Normandie, revue régionale illustrée mensuelle, n°20 décembre 1918.Normandie : Revue régionale illustrée mensuelle de toutes les questions intéressant la Normandie : économiques, commerciales, industrielles, agricoles, artistiques et littéraires / Miollais, gérant ; Maché, secrétaire général.- Numéro 20 Décembre 1918.- Alençon : Imprimerie Herpin, 1918.- 16 p. : ill., couv. ill. ; 28 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (03.III.2015).
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NORMANDIE

REVUE RÉGIONALE ILLUSTRÉE MENSUELLE
DE TOUTES LES QUESTIONS INTÉRESSANT LA NORMANDIE
Économiques, Commerciales, Industrielles, Agricoles, Artistiques et Littéraires

DEUXIÈME ANNÉE. - N°20 DÉCEMBRE 1918

Normandie, revue régionale illustrée mensuelle, n°20 décembre 1918.

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Vers une Action Normande

XI. – LES CAUSES.

(Suite.)

                                   
Peut-on m’accuser de « rêver » à mon tour en escomptant pur l’après-guerre la continuation de l’union sacrée entre français sur ce fond d’idées communes ? J’avoue que la question m’a préoccupé jusqu’à l’angoisse et que j’ai encore à cet égard des minutes de doute terrible. Qui ne se souvient de l’âpreté, de la mauvaise foi des luttes électorales d’avant 1914 ? Il est indéniable que presque toujours le Français victime d’une nature ardente, généreuse, malhonnêtement exploitée par les rhéteurs et les « ploutocrates démagogues » écoute bien plutôt les mauvais bergers qui le leurrent et le flattent que les sages conseilleurs de devoirs. Il est non moins évident que l’éducation de la démocratie dont on a tant parlé, n’a jamais été même ébauchée… Je veux croire que la France reviendra des tranchées mûrie par de si rudes épreuves et qu’elle en rapportera avec l’horreur du « bourrage de crâne », la claire vision des réalités. Je veux croire – car à quoi bon la victoire qui vient ? – qu’elle comprendra la nécessité de maintenir, pour gagner aussi la victoire économique de demain, l’union étroite et indissoluble de toutes les forces spirituelles et morales qui auront  assuré le salut de la patrie.

Je veux le croire et j’y suis plus qu’encouragé par ce que nous avons déjà vu. La France naguère encore paraissait côtoyer l’abîme, mais dès avant 1914, elle avait réagi et la réaction énergique et salutaire comme celle de tout organisme sain et qui ne veut pas mourir, était venue – sorte de pré-union sacrée – des horizons opposés, des « fils de la Tradition, » aussi bien que des « Enfants de l’Esprit nouveau ».

Tenez, lisez ces lignes d’Abel Bonnard, que j’avais extraites d’un article paru dans le Figaro, dès 1911 ou 1912, et dites-moi s’il n’a pas, du fait de tant de jeunes et magnifiques héros, reçu la plus douloureuse et la plus éclatante des confirmations.

« Après des discordes et des inimitiés affreuses, de nouveau tous ceux qui observent de qui est, avec scrupule, semblent vouloir se rapprocher les uns des autres. C’est dans tous les esprits un souci plus pressant du réel, une subordination plus modeste à ce qu’il nous montre : quand une opinion se brise, un esprit s’ouvre, et le flot de réalité qui pénètre par cette brèche est tout chargé d’alluvions fécondes.

« Nous comprenons aussi de nouveau, la nécessité d’une doctrine morale qui arrose et nourrisse les êtres dans leurs plus obscures racines et nous nous rendons enfin compte qu’on n’en a pas créé une pour avoir titré d’une majuscule quelques mots abstraits, les avoir donnés pour noms à des cuirasses et les avoir prononcés à la fin  des banquets, en distribuant des décorations banales. L’élixir de la science selon la parole du poète, cet « élixir divin que boivent les esprits » nous savons qu’il est si redoutable, qu’il peut troubler les têtes les plus solides ; à plus forte raison, n’est-ce pas le breuvage facilement bienfaisant qu’on peut prodiguer à tous comme de l’eau claire. Mais nous savons aussi qu’une science plus ou moins douteuse n’est pas la seule instruction, que tout homme, si on ne le sépare pas de tout ce qu’il est, reçoit des morts dont il sort, du métier qu’il pratique, de sa terre et de son pays, les éléments d’une sagesse modeste, grâce à laquelle il ne demeure pas indigent, ni méprisable. Alors même qu’on veut l’aider, il ne faut pas le priver d’abord de ces obscurs secours : on n’ennoblit les êtres qu’en les respectant et le plus humble d’entre les hommes mérites d’abord ce respect.

