[LE FORT, Victor (18..-19..] : Le Théâtre Romain de Lisieux (1912).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (27.VI.2013)
Texte relu par A. Guézou.
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Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Norm 31bis) de la Revue illustrée du Calvados, 6e année n°12 - décembre 1912.


Le Théâtre Romain de Lisieux
Les Spectacles chez nous il y a 2.000 ans
par
V. Le Fort

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Nous avons vu, le mois dernier, ce que fut dans l’ensemble la vie théâtrale dans le Calvados au cours de ces cent-cinquante dernières années.

Le goût de nos compatriotes pour les spectacles n’avait pas attendu, pour se manifester, les débuts de la troupe de François Bernaulx, ni les farces des baladins de foire, pas plus que les mystères, soties ou chansons de gestes du Moyen-Age.

Il y a, en effet, dans notre département – à Lisieux même – sur les ruines de l’ancienne ville, les restes deux fois millénaires du théâtre cirque de Noviomagus Lexoviorum.

Il fut construit, vraisemblablement, une soixantaine d’années avant notre ère, pour les plaisirs des légionnaires de Titurius Sabinus et pour ceux des Lexoviens.

Sur le genre de spectacles qu’on y donnait et sur les acteurs qui figuraient à la scène ou dans l’arène, nous n’avons pas de renseignements autrement précis : mais il est probable qu’ils ne devaient guère différer de ceux que l’on voyait partout ailleurs dans les cirques de Rome et dans les villes des Gaules que la fantaisie des Césars dota d’amphithéâtres.

Ces villes étaient au nombre de 42 : Agen, Angers, Arles, Autun, Bavay (Nord), Beauvais, Besançon, Béziers, Bonnée (Loiret), Bordeaux, Bourges, Chennevière, Colmar, Dôle, Doué, Fréjus, Gand, Levroux, Limoges, Lisieux, Lyon, Le Mans, Metz, Moyrans (Jura), Narbonne, Néris, Nîmes, Orange, Orléans, Paris, Périgueux, Poitiers, Reims, Rodez, Saint-Bertrand, Saint-Michel-de-Touche, Saumur, Sceaux (près de Montargis), Soissons, Tintiniac et Vienne.

Noviomagus dormait depuis la fin du quatrième siècle sous les couches de terre que les Saxons avaient pris la peine d’accumuler sur les pierres de ses palais détruits, comme pour en supprimer jusqu’au souvenir.

Théâtre romain de Lisieux (1) Pendant des siècles, les bœufs pâturèrent sur ses ruines et les laboureurs y ensemencèrent la plaine, sans se douter qu’ils foulaient aux pieds une civilisation évanouie.

En 1770, comme l’on traçait la route de Lisieux à Caen, c’est-à-dire la route nationale de Paris à Cherbourg, il se trouva que l’ingénieur des Ponts-et-Chaussées Hubert, chargé de ce travail eut à construire un remblai assez prononcé à hauteur du hameau de Saint-Clair.

Pour cela, il fallait de la pierre, il en chercha dans tout le pays et n’en trouva pas qui convint à ses besoins.

Un beau jour cependant quelqu’un lui dit : « De la pierre ! vous en trouverez en quantité sur le coteau de Bourguignolles : elle est même toute taillée ! »

Hubert alla à l’endroit indiqué entre les routes actuelles de Dives et du Pré-d’Auge, fit exécuter au Champ-Loquet quelques fouilles et acquit bientôt la certitude qu’il se trouvait sur l’emplacement occupé par les auteurs Noviomagus Lexoviorum.

L’ingénieur était un homme éclairé, qui unissait à ses connaissances professionnelles le goût des choses du passé.

Il s’arrangea de façon à mettre à profit la permission qui lui fut accordée de prendre sur ces terrains la quantité de pierre qui lui était nécessaire, pour reconnaître en même temps le plan général de la cité disparue.

