VASSEUR, Charles (1831-1896) : Trois jours à travers champs.- Caen : F. Le Blanc-Hardel, 1866.- 47 p. : ill. ; 22,5 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (20 Juillet 2016)
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Trois jours à travers champs (1866) - Ch. Vasseur

TROIS JOURS

A TRAVERS CHAMPS

par

Ch. VASSEUR

DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE D’ARCHÉOLOGIE
ET DE LA SOCIÉTÉ DES ANTIQUAIRES DE NORMANDIE

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I.

C’était le 17 octobre ; le vent soufflait d’ouest, mais le brouillard disparaissait peu à peu sous les rayons du soleil levant, et la sécheresse exceptionnelle de l’année permettait d’espérer un beau temps, sans être trop téméraire. J’avais résolu de profiter de ces derniers jours d’automne pour faire une exploration archéologique ; à huit heures du matin, la machine sifflante et hurlante m’emportait vers la station prochaine. On voit fort mal en chemin de fer, et le guide officiel (celui qu’on vend dans toutes les gares, dûment revêtu d’une couverture rouge) n’est pas fait pour vous aider à suppléer à l’insuffisance de vos yeux. Je m’abstiens donc de regarder au-delà des limites de mon wagon ; d’ailleurs, je retrouverai bientôt, dans la Statistique monumentale de M. de Caumont, la description des monuments dont la silhouette paraît parfois entre les talus de la voie. Une demi-heure est vite passée, et je me trouvai bientôt arrivé à St-Mards-Orbec.

J’ai toujours vu avec peine la manie dont sont possédées les administrations, celle des chemins de fer en particulier, de travestir, sans nécessité, les noms de lieu qui se rencontrent sur leur passage. Ici, nous sommes à St-Mards-de-Fresnes, à une heure de chemin d’Orbec, et le voyageur assez candide pour s’attendre à parvenir, sans encombre, dans cette petite ville serait fortement déçu. N’importe, St-Mards-Orbec a paru quelque chose d’euphonique à l’administration du Chemin de fer de l’Ouest et on l’a peint en blanc sur fond noir, au fronton de la station qu’il était, du reste, difficile de qualifier, attendu sa situation en pleine campagne et loin de tout village ou hameau.

En faisant ces réflexions, je m’empresse de conquérir ma liberté, et me voilà sur la grande route. Tracée en plaine, elle n’offre rien d’intéressant à contempler sur ses bords ; mais, en vingt minutes, on arrive au bout du parc de M. de Margeot, tracé à l’anglaise. Une vue ménagée sur le château permet de constater qu’il est sans valeur archéologique.

A quelques pas seulement, se dessine le profil de l’église de St-Germain-la-Campagne, sur laquelle se porte immédiatement l’attention. Le chevet se présente sur la route.

La nef a été reconstruite en briques, il y a douze ou quinze ans. Le chœur seul doit fixer les regards de l’archéologue. Il date du XVe siècle. Bâti dans de grandes proportions en énormes pierres de grès, il mesure près de 50 pieds de long sur 28 de large, en œuvre. Il est divisé en deux travées et un pan coupé, butés par des contreforts saillants. La nature des matériaux et aussi la disposition architecturale donnent à cette construction un aspect robuste, mais en même temps fort pesant. Autant certains édifices du gothique tertiaire sont légers et hardis, autant celui-ci est massif. Ce défaut, choquant à première vue, résulte des panneaux pleins et sans aucun ornement dont le maître-maçon a surmonté les pointes des ogives des fenêtres latérales. Cette surélévation des murs était nécessitée par les voûtes de pierre qui recouvrent l’édifice ; mais, ailleurs, on trouvait moyen de la dissimuler par des traceries ou une ornementation quelconque : ici, la dureté des matériaux, peut-être un motif d’économie, a fait laisser au parement toute sa nudité. En somme, bien des villes seraient heureuses de posséder une église complète dans les proportions et de la valeur du chœur de St-Germain.

A l’intérieur, on a entrepris des embellissements dont je vais m’efforcer de faire abstraction, trouvant très-difficile de les citer avec éloge. J’aime mieux rechercher, au milieu de toutes ces peintures tricolores et de ce mobilier neuf, quelques épaves de la décoration primitive. Chaque clef de voûte portait un blason sculpté. Sur un seul, celui du chevet, on a retrouvé les contours d’un lion fantastique. Les deux autres avaient été bûchés. Ce lion constitue les armoiries des seigneurs d’Orbec, possesseurs du patronage de l’église, au moment de sa reconstruction. Suivant Lachesnaye des Bois, cette famille, fort puissante et historique, tirait son origine de Landry, vicomte d’Orbec, dont Orderic Vital raconte la mort, arrivée en 1091. Quelques généalogistes en font avec plus de raison, je crois, un rameau de la maison ducale de Normandie. Elle s’est éteinte, au milieu du XVIIIe siècle, dans les maisons du Merle et de Bouquetot. On a peint ce blason des couleurs héraldiques, telles que les indique Gabriel Dumoulin : d’or à un lion de gueules rampant, et elles sont exactes, car on les voit ainsi sur les litres funèbres du prieuré de Friardel, fondé par les mêmes seigneurs. A la place des autres blasons, dont on n’a pu retrouver l’indication, on a figuré les armoiries de Mgr l’Évêque d’Évreux et celles de la famille de Margeot, actuellement en possession de l’un des principaux fiefs de la paroisse.

Les piles prismatiques qui portaient les nervures des voûtes étaient coupées à moitié de leur hauteur par de jolies niches à dais découpés, et à culs-de-lampe délicatement sculptés. Ces détails avaient subi de graves mutilations qu’on a essayé de faire disparaître dans la restauration. Deux belles fenêtres flamboyantes s’ouvrent dans chaque travée. Le chevet, lui, a deux étages de baies superposées. L’architecte s’est trouvé forcé par là de donner au rang inférieur moins d’élévation qu’aux fenêtres des murs latéraux ; et les trois baies supérieures, auxquelles le formeret de la voûte sert de voussure, se trouvent également très-écrasées. Pourtant, comme effet général, ce défaut, commun à l’époque, n’impressionne pas désagréablement. Toutes ces fenêtres étaient garnies de bons vitraux des premières années de la Renaissance ; mais la plupart ont conservé seulement des fragments. Une seule verrière subsiste, par bonheur, presque intacte ; c’est celle de la fenêtre nord de la première travée. Le peintre y a figuré, en six tableaux, la vie de saint Jean-Baptiste. Des inscriptions, en caractères fleuris, expliquent chaque sujet : 1° la naissance de saint Jean ; 2° sa prédication dans le désert ; 3° le baptême de Notre-Seigneur dans le Jourdain ; 4° le festin d’Hérode et d’Hérodiade ; 5° la décollation du Saint, dans la prison ; 6° Hérode remettant à Hérodiade son sanglant cadeau.

Dans la zone inférieure de la vitre, on voit la famille du donateur, les deux blasons que voici, et un fragment d’inscription :

Blasons

[Noble homme Jehan de la Rivière (escuyer sr) du Feugerey a donné ceste vitre....]

Les fragments restés dans les autres fenêtres ne sont pas sans intérêt. D’ailleurs, ils peuvent disparaître dans le cours de la restauration ; c’est donc un devoir d’en donner l’inventaire.

Dans le pan coupé du nord, fenêtre supérieure : saint Romain, saint Roch, et dans les lobes : saint Sébastien et saint Nicolas. Au bas, on lit sur deux lignes, ce fragment d’inscription gothique :

[Ce chancel est faict par les paroissiens et ceste vitre livrée (?) l'an mil cinq cens XD]

Baie inférieure : la Vierge de douleurs, saint Germain, sainte Catherine et saint Jean apôtre, ayant à leurs pieds un ecclésiastique agenouillé, donateur de la vitre. Quatre lignes, dont quelques mots seulement sont lisibles, constatent que ce donateur est maistre Jehan d’Orbec, chanoine de Coustances ( ?) et qu’il a fait ce don en 1511.

Dans la deuxième travée, au nord, on trouve encore des fragments assez notables : saint Laurent, la Vierge et un évêque : peut-être encore saint Germain. Ces trois grands personnages sont abrités sous de beaux dais de la Renaissance. Les lobes de la tracerie ont aussi conservé leurs sujets. Au bas, sur deux lignes, on lit :

[L'an de grâce mil vcc et XD le VIIJe jour de... cy devant gist (vénérable et dis) crete personne maistre Estienne Rabaste en son vivant docteur en théologie et curé de scies a donné ceste vitre pries (Dieu pour) lui et ses amis trépassés.]

Des verrières neuves occupent les autres fenêtres. Elles ont été dessinées par M. Duhamel, peintre-verrier à Évreux, dont les œuvres, quand il veut, ne sont point inférieures aux produits des fabriques les plus renommées de Paris.