» La grande raison d’espérer, elle est dans certains jeunes hommes. On rencontre un d’eux par hasard, en Province, dans la petite ville où il occupe un emploi, on en trouve un autre plus loin : l’un est professeur, un autre médecin, un autre architecte, un autre officier. Ils sont séparés et ne se connaissent pas. Mais tous ont des traits communs. Pleins du noble dégoût pour les utopies, ils ont le goût de n’être pas dupes et de raisonner sur ce qui est. Ils savent que la réalité est la grande école. Mais s’ils s’approchent d’elle comme des élèves, ils ne se reconnaissent point ses sujets et s’ils veulent l’étudier, c’est pour mieux exercer sur elle leur idéal et les unir harmonieusement l’un à l’autre. Ils veulent tirer ce qui est vers ce qui peut être. »

Un Peguy, un Psichari pour ne citer que deux noms, nous commandent par piété filiale, au nom des « puissances de sentiment » si irrésistibles chez nous, une attitude qui nous est en même temps dictée par nos intérêts les plus prosaïques.

Rappellerai-je l’entreprise si intéressante, peu de mois avant la guerre, des démocrates de la Jeune République de Sangnier (1), puis l’effort persévérant de Deherme et de sa « Coopération des Idées », enfin tout récemment celui de Probus et de cette « Association nationale pour l’organisation de la Démocratie », patronnée par de nombreux industriels et commerçants parmi lesquels nous trouvons plusieurs personnalités normandes de premier plan… Lysis de La Démocratie nouvelle lance un quotidien qui me paraît entrer nettement dans les vues toutes neuves que la guerre a imposées à notre pays comme une condition sine qua non de résurrection « 2).

Il n’est tout de même pas possible que la camaraderie des champs de bataille, que la disparition de ces cloisons épaisses que les politiciens, par bas calcul, avaient élevées entre nous, n’aient pas des répercussions durables et heureuses !

L’instituteur a bien souvent avoué sa surprise de se trouver en communion d’idées sur beaucoup de points avec le jeune bourgeois et le curé sillonniste d’hier : j’en connais plus d’un parmi ces derniers qui ont fait les mêmes constatations et je sais quelques secrétaires de mairie qui sont nettement décidés, une fois rentrés dans leurs villages, à bannir la politique en menant si c’est nécessaire, campagne ouverte contre le parlementaire qui voudrait continuer à en faire ses agents électoraux.

Seuls, peut-être, les fidèles de l’A. F., faisant de leur intransigeance une règle absolue (par horreur du libéralisme), n’ont pas participé à ces communions d’idées, mais je ne désespère point au nom précisément de leur principe essentiel : La soumission réfléchie au fait…. au fait démocratique ! de les voir, un jour, entrer dans nos cercles d’études. En quoi pourraient-ils porter ombrage, en effet, ces groupements d’éléments purement français ! Ils n’auront d’autre but que la grandeur de la patrie, mais dans un monde où l’on s’efforcera tout de même de faire un peu plus de place à la loi internationale et un peu moins aux canons… aux canons boches sur lesquels je me rappelle avoir lu en 1914, aux Invalides, la cynique devise :
Ultima ratio regis !

Quelque opinion au surplus qu’on ait eu  sur les deux seules formes possibles de gouvernement humain : Monarchie ou Démocratie, il faut reconnaître que si, du temps de M. de Tocqueville, « la Démocratie coulait à pleins bords », elle est aujourd’hui en passe de tout submerger ! Cessons donc de nous quereller sur cette question de la forme gouvernementale et travaillons dans les limites du possible sur la matière démocratique qui nous est offerte.

