Un Normand dont le père avait
été pendu, lui fit faire un service fort honorable. Pendant que le curé
faisait la procession autour d'une représentation couverte d'un drap
mortuaire, et jetait de l'eau bénite pardessus, le Normand lui prit la
main et la lui leva, en disant : « Monsieur, jetez l'eau bénite en
l'air, et cela pour cause. »
*
* *
Un
Normand étant assigné en conciliation : « Evitez un procès, lui dit le
juge-de-paix, conciliez-vous. — Pas si bête, Monsieur, reprit le
Normand, on se moquerait de moi dans le pays. »
*
* *
Un homme fut accusé d'un larcin : le juge, en l'interrogeant, ayant
appris qu'il était sergent Rousseau et Normand, lui dit : « Voilà bien
des titres qui déposent contre vous ; vous êtes convaincu sans l'être,
et j'ai droit de vous condamner avant de vous faire votre procès. »
*
* *
Deux individus, l'un Gascon et l'autre Normand, allaient être pendus :
pendant la lecture de la sentence du Gascon, qui avait volé des clous,
le Normand haussait les épaules et témoignait son mépris ; lorsqu'on en
vint à lire la sienne, qui le condamnait pour avoir volé un sac
d'argent, il se retourna froidement du côté du Gascon et lui dit: «
Sont-ce là des clous ? »
*
* *
Un Normand à qui les sermens ne coûtaient rien, levait la main
ganche en justice. Le juge lui dit de lever la main droite. « Je le veux
bien, répondit le Normand, je les lève toutes deux indifféremment. »
*
* *
Un homme qui avait été trompé plusieurs fois par des Normands qui lui
avaient souvent manqué de parole, disait à Dieu, en le priant : « Vous
nous avez promis de nous assister dans nos tribulations, vous ne
vous dédirez point, vous n'êtes pas Normand. »
*
* *
Un Normand disait pour prière, tous les soirs, en se couchant : « O mon
Dieu, ne me donnez pas de bien, mais dites-moi où il y en a, je sautai
bien en prendre. »
*
* *
Un normand, laquais d'un gentilhomme du même pays, était la naïveté
même. Etant à Rome avec son maitre
, il lui demanda si la Seine de Rome parcourait autant de pays que la
Seine de Paris. Il s'informait où était le Louvre, la place Maubert,
la place Royale. Il demanda en français à un petit garçon qui venait de
servir une messe, si l'on en dirait bientôt une autre ? Le petit garçon
répondit en italien qu'il n'entenda[it] pas le langage qu'on lui
tenait. On expliqua cette réponse au laquais normand, qui dit : « Il
agit par malice, il entend bien ce qu'on lui dit, car j'ai bien
remarqué que lorsque le prêtre lui a dit
Dominas vobiscum, il a bien su répondre :
Et cum Spiritu tuo. »
*
* *
Le clerc d'un procureur normand, à qui l'on demandait des nouvelles
de son maître, répondit qu'il était mort sans vouloir rien prendre. «
Sans rien prendre ! lui dit-on, il n'était pas du pays.
*
* *
Le même laquais dont j'ai parlé, avait été chargé par son maître
d'entrer dans sa chambre et de l'éveiller à cinq heures du
matin. Cependant il ne s'éveilla qu'à sept. Le maître ayant ouvert son
rideau et aperçu son domestique, lui demanda l'heure qu'il était : sur
sa réponse, il lui reprocha de n'avoir pas exécuté ses ordres. Je suis
ici dès quatre heures, répondit le laquais , je n'ai pas osé faire du
bruit parce que vous dormiez et j'attendais patiemment que vous vous
éveillassiez de vous-même. Son maître s'emporta et le battit. Il lui
donna ensuite le même ordre de l'éveiller le lendemain ; le laquais
vint à deux heures après minuit, il vit son maître qui dormait
profondément, il le tira tant qu'il l'éveilla : Monsieur, lui dit-il,
vous avez encore trois heures à dormir, car il n'est que deux heures.
Ce gentilhomme l'envoya chez un de ses amis pour lui porter un présent
:
le laquais, de retour, lui rapporta que cet ami se faisait peindre. Le
maître lui dit : Le peintre mit, l'autre jour, devant moi , la main au
visage, il faut qu'on donne à présent un habillement à ce portrait. —
Pardonnez-moi, Monsieur, dit le laquais, je ne le crois pas, car je
n'ai point vu de tailleur, je n'ai vu que le peintre.
*
* *
Un Normand traitait un de ses compatriotes de voleur, de coquin, de
filou. Celui-ci lui dit : Monsieur, je n'aime pas les mots à double
entente.
*
* *
Le seigneur de Canbec étant un jour à table avec le seigneur de
Norcarmes et quelques autres seigneurs, celui-ci, parlant des femmes,
soutint qu'il n'y en avait pas une qui fût honnête. Il faut donc
nécessairement, lui répliqua le seigneur de Caubec, de deux choses
l'une, ou que vous soyez ou cocu ou fils de p... , ou que vous en ayez
menti.
*
* *
Un président normand faisant une harangue au Roi Henri IV, et étant
demeuré court, ce prince dit à ses courtisans : Il ne faut pas en être
surpris, les Normands sont sujets à manquer de parole.
*
* *
Un paysan des environs de Caen, qui était en procès, alla voir son
avocat, qui lui dit : Mon ami, tu perdras, la loi décide contre toi.
— Bah ! bah ! dit le villageois, allez toujours, Monsieur, les juges
se tromperont peut-être.
*
* *
Un jeune homme de Rouen fut accuse d'être le père d'un enfant qu'une
fille de famille avait mis au monde. Cité devant le juge, il se
défendait de cette paternite. Le juge le pressait vivement et
prétendait le convaincre par les assiduités qu'il avait eues pour cette
jeune fille. « Je ne crois pas , dit le jeune homme, être le père de
cet enfant ; mais, entre nous, je n'y ai pas nui. »
*
* *
Un Normand donnait à dîner à un homme qui n'avait étudié que pour être
plus ignorant, pour ne pas dire plus sot. Celui-ci voyant un bon
morceau de l'autre côté du plat, qu'il ne pouvait atteindre par
civilité, entreprit un discours sur l'astrologie et tourna le plat, en
disant: Le ciel tourne ainsi, Monsieur, et c'est une démonstration.
Mais le Normand le remettant comme il était, « Il est vrai , dit-il
; mais il retourne après ainsi ; et si votre démonstration est
à
priori, celle-ci est
à posteriori ; mais elle est la meilleure. » Sur quoi il prit et mangea le morceau.
*
* *
Un paysan des environs d'Avranches étant a confesse, s'accusait d'avoir
volé du foin : le confesseur lui demanda combien il en avait pris de
bottes. Devinez, répondit le pénitent. — Trente bottes ? reprit le
confesseur. — Oh ! oh ! —Combien donc ! Soixante ? — Oh ! vraiment
nenni, reprit le paysan ; mais boutez-y la charretée entière ; car
aussi bien ma femme et moi devons aller tantôt chercher le reste.
*
* *
Un Normand nia en justice un dépôt qui lui avait été confié, et
l'assura par serment. Sa partie l'attendit à la porte du Palais pour
l'accabler de reproche. « Entre vous et moi, lui dit le parjure, je ne
nie pas le dépôt ; mais quelle nécessité que les juges soient instruits
de nos affaires? »
*
* *
Un riche marchand normand établissait son fils dans le commerce ; il
lui dit : Garde-toi bien de faire banqueroute ; mais si tu la fais,
fais-la grosse ou ne t'en mêles pas.
*
* *
Un juge de Basse-Normandie n'avait qu'une formule en matière de procès
criminel. Si l'accusé était vieux, « Pendez, pendez, disait-il, il en a
fait bien d'autres ! » S'il était jeune, « pendez, pendez, il en ferait
bien d'autres ! »
*
* *
Un prédicateur bas-normand fut un jour prié de faire le panégyrique de
saint Thomas dans l'église des Dominicains de D** , le jour de la fête
: étant monté en chaire, et parlant de la profonde sagesse de saint
Thomas, il s'écria à haute voix : « Aussi, Messieurs, était-il du pays
de Sapience, le grand Saint, Normand, et Bas-Normand du côté de sa
mère. » Ce qui amusa beaucoup l'auditoire.
*
* *
Le grand Corneille, qui était natif de Rouen, ayant publié
les Horaces, on lui rapporta que le cardinal de Richelieu et une autre personne de
grande qualité, qui s'étaient déclarés contre
le Cid, feraient aussi
écrire contre cette nouvelle pièce. Corneille répondit : « Horace fut
condamné par les décemvirs ; mais il fut absous par le peuple. »
*
* *
Un
procureur bas-normand qui venait d'acheter une charge de sénéchal à son
fils, lui conseilla de travailler toujours utilement et de faire
contribuer ceux qui auraient besoin de lui. Quoi ! mon père, dit le
fils
surpris d'un tel conseil, vous voudriez que je vendisse la justice ? —
Sans doute, repondit le père, une chose si rare ne doit pas se donner
pour rien.
*
* *
On demandait à un riche propriétaire de Normandie deux mille écus pour
les frais de l'enterrement de sa femme, qu'il avait été ravi de
perdre. Deux mille écus ! s'écria-t-il, j'aimerais autant qu'elle ne
fût pas morte !
*
* *
Un gentilhomme de Rouen rencontra dans la campagne trois prêtres, et
leur dit fort honnêtement : Dieu vous garde, messieurs les clercs. Sur
quoi ils répondirent : Nous ne sommes pas clercs, Monsieur, nous sommes prêtres. Le
gentilhomme alors reprit aussitôt : Dieu vous garde donc, messieurs;
les prêtres, qui n'êtes pas clercs.
*
* *
Un paysan de la Normandie sollicicitait son procureur pour qu'il
poursuivlt vivement sa cause ; mais celui-ci, qui ne voyait point venir
d'argent, disait toujours à son client : Mon ami, ton affaire est si
embrouillée que je n'y vois goutte. Le paysan comprit à la fin ce que
cela voulait dire, et tirant de sa poche deux écus, il les présenta à
son procureur. Tenez, Monsieur, lui dit-il, voici une paire de besicles.
*
* *
Un bel-esprit de Normandie ayant appris par un de ses amis que son
curé était mort. Ne le croyez pas, lui répondit-il, il m'écrit tout ;
et s'il était mort il ne manquerait pas de m'en donner des nouvelles.
*
* *
On avait condamné à mort un paysan convaincu de crime. L'exécuteur ne
se trouvant point ce jour-là, le juge, assisté de ses officiers, alla à
la paroisse et fit sonner les cloches pour faire assembler les
habilans, lesquels étant accourus, il leur dit tout haut qu'il y avait
en la prison nu homme condamné à mort, mais que le bourreau ne se
trouvant point, s'il y avait quelqu'un en la compagnie qui voulût en
servir, on lui donnerait un écu avec la dépouille du patient. Il
arriva, qu'un bas-normand, qui passait par-là, accepta l'offre et fit
l'exécution. Six mois après, repassant par le même endroit, il s'avisa
de sonner les cloches, et assembla la populace, à laquelle il dit : «
Messieurs, il y a quelque temps que je passai ici, on me donna un écu
pour pendre un homme, et toutes ses hardes. S'il y a quelqu'un en la
compagnie qui désire se faire pendre, je le pendrai pour trente sols et
je lui ferai grâce de la dépouille. »
*
* *
Un habitant de Normandie, condamné à être pendu, étant à l'échelle, on
lui présenta une femme de mauvaises mœurs qu'on lui proposa d'épouser,
s'il voulait sauver sa vie. Il la regarda quelque temps, et ayant
remarqué qu'elle boitait. Elle boite, dit-il à l'exécuteur, attache,
attache.
*
* *
Un de ses compatriotes ayant volé un cheval à Rouen, alla le vendre à
Falaise. L'acquéreur, étant convenu du prix, soupçonna que le cheval
avait été dérobé ; il dit au vendeur : Monsieur, le garantissez-vous
partout ? — Oui, répondit notre homme, pourvu que vous ne passiez pas à
Rouen, mais que vous cotoyez cette ville.
*
* *
Un paysan normand, malin comme ils le sont tous, avait confié en
partie, à un de ses voisins, un terrine de lait : il vint la redemander
; mais le lait était disparu. Grande querelle, grand tapage, il y eut
procès. La cause ayant été plaidée devant le juge du lieu, le voisin
fut condamné à payer le lait, quoiqu'il soutînt que c'étaient les
mouches qui l'avaient mangé. Il fallait les tuer, lui dit le juge. —
Quoi ! répond le paysan, il est donc permis de tuer des mouches ? —
Oui, répond le juge partout où vous les trouverez, je vous le permets.
Au même instant, le paysan voyant une mouche sur la joue du juge,
s'approcha de lui et lui donna un bon soufflet, en disant : Je gage que
cette coquine de mouche est une de celles qui ont mangé le lait.
*
* *
Un Normand s'entretenant un jour avec un Gascon, dit qu'il s'étonnait,
si l'on meurt de peur, comment il était encore en vie, vu que s'il y
avait un homme plus poltron que lui, il s'irait pendre. Vas donc te
pendre, lui répondit le gascon, car tu es plus hardi que moi, qui ne
voudrais ni me pendre ni être pendu.
*
* *
Dans un petit village de Normandie il y avait un juge en très-mauvaise
odeur et qui passait pour le plus grand voleur du pays. Un jour qu'il
donnait à manger il fit venir un trateur et il lui commanda, entre
autres mets, du canard de rivière. Le traiteur s'excusa sur ce que la
saison n'était pas encore assez avancée. Quoi ! lui dit le juge, il y a
deux jours que j'en ai vue une compagnie de deux douzaines qui
volaient. Cela se peut, Monsieur, lui observa le traiteur, mais vous
savez que tous ceux qui volent ne sont pas pris.
*
* *
Un savetier présentait au juge de Lisieux une requête pour être
démarié, parce qu'il avait éte trompé et que sa femme était accouchée
dans le premier mois de leur mariage. Le juge, pour se débarrasser, lui
dit : Mon ami, par les réglemens de votre profession ne vous est-il pas
défendu de travailler sur du cuir neuf ? — Oui , Monsieur, répondit le
pauvre diable. — Eh bien, reprit le juge, qu'avez-vous à vous plaindre
? Le savetier convaincu se retira satisfait.
*
* *
Deux servantes du pays de Caux s'étant rencontrées, après s'être
entretenues de leur pays, s'informèrent réciproquement des avantages de
leurs conditions. Combien gagnes-tu, lui dit la première ? — Quarante
écus. — Je n'en ai que trente, moi. — Trente ? cela n'est pas
possible. — Il est vrai que je vais au marché. — Ah ! tu vas au marché,
je ne m'étonne plus : si j'y allais, je me contenterais de vingt écus.
*
* *
Un patient étant à la potence, à Caen, somma le lieutenant criminel, en
protestant de son innocence, de comparaître dans un an devant Dieu à
pareil jour. — Je ferai défaut, lui répondit ce magistrat.
*
* *
Un seigneur de la Normandie, qui était très-mal avec son curé, tomba
dangereusement malade. Il chargea un huissier de faire au curé une
sommation de lui apporter le viatique. Crainte de refus, l'huissier mit
dans son exploit, qu'à défaut par le curé d'apporter ce sacrement la
sommation tiendrait lieu de viatique.