On a installé, dans le chœur, un autel de marbre de je ne sais quel style….. mais j’ai résolu de ne rien dire de la restauration moderne.

marbre La nef, que remplace la bâtisse de M. l’architecte du département, datait de l’époque romane ; elle était en partie en bois, et peut-être la première église chrétienne élevée dans cette localité importante et ancienne. La voie romaine de Noviomagus à  Condate longe le cimetière, et, dans les démolitions, on a trouvé des fragments d’origine romaine, notamment un piédestal en marbre de Vieux, avec une inscription commémorative à Mercure. Ce marbre fut transporté à Évreux, et M. R. Bordeaux l’a dessiné et décrit dans l’Annuaire normand de 1849 ; je m’abstiens donc d’en parler.

La croix du cimetière date du XVIIe siècle. Sans être remarquable, elle mérite un coup-d’œil.

A l’angle nord-ouest de l’enclos, un if de dix pieds et demi de circonférence étend son ombre sur les tombeaux.


II.

A St-Germain, je quittai la route d’Orbec pour prendre la route de Broglie, qui la coupe ; je voulais gagner St-Jean-de-Thanney.

Je ne sais si je me trompe ; mais toutes les routes modernes me semblent affecter de s’éloigner des objets intéressants, même des centres de population. Celle où je marchais, tracée en plaine, m’offrait à peine quelques hameaux, dont les noms n’éveillent aucun souvenir historique ; et, pour cette raison, je me dispense de les citer. Faute de mieux, cependant, j’examinais avec intérêt ces groupes d’habitations entourées de leur petit verger bien clos de haies normandes, dont les grands arbres, déjà jaunissants, s’élançaient, çà et là devant moi, dans la plaine.

Jamais archéologue a-t-il considéré au point de vue de la science la chaumière normande ? Bientôt il sera trop tard. Il y en avait encore quelques-unes dans les hameaux que je traversais, mais elles étaient rares. Le progrès, hélas ! pénètre partout, et je voyais de toutes parts des maisonnettes en briques ou en plâtre, avec contrevents verts, miroiter au milieu des pommiers ; et la chaumière normande, honteuse en face de ce pimpant voisin, aura bientôt complètement disparu. Je ne blâme pas le confort, je suis le premier à en profiter ; mais la vieille chaumière était confortable, coquette même, quand ses bois étaient peints en rouge ou en bleu, ses entre-colombages passés à la chaux ; quand derrière les petits carreaux de verre vert de sa fenêtre s’étalait un beau rideau rouge ou jaune. Son chaume bien entretenu ne souffrait ni mousse, ni orpin vermiculaire ; mais les iris bleus et les joubarbes surmontaient le faîte pour former une crête ondulée. Crête primitive, regardée par M. Viollet-le-Duc comme l’origine des magnifiques découpures de plomb du moyen-âge. Devant l’habitation, un petit parterre propret, à compartiments buisés, soignés par la ménagère, s’émaillait d’œillets, de lavande, de roses-trémières et de roses du Bengale, et ses parfums mélangés embaumaient, du printemps à l’automne, les habitants de la chaumière.

Y aura-t-il amélioration dans ces imitations bâtardes de la ville ?

        O fortunatos nimium, sua si bona norint,
        Agricolas…..

Ces réflexions et ces regrets m’aidèrent à parcourir les trois kilomètres de la route. Alors, tournant à droite, au pied d’une vieille épine, jalon connu dans le pays, toutefois d’une réputation inférieure à la fameuse épine de Berville, je me trouve dans un sentier qui, par deux détours, me conduit sous les haies d’un vaste enclos. Les toits rapides, surgissant au-dessus des arbres, indiquaient une ferme ancienne et importante, et j’avais hâte de gagner la porte pour contempler plus à mon aise. En avançant, la largeur exceptionnelle du chemin me rappela des avenues maintenant disparues, nouvel indice que je pouvais trouver quelque chose d’intéressant. Enfin, j’y suis, et, sur mon interpellation, une brave femme, qui cueillait des pommes avec ses deux enfants, dans le champ en face, m’apprend le nom de cette terre : c’est Bauquemare. Elle est assise sur la déclivité d’un petit vallon sec.

Rien de semblable à un manoir. Toutefois, j’avais devant les yeux une ferme seigneuriale dont la construction peut remonter au XVIe siècle, ou même à la fin du XVe. Seulement deux bâtiments intéressants : le colombier d’un assez gros diamètre, de plan octogone, construit en bois avec quelques sculptures, et une vaste grange bâtie entièrement en pierre et silex, avec hauts pignons portant un comble rapide couvert en chaume. Celle-ci se dirige du nord au sud ; ses faces principales sont donc à l’orient et à l’occident. La porte pratiquée à l’orient se trouve abritée par un porche profond sur lequel est édifiée une chambre haute, sorte de brétèche en colombage qui mouvemente agréablement cette longue façade. Tout près de là, je vis le château, grande bâtisse moderne, sans style et sans ressauts, à peine accompagnée de quelques arbres.

Je cherchai en vain, sur ma carte, le nom de ce fief ; Cassini n’omet guère, pourtant, de résidences féodales. Mais, en compulsant les notes recueillies par moi sur les fiefs de la paroisse de St-Jean-de-Thanney, je vois un extrait d’acte du 21 mai 1788 constatant que messire François-Jacques-Nicolas de Bauquemare, chevalier, conseiller et procureur honoraire du roi au bailliage d’Orbec, était alors seigneur de Thanney-Baufort. Comme il arriva souvent, le nom du propriétaire a été substitué à celui du fief.

Si, comme je le suppose, Bauquemare et Beaufort sont un même lieu, j’aurais pu évoquer là une grande figure, celle de Chateaubriand auquel la sauvagerie du site n’aurait pas été désagréable. Plusieurs membres de sa famille ont possédé Beaufort au XVe siècle.

Il leur venait d’une alliance avec la famille des Planches. « Jehan des Planches, escuier, se presenta en abillement de homme d’armes vng archier avecques lui suffisamment armez et montez à iiij chevaulx » aux montres de la noblesse du bailliage d’Évreux, en 1469.

Il eut pour femme Madeleine d’Orbec.

Marguerite des Planches, leur fille, je crois, dame de Thanney, Saint-Léger-du-Boscdel et la Cressonnière, épousa Jean de Chateaubriand, deuxième du nom, seigneur de Penneroy, capitaine de Houdan. Elle eut deux fils et trois filles. François, en sa qualité d’aîné, fut sire de Beaufort, du Plessis-Bertrand, d’Oranges, de St-Léger, de Campfleur, etc. Il se maria avec une Bretonne, Anne de Tréal ; il était mort le 15 avril 1564.

Le second fils, nommé Georges, trouva dans son lot la terre de Thanney, qu’il céda, le 14 juillet 1601, à Gilles de Chateaubriand, son neveu. Celui-ci en prit possession le 16 juin 1603, mais pour la vendre bientôt. J’ignore le nom de l’acquéreur.

Beaufort était un quart de fief de haubert dépendant de la baronnie de Ferrières. Il devait dix jours de garde au château de Chambrays.

Il y a sur le territoire de St-Jean-de-Thanney beaucoup d’autres fiefs que je n’ai point visités. D’abord, la Motte, plein-fief de haubert, dépendant aussi de la baronnie de Ferrières. C’est, sans doute, là que vivaient Emme de Tannay, fille de Vauquelin de Tannay, troisième femme de Guillaume Giroye, baron de Montreuil et d’Echauffour, vers 1050, et, un siècle plus tard, en 1195, Jean de Tanney, le même, peut-être, que ce Jean de Tanney qui, de concert avec Erembourg, sa femme, fonda, en 1208, le prieuré de Mervilly.

La famille de Mailloc était en possession de la Motte au XVIe siècle.

Dans le rôle des taxes de l’arrière-ban de 1562, publié par M. Lebeurier, on voit figurer Jehan de Mailloc, escuyer, qualifié seigneur de la Grue, de Tenney, et de Sainct Mars. On trouve ensuite Guillaume de Mailloc, puis messire Claude le Georgelier, chevalier, sieur du Boys.

L’Armorial de d’Hozier mentionne Laurent Le Georgelier, seigneur et patron de St-Jean de Thenney, et damoiselle N. de Bordeaux, sa femme. Le généalogiste donne pour armoiries à cette famille : d’argent à trois cloches de gueules, bataillées de sable.

Au-delà de l’église, on trouve encore Bocquencey, quart de fief, qui doit son nom à la famille de Bocquencey.

Dès 1463, Montfaut inscrit, sur cette paroisse, Jean de Bosquencey. L’aveu de 1604, de la dame de Ferrières, publié dans les Notes de M. Auguste Le Prevost, nomme Louis de Bosquencey, escuyer. Le nom de François de Bocquencey figure dans la Recherche de 1666. Les registres de d’Hozier fournissent Guillaume de Bocquencey, écuyer, auquel il donne pour blason : d’argent à un bosquet de sinople, sur lequel est un épervier de gueules qui tient sous ses pieds une alouette de même, dont il se repaist. Mme de Bocquencey-Thenney figure dans le catalogue des gentilshommes qui ont pris part aux assemblées de la noblesse pour l’élection aux États-Généraux de 1789.

