STENDHAL, Henri Beyle pseud. (1783-1842) : Notice sur M. Beyle par lui-même (1ère éd. 1893).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (08.07.1997)
Texte relu par : A. Guézou
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Notice sur M. Beyle par lui-même

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Dimanche, 30 avril 1837
Paris (hôtel Favart)

Il pleut à verse.

Je me souviens que Jules Janin me disait :
- Ah ! quel bel article nous ferions sur vous si vous étiez mort !
Afin d'échapper aux phrases, j'ai la fantaisie de faire moi-même cet article.

Ne lisez ceci qu'après la mort de

Beyle (Henri), né à Grenoble le 23 janvier 1783, mort à ... le ... . Ses parents avaient de l'aisance et appartenaient à la haute bourgeoisie. Son père, avocat au Parlement du Dauphiné, prenait le titre de noble dans les actes. Son grand-père était un médecin, homme d'esprit, ami ou du moins adorateur de Voltaire. M. Gagnon, c'était son nom, était le plus galant homme du monde, fort considéré à Grenoble, et à la tête de tous les projets d'amélioration. Le jeune Beyle vit couler le premier sang versé dans la Révolution française, lors de la fameuse journée des Tuiles (17...). Le peuple se révoltait contre le gouvernement, et du haut des toits lançait des tuiles sur les soldats. Les parents du jeune B... étaient dévots et devinrent des aristocrates ardents, et lui patriote exagéré. Sa mère, femme d'esprit qui lisait le Dante, mourut fort jeune. M. Gagnon, inconsolable de la perte de cette fille chérie, se chargea de l'éducation de son seul fils. La famille avait des sentiments d'honneur et de fierté exagérés, elle communiqua cette façon de sentir au jeune homme. Parler d'argent, nommer même ce métal passait pour une bassesse, chez M. Gagnon, qui pouvait avoir 8 à 9 mille livres de rente, ce qui constituait un homme riche à Grenoble en 1789.

Le jeune Beyle prit cette ville dans une horreur qui dura jusqu'à sa mort ; c'est là qu'il a appris à connaître les hommes et leurs bassesses. Il désirait passionnément aller à Paris et y vivre en faisant des livres et des comédies. Son père lui déclara qu'il ne voulait pas la perte de ses moeurs et qu'il ne verrait Paris qu'à 30 ans.
De 1796 à 1799, le jeune Beyle ne s'occupa que de mathématiques, il espérait entrer à l'École polytechnique, et voir Paris. En 1799, il remporta le premier prix de mathématiques à l'École centrale (M. Dupuy, professeur) ; les 8 élèves qui remportèrent le second prix furent admis à l'École polytechnique deux mois après. Le parti aristocrate attendait les Russes à Grenoble, ils s'écriaient :

O Rus, quando ego te aspiciam !

L'examinateur Louis Monge ne vint pas cette année. Tout allait à la diable à Paris.
Tous ces jeunes gens partirent pour Paris afin de subir leur examen à l'école même ; Beyle arriva à Paris le 10 novembre 1799, le lendemain du 18 brumaire, Napoléon venait de s'emparer du pouvoir. Beyle était recommandé à M. Daru, ancien secrétaire général de l'Intendance du Languedoc, homme grave et très ferme. Beyle lui déclara avec une force de caractère singulière pour son âge, qu'il ne voulait pas entrer à l'École polytechnique.

On fit l'expédition de Marengo, Beyle y fut, et M. Daru (depuis ministre de l'Empereur) le fit nommer sous-lieutenant au 6e régiment de dragons, en mai 1800. Il servit quelques temps, comme simple dragon. Il devint amoureux de Mme A. (Angela Pietragrua).

Il passait son temps à Milan. Ce fut le plus beau temps de sa vie, il adorait la musique, la gloire littéraire, et estimait fort l'art de donner un bon coup de sabre. Il fut blessé au pied d'un coup de pointe dans un duel. Il fut aide de camp du lieutenant-général Michaud ; il se distingua, il a un beau certificat de ce général (entre les mains de M. Colomb, ami intime dudit). Il était le plus heureux et probablement le plus fou des hommes, lorsque à la paix, le ministre de la Guerre ordonna que tous les aides de camp sous-lieutenants rentreraient à leur corps. Beyle rejoignit le 6e régiment à Savigliano en Piémont. Il fut malade d'ennui, puis blessé, obtint un congé, vint à Grenoble, fut amoureux, et, sans rien dire au ministre, suivit à Paris Mlle V.... qu'il aimait. Le ministre se fâcha, B... donna sa démission, ce qui le brouilla avec M. Daru. Son père voulut le prendre par la famine.

B... ., plus fou que jamais, se mit à étudier pour devenir un grand homme. Il voyait une fois tous les quinze jours Mme A..., le reste du temps, il vivait seul. Sa vie se passa ainsi de 1803 à 1806, ne faisant confidence à personne de ses projets, et détestant la tyrannie de l'Empereur qui volait la liberté à la France. M. Mante, ancien élève de l'École polytechnique, ami de Beyle, l'engagea dans une sorte de conspiration en faveur de Moreau (1804). Beyle travaillait douze heures par jour, il lisait Montaigne, Shakespeare, Montesquieu, et écrivait le jugement qu'il en portait. Je ne sais pourquoi il détestait et méprisait les littérateurs célèbres, en 1804, qu'il entrevoyait chez M. Daru. Beyle fut présenté à M. l'abbé Delille. Beyle méprisait Voltaire qu'il trouvait puéril, Mme de Staël qui lui semblait emphatique, Bossuet qui lui semblait de la blague sérieuse ; il adorait les fables de La Fontaine, Corneille et Montesquieu.