*
* *
Un tailleur normand avait coutume de voler de l'étoffe sur tous les
habits qu'il faisait pour le public. Un jour qu'il en coupait un pour
lui, sa
femme s'aperçut qu'il coupait comme de coutume. — Tu n'y penses pas,
dit-elle à son mari. — Tais-toi, lui répondit-il, si je m'écartais de
ma règle pour moi-même je pourrais y manquer pour les autres.
*
* *
Un curé des environs de Falaise, en faisant son prône, reprochait à ses
paroissiens leurs vices et leurs débauches, et leur disait qu'ils
seraient tous damnés s'ils ne se corrigeaient Une vieille femme tout
effrayée de ses menaces, va aussitôt après le prône trouver la mère du
curé, qui demeurait avec lui, et dont elle était l'amie ; elle lui
demanda s'il est vrai qu'ils seront tous damnés, comme son fils venait
de le dire. Bah ! répondit la mère, est-ce que vous le croyez ? C'est
le plus grand menteur du monde ; quand il était petit je ne le
fouettais que pour cela.
*
* *
Les Normands sont les pères de la chicane, on leur reproche de n'être
pas scrupuleux lorsque leur intérêt exige qu'ils se rétractent. Il vaut
mieux, disent-ils, se dédire que de se détruire. Un Normand raffiné
dans les procès pourrait donner la science de plaider, en plusieurs
volumes in-folio.
*
* *
Un plaideur de cette nation ne parlait que procès, ruses et stratagêmes
du Palais. Un homme de bonne foi, qui l'écoutait, lui dit : Quelque
savant que vous soyez dans la procédure, je voue défie de m'intenter
jamais un procès. Le normand relève le défi ; il fit assigner son homme
aux fins de se voir condamner à lui payer deux boisseaux de pois qu'il
lui avait vendus et livrés Le défendeur comparut devant le juge ; il
nia. Ou lui déféra le serment. Il dit, en se moquant : « Il m'a vendu
autant de pois que de fèves. Acte de sa déclaration et de sa
confession, reprit le Normand, j'avais oublié les fèves. » Le défendeur
fut condamné à lui payer deux boisseaux de pois et deux boisseaux de
fèves.
*
* *
Un tailleur des environs de Caen, à-la-fois dévot et fripon (qualités
qui ne sont pas toujours incompatibles), eut en dormant un songe
effrayant : il s'imagina voir le jour du jugement dernier et la justice
éternelle dévoilant et condamnant, à la face de l'univers, les
iniquités de tous les hommes. Il attendait en tremblant son arrêt,
lorsqu'une main céleste déroula tout-à-coup à ses yeux un étendart
immense de diverses couleurs et composé de tous les morceaux d'étoffe
qu'il avait volés dans sa vie. Au même instant il se crut précipité
dans les enfers et se réveilla en sursaut, baigné d'une sueur froide ;
il regarda ce songe comme un avis du ciel et fît le serment de ne plus
voler. Pour mieux se prémunir contre son mauvais penchant, il pria ses
garçons, toutes les fois qu'il serait près de céder à la tentation, de
lui crier :
Maître, l'étendart.
Quelques jours s'écoulèrent ainsi.Enfin, un matin, oubliant son rêve et
son serment, il allait couper et soustraire un morceau d'une très-belle
étoffe qui venait de lui être confiée ; ses garçons lui crièrent :
Maître, l'étendart... Rassurez-vous, répliqua le tailleur, il n'y en avait pas de cette couleur dans l'étendart.
*
* *
Un Normand venait de plaider au conseil du Roi. Il s'embarqua sur la
Seine, comme ce fleuve était un peu agité : pendant qu'il allait par
eau, il faisait aller par terre les pièces de son procès dont il était
plus soigneux que de lui-même. Si je viens à périr, dit-il, ce n'est
qu'un homme mort mais si les pièces de mon procès se perdaient, ce
serait le plus grand des malheurs. Les Normands ont le cerveau organisé
pour la chicane même ; aussi un poète a dit d'eux :
Le procès est l'objet de leur idolâtrie.
*
* *
Un évêque du Mans demeura court une fois en prêchant. Quelque temps
après, une dame voyant son portrait , s'écria : Mon Dieu ! qu'il lui
ressemble ! on dirait qu'il prêche !
*
* *
Dans une ville de Normandie, un coupeur de bourses, condamné à avoir le
fouet, dit à l'exécuteur : Frère, mon ami, traite-moi doucement ; à la
pareille. Le bourreau indigné de ce terme de
pareille
ne l'épargna pas ; et l'autre, délivré de cette écorcherie, lu promit
que tôt ou tard il lui en tiendrait compte, et ne manqua pas à sa
parole. Deux ou trois ans s'étant écoulés, notre coupeur de bourses qui
avait changé d'habit et barbouillé son visage, revint dans la ville où
il avait éte si bien étrillé, et n'étant reconnu de personne, un jour
de marché il vola adroitement une bourgeoise et mit son vol dans le
panier du bourreau, qui faisait sa quête, puis avertit la bourgeoise du
vol qu'on venait de lui faire, et montrant le bourreau, lui dit tout
bas : Voilà votre homme, regardez bien dans son panier. Elle se jeta
aussitôt sur lui, et ayant trouvé dans son panier sa bourse, elle le
fit mettre entre les mains des officiers justice. ll fut convaincu du
crime et condamné à être pendu. Comme il n'y avait point de bourreau on
choisit celui qui se presenta le premier, et celui même qui avait coupé
la bourse accepta avec plaisir cette commission. Ayant conduit son
patient au lieu de l'exécution, et étant près de le jeter, il lui dit
tout bas : Te souviens-tu de m'avoir donné le fouet rudement après que
je t'avais prié de me traiter doucement, à la pareille ? C'est moi qui
coupai la bourse et la mis dans ton panier. Le patient s'écria :
Monsieur le greffier un mot. Mais l'autre aussitôt lui fit danser le
branle des pendus, et le grefiler lui ayant demandé ce qu'il voulait.
Bon, dit-il, ce serait perdre du temps que de l'écouter, c'est un
causeur.
*
* *
Guillaume-le-Conquérant faisait à Rouen des remèdes pour se soulager de
son embonpoint. Philippe Ier, Roi de France, le voyant garder le lit
long-temps, dit : Quand le roi d'Angleterre relevera-t-il de ses
couches ? Guillaume, vif et bouillant qui n'entendait pas raillerie,
lui fit dire que sitôt qu'il serait relevé de ses couches il irait
faire ses relevailles à Sainte-Geneviève, à Paris, avec dix mille
lances en guise de chandelles. Il fit en effet la guerre au Roi, et
l'aurait poussée plus loin, après avoir brûlé la ville de Mantes, si la
mort qui l'attaqua n'eût arrêté ses progrès.
*
* *
Un Normand interrogé s'il avait commis tous les crimes dont on
l'accusait, répondit : J'ai bien fait pis.— Comment ? lui
demanda-t-on.— Je me suis laissé prendre, répondit-il.
*
* *
Un Gascon nommé médiateur d'un différend entre un parisien et un
normand, obligea le normand de convenir qu'il devait au parisien une
sornme qu'il promit par écrit de lui payer dans un terme qu'il prit :
le délai expiré, le normand eut recours à la loi du dédit reçue
en Normandie. Le parisien alla se plaindre au gascon ; il le trouva
malade, se disposant à la mort. Donnez-moi un écritoire, dit le gascon
moribond ; il écrivit de sa main, comme il put, ce billet au normand :
« J'interromps mon agonie pour vous dire que je suis surpris de votre
peu de bonne foi ; tenez-moi votre parole ou je ne vous réponds pas que
je ne revienne de l'antre monde pour vous reprocher que vous êtes de
votre pays. »
*
* *
Un baron avait la manie de ne vouloir avoir que des valets normands. Il
en avait. un qui lui était bon à tout, et qui faisait, la cuisine. Il
n'avait mené que celui-là à paris, où il était venu pour suivre un
procès. Un samedi qu'il revint fort tard du Palais, il trouva ce valet
qui dînait. Que fais-tu là ? lui dit le baron. —Ah ! répond le valet,
il est tard , je dînais en vous attendant. — A la bonne heure, répliqua
le maître ; mais puisqu'il est tard, il est donc temps que je
dîne aussi ; sers-mot. Monsieur, reprit le valet, cela est bientôt dit
, vous ne savez pas que le chat a mangé votre dîner. — Comment !
répliqua le baron, le chat a mangé mon dîner ? — Oui, repartit le
valet, j'avais acheté deux soles, une grande pour vous et une petite
pour moi ; ce maudit animal ne s'est point trompé, il a pris la vôtre,
et de peur qu'il ne prît aussi la mienne, je la mets à couvert. — Il me
semble, reprit le baron, que puisque le chat avait pris l'une, tu
pouvais bien me garder l'autre ? —Oh ! monsieur, reparti le valet, je
sais mieux vivre qne cela ; en fait de dîner, chacun le sien n'est pas
trop ; il n'est pas juste qu'un maître soit réduit à manger la portion
d'un valet bas-normand, je ne saurais vous le conseiller ni m'y
résoudre. Vous qui savez plaider et qui n'en perdez pas l'occasion,
continua le valet, pourvoyez-vous à la Cour des Aides.
*
* *
D'où vient, demandait un Normand à un gascon, que votre pays, qui est
le pays de la gloire et de la domination, fournit tant de bons valets
au reste du royaume? C'est, répondit le gascon, que ce n'est pas le
pays du tien et du mien. Comme en Normandie cette discussion n'y occupe
pas, on n'y est maître de rien, on va être ailleurs serviteur de
quelque chose.
*
* *
Henri V, roi d'Angleterre, ayant déclaré la guerre à la France, assiège
la ville de Rouen. Les habitans, fidèles à leur patrie, se défendent
comme des lions. Trompés par les promesses du faible Charles VI et du
duc de Bourgogne, ils résistent avec leurs seules forces aux nombreux
bataillons du monarque assaillant. Durant près de six mois ils font
échouer ses efforts multipliés : enfin, épuisés et en proie à toutes
les horreurs de la famine, ils sont obligés de se rendre à composition
le 13 de janvier 1419. Les articles de la capitulation contenaient en
substance que la garnison sortirait sans armes ; que la ville
conserverait tous ses privilèges et immunités ; qu'elle paierait trois
cents quarante-cinq mille écus d'or au vainqueur ; que tous les
habitans lui prêteraient serment de fidélité, et qu'il pourrait en
choisir trois dont il disposerait à son bon plaisir. Ces trois victimes
furent Robert de Layet, Jean Jourdain et Alain Blanchard, qui s'étaient
signalés par leur fermeté dans les conseils et par leur valeur dans les
combats. Les deux premiers fléchirent à force d'argent le monarque
aussi avare que cruel ; mais Blanchard, qui était pauvre et redouté, le
trouva inexorable. Le bourreau lui trancha la tête. « Je n'ai pas de
biens, disait ce héros en allant gaîment à la mort ; mais quand j'en
aurais, je ne l'emploierais pas pour empêcher un Anglais de se
déshonorer. N'est-il y pas plus beau de mourir pour la patrie que de
ramper lâchement devant un prince qui n'est pas mon roi ? »
*
* *
Un normand voulant prendre un perdreau dans un plat, en prit deux pour
un, parce qu'ils étaient attachés ensemble : une personue qui était
auprès de lui ayant essayé d'en faire tomber un dans le plat. Non pas,
s'il vous plait, dit le normand, quand ils devraient s'égorger, je ne
les séparerai pas.
*
* *
Un gentilhomme normand ayant essuyé le coup de pistolet d'un autre
gentilhomme, tira le sien en l'air, et puis dit à son adversaire :
Monsieur, voyons maintenant si vous réussirez mieux à l'épée. — C'est
trop, Monsieur, répondit l'autre, je vous rends volontiers la mienne
que je ne puis plus tirer contre vous sans être aussi ingrat que vous
êtes généreux. Aussitôt ils s'embrassèrent et devinrent amis.
*
* *
Un jeune homme à qui Corneille (qui, comme on sait, était normand,)
avait accordé sa fille en mariage, étant, par le triste état de ses
affaires, obligé d'y renoncer, vient le matin chez le père pour retirer
sa parole, perce jusque dans son cabinet , et lui expose les motifs de
sa conduite. « Eh ! Monsieur, réplique Corneille, ne pouvez-vous sans
m'interrompre parler de tout cela à ma femme ? Montez chez elle , je
n'entends rien à toutes ces affaires. »
*
* *
Un valet bas-normand, fort simple, fut chargé par son maître de porter
à son ami deux belles figues avec une lettre : il mangea une des figues
en chemin, en sorte que l'ami instruit par la lettre qu'il y en avait
deux, lui demanda l'autre. Le valet lui dit qu'il l'avait mangée.
Comment donc as-tu fait, lui demanda cet ami ? Le valet prit la figue
qui restait et l'avalant : « j'ai fait comme cela, » répondit-il.
*
* *
Un habitant de la Normandie se trouvant dans une compagnie ou une dame
qui parlait bien contait une histoire très-divertissante, vit
tranquillement que sa robe brûlait sans l'avertir qu'après qu'elle eut
fini son agréable narration. Je voyais bien que votre robe brûlait,
dit-il alors ; mais j'ai aussi remarqué que l'on prenait tant de
plaisir à vous entendre, que j'ai appréhendé de vous interrompre en
vous avertissant.
*
* *
Deux bas-normands étant dans un cabaret, parlaient de cette grande
année platonique, où toutes choses doivent retourner en leur premier
état. Ils voulurent faire accroire à l'hôte qui les écoutait
attentivement, qu'il n'y avait rien de plus vrai que cette révolution,
de sorte, dirent-ils, que dans seize mille ans d'ici, nous serons
encore à boire chez vous à pareil jour ; et là-dessus ils le prièrent
de leur faire crédit jusque-là. Je le veux bien, dit le cabaretier ;
mais parce qu'il y a seize mille ans jour pour jour que vous étiez ici
à boire comme vous faites et que vous vous en allâtes sans paver,
acquittez le passé et je vous ferai crédit pour l'avenir.
*
* *
Un paysan des environs de Falaise, qui avait un procès au parlement de
Bordeaux, était venu chez le premier président de ce parlement pour lui
présenter un placet. Ce paysan était dans une antichambre où il
attendait depuis trois heures. Enfin le magistrat vint à passer et
trouva le villageois fort attentif à considéier un portrait où il y
avait au bas quatre P, qui signifiaient : Pierre Pontac, Premier
Président. Eh bien ! mon ami, lui dit ce magistrat, que penses-tu que
désignent ces quatre lettres ? — Ah ! monseigneur, lui répondit-il, il
n'est pas difficile au bout de trois heures d'en deviner l'explication
; elles signifient :
Pauvre plaideur, prends patience.