La famille de Bonnechose a possédé aussi une terre à St-Jean-de-Thanney ; mais, comme tous les seigneurs prétendaient au patronage, ils substituaient au nom de leur seigneurie le nom de la paroisse, et j’ignore quel était le quart de fief habité par ceux-ci. N’ont-ils point pris la place de Marguerin de Monney, seigneur de Gauville, Tenney et la Trinité en partie, qui comparut, en grand équipage, aux montres de 1469 ?

Un acte des archives de l’Hospice de Lisieux, du 21 avril 1638, contient un accord entre le prieur de St-Christophe de Mervilly et Gaston de Bonnechose, écuyer, sieur de Thenney, au sujet d’une petite lisière de bois bordant leurs terres respectives. Un Gaston de Bonnechose, écuyer, seigneur et patron de St-Jean-de-Thenney, épousa, le 8 juillet 1668, Marie de Heudey, fille de Charles de Heudey, seigneur de la paroisse de Bocquencé. Il était mort avant 1694 ; car on voit sa veuve épouser, le 5 janvier de cette année, Gilles-Armand de La Touche, seigneur de Bocquencé.

Alexandre de Costard prenait aussi, en 1666, le titre de seigneur de Thenney. Je n’ai pas en main les documents nécessaires pour fixer sa résidence.

Mon chemin, pour gagner l’église, était de traverser le petit vallon de Bauquemare. Des futaies de hêtres occupent ses pentes, et le sentier tout verdoyant que je suivais était bordé d’une ligne de vieux chênes-pommiers, au pied desquels poussait une grande quantité de genevriers pyramidaux. Les buis, les ifs, les genevriers sont presque toujours un indice de ruines romaines. Pourquoi ? Je l’ignore. Ici, l’aridité du lieu, l’espèce de désolation, la largeur du chemin, l’encaissement de menus silex que je sentais résistant sous la mousse, la rectitude de la ligne, enfin, le nom du lieu, le Perré, m’ont fait supposer que je parcourais un tronçon de voie romaine. Qu’y aurait-il d’étonnant ? L’importante voie de Lisieux à Dreux, mentionnée dans les Itinéraires, passait non loin de ce lieu. Au bout de ce chemin, interrompu brusquement, un échalier me permit de traverser une vieille ferme seigneuriale de l’autre côté de laquelle s’élève l’église.

Eglise Saint-Jean de Thanney Cette église de St-Jean-de-Thanney, au milieu de son cimetière, clos de murs à hauteur d’appui, est un petit édifice fort propre, mais sans valeur artistique, et sans mobilier intéressant. La construction tout entière date seulement du XVIe siècle, ou de la fin du XVe. L’appareil consiste en grands grès, tirés des carrières de St-Laurent. Le croquis ci-contre me dispense de toute description pour l’extérieur.

A l’intérieur, peu de choses sont capables de nous arrêter. Le clocher porte la date de 1698, et la voûte du chœur est sans doute contemporaine. Celle de la nef est en carène ogivale, avec dessins au poncis sur les douvettes. Elle est maintenue par cinq fermes visibles, composées d’un entrait et de son poinçon.

Les autels sont modernes. Les statues qui les ornent ne méritent guère d’être signalées. J’indiquerai cependant une Notre-Dame-de-Grâce, d’exécution assez laide : peut-être remonte-t-elle au XVe siècle ; puis une autre image de la Vierge, beaucoup meilleure, que j’estime de la Renaissance.

Il reste aux fenêtres quelques fragments de vitraux. Dans le chœur, un blason de gueules au chef cousu de sinople. A la seconde fenêtre de la nef, du côté du nord, une sainte Barbe, presque intacte, et un crucifix surmonté du nid du pélican ; dans le trèfle, un saint Georges terrassant le dragon. Cette vitre porte le cachet de la Renaissance et m’a paru d’une assez bonne exécution. Vis-à-vis, un saint évêque, saint Eutrope, aux pieds duquel est un petit donateur. C’est une grisaille sur fond bleu diapré. Enfin, pour ne rien omettre, un saint Pierre et un Christ en croix, assez laid à voir, dont l’exécution pourrait approcher du XVIIe siècle.

Les murs portent des croix de consécration. On en rencontre fréquemment dans les plus petites églises rurales de l’évêché d’Évreux. Il est assez rare d’en voir dans les paroisses de l’ancien évêché de Lisieux ; voilà pourquoi j’en fais mention.


III.

Je tournai le dos à St-Aubin-de-Thanney, église bien plus importante que celle de St-Jean et moins dépourvue d’intérêt ; mais je voulais gagner le bourg de Montreuil : il me fallait, par conséquent, diriger mes pas vers la Chapelle-Gautier. Je traversai une plaine unie, dépouillée de toutes ses récoltes, entrecoupée seulement de quelques buissons, où l’on ne voyait pas un seul être vivant. A moitié route, je pourtournai une vieille ferme d’un aspect tout-à-fait militaire : ce n’était pourtant pas un fief. La maison manable, fort irrégulière, montrait par derrière une grosse tourelle, sans doute cage d’escalier, avec de longues fentes destinées au rôle de meurtrières. Je ne rencontrai personne pour me renseigner sur le nom de cette ferme. Bientôt je me trouvai dans les bois de St-Christophe, à la sortie desquels parut devant moi, à l’extrémité de la route, le clocher de la Chapelle-Gautier.

Ce nom reporta ma pensée à trois siècles en arrière. Au mois de janvier 1589, dans cette plaine, régnait autant d’animation que j’y constatais de solitude. Des groupes bruyants entouraient des feux de paille et de bruyère. Les gens dont se composaient ces groupes étaient des paysans à peine vêtus, mais endurcis par les labeurs. Chacun portait des moyens de défense, depuis le bâton noueux jusqu’à la faux. Un petit nombre tenaient des armes véritables. Au milieu de ces rassemblements tumultueux circulaient divers personnages qu’on ne se serait guère attendu à rencontrer en pareil lieu. Déguenillés comme les paysans, ils se qualifiaient pourtant de gentilshommes, et à leur nom nul n’en saurait douter. En effet, c’était le baron de Tuboeuf et le baron d’Échauffour, puis Pierrecourt, Rocquenval, Beaulieu, Longchamp, gouverneur de Lisieux, et le seigneur de La Chapelle. Ils étaient là, passant la revue de ces bandes d’insurgés, afin de les conduire contre l’armé du duc de Montpensier, alors occupée au siége de Falaise. Nul besoin d’exciter l’ardeur de ces combattants. Qu’avaient-ils à risquer ? Depuis deux ans, grâce aux troubles suscités par les partis soi-disant religieux, grâce aux impôts, à la tyrannie des agents subalternes du fisc, ils avaient vu leur avoir anéanti, leur tranquillité troublée, la ruine, la famine, la prison. Mieux valait mourir. Au son du tocsin, cette masse s’ébranla, marcha en avant et, grossissant toujours, fut se heurter contre l’armée royale. L’issue du combat n’était pas douteuse, et, vingt-quatre heures après, la plaine de la Chapelle n’était plus qu’un champ sinistre, sillonné de fuyards poussés l’épée dans les reins par les troupes régulières du gouverneur de Normandie.

Du reste, la Chapelle-Gautier ne mérite pas d’arrêter un seul instant le touriste.

Le château, construction importante, fort réputée dans le pays (on y comptait, dit-on, autant de fenêtres que l’année a de jours), est rasé, je crois, depuis une trentaine d’années. Quelques futaies, qui furent le parc, restent seules debout.

L’église est bâtie dans de très-vastes proportions, en briques, et date seulement de la fin du XVIIIe siècle. Au nord du chœur et au chevet, on trouve, cependant, des pans de murs anciens, ayant les caractères du XIIe siècle, vestige de la construction primitive. L’aspect de l’extérieur ne m’a point excité à visiter l’intérieur : il m’aurait fallu aller chercher au loin la clef : je préférai employer ce temps à gagner l’église de St-Laurent-des-Grès, dont j’apercevais, à peu de distance, le clocher en essente.

St-Laurent-des-Grès avait pour moi un attrait particulier. Supprimée en 1845 et réunie à la Chapelle-Gautier, cette paroisse n’a plus de desservant et j’espérais y trouver une foule de détails curieux, qu’on cherche en vain dans les églises où l’exercice du culte s’exerce tous les jours. Je dois le dire, et c’est un fait facile à constater, il n’y aura bientôt plus que ces pauvres églises fermées, à peine entretenues et conservées par la foi robuste de leurs anciens paroissiens, pour présenter de l’intérêt à l’archéologue. Les autres sont mises en coupes réglées par le maire et le desservant, s’efforçant, à qui mieux mieux, d’illustrer leur administration, j’allais dire leur règne, au moyen d’embellissements et de changements néfastes. On ferait un volume avec tous les faits de ce genre, sans remonter au-delà du commencement de l’Empire.