Lysis et Probus, après beaucoup d’autres, ont décrit très clairement les tares du régime – et ils sont démocrates : leurs critiques se rencontrent en beaucoup de points avec celles de Ch. Maurras : faisons l’union sacrée sur ce terrain solide. Les raisons du mal sont assez généralement attribuées à un ordre de faits qui ne font que confirmer les raisons que nous avons nous-même données : on les a heureusement résumées en disant que la France n’était qu’une monarchie décapitée ! Cette opinion qui s’appuie sur l’histoire même de notre constitution, n’est en rien infirmée par ce que nous avons exposé : bien au contraire !

Un soir de l’été 1917, nous revenions des tranchées tout en agitant ces graves problèmes dans ce bois de Beaumarais sis sous Craonne et que tous ceux qui ont tenu le secteur connaissent bien comme une cible favorite des artilleurs boches, un superbe peuplier coupé à un mètre du sol par un 150, attira notre attention : autour du tronc ainsi foudroyé, des rejets très nombreux étaient poussés un peu dans tous les sens ; ils étaient verts, ils paraissaient pleins de sève, mais combien faibles même réunis en faisceau, en comparaison du géant décapité ! » – Vous avez beau dire et beau faire, déclara mon ami, J. G….., fervent adepte des doctrines de l’A. F. ceci (et il désignait les rejets), ne remplacera jamais cela ! – et il montrait le tronc meurtri ! – Possible, riposta le lieutenant D…, jeune parisien à l’esprit demeuré gavroche, enfant terrible de notre groupe, mais ceci est mort et bien mort tandis que cela ne demande qu’à vivre ! M’est avis qu’il vaut mieux aider cela à vivre que de perdre son temps à tenter de recoller ceci ! » N’est-ce pas l’évidence ? Et quel est le bon français qui refusera aux lendemains angoissants de la victoire de faire tout pour grouper les rejets – héla si clairsemés ! – du tronc français en un faisceau dru et fort ! Nous nous unirons donc dans le cadre démocratique qui est la réalité, qui est le fait. Puisque c’est pour nous une question vitale, réalisons même unanimité sur l’aveu des causes que nous avons dénoncées, partant sur l’orientation générale à donner à la médication d’après-guerre. Je crois que tous ceux que n’aveugle pas l’esprit de parti (et il serait criminel de voir renaître des partis au sein de la France meurtrie), accepteront nos conclusions dans ses grandes lignes.

La France jouit d’une situation géographique, d’une richesse, d’un climat qui en font la terre bénie du ciel, mais aussi… la proie toujours convoitée.

Le Français est doté d’une nature impulsive, généreuse, qui lui a trop souvent fait perdre de vue ce danger, d’où nécessité de devenir plus réalistes en politique ; la forme démocratique du régime enfin n’est possible qu’à la condition qu’une forte armature morale prémunisse le pays contre les dangers de l’égoïsme sous toutes ses formes. Or, les cultures gréco-latine et chrétienne de qui nous sommes les fils, qui sont, si j’ose dire, l’argile dont nous sommes pétris – ces cultures qui signifient amour et harmonie – sont les seules nourritures appropriées à notre nature, à nos habitudes ; elles seules sont donc, en y restant fidèles, susceptibles de nous faire atteindre ce haut et nécessaire degré de moralité : dès lors entreprenons courageusement la réforme des mœurs : action morale d’abord !

Aux voltairiens attardés à qui le mot de spiritualisme porterait ombrage, à tous ceux qui avaient entrepris de faire une démocratie basée sur la matérialisme (ce qui est proprement la pyramide posée sur la pointe), je dédie l’exemple anglais, l’exemple américain et je rappelle ces mots de Montesquieu : « La République sera vertueuse ou ne sera pas. »

Faisons donc l’union, l’union sacrée sur les moyens aussi, et pour travailler avec ardeur, et avec foi dans l’effort rappelons-nous les « traits éternels » de la France et conservons-les comme ceux d’une mère chérie. Aux heures de découragement, souvenons-nous enfin que c’est le sceptique Renan lui-même qui a proclamé :

« Que notre admirable pays sait bien trouver à travers toutes les défaites et les décadences un éternel pouvoir de renaissance et de résurrection ! »

Comment dès lors douter des lendemains de la France à l’aube de la magnifique victoire que nous assurent les grands soldats de Foch.


