DEVRETON, Eugène (18..-19..) : Le beau charlatan (1899).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (22.III.2007)
Relecture : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) du Livre des Nouvelles : Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en 1899.

Le beau charlatan
par
Eugène Devreton

~ * ~

QUELQU’UN venait d’achever le récit d’une aventure qui, depuis la veille, mettait dans la petite ville toutes les langues en mouvement. Il s’agissait d’une jeune fille, de famille noble, gravement compromise par un fringant sous-officier de la garnison. La baronne de Vercheny, assise au coin de la cheminée, se redressa sur son fauteuil et, de cette voix qui conservait, en dépit de l’âge, comme des résonnances de pur cristal, elle dit à son tour :

- N’accablons pas la pauvre enfant, ce serait trop cruel. Elle est assez malheureuse maintenant qu’elle mesure dans toute leur portée les conséquences de sa légèreté. A son âge les jeunes filles sont si ignorantes et si faibles. Elles aspirent à l’amour comme les fleurs aspirent à la lumière, aux premiers rayons du soleil levant. Et, tandis que leurs troubles vagues échappent presque toujours à leur entourage, elles sont déjà prêtes à donner leur coeur dans un élan spontané qu’elles regretteront peut-être toute leur vie, maudissant leur confiance déçue ; mais leur sincérité alors que tout s’abolit en elles, sinon la pensée de celui qui a su fixer leur attention, les excuse par avance et leur mérite la pitié quand elles se sont trompées.

Si j’osais… et pourquoi n’oserais-je pas ?.. Il y a si longtemps, si longtemps de cela, que je puis bien faire ma confession publiquement, avouer ce secret, raconter cette aventure affreuse dont j’ai cru mourir de honte.

Au réveil fortuit de ce souvenir qui l’avait naguère obsédée durant de longs mois, Mme de Vercheny inclina la tête comme pour cacher la rougeur qu’elle sentait passer sur son front. Elle porta son mouchoir de fine baptiste à ses lèvres, d’un dessin si pur autrefois, qui rentraient un peu aujourd’hui sans rien enlever pourtant de sa distinction au visage marqué de quelques rides sous la neige des cheveux.

Ses yeux d’un bleu à peine atténué, gardaient toute leur limpidité, et l’expression de bonté épanouie sur ses traits arrondis attirait les coeurs vers cette vieille dame, d’humeur égale et sereine, malgré les grandes douleurs qui avaient traversé sa vie - son mari victime d’un accident de chasse ; son fils, capitaine à vingt-huit ans, tué dans la charge héroïque des Turcos, à Wissembourg - et qui, dans ses attitudes et dans ses propos, dans ses moindres gestes, par sa fidélité aussi aux traditions, aux belles manières d’antan, évoquait tout naturellement, en son salon, la pensée d’une de ces marquises qui, dans l’ovale des cadres ternis, sous la poudre des hautes coiffures, semblaient unir à la noblesse altière du port la grâce séduisante de leurs mines spirituelles.

Mme de Vercheny reprit :

- Il y avait quelques mois à peine que j’étais sortie du couvent où mes parents m’avaient tenue jusqu’à ma dix-huitième année. J’étais - je dois vous l’avouer - fort ingénue, l’âme, au demeurant, ouverte à toutes les impressions. Cependant, aucun des jeunes gens, amis de mon frère, qui fréquentaient chez nous, ne m’inspirait une sympathie particulière. Ils gardaient du reste, en me parlant, un respect si cérémonieux que leur réserve, au cas ou j’eusse à mon insu marqué une préférence légère pour celui-ci ou pour celui-là, eût suffi pour paralyser le sentiment qui aurait pu s’éveiller en moi. Savais-je seulement ce que c’était que l’amour ? Ma mère, de temps à autre, faisait bien quelque vague allusion à mon établissement, mais cette éventualité me paraissait si lointaine que je ne croyais pas nécessaire d’y songer moi-même. Et les mois s’écoulaient sans que je m’aperçusse de leur fuite.