En 1804, Beyle devint amoureux de Mlle Mélanie Guilbert (Mme de Baskoff) et la suivit à Marseille, après s'être brouillé avec Mad... qu'il a tant aimée depuis. Ce fut une vraie passion. Mlle M. G... ayant quitté le théâtre de Marseille, Beyle revint à Paris ; son père commençait à se ruiner et lui envoyait fort peu d'argent. Martial Daru, sous-inspecteur aux Revues, engagea Beyle à le suivre à l'armée, Beyle fut extrêmement contrarié et quitta les études.

Le 14 ou 15 octobre 1806, Beyle vit la bataille d'Iéna, le 26 il vit Napoléon entrer à Berlin. Beyle alla à Brunswick, en qualité d'élève commissaire des guerres. En 1808 il commença au petit palais de Richemont (à 10 minutes de Brunswick) qu'il habitait en sa qualité d'intendant, une histoire de la guerre de la succession en Espagne. En 1809, il fit la campagne de Vienne, toujours comme élève commissaire des guerres, il y eut une maladie et y devint fort amoureux d'une femme aimable et bonne, ou plutôt excellente, avec laquelle il avait eu des relations autrefois.

B... fut nommé auditeur au Conseil d'État et inspecteur du mobilier de la couronne par la faveur du comte Daru. Il fit la campagne de Russie et se distingua par son sang-froid ; il apprit au retour que cette retraite avait été une chose terrible. Cinq cent cinquante mille hommes passèrent le Niemen ; cinquante mille, peut-être vingt-cinq mille le repassèrent.

B... fit la campagne de Lutzen et fut intendant à Sagan en Silésie, sur le Bobr. L'excès de la fatigue lui donna une fièvre qui faillit finir le drame et que Gall guérit très bien à Paris. En 1813, B... fut envoyé dans la septième division militaire avec un sénateur imbécile. Napoléon expliqua longuement à B... ce qu'il fallait faire.

Le jour où les Bourbons rentrèrent à Paris, B... eut l'esprit de comprendre qu'il n'y avait plus en France que de l'humiliation pour qui avait été à Moscou. Mme Beugnot lui offrit la place de directeur de l'approvisionnement de Paris. Il refusa pour aller s'établir à Milan. L'horreur qu'il avait pour les Bourbons l'emportant sur l'amour, il crut entrevoir de la hauteur à son égard dans Mme A... Il serait ridicule de raconter toutes les péripéties, comme disent les Italiens, qu'il dut à cette passion. Il fit imprimer La Vie de Haydn, Rome, Naples et Florence en 1817, enfin L'Histoire de la Peinture. En 1817, il revint à Paris qui lui fit horreur ; il alla voir Londres et revint à Milan.

En 1821, il perdit son père qui avait négligé ses affaires (à Claix) pour faire celles des Bourbons (en qualité d'adjoint au maire de Grenoble) et s'était entièrement ruiné. En 1815, B... avait fait dire à son fils (par M. Félix Faure) qu'il lui laisserait 10 000 francs de rente, il lui en laissa 3 000 de capital. Par bonheur, B... avait 1 000 francs de rente, provenant de la dot de sa mère (Mlle Henriette Gagnon, morte à Grenoble vers 1790, et qu'il a toujours adorée et regrettée). À Milan, B... avait écrit au crayon l'Amour.

B... malheureux de toutes façons, revint à Paris en juillet 1821, il songeait sérieusement à en finir lorsqu'il crut voir que Mme de C... avait des yeux pour lui. Il ne voulait pas se rembarquer sur cette mer orageuse, il se jeta à corps perdu dans la querelle des romantiques, il fit imprimer Racine et Shakespeare, la Vie de Rossini, les Promenades dans Rome, etc. Il fit deux voyages en Italie, alla un peu en Espagne jusqu'à Barcelone. La campagne d'Espagne ne permettait pas de passer plus loin.

Pendant qu'il était en Angleterre (en septembre 1826), il fut abandonné de cette dernière maîtresse C... ; elle aimait pendant six mois, elle l'avait aimé pendant deux ans. Il fut fort malheureux et retourna en Italie.

En 1829, il aima G... et passa la nuit chez elle, pour la garder, le 29 juillet. Il vit la révolution de 1830 de dessous les colonnes du Théâtre-Français. Les Suisses étaient au-dessous du chapelier Moizan. En septembre 1830, il fut nommé consul à Trieste ; M. de Metternich était en colère à cause de Rome, Naples et Florence, il refusa l'exequatur. B... fut nommé consul à Civitavecchia. Il passait la moitié de l'année à Rome, il y perdait son temps, littérairement parlant, il y fit le Chasseur vert et rassembla des nouvelles telles que Vittorio Accoramboni, Beatrix Cenci, etc... 8 ou 10 volumes in-folio.

En mai 1836, il revint à Paris par un congé de M. Thiers qui imite les boutades de Napoléon... B... arrangea la Vie de Nap... du 9 novembre 1836, à juin 1837...

(Je n'ai pas relu les pages qui précèdent, écrites de 4 à 6 ; le dimanche 30 avril, pluie abominable, à l'hôtel Favart, place des Italiens à Paris).

B... a fait son épitaphe en 1821.

Qui giace
Arrigo Beyle Milanese,
Visse, scrisse, amo
Se n'andiede di anni...
Nell 18...

Il aima Cimarosa, Shakespeare, Mozart, Le Corrège. Il aima passionnément V... M... A... Ange, M... C..., et quoiqu'il ne fût rien moins que beau, il fut aimé beaucoup de quatre ou cinq de ces lettres initiales.
Il respecta un seul homme : NAPOLÉON.

Fin de cette notice non relue (afin de ne pas mentir).

[Au verso du dernier feuillet] Notice sur Henry Beyle, à lire après sa mort, non avant.


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