*
* *
Rollon , duc de Normandie, parvint en très-peu de temps à policer ses
sujets ; et comme ils avaient été longtemps accoutumés au pillage, il
fit des lois si sévères contre le vol, qu'on n'osait pas même ramasser
ce qu'on trouvait, dans la crainte de passer pour l'avoir volé. Un jour
que Rollon était à la chasse, il suspendit un de ses bracelets aux
branches d'un chêne sous lequel il s'était reposé, et l'ayant oublié,
ce bracelet y demeura trois ans, personne n'ayant osé y toucher.
*
* *
Un régent de troisième, près de quitter ses écoliers, leur fit, à
Lisieux, un discours où s'adressant à Dieu, il lui dit en parlant de
ses écoliers : Bêtes vous me les avez donnés, bêtes je vous les rends,
*
* *
Un artisan de Normandie battait sa femme, on vint mettre les hola ; on
apaisa la querelle, et on demanda ensuite au mari pourquoi il en était
venu à cet excès. C'est parce que, dit-il, ma femme ne veut pas être
la maîtresse. Ce sujet-là parut nouveau. Oui, monsieur, continua le
mari, elle veut être le maître et ne veut pas être la maîtresse, elle
veut représenter mon personnage, au lieu de jouer le sien.
*
* *
Un
bas-normand était à Paris dans une boutique où plusieurs personnes
étaient assemblées ; le marchand venait de fermer parce qu'il faisait
nuit ; et comme il allait congédier tout le monde, on entama une
conversation qui suspendit son dessein ; on parlait des tours subtils
et
adroits des voleurs. Le bas-normand prit alors la parole, et dit :
Messieurs, je vais vous raconter une gentillesse d'un voleur, assez
plaisante. Il était dans une boutique comme celle où nous sommes ;
voici
comme il s'y prit pour voler deux flambeaux d'argent. Le filou feignant
de représenter ce qu'il racontai, mit son chapeau sur un bureau, prit
les deux flambeaux d'argent qui y étaient, éteignit les lumières, en
disant que le voleur en avait usé ainsi, et puis, dit-il, il les
emporta. Notre historien les emporta aussi gagnant l'allée qui
conduisait dans la rue. Il se déroba bien vite à ses auditeurs, qui
attendant qu'il revlnt, furent quelque temps sans s'imaginer que le
voleur eût voulu faire un larcin. Quand ils ouvrirent les yeux, il ne
fut plus temps de courir après lui.
*
* *
Un normand parasite, qui était au service, avait soin de se trouver toujours à la table du général. Il
était si diligent, et prenait si bien ses mesures, que malgré la foule
des aspirans il savait toujours occuper une place. Le général, fatigué
de ses assiduités, voulut adroitement le chasser. Monsieur, lui dit-il
dès qu'il fut à table, savez-vous faire l'exercice ? — Sans doute, dit
le parasite. Hé bien, dit le général, faites donc demi-tour à droite.
Le normand toujours assis, sans quitter sa chaise, fit le demi-tour. —
Faites un demi-tour à gauche, continua le général. Notre homme
exécuta l'ordre. — Allez-vous-en, poursuivit le général. — Ah !
monsieur, lui dit le rusé gourmand, vous avez oublié l'ordre de
l'exercice. Il fallait me dire :
Remettezvous. En disant cela , il se
remit à table avec une extrême promptitude.
*
* *
Un paysan alla consulter un avocat de Lisieux sur un procès qu'il
voulait entreprendre. Il tenait son écu à la main, et témoignait qu'il
souhaitait avec ardeur que le conseil fût conforme à son envie.
L'honneur d'un avocat ne lui permet pas d'avoir cette lâche
complaisance pour le client qui le consulte, dût-il être privé de son
honoraire. Le paysan s'adresse à un avocat qui sourd à tous les signes
muets qu'il lui faisait, le condamna. Il rengaina son écu, tira sa
révérence et s'en alla. L'avocat, piqué de l'injustice du manant, vit
bien qu'il fallait agir de ruse pour n'être pas dupe. Il appela le
paysan qui était dans sa cour et le fit remonter. Mon ami, dit-il, dès
qu'il le vit, toutes les affaires ont deux faces. Je viens de réfléchir
sur la vôtre, et en la regardant d'un certain côté je juge que vous la
pourrez gagner. Il lui apporta une raison frivole qui parut excellente
au paysan, qui, charmé du conseil, doubla la dose. Au lieu d'un écu il
en donna deux à l'avocat. Celui ci lui dit alors : je vous ai donné
deux conseils, vous n'avez pas payé le premier, vous avez payé le
second ; gardez-vous bien de le suivre, car il est mauvais mais suivez
le premier, c'est le bon. Si le paysan eût osé , il aurait demandé
qu'on lui tendit ses deux écus ; mais il fut si étonné, qu'il se retira
sans rien dire.
*
* *
On ne se fait point de scrupule de mentir sur l'état de sa fortune,
quand on veut se marier. Un normand qu'on croyait riche affectait l'air
d'un malade le jour de ses fiançailles. La belle-mère lui demanda ce
qu'il avait. Il répondit : madame, je n'ai rien. Elle insista à faire
plusieurs fois la même demande, il fit toujours la même réponse. Après
le mariage, ses créanciers découvrirent sa mauvaise fortune : sa femme
et sa belle-mère lui firent de grands reproches. Je ne vous ai point
trompées, disait-il, ne vous ai-je pas averti que je n'avais rien ?
*
* *
Un paysan des environs de Caen tenait sur son estomac, sous son habit,
un gros monceau, et montrait cette élévation à son procureur toute les
fois qu'il l'allait voir. Voilà, disait-il, ce que je vous garde à la
fin de mon procès. Le procureur animé, parce qu'il croyait que c'était
un monceau d'argent, se tourmenta si fort qu'il gagna le procès du
paysan, et lui annonça cet heureux succès. Alors le paysan développant
le monceau , lui montra un gros caillou. Vous avez bien fait, lui
dit-il, voilà avec quoi je vous aurais assommé, si vous aviez perdu mon
procès.
*
* *
Un gentilhomme normand était fort exact à payer l'argent qu'on lui
prêtait sur sa parole, mais il ne payait qu'à la dernière extrémité
celui qu'on lui prêtait sur son obligation. ll disait que l'argent
prêté sur sa parole était prêté à sa personne, mais que l'argent prêté
sur une obligation était prête à la justice, ainsi que c'était à elle à
faire payer ces sortes de créanciers.
*
* *
Un prédicateur normand qui avait fait un sermon sur le paradis, fut
curieux de savoir l'effet qu'il avait produit sur l'esprit d'un paysan.
Hé hien, mon ami, lui demanda-t-il, ne voudrais-tu pas aller maintenant
en paradis ? — Ma foi, non, lui répondit le paysan, car il m'en
coûterait la vie.
*
* *
Un fermier normand voulant apprendre à son prieur absent du village que
son église était tombée, lui écrivit : le clocher est allé rendre
visite aux fondemens.
*
* *
Un paysan de la Normandie fut chargé un jour par un gentilhomme de
porter à un autre homme de même condition un rossignol dans une cage.
En chemin la porte de la cage s'ouvrit, et l'oiseau s'échappa. Les yeux
du paysan suivirent ce petit animal le plus loin qu'ils purent et lui
poursuivit son chemin. Cet accident ne l'empêcha pas d'aller porter la
lettre à celui à qui elle était adressée, qui lut tout haut ces paroles
qu'elle renfermait :
Je vous envoie un rossignol.
Quoi ! dit le paysan, le rossignol est sur la lettre ! Ah ! que je suis
aise ! Ma foi, je croyais qu'il s'était envolé.
*
* *
Un huissier bas-normand qui voulait allonger un procès-verba1, disait :
Nous étant mis en chemin pour aller faire une telle exécution, nous
avons passé devant la porte d'une église, où la dévotion nous a fait
entrer, et après avoir salué le Saint Sacrement nous avons dit un
De profundi , dont la teneur s'ensuit. Il inséra dans son procès-verbal ce pseaume tout au long.
*
* *
Deux jumeaux voulurent un jour se divertir à Rouen, d'un barbier qui ne
les connaissait point. L'un d'eux l'envoya chercher pour le raser :
l'autre se cacha dans une chambre à côté. Celui à qui on fit
l'opération étant rasé à demi, se leva sous prétexte qu'il avait une
petite affaire ; il alla dans la chambre de son frère, qu'il savona et
à qui il mit son même linge à barbe, et il l'envoya à sa place. Le
barbier voyant que
celui qu'il croyait avoir barbifié à demi avait encore toute sa barbe à
faire fut étrangement surpris. Comment ! dit-il, voila une barbe qui
est
crûe dans un moment, voilà qui me passe. Le jumeau affectant un grand
sérieux, lui dit : Quel conte me faites-vous là ? Le barbier prenant la
parole, lui expliqua naturellement ce qu'il a fait ; qu'il l'a rasé à
demi, et qu'il ne comprend pas comment cette barbe rasée est revenue
si promptcment. Le jumeau lui dit brusquement : Vous rêvez, faites
votre besogne. Monsieur, dit le barbier, je m'y ferais hacher. Il faut
que je sois fou ou ivre, ou qu'il y ait ici de la magie. Il fit son
opération, en faisant de temps en temps de grandes exclamations sur cet
événement. La barbe etant faite, celui qui était barbifié
entièrement va prendre le barbifié à demi, et pendant qu' il se tient
caché, il le substitue à sa place. Celui-ci avec son linge autour du
cou, allons, dit-il au barbier, achevez votre besogne. Pour le coup, le
barbier tomba de son haut, il ne douta plus qu'il n'y eût de la
magie, et n'avait pas la force de parler. Cependant le sorcier prétendu
lui en imposa tellement qu'il fallut qu'il achevât l'ouvrage ; mais il
alla publier partout qu'il venait de raser un sorcier, qui faisait
croître sa barbe un moment après qu'on la lui avait faite. Ainsi ces
deux jumeaux se divertirent parfaitement du barbier à qui ils
escroquèrent de la sorte une barbe.
*
* *
On accuse avec raison les Normands d'aimer trop les procès.
Nous allons rapporter une petite anecdote qui en fournit une preuve
très-plaisante :
Un homme passant dans une des rues de Lisieux, éternua avec un si
grand bruit qu'il épouvanta un chien, qui dans son effroi aboya contre
un âne qu'une bonne femme conduisait. Cet âne emporté par la frayeur,
et dressant les oreilles, courut de toute sa force et passa tout au
travers de plusieurs pots et vases de terre étalés daus un marché,
qu'il fracassa entièremeut. La marchande de cette vaisselle attaqua en
justice le maître de l'âne ; celui-ci mit en cause le maître du chien,
et celui-ci attaqua l'éternueur. Belle cause, propre à recevoir toute
la broderie du Palais, mais plus belle encore sur le théâtre Italien !
*
* *
La plupart des paysans n'ont aucune idée de l'immortalité de l'ame, on
en a rencontré d'assez ignorans pour croire que le Père
éternel pouvait
mourir. Témoin celui des environs de Caen, à qui on demanda si le Fils
était Dieu : il répondit que non ; mais, ajouta-t-il , dès que
Monsieur son père sera mort, cela ne peut lui manquer. Cette ignorance
des gens de la campagne ne fait pas l'éloge de certains curés.
*
* *
Dupont
et Bernard, deux gentilshommes normands, également riches,
se haïssaient souverainement ; c'était une haine héréditaire dans leurs
familles depuis plus de deux siècles. Dupont n'avait qu'une fille, et
Bernard qu'un fils. Quels ressorts n'avait-on pas fait mouvoir pour
accorder ces deux ennemis ! L'éloquence des hommes les plus
pathétiques, l'autorité des médiateurs les plus puissans, qui s'étaient
servis des conjonctures les plus favorables, avaient échoué. Tout d'un
coup Dupont, sans consulter personne, alla voir Bernard. Après les
premières honnêtetés, il lui demanda son fils en mariage pour sa
fille. Bernard surpris, lui dit : Est-ce bien Dupont, mon ennemi
implacable, qui me parle ? Ne serait-ce point un songe ? Quoi ! votre
haine que vous avez nourrie avec tant de soin serait expirée ? N'y
a-t-il point quelque piège caché sous l'appât de ces belles paroles ?
Dupont protesta que la demande qu'il lui faisait était sincère. Ah ! je
ne veux pas, dit Bernard, que vous me surpassiez en générosité.
Voilà qui est fait, je sens dans mon cœur toute ma haine s'éteindre.
Le mariage fut arrêté et fut bieutôtl conclu : l'époux était
très-aimable par son caractère et sa figure ; l'épouse avait une beauté
éblouissante. La réconciliation de ces deux familles fut le sujet de
l'étonnement de toute la province ; tout le monde criait :
Miracle
! Un des intimes amis de Dupont étant venu le féliciter, lui demanda
par quel
prodige il avait été infidèle à une haine qu'il avait juré de conserver
jusqu'au dernier son soupir. Ah ! tu me connais mal, répondit Dupont,
si tu me crois capable
d'une telle lâcheté. La surprise de son ami redoubla : puisque vous
haïssez toujours Bernard, dit-il, expliquez-moi cette énigme ?
Pourquoi avez-vous fait ce mariage ? Hé ! s'écria Dupont dans un
transport violent de haine, c'est parce que je hais Bernard, que je
donne ma fille à son fils. Ma fille est un démon incarné, sa beauté,
son esprit sont des instrumens de sa malice, d'autant plus dangereux
qu'ils portent des coups que personne ne peut parer ; je l'ai élevée
dans la solitude, j'ai caché avec soin son mauvais naturel, je
déchaîne contre mes ennemis une furie animée de toute sa haine ; elle
leur percera le cœur mille fois le jour, et les ruinera par degrés.
Pouvais-je mieux me venger? Sa prédiction fut accomplie : le cruel
Dupont
goûta le plaisir barbare de voir les Bernard mourir de douleur et de
misère ; et sa fille, qui ne leur survécut pas long-temps, et qui
semblait, après avoir causé leur ruine, n'avoir plus rien à faire en ce
monde, les suivit dans le tombeau.
*
* *
Un cavalier entrant dans le faubourg d'une ville normande, pensa
être démonté, parce que son cheval broncha fort rudement. Une jolie
paysanne qui passait se mit à rire à gorge déployée ; le cavalier en
fut piqué, et lui dit : Ma mie, mon cheval fait des faux pas toute
les fois qu'il passe devant une fille de joie. La paysanne ne s'étonna
point du compliment, et lui répondit : Monsieur, n'entrez donc point
dans la ville à cheval, car sûrement vous vous casserez le cou.
*
* *
Un gentilhomme Normand ayant appris que ses créanciers avaient obtenu
une sentence contre lui, et qu'ils avaient dessein de faire exécuter ses
meubles, les fit enlever dans une nuit sans que personne s'en
aperçût. Un huissier vint un jour après, qui ne trouvant personne fit
ouvrir la porte par un serrurier, en présence du commissaire ; mais ils
furent très-étonnés de ne voir que les quatre murailles, sur lesquelles
étaient écrits ces quatre vers :
Créanciers, maudites canailles,
Commissaire, huissiers, recors,
Vous avez bien le diable au corps,
Si vous emportez les murailles.
*
* *
Un savant jurisconsulte disait plaisamment des Normands, qui à l'âge
de vingt et un ans étaient censés majeurs, au lieu qu'il faut
vingt-cinq ans pour les autres Français : C'est que la malice supplée à
l'âge.