Tout en extrayant les moellons auxquels étaient mêlés les débris des matériaux précieux qui avaient concouru à l’ornementation des palais et des basiliques, Hubert mit à jour des vestiges de rues de 10 à 15 mètres de largeur, des places publiques, les soubassements d’un vaste édifice qui fut peut-être un temple ou un sénat.

Ce monument avait 43 mètres de longueur.

Autour de lui rayonnaient des rues qui avaient été bordées de riches maisons particulières.

Un peu partout on découvrit des fragments de socles, de corniches, de pièces de marbres moulurées, des médailles de bronze de Trajan, de Vespasien, de Titus, de Marc-Aurèle, de Commode et de Constantin, ainsi que des poteries et des statues mutilées.

L’ingénieur reconnut encore une des portes de l’enceinte ; un de ses piliers en maçonnerie qui subsistait encore en 1770 aurait valu son nom à la ferme des Tourettes située à proximité.

Il évalua la longueur approximative de l’ancienne ville à un peu plus d’un kilomètre sur une largeur de 800 mètres, mais il est probable que l’importance de Noviomagus dut être beaucoup plus grande.

Malheureusement, Hubert ne put pas s’en assurer car il n’avait pas obtenu de pousser ses fouilles au-delà de la quantité de pierres nécessaire à la confection de sa chaussée et il fut contraint de cesser ses recherches lorsqu’il eut prélevé les 4.000 mètres cubes de moellons et de cailloux dont il avait besoin.

L’honneur ne lui en reste pas moins d’avoir retrouvé – aidé par un heureux hasard il est vrai – l’emplacement de l’ancien Lisieux que l’on supposait jusqu’alors être le même que celui de la ville actuelle.

Hubert avait consigné toutes ses observations dans un mémoire qui ne put trouver d’éditeur, en raison, parait-il, du peu d’intérêt du sujet !

Il fit parvenir plus tard son manuscrit à Mongez, directeur du Journal de Physique, qui, d’ailleurs, ne l’inséra pas.

Ce fut seulement le 20 octobre 1802 qu’un des fils de Mongez fit à l’Institut dont il était membre, une communication sur l’emplacement de Noviomagus d’après le mémoire d’Hubert.

Cette communication parut dans le Moniteur du 24 Brumaire an VI et du 12 décembre 1809.

Louis Dubois – l’auteur précisément du septième couplet de la Marseillaise dont notre érudit collaborateur, M. Jean Lesquier, nous a entretenu le mois dernier – s’occupa beaucoup de cette question ; il entreprit de nouvelles fouilles et repéra en 1818 et 1820, des vestiges de plusieurs rues et les ruines d’un amphithéâtre.

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Théâtre romain de Lisieux (2) De cet amphithéâtre, il subsiste la cuvette elliptique dont les gradins en pente durent être simplement creusés en utilisant la pente naturelle du côteau ; des milliers de spectateurs pouvaient y prendre place sur les bancs de gazon.

L’arène était relativement peu vaste et ne devait pas permettre les courses de chars.

Aussi bien, le théâtre de Lisieux était-il un établissement mixte comme celui de Lutèce et de Lillebonne, à la fois cirque et théâtre.

Dans la piste sablée, protégée par de fortes barrières, se donnaient les combats de gladiateurs et d’animaux féroces, on pouvait à volonté la transformer en naumachie, c’est-à-dire l’emplir d’eau et y donner des spectacles nautiques. Enfin l’un de ses plus grands côtés n’était pas muni de gradins : de hautes murailles ornées formaient sur ce point un décor de fond au pied duquel était installée une véritable scène où se jouaient les pantomimes et autres divertissements alors en usage.

A Lisieux, les murailles qui fermaient le fond du théâtre existent encore, prolongées sur une centaine de mètres. Leur appareil se compose de lits de moellons alternant avec des chaînages de longues dalles de terre cuite, le tout lié d’un mortier à la chaux d’excellente qualité. Ces murailles sont adossées au Ruisseau des Tourettes, plus connu sous le nom moderne et significatif de Douet-Merderet.