                            G. VINCENT-DESBOIS.

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(1) Ils reviennent déjà ardents, généreux comme par le passé, ces fils spirituels du grand Albert de Mun, et leur Ame française, puis leurs Annales de Guerre nous promettent une belle moisson pour l’après-guerre.
(2) Ces lignes, vieilles de deux mois déjà, reçoivent une éclatante confirmation des faits prodigieux qui s’accomplissent chaque jour : avec quelle calme dignité la France accueille la victoire… et puis les récents discours de Clémenceau au Sénat, de Maurice Barrès à la Sorbonne, ne témoignent-ils pas d’une volonté sincère d’union sacrée pour l’après-guerre.

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L’Organisation Economique régionale
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Avant de répondre au questionnaire concernant la formation des nouvelles régions, le Conseil général de l’Eure avait décidé de faire examiner les délicates questions que soulève ce projet par une Commission composée de sénateurs et de députés du département, de six conseillers généraux, des présidents des Chambre de Commerce de l’Eure et de deux représentants des groupements agricoles.

Cette Commission qui s’est réunie le 20 septembre dernier, sous la présidence de M. Loriot, député, a, après discussion de toutes les questions concernant la création projetée, confié la rédaction du rapport à M. Abel Lefèvre, député.

Nous donnons ci-dessous ce très remarquable rapport qui met en lumière tous les côtés de la question :

Tout d’abord, l’honorable rapporteur constate qu’en fait, au point de vue administratif, les divisions régionales existent déjà. Il y a des régions militaires, universitaires, judiciaires, agricoles, et d’autres dont la limite varie avec chaque espèce de pouvoir public. La création d’une région administrative unique mettrait fin à cette confusion.

« Mais, en ce qui nous concerne, demande-t-il ensuite, quelle devrait être cette région ? Ce ne peut être, à notre avis, que la grande région normande, comprenant les cinq départements de l’ancienne province normande.

» Si la limite de certaines régions paraît assez difficile à tracer dans leur indistinction confuse, le relief de la Normandie s’accuse encore avec assez de vigueur pour qu’on ne la confonde point avec les régions circonvoisines. Considérée dans son développement historique, la Normandie a conservé son unité à travers les siècles. Au point de vue géographique, assise presque tout entière sur le versant de la Manche, la Normandie forme un tout naturellement homogène. Au nord et au nord-ouest, la mer sur près de 600 kilomètres, frontière idéale ; au sud, la ligne de partage des eaux l’isole du bassin de la Loire ; puis ce sont les collines du Perche ; enfin, l’Avre, l’Eure, le Perche et la Bresle forment une autre limite naturelle presque ininterrompue.

» Dans les cinq départements normands, même climat à la fois tempéré et humide. Les gras pâturages de l’ouest sont le complément des plateaux fertiles de la Seine-Inférieure et de l’Eure. Des échanges réciproques résultent de ce contraste. Le Calvados et la Manche s’approvisionnent de céréales en Haute-Normandie ; celle-ci, en retour, va chercher son bétail dans la Manche et le Calvados. Le tracé des voies ferrées ouvre aux uns et aux autres des relations faciles. Les grandes lignes de Paris-Cherbourg, de Paris-Granville, de Mortagne-Alençon-Domfront-Avranches traversent la Normandie dans toute sa longueur ; la ligne Dieppe-Rouen-Le Mans la coupe presque en diagonale ; enfin, de nouvelles lignes transversales favorisent les rapports qui existent entre les départements normands. Lorsque le Havre sera rattaché au cœur de la Normandie par la ligne du sud-ouest, notre région sera des mieux pourvues quant aux voies de communication.

» Si la création d’une grande région normande peut se justifier, comme on vient de le voir, par des considérations historiques et géographiques, elle n’est pas moins justifiée au point de vue économique. Et pourtant, c’est sur des considérations de cet ordre que s’appuient certains projets pour morceler la Normandie en deux régions distinctes : la région de Rouen en comprendrait la Seine-Inférieure et l’Eure, et la région de Caen, qui engloberait le Calvados, l’Orne et la Manche.