Eglise Saint-Laurent-des-Grès La paroisse de St-Laurent a porté successivement plusieurs noms. On écrivit d’abord, en latin : Sanctus Laurentius de Quercu-Varin ; puis, en français : St-Laurent, Chesneduit, Chenedouet, et de nouveau en latin : S. Laurentius de Gressibus. La population n’en a jamais été considérable, et l’église est petite. Une partie du mur méridional de la nef, sur 15 pieds de longueur environ à partir de l’angle occidental, et tout le portail, peuvent remonter à l’époque romane. La moitié attenante au chœur et le chœur tout entier ont été refaits dans ce siècle. Le mur latéral nord de la nef est du XVe siècle. Voici une vue du portail. La porte d’entrée est moderne ; mais elle est précédée d’un joli porche en bois bien travaillé, du XVe siècle. Contre le poinçon antérieur on a placé une statue en bois du patron, assez grossière, où l’on constate, néanmoins, des caractères de travail gothique.

Le mur nord de la nef est construit en grès de très-grande dimension ; il est peu élevé (seulement huit assises), et se partage en deux travées par des contreforts. Deux fenêtres y ont été pratiquées, elles sont de tout point semblables. Leur procédé de construction est passablement barbare, ce qu’il faut attribuer à la dureté des matériaux. En effet, il est difficile de pousser de fines moulures dans le grès. L’ogive n’a pas été composée de claveaux appareillés ; on s’est borné à prendre deux forts linteaux, posés ensuite en triangle au-dessus des pieds-droits, en les recreusant légèrement à l’intérieur de la baie, pour atteindre à la forme requise. Néanmoins, avec ce procédé rudimentaire, les fenêtres de St-Laurent ont une physionomie mieux caractérisée que bien des constructions récentes, étudiées avec grand soin.

La pyramide essentée, où s’abritent les cloches et que surmonte une croix fleurdelisée, me paraît dater du XVe siècle.

J’ai vu avec déplaisir l’ardoise substituée, dans certaines parties, à l’essente primitive. Outre le peu de durée qu’offre ce mode de couverture, combien l’autre ne fournit-il pas de motifs de décoration faciles à l’ouvrier ingénieux ? En est-on réduit, en plein Pays d’Ouche, à ne plus pouvoir se procurer de l’essente ? O tempora ! o mores !

L’église de St-Laurent est restée un lieu de pèlerinage suivi. Je dus à cette circonstance de trouver la porte ouverte. L’intérieur est pauvre ; il a malheureusement été envahi par le moderne. Je remarquai cependant le maître-autel, du commence du XVIIIe siècle. Il est loin d’approcher de ces splendides rétables, si fréquents même dans des églises peu importantes du Pays-d’Auge et du Lieuvin. Deux colonnes cannelées portant un petit fronton cintré, sous lequel s’abrite un tableau de saint Laurent, composent toute l’ordonnance de celui-là. Mais je constatai, avec plaisir, que le tombeau était revêtu d’un parement de soie brochée à fleurs, avec galons d’argent. Combien de curés de campagne jettent ces parements au grenier, malgré leur valeur intrinsèque et les prescriptions liturgiques !... Le tabernacle est un demi-hexagone dont chaque angle est garni de deux colonnettes cannelées. Dans l’entrecolonnement sont des niches pour des statuettes ; mais une seule est ancienne, celle de la porte. Elle représente, selon l’usage, le Sauveur du monde. Une calotte sphérique écaillée, ayant pour amortissement un petit vase tourné avec draperies et têtes d’anges, recouvre le tabernacle. A la base de ce dôme, une couronne tréflée sert de galerie.

Deux statues accompagnent l’autel : saint Sébastien et saint Laurent ; cette dernière doit remonter au moyen-âge. C’est à ses pieds que les pélerins déposent leurs hommages. J’y remarquai de nombreux ex-voto, comme images, rubans, fleurs artificielles et naturelles (ces dernières un peu fanées), des chapelets, des cierges et trois œufs de poule. Il y aurait un livre fort intéressant à faire sur les coutumes superstitieuses, et souvent d’origine païenne, dont les paysans accompagnent leurs pélerinages ; voilà pourquoi je note partout les usages que j’ai constatés.

Un des petits autels est contemporain du maître-autel. L’autre est moderne et fort laid. Tous les chandeliers des autels sont en bois tourné à pieds ronds.

La croix du cimetière, en grès, porte la date de 1778. L’if qui ombrage le portail mesure huit pieds de circonférence.

Je n’ai pas visité les importantes carrières de grès d’où la paroisse tire son nom, et dont l’exploitation n’a pas commencé, je pense, avant le XVe siècle. Le soleil descendait rapidement à l’horizon : je regagnai la grande route et je la suivis prosaïquement pendant la petite lieue qui me restait à faire pour gagner le bourg de Montreuil.

En passant, je jetai un coup-d’œil sur le fief de La Harillière, où rien maintenant ne mérite les regards ; mais à lui appartenait le patronage de St-Laurent, tout au moins depuis le XVe siècle ; car les pouillés de cette époque l’attribuent au seigneur de La Goulafrière.

En 1469, vivait Guillaume Cappelet, escuier, seigneur de St-Laurens et du petit Mesnil. Il se présenta aux montres du bailliage d’Évreux « armé de brigandines, salade et vouge, suffisamment monté. »

Il me faut ensuite descendre jusqu’à la fin du XVIIe siècle pour trouver mention de seigneurs de St-Laurent ou de La Harillière. Au moment de la recherche de 1666, deux gentilshommes habitaient la paroisse : Hector d’Auréville, sieur de Laugerais, et Christophe de Tiesse, seigneur de La Harillière et Montfort, qualifié ancien noble et maintenu en cette qualité, le 3 avril 1667, suivant de Marle et Chevillard. Il figure comme patron dans une déclaration de 1654.

Adrian de Thiesse, sieur de Montfort, est nommé aussi, comme habitant St-Laurent, dans un État des paroisses et des seigneurs de paroisses de l’élection de Bernay ; document d’une date un peu plus récente que les maintenues dont je viens de parler.

Au moment de la Révolution, la seigneurie appartenait à messire François-Christophe d’Auréville, chevalier, seigneur et patron de St-Laurent-des-Grès, de La Harillière, Lassier, Vaux et autres lieux, ancien et premier capitaine-commandant du régiment de Berri infanterie, chevalier de l’ordre militaire de St-Louis. Il demeurait en sa terre de la Beltière, paroisse de Mélicourt, où résident encore ses descendants.


IV.

Une aimable hospitalité et de vieux amis m’attendaient à Montreuil-l’Argillé. Une bonne nuit répara la fatigue de ma laborieuse journée d’excursion et me donna de nouvelles forces, bien nécessaires pour l’exploration de cette localité importante, à laquelle je devais consacrer la journée du lendemain.

Il faut avoir Orderic Vital à la main pour visiter convenablement Montreuil. A chaque pas, on se trouve en présence de sites décrits par l’historien ; à chaque détour de chemin, on pourrait évoquer les ombres des Giroie et de tous ces fiers barons qui ont tant de fois foulé ce sol, par nous foulé à notre tour.

L’origine du bourg de Montreuil est inconnue. Il existait déjà, sans aucun doute, sous la domination romaine ; mais son nom primitif s’est perdu, comme tant d’autres. Son nom actuel, Monasteriolum, Monsteriolum, lui vient d’un couvent de nonnes florissant au VIIIe siècle, un des quinze dont la fondation était due à saint Évroult, mort, comme on sait, en 596. Cette terre appartenait alors, comme tout le pays d’Exmes à un riche seigneur du sang royal, dont l’histoire ne nous a pas conservé le nom, mais qui eut l’honneur de donner le jour à saint Chrodegand, évêque de Séez, et à sainte Opportune, honorée par l’Église le 22 avril.

Belle entre toutes, riche et noble, et douée des plus belles qualités, Opportune vit briguer sa main par les plus puissants seigneurs du voisinage. Qui sait ? Peut-être eût-elle pu prétendre partager le trône de Pépin, devenir la mère de Charlemagne ! Mais Dieu l’appelait à un autre hymen : elle voulut se consacrer à lui tout entière, et choisit pour retraite le monastère construit par saint Évroult sur les bords de la Guiel. Ses parents, véritablement chrétiens, y consentirent après avoir éprouvé sa vocation. Au jour fixé pour revêtir l’habit des vierges, une multitude se pressait aux portes du couvent de Montreuil, où Opportune fut conduite par ses parents et leurs nombreux vassaux. La fête fut splendide ; mais, la cérémonie terminée, la foule s’écoula, le cloître reprit son calme habituel, et Opportune, au milieu de ses compagnes, n’eut plus d’autre ambition que d’égaler leurs vertus et leurs macérations. Elle les surpassa toutes et devint bientôt la supérieure du monastère. Alors, un grand malheur vint l’éprouver : saint Chrodegand, son frère, fut traîtreusement assassiné à Nonant. Transporté par ses serviteurs au monastère de sa sœur, elle lui rendit les derniers devoirs et, pour ne pas s’en séparer, lui donna la sépulture dans l’église de Montreuil. Moins d’un an après, en 763, elle mourut elle-même et fut déposée aux côtés de ce frère bien-aimé.