*
* *
On parlait un jour, dans une sociéte, d'un homme qui avait vécu plus de
cent ans, comme d'un phénomène. Belle merveille, répondit un Normand
qui se trouvait présent ! si mon grand-père n'était pas mort, il
aurait plus de cent dix ans.
*
* *
Comme on conduisait un Bas-Normand au supplice, étant au pied de la
potence il demanda à hoire : on lui apporta un verre de bierre, duquel
il souffla la mousse. Interrogé pourquoi il faisait cela, il répartit
: Parce que l'écumo de la bierre, à la longue, engendre la gravelle.
*
* *
Deux marchands qui avaient été volés par des soldats qui étaient
Normands, s'en plaignirent à leur capitaine, qui était du même pays.
Cet officier voyant ces deux marchands bien couverts : Par corbleu,
leur dit-il, ce ne sont point mes gens, car ils ne vous eussent laissé
ni culottes ni chausses.
*
* *
Un avocat de Lisieux , qui avait un procès de famille qui durait depuis plus de quatre-vingts ans, dit un
jour, plaidant en son nom devant le premier président : Messieurs, il
y a près d'un siècle que nous avons intenté action contre nos parties
et vous en serez persuadés quand je vous dirai que mon aïeul, mon père
et moi, sommes morts à la poursuite de ce procès. Avocat, lui dit le
premier président , Dieu veuille avoir votre âme ! et il fit appeler une
autre cause.
*
* *
Un président de Rouen avait marié sa fille à un grave magistrat, qui
venait souvent lui faire de longues plaintes de l'humeur frivole et
dépensière de son épouse : excédé de la répétition de pareils discours,
ce président dit un jour à son gendre : Assurez bien ma fille que si
elle vous donne encore sujet de vous plaindre, elle sera déshéritée.
Depuis ce moment le mari ne se plaignit plus.
*
* *
Un jeune tomme très-pressé de terminer avec un usurier Normand, fut
obligé de le suivre au sermon avant que son affaire eût été terminée.
Le prédicateur, par un pur hasard, s'éleva fortement contre l'usure :
Dieu soit béni, dit le jeune homme, mon vilain sera touché et ne
prendra que des intérêts modiques ; mais il fui bien étonné quand, le
sermon achevé, le vieil Arpagon se tournant froidement de son côté, lui
dit : Ce bon prêtre vient de faire son métier, allons faire le nôtre.
Un prédicateur du même pays, embarqué au milieu d'un sermon, ne se
ressouvint plus de ce qu'il devait dire : après s'être bieu frotté le
front, voyant que son esprit et sa mémoire ne lui fournissaient
plus rien, il s'adressa à ses auditeurs de cette manière : « On ne
dira pas que je suis resté-là, car je m'en vais » il descendit aussitôt
de la chaire et s'en fut.
*
* *
Un
gentilhomme Normand désirant venir à Paris, entendit dans une
société une personne qu'il ne connaissait pas, dire qu'elle comptait
faire ce voyage dans le même jour. Il l'aborda gaiement et lui dit :
Vous allez aujourd'hui à Paris, sans doute dans votre voiture ? Oui,
Monsieur ; pourrais-je vous être bon à quelque chose ? Vous me feriez
bien plaisir, répondit le questionneur, si vous voulez y mettre ma
redingotte. — Très-volontiers ; où voulez-vous que je la dépose en
arrivant ?— Oh ! ne vous inquiétez pas de cela, je serai dedans.
*
* *
Un gentilhomme était la terreur des huissiers, parce qu'il en avait déjà mis plusieurs
in pace.
Des sergens fort déterminés n'osaient aborder son château ; un huissier
Normand gagea une somme considérable, qu'il lui donnerait une
assignation, parlant à sa personne dans son château. Il se déguisa en
vielleur, et sous la forme d'un gueux, vêtu de haillons, il alla
demander l'aumône au gentilhomme ; et après en avoir reçu la charité il
le régala sur sa vielle d'un air auquel il accommoda ces paroles :
Monsieur , je vous assigne
Pour comparaître au Châtclet ,
Et par une sentence insigne
L'on rabattra votre caquet
A la requête de Douillet,
l'ail le vingt du mois de juillet
De l'an mil sept cent et quatre,
Par moi, Jean-Christoplie Duplâtre,
Huissier à verge au Parlement ;
Diable m'emporte si je ments !
Le gentilhomme n'entra dans aucun soupçon et le vielleur eu se retirant
donna, à l'exemple des chanteurs, la copie de sa chanson.
*
* *
L'on sait que parmi les Normands le parjure ne coûte rien. Un paysan
fut accusé par son voisin de lui avoir dérobé son cochon : les preuves
du larcin n'étaient pas suffisantes, on jugea que le serment de
l'accusé le purgerait de l'accusation. Quand il fut sur le point de le
prêter, l'accusateur n'oublia rien pour l'intimider : Malheureux, lui
disait-il d'une voix effrayante, tu vas perdre ton âme. Le voleur lui
répondit froidement: Et toi ton cochon.
*
* *
Un conseiller de Rouen, très-mauvais écuyer, gourmandoit extrêmement un
cheval fin sur lequel il était monté : l'animal, qui sentait la
faiblesse du cavalier, ne fut pas plutôt en pleine campagne, qu'après
une première saccade il le mit hors des étriers, et après une seconde
le jeta dans un grand fossé plein d'eau et boueux dans le fond. Le
magistrat, qui ne s'était poiut attendu à prendre ce bain, s'efforça en
vain de s'en tirer ; il aperçut de loin un paysan qu'il appela à son
secours, et pour l'obliger à doubler le pas il lui cria d'un ton
important : Je suis conseiller. Le paysan s'avança de son pas
ordinaire, et dès qu'il vit le magistrat tout mouillé et tout couvert
de boue : Ma foi, Monsieur le conseiller, lui dit-il, en le regardant
les bras croisés, celui qui vous a conseillé de vous baigner là, vous a
bien mal conseillé. Après cetle petite mercuriale il le tira du fossé.
*
* *
Un gentilhomme qui avait un procès, se souvint qu'il devait de l'argent
à son procureur, il lui envoya une pistole par son valet, qui était de
Falaise. Celui-ci garda la pislole et en donna une fausse au procureur,
qui la rapporta au gentilhomme. Le valet fut appelé : Je t'ai donné,
lui dit le maître, une bonne pistole pour la porter à Monsieur,
pourquoi lui en as-tu donné une fausse? Je l'ai gardée six mois, dit le
valet ; à la fin, voyant qu'elle ne valait rien, je crus qu'il la
fallait mettre entre les mains de la justice.
*
* *
Un curé qui avait pris un Bas-Normand pour valet, avait fait pendant le
carnaval sa provision de harengs et de sardines pour son carême.
Quelques semaines après il demanda ce poisson salé : Il n'y en a plus,
dit le valet. — Comment ! il n'y en a plus ! s'écria le maître. Hé !
qu'est-il donc devenu ? — Monsieur, répliqua le valet, vous en avez
mangé votre part, et moi la mienne. — Que veut dire cela , malheureux ?
dit le curé ; il devait y en avoir jusqu'à Pâques pour tous les deux,
et nous sommes à la mi-Carême ; tu en as donc mangé deux fois autant
que moi ? Je crois qu'oui, répondit le valet. — Tu crois que oui,
reprit le maître : que mériterais-tu pour avoir mangé mon poisson salé
? — Je mériterais de boire, répoudit froidement le valet.
*
* *
Un plaisant qui voulait se divertir, assembla chez lui quatre avocats
de Rouen, les plus renommés pour les consultations, et leur dit :
Messieurs, je vous prie de décider une difficulté qu'a fait naître dans
mon esprit un vaudeville des plus communs, je paierai généreusement la
consultation. Voici ce dont il s'agit : La chanson veut d'abord que
Jean danse mieux que Pierre , et puis elle dit
que Pierre danse mieux ; elle continue par dire
qu'ils dansent bien tous deux ; enfin, elle semble pencher du côté de Pierre, en disant
qu'il danse mieux.
Comment concilier tant de contrariétés ? Quelle peut-être la pensée de
l'auteur du vaudeville ? Que je sache à quoi m'en tenir ; car plus la
pensée est commune, plus souvent la difficulté s'offre à mon esprit. Il
y eut d'abord trois avocats qui n'entendirent point raillerie et qui
crurent que l'on voulait jeter un ridicule sur leur gravité, et
voulurent témoigner leur mécontentement. Le quatrième avocat les
retint, il prit son parti en habile homme ; mais il prit la précaution
auparavant, de faire payer la consultation en insinuant que la
résolution d'une question si singulière, et épineuse, demandait que les
honoraires excédassent ceux qu'on donnait ordinairement ; ce qui
obligea le particulier à réaliser d'avance sa promesse. Alors l'avocat
lui dit : Monsieur, voici comment vous devez fixer votre opinion et
sortir de l'incertitude où la chanson vous a jeté :
Jean danse mieux que Pierre, c'est le Menuet ;
Pierre danse mieux que Jean, c'est la Sarabande ;
mais Pierre danse mieux,
c'est le rigaudon. Les autres consultant furent de cet avis. Ainsi le
plaisant, qui voulait se jouer des avocats, fut joué lui-même et resta
fort confus.
*
* *
Un abbé Normand avait été trahi souvent dans ses sermons par une
mémoire ingrate : un de ses amis lui demanda quand il prêcherait ?
parce que, continua-t-il, je veux vous entendre. Venez demain à une
telle église où je dois prêcher, lui répondit l'abbé ; mais afin de ne
pas vous tromper, je vous dirai que ceux qui viennent pour m'entendre,
par je ne sais quelle fatalité ne m'entendent pas.
*
* *
Un paysan d'auprès de Caen séduisit une paysanne, elle mit au jour un
portrait vivant et parfaitement ressemblant à ce séducteur. Le curé
zélé s'efforçait à lui prouver qu'il payerait bien cher dans l'autre
monde la façon de cet ouvrage de contrebande, s'il ne faisait
pénitence. Le paysan lui répondit : Cet enfant a un corps et une ame.
direz-vous que j'ai fait tout cela ? Le curé repartit que c'était Dieu
qui avait créé l'ame de l'enfant. Quel mal ai-je donc fait de faire un
corps où Dieu a bouté l'ame ?
*
* *
Un paysan des environs de Rouen apportait à son procureur deux perdrix
dans une besace ; comme il ne le trouva point, il la confia à un
cordonnier son compère. Les ouvriers de la boutique escamotèrent les
perdrix, et mirent à la place deux formes de souliers. Le paysan
reprenant sa besace et la sentant pesante, ne se douta point du tour
qu'on lui avait joué ; il va chez son procureur, et s'avisa de lui dire
en plaisantant : Mon«ieur mon procureur, celui qui vous donnerait deux
perdrix par la face ne vous ferait-il pas plaisir ? Le procureur lui
ayant répondu oui, notre paysan continuant sa plaisanterie, donne de
sa besace, où il croyait qu'étaient les perdrix, à travers la figure
du procureur ; ce qui lui écrasa le visage et lui cassa les dents.
*
* *
Un avocat de Lisieux, fils d'un cordonnier, plaidait contre un avocat
son compatriote, et qui était fils d'un chapelier ; il lui reprochait
de ne pouvoir entendre la forme. Je l'entends mieux que vous, lui répondit son adversaire.— distinguons, lui dit le
premier avocat. Si c'est la forme d'un chapeau je vous le passe. — Et
moi je vous le cède, dit l'autre, si c'est la forme d'un soulier.
*
* *
Deux paysans d'un village devaient tirer au sort devant un intendant
de la Normandie, pour savoir lequel des deux serait choisi pour la
milice. La maîtresse de l'intendant lui recommanda le plus jeune, et
le pria instamment de faire tomber le sort sur l'autre. Comment faire,
dit ce magistrat, à moins que d'user de supercherie ? Il ordonna que
les deux billets que l'on mettrait dans la boîte seraient noirs ; il
dit à nos deux paysans : Celui qui tirera le billet noir partira.Tire
le premier, dit-il au paysan qu'il voulait proscrire, je te
l'ordonne. Mais le paysan qu'il avait réprouvé et qui ne pouvait pas
éviter son malheur, fut plus fin que l'intendant : se doutant du tour
qu'on lui jouait, il tira le billet et l'avala sur-le-champ. Que
fais-tu, malheureux, lui dit l'intendant ? Monseigneur, lui répondit le
paysan, si le billet que j'ai avalé est noir, celui qui est dans la
boite doit être blanc, il faut le voir ; dans ce cas je partirai ; et si
j'ai avalé le billet blanc, mon camarade partira : vous pouvez
facilement savoir la vérité. L'intendant embarrassé, fut obligé de lui
faire grâce ; et pour ne pas déplaire à sa maîtresse, il fit grâce aussi
à l'autre. Cette présence d'esprit les sauva tous deux.
*
* *
Un Prince donnait un jour un grand repas, où il n'invita que des
personnes choisies : on avait dressé plusieurs tables ; un Normand, qui
était un de ces aventuriers qui se glissent partout, et dont
l'effronterie désarme ceux qui les voudraient chasser, se plaça à une
table. Le Prince lui envoya dire de se retirer ; mais il chargea celui
qui devait exécuter l'ordre de lui parler tout bas afin de lui épargner
de la confusion. Le Normand ne fut point étonné du compliment ; et afin
de donner le change à l'assemblée en faisant croire que le Prince usait
avec lui d'une distinction, il dit tout haut : « Qu'on me donne du vin
blanc ou du clairet, n'importe ; je suis obligé à Son Altesse de son
attention. » On rapporta cela au Prince, qui, admirant la présence d'esprit du parasite, ordonna qu'on le laissât.
*
* *
Deux plaideurs normands, pour déterminer en leur faveur un juge qu'ils
savaient très-intéressé, lui firent présent, l'un d'un barril d'huile,
l'autre d'un cochon. Le juge prononça pour celui qui avait donné
l'animal. Le second plaideur ne manqua pas de venir faire ses plaintes.
Que voulez-vous ? lui répondit le juge, pendant que votre barril était
là, il est entré chez moi un cochon qui a fait la plus grand tort à
votre affaire. J'ai beaucoup songé au cochon, et j'ai presque oublié
l'huile et le barril. Voilà comme une chose nous ôte souvent la mémoire
d'une autre.
*
* *
Raoul,chef des Normands, devant jurer fidélité au roi de France,
Charles-le-Simple, ne voulut point s'abaisser jusqu'à lui baiser les
pieds, comme les evêques d'alors le lui conseillaient et le désiraient.
Tout ce que l'on put obtenir de ce barbare, à forece de
prières, fut qu'un gendarme, par son ordre, l'acquitterait de ce
devoir. Le gendarme chargé de cette espèce d'hommage, leva si haut le
pied du roi, sous prétexte de le baiser tout à son aise, que tous les
assistans se mirent à rire aux éclats et le roi lui-même tomha à la
renverse. Enfin, cette plaisanterie amusa tellement les spectateurs,
qui en furent les témoins, que le roi, que ce ridicule rendait assez
remarquable dans l'histoire, crut devoir en rire comme les autres.