» Quelle est la thèse des promoteurs de ce projet, qui a trouvé dans le Calvados de très ardents défenseurs ? La découverte récente et l’exploitation de puissants gisements de fer d’une riche teneur dans le sous-sol de la Basse-Normandie a imprimé à cette région un caractère nouveau. Elle n’est plus seulement le pays classique des pommiers et des plantureux herbages ; elle tend à devenir un centre minier et métallurgique de première importance ; elle est en train de s’organiser en prévision d’une activité dont le développement dans l’avenir sera certainement considérable. L’extraction du minerai de fer pour les trois départements du Calvados, de l’Orne et de la Manche est passée de 33.704 tonnes en 1875 à 841.000 en 1913 ; on estime que la production atteindra plusieurs millions de tonnes dans quelques années.

» D’un autre côté, des formations houillères ont été reconnues dans le Calvados. On conçoit qu’un magnifique avenir s’ouvrirait, pour cette région si, à côté du minerai, elle pouvait se procurer les combustibles nécessaires à sa mise en œuvre. Mais rien ne prouve que le champ de fer reconnu dans le Calvados, dans la Manche et dans l’Orne se termine à la limite des trois départements bas-normands. Tout permet de croire, au contraire, mille indices paraissent le prouver que cette formation minéralisée se poursuit vers l’est et traverse le département de l’Eure en s’enfonçant sous le bassin de Paris.

» L’Eure, a-t-on pu écrire, est aussi riche que le Calvados, et on se préoccupait sérieusement de l’explorer quand la guerre interrompit les recherches.

» D’un autre côté, des études faites en 1913-1914 par le syndicat de recherches de la Seine-Inférieure ont établi que le fer existe également dans le pays de Bray et l’arrondissement de Neufchâtel. Si le champ de fer normand occupe toute l’ancienne Normandie, du Cotentin à la Picardie, de la Manche aux collines du Perche, la principale raison alléguée pour justifier la création d’une région de Caen s’évanouit et tout le projet s’écroule. D’ailleurs, le fait que d’importants gisements de fer existent en Basse-Normandie – si considérable qu’il soit – constitue-t-il un facteur suffisant pour justifier le groupement qu’on s’efforce de constituer avec Caen pour capitale ?

» Est-ce que la totalité des minerais dont l’extraction va être prodigieusement intensifiée pourra être traitée sur place ? Comme pendant aux puissants hauts-fourneaux dont l’édification se poursuit à Caen, se dressent déjà à Rouen, depuis un an, d’autres hauts-fourneaux spécialisés, eux aussi, dans la préparation des fontes et aciers. A Harfleur, la société du Creusot, à qui l’on doit en partie l’achèvement des hauts-fourneaux de Caen, a fait édifier de très vastes ateliers. Du Havre à Vernon, des usines et chantiers de construction surgissent de toutes parts. Le développement de l’industrie extractive des minerais dans le Calvados, dans l’Orne, dans la Manche, ne pourra que favoriser l’essor de la métallurgie dans la région rouennaise et havraise, et renforcer du même coup les liens de solidarité qui n’ont jamais cessé d’unir la haute et la basse Normandie.

» L’unité de la Normandie s’affirme encore par le caractère de ses vieilles industries textiles, dont l’importance l’emporte encore, et de beaucoup, sur l’industrie métallurgique, qui n’en est qu’à ses débuts. La filature et le tissage du coton et de la laine ne se sont pas confinés dans une seule région : ils se sont développés à la fois dans la Seine-Inférieure, dans l’Eure, dans l’Orne et le Calvados. En 1913, on évaluait à 1.700.000 le nombre des broches en service en Normandie soit le quart des broches nationales et métiers de draperie. Enfin, à côté du travail du coton, la Normandie tout entière a perpétué celui du lin et du chanvre.

» Si donc il est entendu qu’on tiendra le plus grand compte du caractère économique des régions pour arrêter leur délimitation, il n’y a pas de doute possible en ce qui concerne la nôtre : la Normandie historique et géographique doit revivre dans la région administrative nouvelle qu’on se propose de créer. Les cinq départements normands ont été découpés dans le cadre de l’ancienne province ; leurs limites se confondent avec ses frontières. Ils ont une histoire commune. Les mœurs et coutumes de leurs habitants, leur caractère tenace, leur esprit sérieux et laborieux les apparentent tout naturellement. La Seine-Inférieure, l’Eure, le Calvados, l’Orne et la Manche sont comme les cinq doigts de la main. C’est leur destinée de rester unis et solidaires.