Mais ces barques légères dont la vue avait fait pleurer Charlemagne dans sa vieillesse, avaient fini par verser sur les côtes de la Neustrie leurs audacieux marins. Chassant toujours devant eux les populations terrifiées, ils remontaient jusqu’à la source des moindres cours d’eau et toutes les armées de Charles-le-Chauve étaient impuissantes à les arrêter. Les épais taillis de la forêt d’Ouche ne purent protéger le monastère de Ste-Opportune. Pour éviter les outrages des hordes barbares, les nonnes s’enfuirent en toute hâte, emportant comme leurs plus précieux trésors les corps de leur sainte abbesse et de son frère. Elles s’arrêtèrent seulement à Moussy, en Parisis, où les pieuses reliques sont toujours restées.

Les Normands rasèrent Montreuil. Plus tard, quand ils devinrent à leur tour fondateurs, ce bénéfice fut attribué à un des compagnons de Rollon, dont l’histoire n’a pas conservé le nom. Nous savons seulement qu’il appartenait à Helgon, à la fin du Xe siècle. Puis il fut donné à Giroie, originaire de Bretagne, qui devint le chef d’une maison puissante. Montreuil, Échauffour, Thanney, et peut-être toute la vallée jusqu’aux sources de la Guiel, composaient ce domaine. Il paraît que l’anarchie régnait passablement dans ces contrées. Giroie voulut rétablir l’ordre et organiser l’administration. Il s’informa auprès des habitants du nom de leur évêque : et, sur leur réponse qu’ils n’en avaient point, il les soumit à Roger, évêque de Lisieux. Puis il construisit l’église actuelle, sans doute sur les fondations de celle de Ste-Opportune ; et les nombreuses substructions retrouvées vis-à-vis, dans le sous-sol des prés, pourraient bien être les restes du monastère. Ainsi s’explique l’éloignement où elle se trouve du bourg et du château.

Montreuil est situé dans une petite vallée arrosée par la Guiel, dont les coteaux se relèvent assez rapidement. Les versants, partagés en nombreux enclos garnis de haies, avec de grands arbres, offrent l’aspect d’un taillis épais. Les maisons sont groupées principalement sur la rive gauche de la rivière, et le bourg s’étend en long du sud au nord. A l’extrémité méridionale était le château ; à l’autre extrémité, loin de toute habitation, se trouvait l’église.

En remontant la vallée, presque à l’extrémité du territoire de la paroisse, vers les Augerons, on me montra la Butte de la Geôle. Le nom est significatif ; mais je ne vis qu’une sorte de digue posée en travers de la vallée, laissant seulement un étroit passage à la rivière. Le coteau voisin a conservé des excavations où l’on prit probablement les terres nécessaires à ce travail, envahi maintenant par des broussailles.

L’emplacement du château n’est guère plus intéressant. Depuis de nombreuses années, les propriétaires du sol s’efforcent de le rendre à la culture, en nivelant les mouvements de terrain, en arrachant les fragments de maçonneries informes restés debout. On reconnaît pourtant encore, au milieu des arbres et des buissons, la motte conique du donjon avec sa circonvallation. Comme toujours, on avait utilité la pente du coteau pour établir la forteresse, en taillant à pic la partie en regard de la vallée, et en creusant un fossé pour l’isoler du côté du plateau.

Situé sur les frontières de Normandie, du côté du Perche et du comté d’Alençon, le château de Montreuil a été le théâtre de nombreux exploits guerriers. Les Giroie, tour à tour amis et ennemis des Montgommery, possesseurs du comté d’Alençon, guerroyèrent sans cesse pendant tout le cours du XIe siècle ; et si la fortune fut parfois favorable à leurs armes, il arriva aussi, dans d’autres temps, que l’ennemi les resserra dans leur forteresse. En 1028, on voit Guillaume Giroie, comte de Montreuil, surprendre le comte du Maine, qui tenait pour Robert de Bellesme, contre le duc de Normandie. Un peu plus tard, Guillaume Crespin, comte de Brionne et seigneur du Sap, entreprend de conquérir les terres de ses voisins : il éprouve un échec, est massacré, et son domaine devient la proie de ceux qu’il voulait dépouiller. Mais les revers arrivent à leur tour : Guillaume Giroie est indignement traité, en 1045, par le comte d’Alençon, lequel s’empare de ses terres ; et ses enfants dépossédés, exilés, vont s’illustrer en Sicile, avec les fils de Tancrède de Hauteville. Ernault d’Echauffour ayant fait une tentative pour rentrer en possession du bien de ses pères est  empoisonné par l’atroce Mabile de Bellesme, assurant ainsi son illégitime jouissance pendant près de 26 ans, suivant Orderic Vital. Enfin, en 1088, Robert Giroie obtint du duc de Normandie la restitution d’une partie des terres usurpées sur sa famille ; mais ce fut seulement en 1120 qu’il rentra en possession de Montreuil. Certainement, ces combats réitérés ne furent pas livrés sans amener des changements et des reconstructions dans le vieux donjon de Montreuil. Cependant l’histoire n’en parle pas, si ce n’est une seule fois. En 1138, dit Orderic Vital, Montreuil fut brûlé par les partisans de Geoffroy d’Anjou.

Je n’ai pu trouver la date de l’extinction de cette illustre famille des Giroie, dont l’Histoire d’Orderic Vital a fait passer les gestes à la postérité. Elle subsista, je suppose, jusqu’à la fin du XIIe siècle

La conquête de Philippe-Auguste dut amener un changement de maître dans une seigneurie si importante ; mais, faute de documents, il nous faut arriver au commencement du XVe siècle. Pierre, comte d’Alençon, possédait alors Montreuil. Il fit des partages à ses enfants le 29 août 1404, et Marguerite, la seconde de ses filles, eut dans son lot Montreuil-l’Argillé, Bernay et trois autres terres.

A l’époque des invasions anglaises, Pierre Le Gris possédait le manoir et fief de Montreuil. Son dévouement à la cause du roi de France le fit déposséder, et le roi d’Angleterre donna successivement ses dépouilles à Hugues de Beufville, puis à Jean Newton et Thomas Barton (28 avril, 2 mai 1419).

Après l’expulsion des insulaires, la famille Le Gris rentra en possession de ses domaines. Le 21 novembre 1585, Adrienne Le Gris, fille de Félix Le Gris, seigneur et baron de Montreuil et Échauffour et châtelain de Montfreville, porta en mariage toutes ces terres à Gaspard Érard, seigneur de Cisay, qui obtint, en 1645, des lettres-patentes du roi pour unir les noms d’Érard et de Legris dans sa personne et ses descendants.

Des Érard-Legris, Montreuil et Échauffour passèrent à Michel de Roncherolles, marquis de Pont-Saint-Pierre, par son mariage avec Marie-Anne-Dorothée Érard-Legris. Leur fils les vendit, en 1740, à Jacques-René Cordier de Launay, trésorier de l’extraordinaire des guerres, contrôleur des chevau-légers de la Garde du roi. Étant mort le 16 février 1760, ses terres restèrent à Claude-René, son fils, président à la Cour des Aides de Paris, né le 30 janvier 1715, marié le 22 août 1740 à Marie-Madeleine Masson de Plissey. Cette famille est encore représentée aujourd’hui par M. le baron de Montreuil, membre de l’Institut des provinces, ancien député, qui habite le château de Tierceville, près Gisors. Cependant la terre a dû être aliénée dès avant la Révolution, car, on trouve dans le catalogue des gentilshommes qui prirent part aux assemblées de la noblesse pour l’élection des députés aux États-Généraux de 1789, un membre de la famille Le Filleul, avec le titre de baron de Montreuil.

On voit dans le bourg quelques maisons du XVIe siècle ; elles sont en bois avec un seul étage en encorbellement, sans sculptures ni ouvertures primitives ; j’en excepte la maison du Bailliage. Il y avait à Montreuil une justice royale d’où ressortit pendant longtemps la ville de Bernay. La maison du Bailliage date du commencement du XVIe siècle. Elle est en bois, mais elle possède une fort riche décoration : aussi a-t-elle été dessinée plusieurs fois, par exemple dans l’Eure pittoresque, et je crois dans la Normandie illustrée. Elle a un étage au-dessus du rez-de-chaussée et possède, par conséquent, deux rangées de sablières en encorbellement, avec rageurs. Les moulures ordinaires sont remplacées par des frises fantastiques : mélange de feuillages, de raisins, de singes, de chimères tout-à-fait indescriptible. Deux rangs de statuettes ont leurs niches creusées dans les poteaux corniers. La pluie les a bien détériorées ; j’ai cependant reconnu une sainte Catherine, avec sa roue, les pieds posés sur un monstre couronné, et une sainte Barbe, avec sa tour, dans le rang supérieur. Au rang inférieur, je n’ai pu distinguer que le Père-Éternel, tenant le monde entre ses mains. Au-dessous de la statuette précédente est un disque, ou encadrement circulaire, dans lequel se trouvait un buste d’homme.