De-là, l'opinion, les haines publiques et particulières, des événemens
plus ou moins fâcheux, des ridicules ineffaçables, et tout ce qui
s'ensuit de pareilles sottises.
*
* *
Un filou de Lisieux, qui se fit par la suite une réputation redoutable
et malheureuse, s'abandonna, presque dans l'enfance, aux plus grands
vices. A l'ombre d'une naïveté qu'il savait si bien contrefaire, que
les plus habiles l'eussent pris pour une espèce d'imbécille, ce lâche
coquin jouait ses meilleurs tours. Le premier qu'il exécuta, est celui
que nous allons rapporter.
Il demeurait alors chez un curé, qui était son oncle. Ce bon
ecclésiastique, qui était riche, ne négligeait rien pour donner à son
neveu une bonne éducation ; mais le mauvais naturel de celui-ci
prévalut sur les meilleurs préceptes.
Ce drôle, tout jeune qu'il était, déjà gangrené de vices, et que ses
petites et grandes débauches avaient extrêmement pâli, se donna pour
malade. Sa triste figure, son état de faiblesse, firent croire aisément
qu'il n'en imposait pas. .L'oncle, homme imbu des maximes les plus
chrétiennes, plaça lui-même, sur une table, dans la chambre où couchait
son neveu, un crucifix d'argent, que celui-ci convoitait en tapinois.
Eh ! je le vois ! disait-il, que je suis heureux ! je partirai le bon
Dieu à la main. Tout le monde était édifié de ses sentimens. Il prend
son tems ; pendant qu'on le laissait reposer, se
lève,
s'habille, emporte le crucifix, et tout ce qu'il trouve de vaisselle
d'argent sous sa main. Muni de toutes ces pièces, ou pour mieux dire de
l'argent qu'il en obtint, le drôle se mit à courir le monde. ll eut
bientôt dissipé le crucifix, la vaisselle d'argent, et tout ce qu'il
avait emporté de chez son oncle. Les aventures, les vols, et une grande
fécondité d'astuces, soutinrent sa vie pendant quelque tems.
Un soir il s'habilla en gueux, et alla dans une ferme prier que l'on
voulût bien lui donner le couvert. ll faisait extrêmement froid : son
état fit pitié ; on le logea, dans une écurie où il y avait six bons
chevaux. En lui montrant un tas de paille, on lui dit qu'il pouvait y
passer la nuit. Ce fin matois, jouant le rôle d'un imbécile, feignait
d'avoir peur des chevaux, qu'il paraissait même appréhender de
regarder. Ah ! disait-il tout effrayé, ces chevaux m'emporteront cette
nuit ! « Où veux-tu qu ils t'emportent, lui demandait-on, pour le
rassurer ? ne crains rien, ils ne te feront aucun mal. » Quand tout le
monde fut endormi, notre normand se lève sans faire de bruit. Il garnit
de liens de paille les pieds des chevaux, qu'il fait sortir au petit
pas. Il monte sur le meilleur, à la queue duquel il en attache un
autre, et ainsi des suivans. Voilà le drôle parti. On disait ensuite au
fermier : « Ne deviez-vous pas être sur vos gardes ? Le coquin ne vous
avait-il pas averti du tour qu'il vouloit vous jouer ? »
Un particulier des environs de Caen présenta un jour un de ses parens
au cardinal Mazarin, lui promettant qu'il n'avait que trois mots à lui
dire : « Pour trois mots, dit le cardinal, je le veux bien ; mais trois
mots, et pas davan
tage. » Le
normand fit entrer son parent, après l'avoir averti de ne dire que
trois mots. « Je n'en articulerai pas un de plus, lui répond celui-ci.
» En approchant du cardinal (on était alors en hiver), il lui dit :
Monseigneur,
froid et faim ; le cardinal lui répondit :
feu et pain, et lui accorda une pension.
*
* *
Un avocat normand, qui avait à plaider pour l'état d'un enfant en bas-âge,
le fit venir à l'audience. Lorsqu'il fut à
la
fin de son plaidoyer, qu'il avait rendu fort pathétique, il s'aperçut
que l'auditoire était fort ému. Il saisit cette occasion pour prendre
l'enfant dans ses bras, et continua de plaider. Les assistant touchés
de cette scène, ne peuvent retenir leurs larmes. Tout-à-coup l'enfant
jeta les hauts cris. L'avocat de la partie adverse le questionna pour
savoir ce qui le faisait crier si fort ; le petit innocent répondit :
c'est qu'il me pince.
Tous les spectateurs qui pleuraient, se mirent aussitôt à éclater de
rire, et huèrent l'orateur qui, pour séduire ses juges, avait imaginé
cette singulière supercherie.
*
* *
Un autre avocat de la ville de Rouen, voyant ses juges peu disposés à
accorder à sa partie adverse une pension alimentaire : « Comment ! leur
dit-il, vous refuseriez à ma partie cette substance nourrissière, cet
aliment indispensable, et cette provision de toute nécessité, queles
Grecs appelaient
ton arton, du pain ? »
*
* *
On raconte le trait suivant d'un picard et d'un normand, que l'on
condusait tous deux à la potence. Le premier pleurait à chaudes larmes
; le second faisait, au contraire, bonne contenance, et reprochait, en
termes violens, à son camarade, sa lâcheté, ne cessant de l'accuser de
manque de cœur. Le picard lui répondit : « Nous ne sommes mie comme
vous, normands, qui êtes accoutumés à être pendus. »
*
* *
Ah ! que c'est dur ! disait une paysanne normande, qui allait à
l'enterrement de son mari ; elle tenait dans sa main un petit
caillou.
*
* *
Un archevêque de Rouen ayant appris que son jardinier n'avait jamais,
depuis l'âge de raison, bu une goutte d'eau, et qu'il avait fait un
serment solennel de n'en jamais boire, le manda sur-le-champ, et lui
dit : je te délie du serment que l'on assure que tu as fait, tu sais
que j'en ai le pouvoir comme archevêque, et je veux qu'à l'instant même
tu boives un verre d'eau. En voilà un devant toi. Je te regarde et je
t'attends. Le jardinier, à cette vue, fit toutes les grimaces d'un
malade qui répugne à boire une médecine fort désagréable. D'abord il
chicana sur la grandeur du verre, puis sur la quantité d'eau. En vain
l'archevêqne voulait l'encourager, notre homme se refusait toujours à
ce qu'on lui demandait. Voyant à la fin qu'il ne pouvait plus reculer,
Monseigneur, dit-il au prélat, ordonnez, au moins, que l'on m'apporte
aussi un verre de vin, afin que je puisse, après cela, m'ôter le goût
de ce poison. Le vin apporté, le jardinier prit un verre de chaque
main. Excusez, mais je ne trouve pas que cela soit encore assez ;
obligez-moi de donner votre bénédiction sur ce maudit verre d'eau. La
cérémonie qu'il désirait, ne fut pas plutôt faite, que le jardinier
lança l'eau par la fenêtre, et qu'il but le vin d'un seul trait, en
ajoutant: Monseigneur, l'eau bénite est pour les morts, et le vin est
pour les vivans.
*
* *
Au tems où Henri IV s'efforçait de s'assurer des principales
forteresses de la Normandie, un gentilhomme, nommé Goustiminil ou
Goustninil, sieur de Bois-Rosé, qui servait sous l'amiral Villars,
contre Henri IV, eut le déplaisir de voir prendre, par le maréchal de
Biron, le fort de Fécamp, que lui, Bois-Rosé, avait cru pouvoir
défendre avec les braves qui l'accompagnaient. Cet officier et toute la
garnison furent obligés d'évacuer le fort après une capitulation
honorable. Avant que d'en sortir, Bois-Rosé, qui était un homme de cœur
et de tête, remarqua exactement la place d'où on le chassait ; et
prenant ses précautions de loin, il fit en sorte que deux soldats qu'il
avait gagnés, fussent reçus dans la nouvelle garnison que les
royalistes établirent dans Fécamp. Le côté du fort qui donne sur la
mer, est un rocher de six cents pieds de haut, coupé en précipices, et
dont la mer lave continuellement le bas, à la hauteur d'environ douze
pieds, excepté quatre ou cinq jours de l'année, où, à la basse marée,
la mer laisse à sec, l'espace de trois ou quatre heures, le pied de
cette haute falaise, avec quinze ou vingt toises de sable. Bois-Rosé, à
qui toute autre voie était fermée pour surprendre une garnison
attentive à la garde d'une place nouvellement prise, ne douta point
que, s'il pouvait aborder par cet endroit, regardé comme inaccessible,
il ne vînt à bout de son dessein. Il ne s'agissait plus que de rendre
la chose possible, et voici comme il s'y prit :
Il était convenu d'un signal avec les deux soldats gagnés. L'un d'eux
l'attendait continuellement sur le haut du roclier, où il se tenait
pendant tout le temps de la marée basse. Bois-Rosé profitant d'une nuit
fort noire, vint avec cinquante soldats déterminés, pris par préférence
parmi les matelots. Accompagné de cette troupe, que portait une grande
chaloupe, il se rendit au pied d'un rocher. Il s'était muni d'un gros
cable, égal en longueur à la hauteur de la falaise, et on y avait fait,
de distance en distance, des nœuds et passé de courts bâtons, pour
pouvoir s'appuyer des mains et des pieds. Le soldat qui se tenait en
faction, attendant le signal depuis six mois, ne l'eut pas plutôt reçu,
qu'il jeta, du haut d'un précipice, un cordeau auquel ceux d'en bas
lièrent leur cable, qui fut guidé en haut par ce moyen, et attaché à
l'entre-deux d'une embrasure avec un fort levier passé par une agraffe
de fer faite à ce dessein. Bois-Rosé fit prendre les devans à deux
sergens dont il connaissait la résolution, et ordonna aux cinquante
soldats de s'élever de même à la suite les uns des autres, à cette
espèce d'échelle, leurs armes liées autour de leur corps, et de suivre
à la file, se mettant lui-même le dernier de tous, afin d'ôter aux
lâches l'espoir de la retraite. La chose devint d'ailleurs bientôt
impossible ; car, avant qu'ils fussent seulement à moitié chemin, la
marée qui était montée de plus de six pieds, avait emporté la chaloupe
et faisait flotter le cable. La nécessité de se tirer d'un pas si
difficile, n'est pas toujours un garant contre la peur, lorsqu'il y a
un si grand sujet de s'y livrer. Que l'on se représente ces cinquante
soldats suspendus entre le ciel et la terre, au milieu des ténèbres, ne
tenant qu'à une machine si peu sûre, et qu'un léger manque de
précaution, la trahison d'un mercenaire, ou la moindre peur pouvaient
précipiter dans les abymes de la mer ou briser sur les rochers. Que
l'on y joigne le bruit des vagues, la hauteur du fort, son escarpement
affreux, la lassitude, pour ne pas dire l'épuisement presque total de
tous ces braves ; il y avait sans doute de quoi faire tourner la tête
au plus assuré de la troupe, comme il arriva en effet à celui-là même
qui conduisait tous les autres. Ce sergent dit à ceux qui le suivaient,
qu'il ne pouvait plus monter, et que le cœur lui manquait. Bois-Rosé, à
qui ce discours était passé de bouche en bouche, et qui s'en
apercevait, parce que ses gens n'avançaient plus, prend à l'instant son
parti. Il passe par-dessus le corps de tous ceux qui le précèdent, en
les avertissant de se tenir fermes ; enfin il arrive jusqu'au sergent
qu'il essaie d'abord de ranimer. Voyant qu'il ne peut en venir à bout
par la douceur, il l'oblige, le poignard dans les reins, de monter ; et
sans doute que si cet homme n'eût obéi, aussitôt il l'eût tué et
précipité dans la mer. Avec tout le travail et toute la peine qu'il est
aisé de s'imaginer, la troupe mit pied à terre au haut de la falaise,
un peu avant la pointe du jour, et fut introduite, par les deux
soldats, dans le château, où elle commença par massacrer, sans
miséricorde, le corps de garde et les sentinelles. Le sommeil livra
presque toute cette garnison à la merci de l'ennemi, qui fit main basse
sur tout ce qui résista. Ce fut ainsi que Bois-Rosé se rendit maître du
fort de Fécamp
Ce brave officier fit savoir incontinent à l'amiral Villars ce succès
presque incroyable, comptant bien que la moindre récompense à laquelle
il devait s'attendre, était le gouvernement de cette citadelle, qu'il
avait si bien acheté. Cependant il lui revint que l'amiral ou plulôt le
gouverneur de Honfleur, Thomas Berton, commandeur de Grillon,
projettait de l'en retirer. Dans le premirr transport de colère que lui
causa celle injustice, il remit le château à Henri IV, qui, par le
moyen d'une violation de droit, prétextée sur les mauvaises intrusions
du duc de Mayenne, s'avança, malgré la trêve convenue, vers Fécamp, où
il obligea les troupes de Villars de se retirer. Il pourvut ensuite
abondamment cette forteresse de tout ce qui était nécessaire pour sa
sûreté.
*
* *
On montrait a un paysan des environs de Caen tout ce qu'un maréchal de
France avait pris pendant la guerre ; les forteresses, les villes, les
pays étaient figurés sur une grande carte : « Morgué, tout ce qu'il a
pris n'est pas là, dit le paysan, car je n'y vois pas mon pré. »
*
* *
Un peintre normand qui voyageait, ayant gagné la galle en couchant chez
un aubergiste qui avait à sa porte un tableau sur lequel on lisait :
Ici on donne à manger, peignit sécrètement avant le dernier mot,
dé.
*
* *
Un paysan normand ayant été en confesse, reçut pour pénitence de jeûner
pendant un mois. « C'est trop, répondit le villageois à son confesseur
, je ne puis vous promettre de jeûner plus de huit jours. » Il se leva
du confessional et s'en alla. Ayant fait quelques pas, il revint lui
dire : « Monsieur, voulez-vous encore huit jours ? » — « Mon enfant,
reprit le confesseur, on ne marchande pas comme au marché, et lui fit
des remontrances. Oh bien, monsieur, puisque vous le voulez, dit le
rustique, je hausserai encore d'un jour. » Et enfin, ayant été
sévèrement repris de son obstination, il s'engagea de jeûner un mois,
mais à condition que ce serait pendant février, parce qu'il n'a que
vingt-huit jours.
*
* *
Un de ces hommes a qui le vrai mérite porte obstacle, s'avisa de dire
des choses fort dures à un homme d'esprit qui était dans une compagnie
à Rouen. Ce dernier parut y faire assez peu d'attention ; ce qui
transporta tellement le déclamateur, qu'il en vimt jusqu'à l'injurier
et le menacer. Comme ce braillard était un fort petit homme, le savant
feignit d'en être effrayé, et se tournant vers la compagnie : Eh !
messieurs, dit-il avec agitation, voyez.... voyez donc, cela parle ; ce
qui déconcerta tellement l'insolent personnage, qu'il partit
brusquement.
*
* *
Un particulier fort riche ayant invité à dîner un Normand, lui demanda
comment il aimait les asperges, à la sauce on à l'huile ? A la sauce,
répondit le convive, c'est mon goût. Dans l'entrefaite, entre un
laquais tout effrayé qui, s'adressant au maître de la maison, lui dit :
Monsieur, votre cuisinier vient de tomber en apoplexie, et je crois
qu'il se meurt. En ce cas, répond le Normand, qu'on mette les asperges
à l'huile, cela sera plutôt fait.