» On nous objectera qu’il ne s’agit pas de ressusciter l’ancien fédéralisme provincial. Sans doute, et cela serait d’ailleurs impossible, un grand nombre d’anciennes provinces s’étant fondues dans l’unité nationale au point que leurs anciennes frontières ne correspondraient plus aujourd’hui à rien de rationnel. Mais ce n’est pas le cas de la Normandie. Tout en contribuant à former l’harmonie de la grande patrie, la Normandie a conservé sa personnalité. Elle forme, avec ses cinq départements se complétant mutuellement, un système organique complet. On ne peut la désarticuler sans compromettre ses intérêts économiques les plus essentiels.

» C’est pour cette raison que nous protestons à l’avance contre tout projet qui, s’inspirant de certains points de vue particularistes, tendrait à dissocier les départements normands. Nous ne désirons la constitution d’une région normande que s’il s’agit de recréer une Normandie une et indivisible. »

Le Conseil général de l’Eure est donc en désaccord complet avec celui de la Seine-Inférieure sur cette importante question, et sans parler de la réunion en un seul, des deux départements, ainsi que le demande M. Bouctot, ce qui ne pourrait être réalisé que par une loi, M. le Ministre du Commerce, passant outre à la protestation du Conseil général de l’Eure, va-t-il constituer la région de Haute-Normandie ainsi qu’il l’a prévue ?

Il n’y a guère d’autre solution maintenant qu’il a admis la constitution officielle hâtive et provisoire de la région de Basse-Normandie.

Nous disons provisoire, car la constitution des régions ne pourra devenir définitive, ainsi que l’a demandé la Chambre de Commerce de Paris, sans l’intervention du législateur.

Nous avons assez souvent exprimé notre opinion sur cette question de la région normande pour ne pas nous déclarer complètement d’accord avec les idées exprimées par l’honorable député de l’Eure dans son rapport : les cinq départements normands doivent rester unis et solidaires dans cette question de l’organisation économique.
                                   
A. MACHÉ.

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L’Enseignement Agricole
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La réorganisation de l’enseignement agricole était une de ces nécessités qui finissent par triompher de l’inertie de nos gouvernements. L’on s’est décidé, notamment, à prévoir à la base une plus large diffusion des notions indispensables à la population rurale.

Trois degrés sont prévus : l’enseignement supérieur ; l’enseignement secondaire et l’enseignement primaire.

L’enseignement supérieur est donné à l’Institut National Agronomique qui forme les ingénieurs agronomiques, et par les trois écoles nationales d’agriculture de Grignon, Montpellier et Rennes, formant des professeurs d’agriculture, des chimistes et des directeurs de stations agronomiques. Dans ces écoles, fonctionnent des sections d’application chargées de recherches agronomiques, des essais de machines, etc….

L’enseignement secondaire, visant un but plus immédiatement utilitaire, est reçu dans les écoles pratiques d’agriculture, les fermes-écoles et les écoles techniques de spécialités agricoles. Ces écoles pratiques ont un programme déterminé d’après le centre cultural où elles sont installées. A chacune d’elles sont annexées soit une ou plusieurs écoles de spécialités, soit une école d’agriculture d’hiver ou saisonnière, soit une école ménagère agricole ou de laiterie pour les jeunes filles. Est également envisagée la possibilité de cours temporaires pour les adultes ainsi que des conférences de vulgarisation.

Ces écoles assurent, en outre, le fonctionnement d’un comité de consultation chargé de renseigner les agriculteurs qui s’adressent à eux et de leur indiquer les perfectionnements les plus récents ou les meilleurs procédés culturaux.

Les écoles pratiques d’agriculture sont ainsi appelées à devenir les foyers des recherches agricoles régionales, les centres d’instruction et d’information pour les agriculteurs mis à même de suivre les expériences tentées par les professeurs ou de procéder à celles dont ils prendraient l’initiative. Ce rôle peut être singulièrement fécond si les syndicats agricoles ne négligent pas d’entrer en relations avec l’école. Il y a là une collaboration dont les résultats seraient singulièrement heureux et sur laquelle il convient d’appeler l’attention des intéressés.