On a cherché à faire de ces statuettes autant de personnages notables des guerres civiles de la fin du XVIe siècle. Ainsi on voit, dans la première série, Catherine de Médicis, au lieu de sa sainte patronne ; François II et Charles IX, au lieu de sainte Barbe. Au rang inférieur : le cardinal de Lorraine, le duc de Guise, Antoine de Bourbon. Il n’y a que le Père-Éternel qu’on n’a pas transformé en humain. C’est, sans doute, quelque touriste en belle humeur qui a communiqué ce savoir aux habitants du pays. Malheureusement pour ce système, la maison et ses sculptures sont antérieures de près d’un siècle à tous ces personnages ; elle n’a pas la moindre trace de l’influence de la Renaissance, et un sculpteur du règne de Henri III, si bien au courant de la cour, n’aurait certainement pas eu un ciseau si gothique.

La porte est en accolade fort évasée, avec potelets écaillés, feuilles de choux frisés et panache. Elle est accompagnée de deux écussons : l’un de France, aux trois fleurs de lis ; l’autre écartelé de France et du Dauphin. Plus haut, on distingue aussi un petit blason chargé de deux glaives la pointe en bas.

Du côté du jardin, la maison forme équerre. Il n’y a ni sculptures ni encorbellements. Des tuiles inclinées garnissent les entre-colombages. Il subsiste encore une fenêtre primitive avec sa croix et ses volets intérieurs. Une massive cheminée en briques s’élève au point d’intersection.

A l’intérieur, tous les sommiers des planchers sont ornés de rageurs, sans moulures ni sculptures.

Bâtie par Giroie dès la fin du Xe siècle, comme je l’ai déjà dit, puis donnée aux moines de St-Évroult, l’église de Montreuil est assez considérable et son plan a été peu altéré. Deux chapelles lui donnent la forme d’une croix latine. Ces deux chapelles, la moitié du chœur et la nef jusqu’à la tour appartiennent à la construction primitive, sauf les retouches. Dans le reste, nous trouverons l’architecture du XIIIe et du XVe siècle. L’orientation, observée avec attention, a fait poser le chevet sur la route, le pignon occidental contre le coteau, dont les terres envahissent en partie sa base. La tour occupe l’angle nord-ouest.

Plan de l'église de MontreuilTour de Montreuil

Elle est flanquée, sur chaque face, de deux contreforts saillants qui se retraitent à chaque cordon et montent jusqu’au beffroi. La construction consiste en pierres de grès de grand appareil. Tout le centre, vers l’ouest, est occupé par une grande fenêtre ogivale remplie de moëllons, sans doute dès l’origine, car les terres l’envahissent en partie. Le reste du pignon est d’après le même système et a été élevé en même temps, c’est-à-dire au XVe siècle. Les quatre faces de la tour sont symétriques ; mais deux sont cachées à leur base par le reste de l’église : le nord seul est dégagé. Il n’a pas d’ouverture à la base, et contre le contrefort oriental s’appuie une tourelle hexagone contenant l’escalier. Le couronnement consiste en un beffroi revêtu d’ardoise, avec toit en hache à double épi. On retrouve fréquemment ce genre de clocher dans les églises un peu importantes de la contrée.

Continuant l’examen du côté nord, nous trouvons que l’ensemble des murs appartient à l’époque romane, au Xe ou XIe siècle. On y a seulement pratiqué trois baies modernes sans style ; mais, primitivement, le jour pénétrait par deux petites fenêtres cintrées. Je présente l’une de ces fenêtres, avec le contrefort près duquel  elle se trouve et l’appareil environnant. Je ferai observer, toutefois, qu’un crépi déjà ancien dissimule à bien des endroits sa structure. La petite chapelle faisant transept est en totalité romane. On y retrouve une petite fenêtre semblable à celles de la nef. La première travée du chœur seule date de l’époque romane. On l’a doublé au XIIIe siècle en y ajoutant une deuxième travée, flanquée sur chaque face de deux contreforts en grison. Les fenêtres sont modernes : l’une d’elles est datée, à la clef, de 1732. C’est dire que l’archéologue n’a rien à y voir. Mais auprès, on retrouve le contour fort distinct de la fenêtre primitive de la première travée. Elle est un peu plus large que celle dont j’ai donné le dessin, ce qui s’explique par le besoin de plus de lumière dans le sanctuaire, où les clercs lisaient les liturgies.

Le chevet est droit, avec deux contreforts comme ceux des côtés. la sacristie y est adossée, et je n’ai vu aucune trace de fenêtre ouverte à l’orient.

Le côté sud est identique à celui du nord, seulement toute trace de la disposition primitive a disparu, et l’aspect général montre les caractères du XIIIe siècle. Les fenêtres sont modernes, comme au nord. La chapelle du transept sud nous offre de nouveau un spécimen à peu près complet de la construction de Giroie ; seulement, au XVIe siècle, on a ajouté sur un des angles un gros contrefort. La reprise se distingue parfaitement. Comme au nord, on a bouché, pour percer une grande baie moderne, une fenêtre cintrée primitive parfaitement conservée. La nef a gardé un contrefort roman, et ses murs montrent encore, en divers endroits, les feuilles de fougère de l’appareil primitif ; mais on l’a rallongée d’une travée au droit de la tour au XVe siècle, et on l’a flanquée en même temps de quatre contreforts saillants en grès. La porte a été déplacée, il y a peu d’années. La seule fenêtre offrant quelque caractère est celle dont j’ai présenté un dessin.

Voûte A l’intérieur, rien à signaler au point de vue architectural, si ce n’est la voûte de la nef. Cette voûte pourrait remonter jusqu’au XIIIe siècle. Ses bois sont d’un petit équarrissage : chaque ferme se compose d’un entrait, d’un entrait retroussé, porté sur deux chandelles maintenues par des aisseliers, et d’un poinçon sur le second entrait. La forme générale affecte le trilobe. J’ai rencontré très-rarement cette disposition. Les voûtes du chœur et des transepts n’ont rien de caractéristique.

Deux grandes ogives élancées mettent la base de la tour en communication avec la nef. Une voûte de pierre, dont on voit les amorces, devait séparer cette base des étages supérieurs. Pendant que nous sommes sous le tour, mentionnons des inscriptions qui ont exercé la sagacité de tous les antiquaires ou touristes assez heureux pour visiter Montreuil. On peut, je crois, les mettre dans la classe des grafiti. Leur situation, à une assez grande hauteur, en complique encore la lecture. Aussi ai-je renoncé à en déchiffrer quelques-unes ; mais en voici deux où je ne vois aucun doute :

graffitis La première me paraît donner la date précise de la tour

De la seconde, nous devons conclure que l’église de Montreuil possédait des orgues au XVIe siècle. Maintenant, dans les campagnes, on est loin d’une telle splendeur dans la célébration du culte.


Le rétable du maître-autel et celui du transept sud datent du règne de Louis XIV, soutenus l’un et l’autre par quatre colonnes torses autour desquelles s’enroulent des ceps de vigne. Les statues de saint Georges et de sainte Bathilde, qui accompagnent le premier, appartiennent à la même époque. Avec un saint Firmin du moyen-âge, placé dans le transept nord, c’est la seule statuaire digne d’être mentionnée.

Beaucoup d’autres statues gothiques ont été réléguées dans la tour, et quelques-unes n’étaient pas sans mérite : par exemple, une statue de femme, dont les draperies sont toriques et les cheveux tressés, très-bouffants sur les tempes ; une image de saint Éloi, et enfin une sainte Anne en bois doré, d’une époque plus récente.

Dans les grandes herbes du cimetière gît une cuve baptismale cylindrique. Je la crois antique ; mais il est difficile de se prononcer en l’absence de toute moulure caractéristique.

La cloche est moderne, d’assez grande dimension ; elle mesure 3 pieds 9 pouces de diamètre inférieur. On lit, sur sa panse, les lignes suivantes :

† JAY ETE BENITE PAR Me JACQUES SEVRAIN DUBUT CURE DE MONTREUIL EN PRÉSENCE DE Mrs  JEAN FRANÇOIS DAURESVILLE MAIRE DE LA COMMUNE ET NICOLAS LE NORMAND ADJOINT. Mr MARC ANTOINE ALEXANDRE LEGRAND, PRÉSIDENT DE LA FABRIQUE Mrs JEAN BAPTISTE GABRIEL LE MICHEL DU LUSIGNEUL PIERRE AMELINE ET MICHEL BOISGUERIN MARGUILLIERS ET JEAN IMBERT SECRETAIRE.
JAY MAPELLE MARIE LOUISE PAR LOUIS BOUILLETTE ET EULALIE AGIS.
LAVILLETTE DE LISIEUX MA FAITE EN 1811.

Je trouve deux fiefs mentionnés sur le territoire de Montreuil : le Houlme, le Lusigneul. On n’a pu me renseigner sur la situation du premier, non plus que sur la chapelle St-Marc, ancienne léproserie, figurant encore au nombre des bénéfices en 1509 ; car Me Georges Gobart, prêtre du diocèse d’Évreux, en fut alors pourvu en Cour de Rome.