*
* *
Un habitant de Lisieux ayant reçu de vifs reproches de la part d'un
personnage dont le ton de voix étourdissait les assistans, quelqu'un
lui observa qu'il convenait de repousser de pareilles invectives. Hélas
! répondit l'homme injurié, que voulez-vous que je dise, et que peut uu
filet de voix connue le mien vis-à-vis une gueule comme celle-là ? Tout
le monde s'étant pris à rire, l'antagoniste se retira furieux.
*
* *
Un paysan normand ayant surpris son seigneur en faute, eut la faiblesse
de le publier dans la paroisse. Celui-ci le fit assigner en réparation
d'honneur. Comme il n'y avait pas de témoins du fait, le malheureux fut
condamné à faire publiquement ses excuses, à se dédire et à payer
l'amende. Néanmoins, en sortant de l'audience, il se tourna vers ses
juges et dit : Vous voulez, messieurs, que monsieur soit innocent, il
faut bien le vouloir moi-même ; pourtant j'ai cru que cela était vrai
parce que je l'avais vu.
*
* *
Un marchand de Caen fort à son aise ayant acquis un très-beau jardin, fit graver ces mots sur la porte :
Ce jardin sera pour celui qui pourra prouver qu'il est véritablement content.
S'y promenant un jour, il vit entrer un inconnu qui, l'ayant salué, lui
demanda où était le maître. C'est moi-même, dit le marchand, que
désirez-vous de moi ? Prendre possession de ce jardin, répondit
l'inconnu, car personne n'est plus content et plus heureux que moi.
Monsieur, répliqua le marchand, vous êtes dans l'erreur ; si vous
étiez, pleinement satisfait, vous ne désireriez pas encore la
possession de mon jardin.
*
* *
Un voleur ayant été surpris dans la grande salle du Palais au moment où
il exerçait son métier, comme on voulait le juger de suite, on lui
donna pour son conseil un avocat qui était de la Normandie. Est-il
vrai, lui dit l'avocat, que tu as véritablement volé ? Hélas ! oui,
répondit-il ; mais...... Tais-toi, lui répondit l'avocat ; le meilleur
conseil que je puisse te donner, c'est de prendre la fuite. Le voleur
gagna l'escalier et disparut. Alors, l'avocat portant la parole aux
juges leur dit : Messieurs, ce malheureux m'a avoué son crime : comme
il n'était gardé par personne, et que j'étais nommé pour son conseil,
j'ai cru devoir lui conseiller de prendre la fuite, et il a profité de
mon avis. Ce discours déconcerta la gravité des juges, qui reconnurent
que l'avocat avait raison.
*
* *
Le gardien d'un couvent de Normandie ayant trouvé dans la chambre d'un
de ses religieux un panier de vin : Mon révérend père, lui dit-il,
quelle folie avez-vous faite, de rompre ainsi votre règle ? Eh bien,
lui répondit le religieux, si j'ai fait une folie, je la boirai.
*
* *
Un mendiant normand, demandant l'aumône à un procureur d'un monastère,
s'exprima en ces termes : Digne successeur du trésorier de
Jésus-Cbrist, ne vous resterait-il pas encore quelques pièces de la
vente de notre divin maître, pour soulager ma misère
*
* *
Un curé d'un village de Normandie avait caché son argent derrière le
tabernacle de son autel, et pour ôter tout soupçon, avait placé en
devant cette inscription latine :
Hic jacet Christus.
Un filou de la même province découvrit le dépôt, et près avoir pris
tout ce qui se trouva dans la bourse, il retourna la planche et écrivit
sur le revers ces autres mots latins :
Surrexit, non est hic : eccs locus ubi posuerunt eum.
*
* *
Un seigneur de Normandie se trouvant dans une église, donna quatre
pistoles à un religieux qui quêtait pour les ames du purgatoire. Ah !
seigneur, dit le bon père, vous venez d'ouvrir le ciel à une ame
souffrante. Le seigneur tira encore une pièce de quatre pistoles et la
mit dans la bourse du moine, qui s'écria de nouveau : Encore une ame
délivrée ! Le seigneur continua jusqu'à six, et toujours de nouvelles
délivrances. Mais, dit-il à la fin, êtes-vous sûr que le ciel s'ouvre
chaque fois que je vous fais une nouvelle offrande ? Oui, monseigneur,
dit le religieux, il n'y a pas de doute que votre pieuse générosité
n'ait fait six prédestinés en un demi-quart d'heure. Cela étant lui
répartit le seigneur, je reprends mes six pièces, qui pourront servir
pour d'autres délivrances. Le moine se trouva ainsi frustré de sa quête
abondante.
*
* *
Un évêque ayant demandé à un séminariste normand si l'on pouvait
baptiser avec du bouillon : Je distingue, répondit le jeune homme ; si
c'est avec du bouillon de la marmite du séminaire, le baptême est
valide ; mais si c'est avec du bouillon fait pour votre grandeur il est
absolument nul.
*
* *
Un soldat normand ayant perdu son camarade, fut trouver lé curé de la
paroisse, et lui dit : Combien demanderiez-vous monsieur, pour faire à
mon camarade un enterrement honnête ? Quatre francs, lui répondit le
curé. Quatre francs ! dit le soldat surpris ; eh ! monsieur, dans mon
pays, l'on vous chante une messe, une contre-messe et un diable chargé
de
libera, pour trente sols.
*
* *
Un sot très-riche et d'un caractère fort goguenard, voyant passer un
poète de Rouen, lui dit d'un ton moqueur : Où allez-vous, monsieur le
fabricant de vers ? Je vais de ce pas, lui répliqua le poète, composer
une épigramme sur voire bêtise.
*
* *
Un président d'Evreux voyant un jour un particulier qui dormait à
l'audience, le fit éveiller, et lui dit qu'il pouvait aller dormir chez
lui s'il en avait l'envie. Excusez-moi, monsieur, lui répartit le
dormeur, c'est que j'ai cru que ce devait être bientôt votre tour à
parler, et j'ai voulu prendre d'avance mes précautions pour ne pas
éprouver l'ennui de vous entendre.
*
* *
On proposait on jour à un Normand de lui faire épouser une demoiselle
qui avait beaucoup voyagé. Je vous remercie de vos bonnes intentions
pour moi, répondit-il, mais je me méfie des femmes qui ont vu tant de
pays, car je sais que c'est une espèce de marchandise fort sujette à se
détériorer en route.
*
* *
Guillaume-le-Bâtard, duc de Normandie, fut appelé à la couronne
d'Angleterre par le testament d'Edouard III. Etant débarqué sur les
cotes de la province de Sussex avec une armée très-nombreuse, il fit
mettre le feu à ses vaisseaux de passage, et s'étant tourné vers ses
soldats, il leur dit : Voilà votre patrie. Il était, en entrant à
Londres, précédé de la bannière que le pape Alexandre II lui avait
envoyée. Ces signes, à qui les souverains donnèrent quelquefois un
caractère de piété, comme le
labarum
sous Constantin, l'oriflamme sous Louis-le-Cros, et l'étendart de
Mahomet sous les Ottomans, produisaient toujours pour les conquérans
des effets heureux. L'évêque de Rome avait joint à cet étendart un
cheveu de saint Pierre, ainsi qu'une bulle d'excommunication contre
quiconque s'opposerait à Guillaume. La couronne lui fut déférée, et
tout se soumit à ses lois. L'histoire cessa alors de l'appeler bâtard,
et le nomma conquérant, titre qu'elle lui a conservé.
*
* *
Un petit-maître étant un jour dans une société à Rouen, se vantait à la
compagnie qu'une très-jolie femme qu'il n'avait vue qu'une seule fois
lui avait accordé ses faveurs. Cela est très-possible, lui répliqua une
personne de la compagme ; mais si elle vous eût vu deux fois, je ne
crois pas qu'elle vous eût si bien traité.
*
* *
Jean Hennuyer, évêque de Lisienx, après les fureurs de la
Saint-Barthelemi, donna l'exemple de la plus héroïque fermeté en faveur
des calvinistes de son diocèse. Le lieutenant de la ville lui ayant
communiqué les ordres sanguinaires de la cour : Vous ne les exécuterez
pas, dit le prélat ; ceux que vous voulez égorger sont mes brebis ; ce
sont des brebis égarées, il est vrai, mais je dois travailler à les
faire rentrer dans le bercail. Je n'ai vu dans aucun chapitre de
l'Evangile, que le pasteur doive laisser répandre le sang de son
troupeau ; mais j'y ai.lu, au contraire, qu'il est obligé de verer le
sien pour lui. Tant que Dieu me conservera la vie, je m'opposerai de
toutes mes forces à cette barbarie. L'on a surpris la religion de mon
roi ; je suis assez sûr de son coeur, pour présumer qu'il approuvera
mon refus.
*
* *
Il vous faudrait des cordiaux et des pectoraux, disait un médecin à un
particulier de Caen, que le chagrin de se voir ruiné avait rendu
malade. Helas ! lui répondit tristement le valétudinaire, je vous fais
volontiers grâce, monsieur le docteur, de vos cordiaux, ainsi que de
vos pectoraux ; mais s'il vous était égal de me procurer une quantité
suffisante de capitaux, cela me conviendrait beaucoup mieux que tout le
reste.
*
* *
Un soldat normand, mécontent de son capitaine, qui lui avait fait une
assez forte retenue sur sa solde, traduisit ainsi ce passage latin,
tot capita tot sensus : Autant de capitaines, autant de sangsues.
*
* *
Huet, évêque d'Avranches, commença fort tard à se livrer à l'étude ;
mais il s'y livra le reste de ses jours avec la plus opiniâtre
application. Lorsque quelque ecclésiastique se présentait pour lui
parler, les domestiques le renvoyaient en disant : Il n'y a pas moyen
d'entrer, monsieur étudie. Lorsque les citoyens d'Avranches parlaient
de lui, ils avaient coutume de dire : Nous supplierons le roi de nous
donner dans la suite un pasteur qui ait fait toutes ses études ; car la
nôtre ne peut quitter ses livres.
*
* *
Un jeune villageois normand avait caressé de fort près la fille d'un de
ses voisins. Le père de la coupable en fut instruit ; il ne manqua pas
d'en faire des reproches au jeune villageois ; mais celui-ci, pour
s'excuser, lui répondit : Vous ne savez pas comme les choses se sont
passées, ainsi vous avez tort de m'en vouloir. Si votre fille venait
batifoler avec vous, comme elle a fait avec moi, je voudrais bien
savoir si vous seriez assez nigaud pour ne pas pousser votre pointe
jusqu'au bout ? A cette réponse, le père demeura interdit, et trouva
les raisons du jeune homme si prépondérantes, qu'il lui pardonna sans
restriction, et continua de le voir comme auparavant.
*
* *
Lettre d'un Normand à sa Maîtresse.
Dites-vous vrai, mademoiselle, quand vous assurez que mon absence ne
vous plaît point; car, entre nous, a beau mentir qui vient de loin ?
Pour moi, je vous assure qu'après votre départ je demeurai plus pénaut
qu'un fondeur de cloches, et je disais sans cesse : hélas ! les jours
se suivent et ne se ressemblent pas. Je crains bien d'avoir mangé mon
pain blanc avant le noir. J'étais avec mes amis comme le poisson qui
nage ; mais, maintenant, je ne sais de quel bois faire flèche. Ce qui
me console, c'est qu'on m'a promis de revenir ; mais promettre et tenir
c'est beaucoup, et je ne connais que trop que qui s'éloigne de l'œil
s'éloigne du cœur. Cependant, si vous y manquiez, je vous réponds que
je crierais contre vous plus haut qu'un aveugle qui a perdu son
bâton ; et je ne sais même si je ne jetterais pas le manche après la
coignée. Il vaut donc mieux faire contre fortune bon cœur, que d'être
triste comme un bonnet de nuit sans coiffe. Cent ans de mélancolie ne
paieraient pas un sol de mes dettes. Cependant il ne faut pas se
désespérer pour une mauvaise année ; après la pluie vient le beau
temps. Enfin, me voici au bout de mes rôles ; je ne bats plus que d'une
aîle. I1 faut finir, comme disait le roi Dagobert à ses chiens ; il n'y
a si bonne compagme qui ne se quitte. Bon jour et adieu. En voilà assez
pour le prix de votre argent ; pavez-moi en même monnaie ; rendez moi
la pareille : il vaut mieux, un
tien que deux tu
l'auras.
*
* *
Un homme d'un esprit fort borné se plaignait devant un Normand de ce
qu'une personne l'avait jugé bête la première fois qu'elle l'avait vu.
C'est, lui répondit l'autre, que cette même personne se connaît en
physionomie.
*
* *
Un
auteur fort infatué de son mince et très-mince mérite, disait à un
homme de Falaise, qu'il espérait bien qu'un livre qu'il venait de
publier passerait à la posterité. Dites à la postérieurité, lui
répartit le Falaisien ; car je compte bien me servir de ses feuillets
chaque fois qu'il me prendra envie d'aller en certain, lieu.
*
* *
Un Normand entendant plusieurs maris se plaindre de l'entêtement de
leurs femmes, leur dit que la sienne ne lui avait obéi qu'une seule
fois dans toute sa vie. Comment cela ? lui demanda-t-on. Ce fut,
répondit-il, un jour, en passant avec elle sur un pont fort élevé, je
la poussai du coude, en lui disant :
Vas où tu pourras. Jamais, ajouta-t-il, la gaillarde n'a songé à me contrarier depuis. On le croit aisément, car elle s'était noyée.
*
* *
Un cadet de Normandie se trouvant sans argent, emprunta à un vieil,
usurier, et à des Intérêts exorbitans, une somme assez considérable.
Lorsqu'ils furent d'accord, il dit au
préteur: Dans quelle langue monsieur veut-il que je lui fasse mon
billet ? — Mais, dans la langue française, je n'en connais pas d'autre.
Excusez-moi, en ce cas, reprit le cadet ; mais c'est que, d'après votre
manière de calculer, j'aurais cru que la langue hébraïque pouvait vous
convenir mieux que toute autre, et, si cela vous eût fait plaisir,
j'étais à même de vous satisfaire.
*
* *
Un avocat, plaidant devant le tribunal de la ville de Caen,
s'appesantissait beaucoup sur la noblesse de ses parties. L'avocat
adverse l'interrompit aussitôt, en disant aux juges : Messieurs, je
vous prie de croire que si les parties de mon adversaire sont nobles,
les miennes ne sont pas des parties honteuses.
*
* *
Un Normand, étant en voyage, s'était arrêté dans une auberge, où, après
avoir fait maigre chère, on lui présenta un mémoire assez considérable
; après quelques débats, il fut obligé de le solder. Comme il allait
monter à cheval, l'aubergiste lui dit : Monsieur, afin de ne conserver,
de part et d'autre, aucune rancune, nous allons boire ensemble le vin
de l'étrier. Volontiers, reprit le Normand ; j'ai seulement à vous
observer que, sans doute, vous vous trompez , et que vous voulez dire
le vin de l'étrillé.