Les fenêtres de notre appartement donnaient sur la place de l’église où se tient encore chaque jeudi le marché. De la croisée de ma chambre, j’avais grand plaisir ce jour-là à contempler ce grouillement de foule rompant la monotonie ordinaire de mes heures : l’installation des bancs, l’étalage des marchandises et des légumes, les allées et venues des ménagères qui se prenaient parfois de caquet avec les maraîchers. Tout cela m’amusait au plus haut point. J’attendais le jeudi comme on attend le retour d’un spectacle qui n’arrive pas à vous lasser malgré son invariable uniformité. M. de Goncourt n’a-t-il pas dit qu’en province la pluie est une distraction ? A plus forte raison le marché.

Un jeudi, poussant mes volets, je fus assez agréablement surprise en remarquant les glaces et les dorures d’une voiture d’empirique. Les quatre musiciens n’attendaient sans doute que l’arrivée de leur maître pour commencer leur vacarme. Je m’éloignais un instant. Lorsque je revins le charlatan avait à son tour pris place dans sa voiture. Il m’apparut coiffé d’un casque étincelant, somptueusement enveloppé d’un manteau rouge qui faisait ressortir la pâleur de son visage d’une admirable régularité. Je n’étais pas la seule impressionnée par l’attirance de ses yeux noirs, qui avaient une expression de douceur enveloppante et de dureté soudaine, par sa fine moustache aux pointes relevées, par le charme énigmatique de son sourire, car toutes les femmes s’arrêtaient, non pour écouter son boniment d’une verve intarissable, mais pour contempler ce type étrange qui exerçait sur elles, avec l’éclat si vif de ses regards sous l’arc sombre des sourcils, l’attrait impénétrable de l’inconnu et du mystère.

Sans pouvoir m’expliquer mon émoi, sans saisir le sens des paroles, sans prendre garde à l’exhibition des tableaux qui représentaient les divers organes du corps humain et dont la grossière enluminure me faisait l’effet de larges taches de sang, je restais là, accoudée sur l’appui de la fenêtre, fascinée, subjuguée, incapable d’un mouvement.

Avait-il deviné mon trouble ? Plusieurs fois il leva son regard vers moi. Je me sentais rougir et pâlir tour à tour. J’aurais voulu fuir, mais une force inconnue me paralysait toute. Une volonté étrangère s’était glissée en moi, agissante et maîtresse déjà, celle de ce charlatan amené sous nos croisées par les hasards de cette aventureuse carrière.

Ma mère, entrant à l’improviste dans ma chambre, me blâma en termes affectueux d’écouter les sornettes de ce marchand d’orviétan. Je baissais les yeux et sortis pour cacher ma confusion. Mais, durant toute la journée, je ne cessai de songer à lui. Je le voyais devant moi ; je sentais peser sur mon front ses regards qui m’avaient pénétrée jusqu’au fond de l’âme.

La nuit vient vite à la fin de septembre. Vers six heures, étonnée du retard de mes parents sortis pour quelques visites, je jetai un coup d’oeil sur la place à peu près déserte maintenant. Un homme correctement vêtu se promenait devant notre demeure. A la brusque émotion qui m’étreignit, je compris que c’était celui dont la pensée me poursuivait depuis le matin.

Malgré les ténèbres envahissantes, lui aussi m’avait reconnue derrière les vitres dont j’avais imprudemment soulevé les rideaux. Tout à coup, après un regard furtif à droite et à gauche, je le vis qui me faisait un signe discret et qui se dirigeait  vers notre porte.

Dans un sursaut de stupeur, tout mon sang reflua vers le coeur, je frémis de la tête aux pieds et cependant, malgré mon bouleversement, par une impulsion irrésistible, sans penser à mes parents qui pouvaient rentrer d’un instant à l’autre, je descendis à  la hâte l’escalier et courus à la rencontre de l’homme qui se tenait sur le seuil de la porte d’allée.

Vivement, il fit un pas vers moi.