Le Lusigneul est situé dans la plaine, et de belles avenues l’indiquent de loin aux regards. C’est un beau château du dernier siècle ; il appartient à M. Fouquet, négociant à Rugles, du chef de sa femme.

En 1666, Charles de Chaulieu était seigneur du Lusigneul. D’Hozier, trente ans plus tard, nous fait connaître Jacques de Chaulieu, sr du Lusigneul, dont les armoiries étaient : d’argent à la bande engreslée de sable, accompagnée de six merlettes de même, au chef d’azur chargé de trois coquilles d’or.

Montreuil a vu naître plusieurs savants dont le nom est, certes, parfaitement ignoré dans la localité : d’abord, Pierre Vattier, orientaliste, docteur en médecine et professeur au collége de France, né en 1623, mort en 1670 ; puis les frères Boivin : Louis Boivin, né en 1649, qui, après avoir fait ses études chez les Jésuites, devint membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres ; il mourut en 1724 ; Jean Boivin de Villeneuve, mort seulement deux ans après son frère, malgré la différence d’âge, car il était né en 1663. Il fut aussi membre de l’Académie des inscriptions et de plus professeur au collége Royal, c’est-à-dire au collége de France.


V.

J’avais compté utiliser le reste de ma journée en compulsant les archives municipales. Je pensais y trouver des documents anciens et intéressants. Trompé dans mon espérance, je résolus de pousser jusqu’à l’église de la Goulafrière, où l’on m’avait signalé des inscriptions que personne ne pouvait lire. C’était un grand stimulant pour ma curiosité. Grâce au cheval de mon hôte, la distance fut bientôt franchie.

La Goulafrière tire son nom d’un certain chevalier, nommé Roger Goulafre, passablement mêlé aux affaires des Giroie, dont il était le vassal. On peut lire, à son sujet, Ordéric Vital et Gabriel Dumoulin. Ce lieu s’appelait auparavant le Mesnil-Bernard. On a écrit successivement Gulafreria, Gonfruele, Goullafreria, Golafreia.

La famille Goulafre possédait encore cette seigneurie à la fin du XIIIe siècle ; mais le patronage appartenait à l’abbaye de St-Évroult, qui le tenait de Guillaume Giroie, et il passa plus tard à l’évêque de Lisieux.

L’église est sous l’invocation de saint Sulpice, de dimension médiocre et sans grande valeur architecturale. Le chevet touche au chemin ; le portail est ouvert à l’ouest, tout près de la déclivité d’un petit vallon qui forme une des ramifications de la vallée de l’Orbiquet. Un porche en charpente sert de vestibule à une porte cintrée en grès du XVIe siècle ; mais le mur dans lequel cette porte est pratiquée, blocage grossier soutenu à ses deux extrémités par des contreforts très-plats, est évidemment de l’époque romane. Le triangle du pignon est essenté.

Au nord aussi, les murs sont romans ; mais il n’y a point de contreforts. Les joints des angles sont fort larges, et la pierre employée est blanche, ce qui, dans les constructions de ce pays, est un indice du XIe siècle. On voit dans ce mur du nord la trace d’une large porte cintrée, maintenant bouchée. Est-elle primitive ? Ses claveaux ne sont point extradossés ; elle s’ouvre au nord, et à cette époque on choisissait généralement le midi pour pratiquer l’entrée de l’église ; mais elle est surmontée d’une petite fenêtre étroite, vitrée à ras du mur, qui bien évidemment appartient au XIe siècle. Les autres ouvertures de ce côté sont une grande baie du XVIIIe siècle, une étroite et longue fenêtre chanfreinée du XIIe et une ogive à moulures prismatiques du XVe.

Au sud, on retrouve au gros œuvre les mêmes caractères d’antiquité et la trace d’une petite porte incontestablement romane ; mais toutes les ouvertures ont été refaites aux XIIe, XVe, XVIe et XVIIIe siècles.

Le chœur a l’aspect complètement moderne.

Le clocher, assis à l’ouest, est une pyramide essentée, à pans coupés, avec lucarnes aux angles.

Le rétable du maître-autel date du règne de Louis XIV. Il est d’ordre ionique. Les deux petits autels sont dans le même genre. Bien que ce ne soient point des œuvres hors ligne, ces autels méritent d’être respectés ; on ne ferait pas si bien de nos jours, même en voulant faire du gothique.

Le crucifix de l’arc triomphal me paraît du XVIe siècle. La draperie des reins est très-pendante et le titre se compose de quatre lettres gothiques :

La voûte du chœur n’est pas caractérisée ; celle de la nef me paraît d’une époque très-reculée. Je l’avais d’abord attribuée à la fin du XIIIe siècle ; mais, après un nouvel examen, je serais porté à la faire remonter jusqu’au XIIe. Elle est en charpente, de forme cintrée. Elle ne s’appuie point sur les murs, mais sur des potences qui partent du sol. Les entraits et poinçons sont travaillés avec soin. Je regrette beaucoup de ne pouvoir en offrir un dessin. J’excepte, bien entendu la base du clocher en saillie à l’extrémité occidentale. C’est sur sa sablière latérale que se trouve l’une des inscriptions hiéroglyphiques. Elle se compose d’une seule ligne, en lettres gothiques :

Ce que je traduits ainsi : L’an mil cinq cent quarante, cette tour fut faite par M. ∆. Duflot, et étaient trésoriers T. de Chaulieu et Fl. I. Laval. m. ap. p.

Près de la porte se trouve une autre inscription. Celle-là date seulement du XVIIe siècle. Elle entoure une pierre tombale de grès, sur le milieu de laquelle est gravée une croix. Si tous les caractères sont parfaitement lisibles, j’avoue cependant que leur interprétation m’échappe.

Toutefois, je croirais volontiers que cette inscription défigurée était destinée à indiquer la sépulture d’un membre de la famille de Guiry, laquelle n’est pas étrangère à la contrée. Je lirais donc : Cy gist N. Guiry, escuyer et sieur Desp ? décéda l’an 1614.

« Monseigneur de Guierry, chevalier, seigneur du Boisgencelin, de Paintienville et de La Faguetière, » se trouve sur les rôles des montres de la Noblesse du bailliage d’Évreux, en 1469.

Le rôle des taxes de l’arrière-ban de 1562 mentionne « les effans de deffunct Martin de Guyry, seigneurs de La Facquetière. » Il y a deux fiefs de ce nom, tous deux dans l’élection de Bernay, par conséquent à peu de distance de La Goulafrière.

La Recherche de 1666 trouve des Guiry à Plasnes, à Caorches, au Tilleul-en-Ouche, à la Chapelle-Gautier et aux Jonquerets.


VI.

Le 19 octobre, de bon matin, je me mettais en route pour le retour. J’avais tracé mon itinéraire par la vallée, voulant suivre le cours de la Guiel jusqu’à son embouchure dans la Charentonne, et reprendre le chemin de fer à Bernay. Le soleil était resplendissant et la lumière se jouait d’une manière merveilleuse dans les feuilles teintées par l’automne des tons les plus chauds et les plus variés. Point de grande route, mais quel charme de suivre des sentiers sinueux, longeant à gauche les bois qui bordent les pentes, à droite les prés émaillés des dernières fleurs, prodiguant leurs senteurs et secouant peu à peu les gouttes de cristal déposées sur elles par la rosée ! Pour compléter la poésie de ce tableau mélancolique et attachant, j’aillais trouver sur mon chemin deux ruines : Réville et St-Vincent.

Ancienne église de Saint-Léger-de-Réville St-Léger-de-Réville avait été donné par Guillaume Fitz-Giroie à l’abbaye de St-Évroult, en même que Montreuil, Verneuces et plusieurs autres églises. En 1214, Jourdain du Hommet, évêque de Lisieux, en obtint des moines la cession. Le manoir se trouve à l’extrémité du plateau, au centre d’un enclos assez vaste. La largeur des chemins indique encore les avenues qui l’accompagnaient autrefois. La maison d’habitation, en briques et moellon, avec ses grands combles de tuile, me parut dater seulement du XVIIe siècle. Le colombier est d’un diamètre considérable.

Un peu plus bas se cache le petit cimetière, au milieu duquel était l’église. Je parle au passé, car maintenant la paroisse est réunie à la Trinité du Mesnil-Josselin, qui trône sur la côte opposée, et de l’ancien édifice on a fait un fenil. Le clocher a disparu. Les lois de l’orientation, partout rigoureusement observées jusqu’à ce siècle, avaient fait tourner le chevet vers la vallée. Ce mur passablement délabré, suspendu ainsi sur la déclivité assez raide du coteau couvert de bruyères, ne manque pas d’un certain effet pittoresque, dont j’ai cherché à conserver un souvenir par le croquis ci-contre (V. la page suivante).

