une autre encore qui célèbre les animaux des quatre Evangiles, et une autre encore, qui, en ses divisions octogonales chante, les Béatitudes, aussi bien que César Frank. Raban Maur, qui avait écrit les Louanges de la Croix, pour remercier Dieu de son élévation au grade d'abbé de Fulda, a même poussé la folie jusqu'à figurer dans ces vers des figures, comme celle du Christ, de César, des Séraphins et des Chérubins et Anges. Cette oeuvre si bizarre, mais très admirée au moyen-âge, ne fut publiée qu'en 1503 par Thomas Anselme, édition fort rare de Jacques Winpheling qui fut reproduite dans le tome 1 de l'édition de 1626, et de nos jours, dans la très curieuse édition de 1847, in-folio de Ad. Henze, de Leipzig, consistant en lettres (et non en mots), rangées de façon à former en rouge vingt-huit figures ou sentences séparées.

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Que l'on ne croie pas, dit notre compatriote A. Canel, dans ses Recherches sur les jeux d'esprit, que la mode des vers à la Raban-Maur fut de courte durée. Au XVIIe siècle, Nicolas Percher, religieux de Sainte-Benigne de Dijon, fit encore des vers latins en « Croix de Saint-André », et Jacques Pochet, dans son Apollinis spiritualis oraculum (Bruxelles 1651), l'imita en accumulant encore les difficultés nouvelles.

Est-il besoin de dire que les « mots en croix » ont trouvé des détracteurs, surtout aux Etats-Unis où une Université a calculé ce qu'on perdait de temps à déchiffrer ces problèmes de mots ? Words, words. Des mots, des mots, comme disait Shakespeare. Avec plus de bon sens, les défenseurs disent que c'est un excellent moyen de propagation de la culture générale. Comme la collection de timbres­postes, qui a popularisé tant de notions artistiques, géographiques, ethnographiques, les « mots en croix », propagent la connaissance du vocabulaire, ravivent les connaissances historiques, scientifiques, forcent à approfondir le sens des termes techniques. Heureux de cette mode aurait été Théophile Gautier, qui, pour enrichir sa langue, lisait tous les dictionnaires et les manuels des métiers ! Croyez-vous que, sans la manie actuelle, cette jeune fille chercherait quel pouvait bien être le troisième Pharaon de la quatrième dynastie ; un rhombe qui est un losange ou un ptérinoxyle, qui est un insecte ?

Il y a quelque temps, un grave parlementaire, compulsait à la Bibliothèque, des ouvrages de biographie musicale et feuilletait Fétis pour retrouver le nom d'un musicien célèbre, formé par quatre lettres et trouvait... Bach. Mille découvertes sont faites ainsi, par ces mots imprévus ou rares, surgis tout à coup.

Somme toute, c'est une distraction intellectuelle, amusante, car tout le monde ne peut pas pratiquer la boxe, le « noble art » comme dit Tristan Bernard et jouer des parties de rugby pour la plus grande gloire de son club. Vivent donc les « mots en croix » !

GEORGES DUBOSC


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