L’enseignement primaire doit être post-scolaire. Il est inadmissible que dans nos campagnes ce soit le certificat d’études qui tienne lieu de congé à l’instruction de la jeunesse, désormais dispensée de se tenir au courant non seulement du mouvement des idées générales, mais encore des notions les plus indispensables aux progrès de la culture. La guerre, qui eût dû être un stimulant à ce sujet, a au contraire suspendu à peu près complètement l’enseignement agricole. Cependant notre pays en a un besoin plus pressant qu’aucun autre quand on pense que pour le blé, le seigle, l’orge, l’avoine, la pomme de terre ou la betterave à sucre, la France obtient des rendements de moitié inférieurs en moyenne à ceux des autres pays de l’Europe.

L’enseignement primaire sera donné soit par des instituteurs pourvus d’un brevet spécial, soit par des agriculteurs ou spécialistes résidant dans la région.

L’on voit par là qu’il est tenu compte dans cet enseignement des circonstances régionales. Ce n’est pas l’une des moindres dispositions de cette organisation, dont on peut espérer, pour le monde agricole, un relèvement du niveau de ses connaissances.

Mais il est un enseignement, aussi indispensable, qui n’est pas à négliger : c’est celui qui s’adresse aux jeunes filles. Sans doute, la femme agricultrice ne peut accomplir sa tâche sans de grandes difficultés. Par un effort merveilleux, des femmes ont, pendant cette guerre, dépensé une énergie remarquable pour maintenir l’exploitation du mari mobilisé. Elles ont montré que leur volonté surpassait leurs forces ; mais cette tâche, qui exige une dépense physique considérable, elles ne pourraient pas la soutenir constamment. Il n’en reste pas moins que leur rôle dans la direction de l’entreprise est de la plus haute importance. C’est pourquoi l’on doit s’appliquer à former des jeunes femmes prêtes à remplir le rôle qui doit leur échoir d’être des associées de leur mari. Là encore, ce sera sur une base régionaliste que sera donné l’enseignement nécessaire.

Dans un précédent numéro de Normandie, était rappelé un vœu adressé en 1910 au Conseil général de l’Eure par le Syndicat agricole du Roumois, demandant qu’en raison des bons résultats constatés dans les arrondissements d’Yvetot, de Dieppe et de Rouen, il soit instauré rapidement dans l’Eure une école ménagère ambulante.

Huit ans se sont écoulés. M. Lebureau n’était pas en train de mourir. Mais la solution semble approcher. Le Conseil général de l’Eure est en effet actuellement saisi d’un important projet de réorganisation de l’Ecole d’agriculture du Neubourg. L’actif directeur de cet établissement entend lui donner une impulsion nouvelle. Dans un prochain article, nous exposerons quels sont ses projets et verrons une réalisation pratique de cette rénovation de l’enseignement agricole, destinée à donner aux régions de France un vif essor pour peu que chacun y emploie sa bonne volonté.

                                    M. ANOYAUT.

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Les Industries à exploiter en Normandie
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LA CASÉINERIE
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L’enquête faite en 1915, par la Commission du Travail national auprès des Chambres de Commerce et des Chambres consultatives des arts et manufactures, a réuni, pour ce qui concerne le département du Calvados, d’utiles observations sur la situation de nos industries régionales et elle a signalé, à côté des industries qui existent actuellement et dont il conviendrait de faciliter le développement, les industries nouvelles ayant le plus de chances de réussir ainsi que les produits agricoles pouvant être industrialisés ou donner naissance à de nouvelles industries.

Au moment où nous assistons au prélude de la renaissance économique de la grande patrie qui doit couronner le triomphe de nos armées héroïques et ouvrir une ère nouvelle de prospérité à ce pays, au peuple français qui a su et a pu vaincre l’ennemi séculaire, il est de toute nécessité que, dans l’œuvre de rénovation nationale, chacune de nos provinces apporte au succès de cette œuvre toute son activité, en augmentant la puissance productive de son sol et en multipliant les industries agricoles.

Il est regrettable que l’enquête à laquelle nous faisons allusion n’ait pas été poursuivie semblablement  dans les autres départements normands. Elle eût été vraiment précieuse, à bien des titres, et surtout en fournissant à la pléiade des militants du régionalisme, aux hommes d’action, qui aspirent à voir notre Normandie bénéficier pratiquement  des plus heureuses tentatives de l’esprit moderne en matière de décentralisation économique, une documentation de haute valeur permettant d’accroître les sources de richesse de notre belle province.