- Oh ! merci, mademoiselle, d’avoir répondu à mon appel. Avant de m’éloigner pour toujours j’ai voulu vous confier mon secret, car ce matin, lorsque vous m’êtes apparue, je ne sais ce qui s’est passé en moi. Mais il me serait trop cruel d’emporter votre mépris. Je veux que vous sachiez qui je suis. J’appartiens à une famille honorable qui ne me destinait pas à vendre des baumes et des élixirs sur la place publique. Hélas ! j’étais jeune, sans expérience, livré à tous les entraînements, j’ai gaspillé ma fortune en mille folies. Que faire ? que devenir ?.. Il fallait bien vivre. Voilà, mademoiselle, pourquoi vous m’avez vu revêtu d’oripeaux ridicules afin de retenir la foule qui, sans cela, n’achèterait peut-être pas mes produits… Et pourtant j’aurais pu briller sur autre théâtre que sur les tréteaux de la foire !

Je l’écoutais, haletante, en proie aux sentiments les plus opposés, prise de pitié, d’une instinctive défiance aussi, mais qui fondait, s’évanouissait peu à peu aux modulations caressantes de sa voix.

- Que ne vous ai-je rencontrée plus tôt sur mon chemin ! Vous m’auriez tendu une main secourable, vous auriez été pour moi cet ange gardien qui m’a manqué, que j’ai vainement appelé dans ma détresse ! Et c’est maintenant, lorsqu’il est trop tard, que vous m’apparaissez pour raviver toute l’amertume de mes regrets, pour me faire mesurer la profondeur de ma déchéance ! Avec la générosité de votre coeur qui ignore le mal, vous me pardonnerez de vous avoir dit tout cela, vous me pardonnerez… car je vais mourir. Après une minute comme celle-ci, qui a contenu pour le pauvre être misérable et désespéré que je suis toutes les félicités du ciel, la vie me serait un fardeau trop lourd… puisqu’il ne m’est plus permis, sans offenser la pureté de votre âme, de vous donner une pensée d’amour et de tendresse. Non, cela ne m’est plus permis. Adieu, mademoiselle… Puissiez-vous être heureuse, vous qui êtes si digne de l’être !

Je ne pus retenir un cri : - Je ne veux pas que vous mouriez, je ne le veux pas !

- Je ne vous fais donc pas horreur, reprit-il en saisissant ma main qui s’abandonnait dans la sienne. Vous avez donc pitié de moi !... Ah ! si vous pouviez m’aimer un peu…

Je ne répondais pas. Mon silence n’était-il pas un aveu ? Oui, je l’aimais, cet homme, ou du moins je croyais l’aimer. Et, profitant du vertige où m’avait plongée sa tirade enflammée, son bras, que je songeais même pas à repousser, doucement, enveloppait ma taille. Il se pencha sur moi. Ses lèvres effleurèrent mes cheveux.

- Je suis sauvé, s’écria-t-il. C’est Dieu qui m’a conduit vers vous. Ayez confiance en moi, je me relèverai pour être digne de votre amour. Nos âmes sont unies à jamais. Nous devons être l’un à l’autre pour la vie. Quel préjugé, quel obstacle pourrait nous séparer ? La loi des coeurs triomphe de toutes les lois humaines… Ecoutez-moi, mademoiselle, écoutez-moi, je vous en supplie, les minutes pressent, nous pourrions être surpris, et il ne faut pas que nous le soyons. Nous partirons demain, je le veux, je l’exige au nom de notre amour. Si vous refusez de me suivre, c’est que vous ne m’aimez pas, et alors, je vous l’ai dit, il ne me reste plus qu’à mourir. Mes dispositions seront prises, demain soir, à neuf heures, je vous attendrai.

Et il s’enfuit sans me donner le temps de répondre un seul mot. Trébuchant à chaque marche, je remontai l’escalier dans un état d’inexprimable affolement et, défaillante je tombai sur un siège. La volonté du séducteur s’était bien substituée à la mienne. La pensée du désespoir de ma famille, du scandale, du déshonneur irréparable ne traversa même pas mon esprit. Aucune considération ne pouvait plus me sauver. J’étais vaincue, conquise par cet inconnu qui m’inspirait cependant, sans que je pusse m’expliquer cette vague impression, un indéfinissable sentiment de terreur. J’étais prête, malgré tout, à lui obéir comme une esclave.