Elles étaient couronnées du côté de la scène d’un motif d’architecture plus ou moins riche où des niches carrées et demi-circulaires abritaient les statues des dieux protecteurs, le plus souvent celles de Diane et de Pluton.

Aux points où l’arc de l’amphithéâtre vient joindre cette muraille, au-dessus de laquelle de grands arbres balançaient leur verdure, deux grands tumuli se remarquent sous lesquels vraisemblablement se trouvaient les caveæ ou carceres, où l’on enfermait les animaux sauvages destinés à paraître dans le cirque.

C’est également à cet endroit que s’élevaient de chaque côté de la scène les loges des consuls, des sénateurs et des magistrats, ordonnance qu’ont respectée nos architectes contemporains pour situer les loges officielles.

Pour l’attribution des autres gradins, un protocole minutieux était établi.

Chaque galerie était spécialement affectée à une classe de la population.

Les deux premiers rangs étaient réservés aux collèges des prêtres, aux chevaliers, aux tribuns et aux citoyens romains.

Le peuple divisé en tribus venait ensuite.

Les femmes avaient leur galerie particulière.

Les esclaves occupaient le gradin le plus élevé.

La manie de la classification sévissait déjà si fort à cette époque qu’il arriva que des places différentes furent affectées aux célibataires, aux hommes mariés, aux jeunes gens et à leurs pédagogues.

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Voilà pour l’édifice.

Voyons maintenant la représentation.

Les spectacles étaient annoncés à l’avance dans tous les endroits publics, au Forum, dans le vestibule des temples et dans les salles des Thermes, par des affiches qui détaillaient soigneusement l’ordre et la succession des jeux.

Quelquefois même, ces affiches, absolument comme aujourd’hui, représentaient les traits des « vedettes » et les scènes saillantes du spectacle annoncé.

Les « étoiles » pas plus que les « affiches » ou même les « colonnes Moriss » ne datent pas d’hier, comme l’on voit.

Au début de la représentation, les acteurs et les combattants entraient processionnellement dans l’arène, en faisaient le tour, saluant de la main ou avec leurs armes lorsqu’ils défilaient devant la loge consulaire.

Le spectacle en lui-même était le plus souvent varié, courses à pied, lancement du palet ou du disque, luttes des pugiles et des retiaires, duels sanglants de gladiateurs et d’esclaves précédaient à volonté les gestes et les chants des mimes et des histrions.

D’autres fois, à défaut des éléphants et des lions qui eussent demandé trop de peine à amener jusque dans le nord des Gaules, les animaux les plus divers luttaient entre eux ou contre les hommes, depuis les ours, les aurochs, les étalons sauvages, les cerfs et les sangliers, jusqu’aux coqs et aux oiseaux.

Parfois, un vannage établi dans le lit du ruisseau transformait l’arène en une vaste piscine où l’on simulait les jeux des naïades et des sirènes, ou des combats de navires.

Des poissons de grande taille ou des veaux marins y étaient amenés et leurs évolutions variaient les plaisirs de la multitude.

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Depuis longtemps déjà, une ferme, pittoresque et jolie d’ailleurs, se dresse, gardienne solitaire au bord du vieux cirque romain. Elle a emprunté pour ses assises, les pierres de grand appareil qui furent peut-être celles du podium impérial. Au-dessus des prisons effondrées des bêtes fauves, un jardinet tranquille se couvre de légumes verts.

Des pommiers vigoureux ont implanté leurs racines dans le gazon des gradins où s’assirent côte à côte les citoyens de Lisieux et les légionnaires de Rome.

A grand peine, les pierres vénérables dissimulées sous les lierres rappellent-elles ce prodigieux passé.

Pour le reste, le même tapis d’herbe qui recouvre les prés d’alentour, revêt le sol précieux de Noviomagus ; seule la lessive qui sèche aux cordeaux suspendus dans les branches, évoque, pour le rêveur, le frissonnement du voile blanc de quelque vestale.

V.L.F.


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