*
* *
Un petit-maître se promenant aux environs de Rouen, en fredonnant
l'ariette à la mode, rencontra dans son chemin un paysan qui conduisait
une troupe de dindons. Il lui demanda d'un ton moqueur de quel pays
étaient de si beaux oiseaux. — Ma foi , monsieur, lui répondit le
villageois, maintenant que je viens de vous entendre chanter, et que je
vois comme vous vous rengorgez avec fierté, vous me permettrez de vous
dire que je les crois du même pays que vous, ou je suis par ma fine
bien trompé.
*
* *
Un particulier se plaignait à un de ses amis, qui était de la
Basse-Normandie, de ce qu'il venait de perdre un procès, quoique toutes
les lois fussent en sa faveur. En fait de procès, tu dois t'y connaître
; ainsi, réponds-moi, lui dit-il. L'ami à qui il faisait ses doléances
lui montra son baromètre, en lui disant : Tu vois qu'il est précisément
au beau-fixe, et cependant il ne laisse pas de pleuvoir. Ainsi, mon
ami, voilà l'explication de ton procès.
*
* *
Un confesseur assistant un malfaiteur normand que l'on menait pendre,
lui disait : Repentez-vous, mon cher frère, repentez-vous, et Dieu vous
pardonnera. Ah ! je me repens bien aussi, répondit le vaurien ; mais je
crains bien que Dieu ne me pardonne pas pour cela. — Et pourquoi ? —
C'est que tout mon regret est de ne vous avoir pas fait perdre le goût
du pain à vous et à tous ceux qui nous entourent. Cela ferait,
ajoutat-il, qu'il n'y aurait personne ni pour me confesser, ni pour ine
pendre, ni pour me voir faire la grimace patibuaire.
*
* *
Lorsque la France gémissait sous le règne de la plus affreuse anarchie,
un particulier de la Normandie, qui avait besoin dans un des bureaux
des ministres alors en fonction, n'ayant pas lieu d'être content des
commis auxquels il s'était adressé, leur parlait d'un ton un peu
énergique. Vous faites bien claquer votre fouet, citoyen ? lui dit un
des insolens bureaucrates. Eh ! devez vous en être surpris, lui
répartit aussi tôt le Normand courroucé, puisqu'il n'y a que ce moyen
de faire entendre raison aux ânes.
*
* *
Un Normand que l'on menait à la potence, arrivant sur la place publique
où devait se faire l'exécution, et y voyant une foule considérable de
spectateurs de tout sexe et de tout âge, s'écria : Que le monde est sot
de venir avec tant d'empressement pour voir une misérable pendaison !
Quant à moi, poursuivit-il, la curiosité n'est pas mon défaut, et je
jure bien que si l'on ne m'avait pas amené de force ici, je n'aurais
pas voulu me déranger d'un seul pas.
*
* *
Un particulier ayant emprunté à un Normand une légère somme, celui ci
lui demanda un gros intérêt. Il faut avouer, lui dit l'emprunteur, que
vous êtes bien juif. Apprenez, mon ami, répartit le Normand, que,
lorsqu'il s'agit d'argent, juifs ou chrétiens nous sommes tous frères.
*
* *
Un Normand, qui, malgré qu'il fût dans la dernière misère, ne laissait
pas d'avoir l'esprit extrêmement jovial, rencontrant un de ses amis qui
pleurait, lui en demanda la cause. Parbleu ! lui dit celui-ci, si je
pleure tu dois bien penser que c'est que j'ai de quoi. Si tu as de
quoi, répartit à son tour le farceur, tu es un grand sot de te
desespérer. Ce serait plutôt à moi à me lamenter, car jt n'ai pas le
sou.
*
* *
Un procureur normand venait de s'engager à payer dans l'année une somme
considerable : comme on lui observait qu'il était loin d'avoir cet
argent en sa possession, il repondit : J'en serai quitte pour veiller à
ce que mes clercs allongent leur écriture en faisant des rôles.
*
* *
Une justice de campagne, en Normandie, ayant condamné un anticipateur
aux dommages-intérêts et aux dépens, celui-ci se mit à crier : J'en
appelle. Comment ? dit le juge étonné, tu en appelles ? Hé bien, nous
ordonnons que nous n'ordonnons rien, et que nous remettons la cause au
cul de la semaine. Va te promener, maintenant, avec ton appel.
*
* *
Un cordonnier de Falaise, la veille des Rois, avait invité plusieurs de
ses confrères à souper ; mais, par malheur, sa femme s'était enivrée au
point qu'elle en avait perdu toute connaissance. Pour se délivrer d'un
spectacle si désagrésable il lui prit fantaisie d'aller la mettre dans
un coffre à l'avoine, et de l'y enfermer. Sur la fin du souper, cette
femme s'éveille, et en portant ses mains de toute part, elle ne sent
que des planches et de l'avoine, alors, s'imaginant être dans un
cercueil, et entendant les compagnons qui, dans une chambre voisine,
trinquaient et chantaient, elle se prit à crier de toutes ses forces :
Dites donc , les gens de l'autre monde, donnez-moi du vin, vous aurez
de l'avoine.
*
* *
Une dame normande, passionnée pour le jeu, et retirée à la campagne
pendant la belle saison, proposa au curé de la paroisse de jouer avec
elle. Il accepta et elle gagna tout son argent. Peu de temps après,
étant tombée malade et n'espérant pas en revenir, elle lui proposa
encore de jouer les frais de son enterrement, en cas qu'elle mourût ;
et le curé les perdit de rechef. Alors, elle l'obligea de lui faire une
promesse, pour argent prêté, équivalente à la somme à laquelle ils
taxèrent les honoraires de sa sépulture. Dans ses derniers momens, elle
mit ce billet entre les mains de son fils, et mourut deux heures après.
Le curé l'enterra gratuitement et retira sa promesse.
*
* *
Un Normand, ayant été mis à Saint-Lazare pour quelques mauvais traits
de jeunesse, et que l'on voulait faire prêtre, écrivit la lettre
suivante à un de ses amis :
Je ne vous ferai point ici la description de la maison de Saint-Lazare.
Je me contenterai de dire que l'on me donne tout ce qui m'est inutile,
et rien de ce qui m'est nécessaire. J'ai un bénitier auprès de mon lit,
et je n'ai point de pot-de-chambre ; j'ai un prie-dieu, et je n'ai
point de chaises ni de table ; j'ai un surplis, et je n'ai point de
chemise ; j'ai un chapeau pour le jour, et point de bonnet pour la nuit
; j'ai une soutane, et je n'ai point de robe-de-chambre : j'ai des
pantoufles, et n'ai point de souliers. A table, j'ai des serviettes,
des assiettes, des couteaux, des cuillers, et je n'ai rien à manger.
Enfin, mon cher, dans la conversation, je n'ai que des gens qui
m'importunent, et je n'en ai point qui me divertissent ; car tous leurs
entretiens ne sont que des invectives contre les vicieuses coutumes du
siècle, et des importemens contre ceux qui, au lieu de dire : Je me
recommande à vos bonnes graces ; disent simplement quand ils se
quittent: Je suis votre serviteur.
*
* *
Le philosophe Fontenelle, qui était de Rouen, avait un frère abbé. On
lui demandait un jour : Que fait monsieur votre frère ? Mon frère ?
dit-il, il est prêtre.— A-t-il des bénéfices ? — Non.— A quoi
s'occupe-t-il ? — Il dit la messe le matin... — Et le soir ?— Le
soir ? il ne sait ce qu'il dit.
*
* *
Un jeune écolier de Rouen ayant été admis dans une classe plus élevée
que celle qu'il quittait, se presenta devant le professeur afin d'être
examiné. Celui-ci, en se promenant avec le petit bonhomme, lui demanda
de dire en latin :
Je suis un âne. L'enfant lui répondit aussitôt :
Sequor asinum.
*
* *
Un juge de Basse-Normandie envoya un jour chercher par un huissier un
témoin indispensable dans un procès. Le témoin buvait au cabaret, et
l'huissier resta avec lui à boire. Le juge dépêcha un second huissier
qui resta à boire avec eux. Enfin il prit le parti d'y aller lui-même.
Il boit et s'enivre, et le procès ne fut point jugé.
*
* *
Un Normand qui ne cessait de faire des juremens, ayant été repris en
justice de jurer le nom de Dieu à chaque parole qu'il disait, fut
condamné à trois mois de prison. Le temps expiré, le juge le fit venir
devant lui, et lui demanda s'il était dans le dessein de retomber dans
la même faute ? Hélas ! lui répondit tristement le Normand, je vous
promets, monsieur, de ne jamais parler de Dieu, ni en bien ni en mal.
*
* *
La ville de Falaise était dans le parti de la ligue. Henri IV l'avait
assiegée ; on allait donner l'assaut. Lachenaye, marchand, était
amoureux et aimé d'une fille de son état. ll lui proposa nu moyen qu'il
imaginait pour sortir de la ville et la mettre en sûreté. Comme je suis
persuadée, lui répondit-elle, que vous ne pensze à abandonner vos
compatriotes, lorsqu'ils vont combattre, que parce que vous tremblez
pour moi, la proposition que vous me faites ne vous ôte ni mon estime
ni mon amour, et pour vous le prouver, je suis prête à unir ma destinée
à la votre. Venez ; je veux vous donner ma foi, mais ce sera sur la
brèche. Elle marche en prononçant ces mots. Les représentations, les
craintes, les larmes de son amant sont vaines ; elle arrive au rempart.
L'un et l'autre combattirent avec tant de courage, que Henri IV,
admirateur des belles actions, commanda qu'on leur sauvât la vie s'il
était possible ; mais Lachenaye ayant été tué d'un coup de fusil, sa
maîtresse refusa quartier, et continua de combattre jusqu'à ce que, se
sentant blessée à mort, elle s'approcha du corps de son amant pour
mêller son sang avec le sien et mourir en le tenant embrassé.
*
* *
Une jeune Normande était occupée à veiller dans un champ au soin de son
troupeau. Un seigneur qui chassait dans ce même lieu, crut pouvoir
s'amuser de l'ignorance qu'il supposait à cette jeune fille. Combien de
fois par jour, lui dit-il, défends-tu tes agneaux du loup ? Hélas !
monsieur, lui répondit-elle d'un air trés hnmble, je ne l'ai jamais vu
qu'aujourd'hui.
*
* *
Un avocat normand fit payer très chèrement une consultation à une
demoiselle qu'il voulait épouser. Comme elle lui en fit des reproches :
J'ai voulu, lui dit-il , vous faire sentir combien la profession
d'avocat est lucrative, afin que vous compreniez que je suis un bon
parti.
*
* *
Un avocat du même pays, fort intéressé, ayant remis à son client le
mémoire de ses frais, il s'y trouva un article ainsi conçu :
Plus, trente sols, pour m'être réveillé la nuit et avoir pensé à votre affaire.
*
* *
Un jeune homme de Caen soutenait ses thèses en droit. On lui demanda la définition du vol. Soit que son
Justinien
ne lui revint pas à la mémoire, soit qu'il craignît de ne pas donner
une définition exacte, il répondit ingénuement : Tenez, messieurs,
voyez si je connais le vol et le voleur, j'ai demeuré dix ans chez un
procureur à Rouen.
*
* *
On condamna un jour à la potence un vieux criminel Normand, qui avait
peut-être échappé plus de vingt fois à la punition de ses crimes.
Lorsqu'on lui eut prononcé sa sentence de mort, on lui demanda ce qui
avait pu l'engager dans l'affreuse carrière qu'il avait parcourue, et
pourquoi il y était resté ? Par la même raison, répondit-il, que l'on
court les chances du commerce. Il y avait beaucoup de chances pourque
je fisse des gains considérables ; beaucoup de chances pour que je ne
fusse pas découvert, et beaucoup pour que je ne fusse pas pris ; et si
j'étais pris, beaucoup de chances pour que je ne fusse pas convaincu ;
et si je l'étais, encore quelques chances pour ne pas être pendu.
*
* *
Un jeune homme de Normandie, qui était venu à Paris pour affaires, eut
le désagrément, en courant, d'éclabousser un homme qui, parfaitement
chaussé eu bas blancs, attendait la fin d'un orage, sous le grand
guichet du Louvre. Celui-ci témoigne de l'humeur, le Normand d'en rire.
Le jeune homme, en bas blancs, court sur lui la canne levée, le
coupable s'arrête comptant quelques monnoies. Mon petit ami, dit-il à
son adversaire, en lui retenant le bras, prenez votre mal en patience
et cet argent ; j'ai bien cinq sous pour payer le blanchissage de vos
bas, mais je n'ai pas cent louis pour m'enfuir quand je vous aurai tué
; et il partit aussitôt, laissant l'homme éclaboussé tout stupéfait.
*
* *
Un riche particulier de Lisieux, dont l'économie était presque passée
en proverbe, conserva toujours tellement son caractère, que, peu avant
sa mort, il le manifesta par le trait suivant : Le tems et le lieu de
son dîner étaient toujours si incertains, que ses domestiques ne
savaient jamais l'heure de son retour. Comme il n'avait jamais laissé
apercevoir la moindre profusion dans sa manière de vivre, il était peu
disposé à l'excuser dans la leur. Arrivant donc un jour avant dîner,
son odorat lui découvrit qu'il se préparait quelque régal dans la
cuisine. Un de ses gens qu'il appela, lui dit qu'ils allaient dîner
avec un pâté de pigeons, et pour rendre plus excusable ce qu'il savait
que son maître appellerait dissipation, il ajouta que les pigeons
avaient été achetés très-bon marché, à la vérité, parce qu'ils
n'étaient pas des plus frais, ce qui faisait que le pâté entier ne leur
revenait pas à plus de quinze sous. L'effet de cette déclaration fut
bien différent de celui auquel le domestique s'attendait ; car son
maître lui mit quinze sous dans la main, en lui disant : j'avais
moi-même envie de manger un pâté de jambon, et comme cela doit vous
être égal, vous me servirez celui qui est prêt ; en conséquence, voici
l'argent qu'il vous a coûté, avec cela il vous sera facile de vous en
procurer un autre. Il fallut obéir ; mais au risque d'être appelé
prodigue et dissipateur, le valet jura bien qu'une autre fois il
n'estimerait plus à si bas prix les mets dont il lui prendrait
fantaisie de se régaler.
*
* *
Un paysan de Normandie, après s'être enivré avec sa femme, se
querellèrent en passant dans un bois pour regagner leur habitation, et
des injures passèrent aux coups. La femme fut si maltraitée, que le
mari, revenu à lui, la voyant par terre sans connaissance, se pendit de
désespoir, à une branche d'arbre, avec une corde qui lui servait de
ceinture. Bientôt la femme ayant à son tour repris ses esprits et vu
son mari pendu, se traîna, du mieux qu'elle put, jusqu'à ses pieds, et
les lui tira de toute sa force, en lui disant tendrement :
Oui, mon cher mari, ton attente sera remplie ;
mais elle mit tant d'action dans son procédé, que la corde se rompit,
et le pendu tomba à terre. Il n'y fut pas un quart d'heure, que la
colère lui revint avec les sens, et que sa femme lui ayant avoué le bon
office qu'elle avait voulu lui rendre, il se jeta sur elle une seconde
fois, lui passa au cou la corde qui lui avait servi, la pendit ensuite
au même arbre, et le fit si bien qu'elle y resta.