Le chœur a été raccourci à une époque déjà ancienne. Reste la nef primitive, dont on a emprunté une partie pour établir le sanctuaire : la différence de niveau des toits indique seule le point de séparation. Les récoltes dont le bâtiment était rempli m’ont empêché d’en examiner l’intérieur. A l’extérieur j’ai constaté, dans certaines parties, les caractères de l’époque romane. Ainsi, les murs de la nef montrent l’appareil en feuilles de fougère. La partie affectée au chœur a été reprise en sous-œuvre au XVIIe siècle ; néanmoins les angles sont en grison : ainsi nomme-t-on dans le pays les agrégats de silex, baptisés par les géologues du nom de poudingue ; or, ces matériaux ont cessé d’être en usage à la fin du XIIIe siècle. Il existe, dans le mur sud de la nef, une porte à ogive obtuse, construite avec ces pierres, et je la ferais remonter à la période de transition. Du reste, toutes les ouvertures sont modernes et sans intérêt, sauf deux fenêtres ogivales du XVe siècle, percées dans ce même mur de la nef. On ne voit de traces de contreforts dans aucune partie de l’édifice. La charpente est sur blochets, formée de bois minces, les chevrons portant ferme : ce sont des caractères d’antiquité.

Après cette station, je descendis dans la vallée et je repris ma course. Je passai dédaigneusement en vue de la Trinité. Il suffisait de traverser la vallée pour me trouver à sa porte ; mais je ne voulais pas franchir les limites de l’évêché de Lisieux, représentées par les eaux limpides de la Charentonne. Je détournai la tête, admirant au loin les magnificences du paysage et rêvant aux seigneurs de Réville. Mon rêve, toutefois, était moins effrayant que celui du curé de Bonneval, consigné par Orderic Vital dans sa Chronique. Je voyais chevaucher devant moi Pomponne du Buat, sieur de Réville, chevau-léger du Dauphin. Il courait à franc-étrier, sans doute pour rejoindre en Alsace l’armée de M. de Turenne et faire bravement cette campagne, terminée si tristement à Salsbach ; ou encore pour arriver en temps à l’assaut de Dinant, dans les Pays-Bas, afin de se distinguer sous les yeux du roi, unique solde des officiers de ce temps-là. Puis, sautant brusquement soixante-dix ans, de 1675 à 1605, c’est-à-dire deux générations, je me représentais un long cortége venant à ma rencontre. Les fers des chevaux résonnaient sur les cailloux du chemin, et dans le clair-obscur du berceau forcé par les haies, j’apercevais le sieur de Garnetot amenant son fils, François du Buat, pour épouser Marie de Maurey, l’héritière de Réville. Je me figurais les pourpoints de velours, les robes de brocart flottant au vent, les housses armoriées avec l’escarboucle pommetée et fleurdelisée d’argent écartelée de trois barres d’or sur champ d’azur des du Buat ; les trois bourdons d’argent en pal, aussi sur champ d’azur, des Maurey. Puis, au détour du sentier, se joignait au joyeux cortége, le sire Charles de Hettehou, dont le manoir du Saussay, fièrement assis au haut du promontoire qui domine le confluent, laissait voir entre les arbres ses girouettes avec leurs blasons d’azur à 3 croissants d’argent. Je serais remonté jusqu’aux Croisades, où j’aurais retrouvé encore un du Buat, si l’humble clocher de St-Vincent ne m’était apparu au détour du chemin.

Ancienne église à Saint-Vincent Comme Réville, St-Vincent a perdu sa pieuse destination. L’exercice du culte est transféré à Broglie. Le toit s’effondre, les fenêtres ont perdu leurs vitraux ; le vent siffle au milieu des nefs désertes, dont les murs sont verdis par l’humidité, et la cloche ne se balance plus dans le clocher ouvert à tous les vents, et dont les bois pourris céderont bientôt. Le cimetière est envahi par les broussailles et les ronces, laissant à peine voir la place des vieux tombeaux que la mousse a couverts.

Le chevet se montre sur le chemin, tandis que le pignon occidental est presque enfoui sous les terres du coteau dont la hauteur rivalise avec celle du comble. Cette église disparaîtra certainement dans peu de temps. Avec le culte de la truelle et du niveau si dominant dans notre siècle, les monuments, même les plus cachés, ne meurent pas de la main du temps. On saura trouver quelque route plus ou moins utile, ou tout autre besoin de notre sublime civilisation pour en faire bien vite justice. Je m’y suis donc arrêté longtemps. Écartant les branchages parasites, j’en ai fait le tour et je l’ai étudiée avec soin.

La position du pignon occidental s’opposait à ce qu’on y pratiquât aucune ouverture. C’est un mur plein construit en silex ; les angles seuls sont en pierre. Ces pierres sont disposées de la façon nommée par les Anglais long and short, expression sans équivalent en français ; les joints sont fort larges. Ces caractères indiquent le XIe siècle. Ils sont surtout saillants sur le mur du nord, privé d’ouvertures. Le mur méridional a été récrépi et percé ; il a donc moins d’intérêt. Comme le fait voir mon dessin, la porte ouverte au centre est sans caractère. Les deux fenêtres qui l’accompagnent sont surbaissées ; mais à claveaux extradossés, garnis d’une moulure torique. Leur armature est en fer carré. A quelle époque remontent-elles ? La petitesse et la nature des matériaux m’auraient porté à les dater du XIIIe ou du XIVe siècle ; mais elles peuvent être aussi bien du XVIe. Leurs moulures sont peu caractérisées et ne peuvent fixer l’incertitude. Il n’y a point de contreforts. Le clocher est assis sur l’arc triomphal : il est fort trapu et revêtu d’essente.

Le chœur forme retraite sur la nef. On y retrouve une fenêtre semblable à celles dont je viens de parler, et une autre petite fenêtre en briques du XVIIIe siècle. Les murs sont en silex, disposés en arête de poisson ; mais les pierres d’angle n’ont pas les joints larges comme à la nef. Au nord, il ne se trouve qu’une seule fenêtre ; elle est romane, cintrée, assez large, toutefois sans ébrasement intérieur. C’est un des caractères du roman le plus ancien. Elle est pratiquée au milieu du mur.

Le chevet est droit, également en blocage. Malgré la déclivité du terrain, il n’a pas de contreforts ? Une petite sacristie s’y appuie.

L’intérieur, privé de son mobilier, sera bien vite décrit. La nef était couverte par un simple plafond porté sur les entraits de la charpente, où je ne vois aucun caractère d’antiquité. L’arc triomphal a été détruit, sans doute au XVIe siècle, lors de l’établissement du clocher. Quant au chœur, on voit encore sa voûte en merrain dont les douvettes sont bordées de trèfles empreints au poncis.

Le maître-autel est resté en place. Il est en pierre et remonte seulement au siècle dernier, comme l’indique suffisamment sa forme en doucine. Il avait un rétable en pierre, de dimension médiocre, dont il reste aussi deux pilastres.

Malgré son état de délabrement, l’église de St-Vincent est restée un objet de vénération et un lieu de pèlerinage. Pour satisfaire à ces sentiments, on a réuni dans un coin : 1° une statue de la Vierge tenant l’Enfant-Jésus. Sa date peut être ancienne, car l’enfant est vêtu d’une longue robe et presse entre ses mains une colombe voletante ; 2° une sainte tenant dans ses bras une croix, sans doute sainte Hélène ; 3° enfin le crucifix de l’arc triomphal, lequel pourrait dater du moyen-âge.

Je n’ai rencontré, près de ma route, aucun manoir féodal : il y en avait pourtant plusieurs sur cette paroisse. Ainsi la Rivière, demi-fief de haubert, incorporé dès la fin du XVIe siècle à la baronnie de Chambrais.

En 1463, Montfaut inscrit parmi les nobles certifiés de la paroisse de St-Vincent, Jehan Le Roy. Il était seigneur de Mont-Allard, fief situé sur Chambrais « jouxte le chasteau dudict lieu », mais de plus du fief de la Rivière. En effet, dans un aveu de 1604, la dame de Ferrières constate que, lors de son incorporation, la Rivière était aux mains de Robert Le Roy. De Marle, en 1666, trouva dans cette paroisse deux gentilshommes : André Le Doyen, sieur de Montrosty, et Robert Le Forestier, sieur de Millay. Un état des seigneurs de l’élection de Bernay, à peu près de la même époque, indique comme seigneur de St-Vincent, André Guenet, conseiller au Parlement. Le château de Guenet se montre de loin sur les coteaux de l’autre côté de la Charentonne, dominé par les grands bois.

Un chemin charmant me conduisit en une demi-heure au bourg de Broglie. Je laissai à gauche le château, perché sur son promontoire : je jetai un coup-d’œil à l’église, dont je n’essaierai pas la description : l’Association normande l’avait visitée une année auparavant, et un procès-verbal en relate le haut intérêt. Elle mérite une monographie.

Là fut le terme de mon voyage pédestre. Le modeste phaéton du courrier des dépêches me transporta rapidement à Bernay par une route assez monotone, et le soir le chemin de fer me ramenait à Lisieux. J’avais, dans ces trois jours, exploré assez consciencieusement, j’ose le dire, un triangle de plus de deux lieues de côté, limité par la voie romaine de Lisieux à Condé et par les chemins, probablement romains aussi, d’Orbec à Montreuil et de Broglie à Séez par Cisay et les Lettiers..


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