Je n’essaierai pas de vous peindre ce que furent la soirée et la matinée du lendemain, ces longues heures de fièvre que je vécus ainsi que dans une hallucination. Par miracle mes parents ne s’aperçurent pas de mon trouble, du tremblement qui m’agitait chaque fois que leurs regards croisaient les miens. Ils ne remarquèrent ni la pâleur de mes traits, ni le large cerne de mes yeux rougis par les larmes que j’avais versées pendant la nuit en mordant l’oreiller pour étouffer mes sanglots.

Pourquoi cet homme était-il venu à moi ? Pourquoi avais-je eu l’inexcusable faiblesse de l’écouter ? Et pourquoi, après avoir commis cette première faute dont les conséquences allaient être terribles, n’avais-je pas, dans un rappel de ma conscience, le courage de me jeter aux genoux de mes parents pour les supplier de me pardonner cette minute de folie ? Toutes ces idées, maintenant, s’agitaient confusément dans mon cerveau. Oh ! cet homme, je le maudissais, et pourtant, le soir même, j’allais fuir avec lui !...

Mon père, avant déjeuner, se rendit au cercle, ainsi que chaque jour, pour lire les gazettes. Il  rentra un peu plus tôt que d’habitude.

- On m’a annoncé, dit-il, une nouvelle extraordinaire. Ce charlatan, ce beau charlatan qui nous a étourdis hier, toute la journée, avec sa musique de bastringue, vient d’être arrêté. Il est accusé d’avoir assassiné une vieille dame pour la voler !

- Oh ! c’est affreux ! s’écria ma mère.

Aujourd’hui encore je me demande comment je ne me suis pas évanouie à cet épouvantable révélation, comment je ne suis pas tombée raide sur le parquet, comment, par quel prodige, éperdue de honte et d’effroi, j’ai pu dominer mon saisissement au point de n’en rien laisser paraître !

C’étaient les aveux d’un assassin que j’avais reçus, c’était avec lui que je devais fuir ! Je ne devais mon salut qu’au plus providentiel des hasards, qu’à la coïncidence heureuse de cette arrestation ! Je venais d’échapper miraculeusement à l’effroyable abîme vers lequel je courais avec tant d’inconscience. Mais cette faute que j’avais commise, que nul ne connaîtrait jamais, je saurais la racheter par toute une vie de repentir en allant m’ensevelir au fond d’un cloître.

Après déjeuner, mon père s’était approché de la fenêtre.

- Que signifie cet attroupement ?.. fit-il, ah ! je devine, c’est ce misérable charlatan que les gendarmes vont conduire à la gare… justement, le voilà.

D’un bond ma mère et mon frère furent à la croisée. Je restais clouée sur ma chaise.

- Il fait bonne contenance, dit ma mère, mais pourquoi lève-t-il les yeux vers nos fenêtres ?

Moi seule le savais ! Trois mois après il expiait son crime sur l’échafaud. Mon père nous lut un soir les détails de son exécution. J’étais toujours résolue à entrer au couvent. C’est alors que le baron demanda ma main. Cette alliance agréait trop aux miens pour qu’à le pensée du désespoir où j’avais failli les plonger, je pus supporter celle de leur causer maintenant la moindre contrariété. La tendresse du meilleur et du plus noble coeur atténua bientôt la vivacité de cet odieux et cruel souvenir. Mais il ne s’est jamais effacé hélas ! de ma mémoire. Il m’a rendu indulgente pour toutes les faiblesses et pour tous les écarts, surtout à présent que mes cheveux sont tout blancs et que j’ai l’expérience d’une longue vie. Et quand une jeune fille succombe dans un entraînement irréfléchi, je fais un retour sur moi-même, je songe aux fatalités qui pèsent sur nos destinées et je n’éprouve plus pour elles que la compassion qui est due au malheur. Il vaut mieux absoudre que condamner…              
             
Eugène DEVRETON.

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