*
* *
Un postillon Normand conduisait un particulier dans une chaise de
poste. Ce particulier était descendu de sa chaise à un passage
très-dangereux. Monsieur, lui dit le postillon, voici un endroit où il
s'est fait un grand miracle l'année dernière ; un voyageur a versé dans
sa voiture jusqu'au fond de ce précipice. Eh ! bien, répondit le
voyageur, est-ce que
cet homme n'a pas péri ? Pardonnez-moi, il a été absolument fracassé dans sa chute, mais les chevaux ne se sont fait aucun mal.
*
* *
Un Normand disait d'un homme de sa connaissance, qui avait le nez fort
long et les narines extrêmement larges : quand il me parle de près,
j'ai toujours peur qu'il me renifle.
*
* *
Un Normand, qui était sur la roue, et que son confesseur exhortait à la
patience, lui répondit : mon père, il y a long-tems que je ne me suis
trouvé dans une situation d'esprit aussi tranquille.
*
* *
Un secrétaire du roi du grand collège demanda un jour à un de ses amis
qui était de Rouen, et qui venait d'acquérir une pareille charge dans
le petit, la raison. pour laquelle il n'avait pas préféré en avoir une
du grand. Mon ami, lui répondit le Rouennais, j'ai toujours entendu
dire qu'en fait de savonnettes, les petites sont toujours les
meilleures Tout le monde sait que ces charges qui ennoblissaient,
étaient nommées des savonnettes à vilain.
*
* *
Un Normand, quoique riche, était chargé de dettes. Un jour qu'il se
promenait avec deux ou trois personnes, il fut acosté par un homme qui
le prit à part. Cela lui donna beaucoup d'humeur, et il y parut sur son
visage lorsqu'il rejoignit sa société. Qu'avez-vous donc, lui dirent
ses amis ? vous paraissez tout ému. On le serait à moins, reprit-il, ne
voyez-vous pas ce coquin qui me harcèle pour quelque argent que je lui
dois depuis sept ans, avec autant d'impudence et d'effronterie que si
c'était une dette d'hier.
*
* *
Un particulier qui avait été mis au carcan, ayant subi sa peine au
moment où il éclatait un violent orage, des personnes charitables
envoyèrent un com
missionnaire pour le garantir de la pluie, en tenant au-dessus de sa
tête un parapluie. L'homme ayant été reconduit en prison, le
commissionnaire qui était bas-Normand, fut l'y trouver, en lui
demandant pour boire. Mon ami, lui dit le particulier, sans doute que
les personnes charitables qui vous ont envoyé vous ont récompensé de
votre peine. —Cela est vrai, Monsieur ; mais la honte ! — Vous avez
raison, mon ami ; tenez, voilà six francs. Le commissionnaire enchanté
lui dit, en le remerciant beaucoup : Je vais, Monsieur, vous laisser
mon adresse en cas que vous ayez besoin une autre fois de mes services
pour une semblable occasion.
*
* *
Une plaideuse de Normandie étant venue chez son rapporteur, en
carressait le perroquet chéri, dans l'espoir d'intéresser le maître en
sa faveur. Le perroquet, qui était fort sauvage, la mordit fortement au
bras, qui fut bientôt ensanglanté. Le rapporteur, ému, lui fit mille
excuses ; mais notre plaideuse qui avait ses vues, loin de paraître
mécontente, dit en riant au magistrat : Je voilais me faire saigner il
y a quelques jours, mais voire perroquet a pris ce soin. Cette
spirituelle répartie ne contribua pas peu à lui faire gagner sa cause.
*
* *
Un jeune écolier Normand bâillait étant en classe. Comment, lui dit son
maître, vous bâillez, lorsque j'explique ? Je vois là de la malice. Eh
! non, Monsieur, repartit le petit espiègle, je bâille si naturellement.
*
* *
Un curé Normand fit ainsi ses excuses à son évêque, sur ce qu'il
n'avait pas à lui offrir le déjeuner que ce prélat aurait souhaité.
Monseigneur, lui dit-il, le meunier m'a manqué de parole, en ne me
rapportant pas une livre de café que j'ai porté hier à son moulin.
*
* *
Un Normand se trouvant dans une maison distinguée, où on jouait gros
jeu (car la banque était garnie de louis et d'écus), se mit à jouer sur
sa parole et sa bonne mine, et hasarda tout d'un coup mille louis qn'il
gagna. Il fit paroli, et perdit. Aussitôt il se retira, en disant :
parbleu, voilà un coup impayable.
*
* *
L'évêque de Lisieux, parcourant son diocèse, exhorta les marguilliers
d'une paroisse de village à faire quelque dépense pour l'ornement du
tabernacle. Un des assistans lui dit : Monseigneur, pour faire ce dont
vous parlez, nous pourrions trouver un moyen qui ne coûtera rien à
personne. Nous avons ici un meuble inutile, qu'on pourrait vendre, et
l'on en emploierait l'argent à ce que vous désirez. Quel est donc ce
meuble inutile, dit le prélat ? C'est, reprit !e paroissien, notre
chaire que voilà, car M. le curé n'y monte jamais.
*
* *
Un avocat Normand, sollicité par un paysan de plaider sa
cause, s'en
chargea volontiers. Quelque tems après, la partie adverse, qui était
beaucoup plus riche, étant venue lui faire la même offre, il l'accepta
de même. Quand le jour de la plaidoirie fut arrivé, l'homme de
eampagne se rendit chez son patron pour lui recommander ses intérêts.
Celui-ci lui dit alors : Mon ami, je ne puis être votre avocat,
puisque je vais plaider la cause de votre partie adverse. Je ne vous
l'ai pas dit d'abord pour des raisons qui m'en empêchaient, mais je
vais vous adresser à un de mes confrères qui est homme de bien,
portez-lui cette lettre de ma part. Voici ce qu'il lui écrivait. « Deux
chapons gras me sont tombés entre les mains ; desquels ayant choisi le
meilleur, je vous envoie l'autre. Je plumerai de mon côté, plumez du
vôtre. »
*
* *
Une paysanne Normande, voyant tirer la loterie, se lamentait à chaque
lot qui sortait de la roue de fortune. Où sont vos billets, lui
demanda un des actionnaires ? — Je n'en ai point. — Taissez-vous donc, ma
bonne, ou ne saurait gagner sans billets. Que sait-on,
répliqua-t-elle tout éperdue ?
*
* *
Un plaideur Normand, qui avait gagné quatre causes dans la même année,
se plaignait de la trop grande diligence de ses juges, et prétendait
qu'il ne leur était pas permis d'en juger plus de deux par an à la
même personne. Je n'ai plus que huit procès, disait-il, s'ils
continuent d'aller ce train-là , dans deux ans je n'en aurai plus, il
faudra donc que je meure.
*
* *
Le café est un poison lent, disait un grave médecin à Fontenelle (Cet
auteur est né à Rouen.) Oui, oui, répondit-il, très-lent, docteur, car
il y a quatre-vingts ans que j'en fais usage tous les jours.
*
* *
Un procureur Normand entrait dans l'hôtel d'un grand seigneur, et était
déjà dans la cour, lorsque le Suisse lui dit : on n'entre pas ,
Monsieur. Le procureur répliqua avec vivacité, et en continuant son
chemin : J'ai passé la porte ; non recevable.
*
* *
Un particulier mécontent de son taillenr, en fit venir un
autre auquel
il commanda un habit. Surpris de ce que celui-ci lui demandait trois
quarts de draps de moins qu'il n'en donnait ordmairement au premier, il
lui demanda comment il ferait. Mathieu, que je viens de quitter, lui
dit-il, en voulait trois quarts de plus. Ah ! cela ne m'étonne pas,
repartit le nouveau tailleur bas-normand ; Mathieu a un enfant beaucoup
plus grand que le mien.
___________________________________
CATECHISME
DES
NORMANDS,
Composé par un Docteur de Paris.
~*~
Demande. Etes-vous Normand ?
Réponse. Oui par la grâce
de ma naissance, et par la grâce de mon intrigue.
D.
Qui est celui qu’on doit
appeller Normand ?
R. C’est celui,
lequel étant ne d’un père Normand, naturellement intriguant, fait
profession exacte d'une intrigue dissimulée ?
D. Qu'est-ce que l'intrigue dissimulée ?
R. C'est celle que le Normand a appris des ses ancêtres, et qui se communique de père en fils.
D. Est-il necessaire à un Normand d'avoir cette intrigue dissimulée ?
R. Oui, s'il ne veut agir contre l'inclination naturelle de la nation Normande.
Du Signe du Normand.
D. Quel est le signe du Normand ?
R. C'est d'être toujours prêt â faire de faux sermens en faveur de celui qui lui donne le plus d'argent.
D. Comment fait-il le signe ?
R. En
tenant ses mains dessus sa tête, pour affirmer plus hardiment le faux
serment qu'il fait pour vil prix, et les rabaissant lorsqu'on lui
fait offre de plus d'argent qu'il n'en a reçu pour les lever, afin
d'affirmer effrontément le contraire de son premier serment.
D. Pourquoi fait-il le signe de la sorte ?
R. Pour tromper et décevoir ceux qui ont confiance en ce signe, auquel il prend plaisir.
D. Quand le Normand fait-il ce signe ?
R. Depuis son berceau jusques au dernier soupir de sa vie.
De la Fin du Normand.
D. Quelle est la fin du Normand.
R. C'est de trahir ses plus grands amis.
D. En quoi consiste le dessein du Normand ?
R. Il consiste à établir sa fortune aux dépens du bien d'autrui et de l'honneur du prochain, sans épargner ni sacré ni profane.
Des Moyens de parvenir à cette Fin.
D. Par quels moyens parvient-il à cette fin ?
R. Par quatre moyens, savoir : Infidélité, tromperie, haine &et méchantes actions.
D. Qu'entendez-vous par infidélité ?
R. J'entends que le Normand ne garde jamais la parole qu'il a donnée.
D. Que devons nous croire du Normand ?
R. Que c'est le plus grand fourbe du monde.
D. Expliquez nous ce mot de fourbe ?
R. C'est-à-dire qu'il est naturellement trompeur.
D. Comment trompeur ?
R. C'est
en proférant des paroles contraires aux pensées de son coeur, louant
par paroles ceux qu'il blâme en lui-même, flattant et caressant ceux
qu'il aime le moins, baisant ceux qu'il déchire par ses fausses
impostures comme un Judas, applaudissant les discours d'autrui afin d'en tirer une méchante conséquence.
D. Vous dites que le Normand parvient à sa fin par haine ?
R. Oui ;
mais il faut entendre comment, parce que quand le Normand hait
quelqu'un, il ne lui découvre pas sa haine ouvertement, au contraire il
la dissimule et retient en son coeur, il flatte et loue celui
qu'il hait le plus, et le baiser du Normand est un véritable signe
de la haine qu'il a dans son âme.
D. Si le Normand retient sa haîne dans son âme, il ne fait aucune méchante action au dehors pour parvenir à sa fin ?
R. Pardonnez
moi, car les mauvaises actions du Normand ne paraissent au dehors, que
lorsqu'il s'apperçoit que facilement elles pourraient servir à son
dessein.
D.
Le Normand manifeste donc ses mauvaises actions ?
R. Il
les manifeste le moins qu'il peut, car il les commet toujours avec
bonne
intention, disant qu'il ne cherche que la gloire de Dieu, que le profit
et l'utilité spirituelle de son prochain, et que tout ce qu'il fait
provient de son grand zéle seulement.
D. Comment fait-il ses mauvaises actions par ces moyens là ?
R. C'est que, quand il a proferé des paroles indiscrètes et
calomnieuses, et qu'il fait de méchantes actions, il les impute à des
personnes innocentes ; et pour les faire croire véritables, il
solicite par promesses et argent.
De l'Espérance du Normand.
D. Quelle est l'espérance du Normand ?
R. C'est de s'élever au dessus des autres.
D. Comment ?
R. En
paraissant au dehors homme de bien, dévot, sincère, obligeant, doux
comme un agneau, quoiqu'il soit au dedans un loup ravissant, ingrat,
fourbe, indévot, méchant ; en un mot, un très-grand hypocrite, et un
sepulcre blanchi.
D. Comment ?
R. C'est
en imposant des faux crimes à ceux qui occupent les charges, étant
amis, ausquelles ils aspirent, faisant des fausses attestations,
certificats et autres pièces d'écritures qu'ils font signer par des
faux témoins, pour faire entendre que ce qu'il disent est véritable.
D. Comment le connaissez-vous ?
R. Je
le connais en ce qu'il a beaucoup d'amour pour sa personne et à ses
propres intérêts, et point du tout pour son prochain.
Les Bonnes Œuvres du Normand.
D. Si le Normand n'a point de charité pour son prochain, il ne fait aucune bonne oeuvre à l'égard de son prochain ?
R. Aucunes à la vérité ; mais toutes méchantes conformément aux huit Commandemens qu'il a appris de ses ancêtres.
D. Quels sont ces huit commandemens ?
R. Les
voici :
Tes intérêts tu garderas
ET attireras parfaitement.
Dieu en
vain tu jureras,
Pour affirmer un faux serment.
L'argent d'autrui tu
n'épargneras,
Ni son honneur pareillement.
Le bien d'autrui tu ne
rendras,
Et garderas à ton escient.
Faux temoignage tu diras,
Et
mentiras adroitement.
L'oeuvre des mains tu n'oublieras,
Pour dérober
finement.
Les biens d'autrui tu connaîtras,
Pour les avoir injustement.
L'oeuvre de chair tu désireras
Et accompliras avec le temps.
Des Œuvres de Miséricordes du Normand.
D. Combien le Normand a-t-il d'oeuvres de misericordes ?
R. Sept, savoir : Trahison, flatterie, gourmandise, larcin, mensonge, envie et imposture.
D. Si le Normand n'observe ces huit commandemens, et ne fait ces oeuvres de misericorde, qu'en sera-t-il ?
R. Il
contreviendra aux maximes et aux inclinations de la nation
Normanique, aux habitudes naturelles de ces ancêtres, et
méritera d'être estimé honnête homme.
D. Si tout ce que nous venons de dire est vrai, on ne peut avoir de confiance du Normand ?
R. Nullement
du monde ; car enfin confiez-vous en lui, il vous trahit ; louez-le, il
vous méprise, il vous abhore ; et après tout, c'est un lion à ceux
qui le craignent, et une vraie poule aux généreux.
Je prie Dieu
qu'il inspire au Lecteur des sentimens contraires aux pensées de ce catéchisme.
N.B. La lecture de ce
catéchisme a fait une si forte impression sur les Normands, que depuis
plus d'un siècle ils se sont tellement corrigés, qu'ils ne cèdent en
rien aux plus vertueux des autres provinces du royaume ; et s'il y en a
encore quelques-uns qui suivent les maximes de leurs trisaïeuls, c'est
le petit nombre, et, Dieu aidant, le bon exemple de leurs compatriotes
les retirera de la voie de perdition.
De l'Imprimerie de P. G
Guénégaud, n°31.