Les hommes positifs estiment que ces enquêtes s’imposent pour établir, dans chacun des départements français, le bilan des forces productrices existant actuellement et exposer les considérations qui justifient la création de nouvelles sources de production par l’exploitation d’industries disposant des éléments capables d’assurer leur avenir.

Parmi les industries nouvelles présentant un réel intérêt pour la Normandie, pays où l’industrie laitière a une si grande importance, il faut citer la Caséinerie, c’est-à-dire la transformation de la caséine issue du petit-lait en un produit se prêtant à de multiples utilisations industrielles, grâce à sa grande plasticité et à ses remarquables qualités agglutinantes. Il est d’autant plus nécessaire de développer chez nous cette industrie que la caséinerie n’échappa pas à l’emprise boche. Elle aussi fut mise en coupe réglée par les accapareurs d’outre-Rhin, car jusqu’à la veille des hostilités, les Boches achetaient à vil prix la caséine française pour nous la revendre avec de gros bénéfices, après l’avoir transformée en objets variés.

On estime qu’à l’heure actuelle, en tenant compte de la réduction d’effectif subie depuis plus de quatre ans par notre troupeau de vaches laitières, la production de la caséine en France, pourrait atteindre environ 50.000 tonnes, annuellement.

Nos beurreries du Calvados, de la Manche, de l’Orne, de la Seine-Inférieure, qui donnent la plus grande production de beurre, en année normale, peuvent fournir largement la matière première indispensable à cette industrie, la production peut être assurée sans difficulté, car nombreuses sont les beurreries bien outillées.

C’est le petit-lait, séparé de la crème dans les appareils centrifuges, qui constitue la matière première de la fabrication de la caséine, de sorte que la caséinerie peut être considérée comme l’annexe de la beurrerie industrielle, et ne peut être un obstacle  à l’utilisation du petit-lait pour l’engraissement des porcs ou pour la fabrication des fromages, car l’extraction de la caséine ne peut se pratiquer avantageusement que dans les laiteries importantes, traitant au moins 30.000 litres de lait par jour ; le petit-lait dans ce cas, est payé plus cher sous forme de caséine que s’il est utilisé d’une autre façon.

Et de fait, en 1912, les usines d’Orbec (Calvados) et de Surgères (Charente-Inférieure), alimentées par de nombreuses et importantes laiteries-beurreries, traitaient à elles seules, annuellement, chacune vingt-deux millions de litres de lait, produisant huit cent tonnes de caséine.

Les chiffres ci-dessous donnent un aperçu des importations et exportations de caséine, depuis 1912 jusqu’en 1917 :

Années       Importations        Exportations
   ___                        ___                                ___

1912…………    254 tonnes        7.330 tonnes
1913…………    516    __           8.379    __
1914…………    356    __           5.620    __
1915…………      11    __           4.661    __
1916…………      45    __           4.075    __
1917…………      86    __           2.404    __


Ces chiffres montrent que la fabrication de la caséine va en diminuant depuis quatre ans, non pas tant à cause des restrictions mises à l’exportation – qui ne se sont fait réellement sentir que depuis le début de l’année 1918 – qu’à cause de l’emploi du petit-lait à d’autres usages tels que fabrication du fromage maigre, du lait desséché et même à l’alimentation des porcs.

Durant la guerre, principalement en 1918, pour parer à la crise alimentaire, surtout à l’insuffisance du ravitaillement en viande, la caséine a trouvé un débouché important dans l’alimentation de l’homme. A côté de la caséine industrielle, il y a la caséine dite alimentaire. On estime, en effet, qu’en dehors de la préparation des fromages et de la consommation directe du lait écrémé, il est nécessaire d’utiliser la caséine qui, au point de vue de la valeur nutritive, peut remplacer la viande. Tandis que la viande contient un cinquième de son poids en matières azotées, la caséine étant exclusivement composée de ces matières est, à poids égal, cinq fois plus nourrissante que la viande. Si nous disposions de 50.000 tonnes de caséine alimentaire, cela représenterait 250.000 tonnes de viande, soit 500.000 bœufs d’un poids de 500 kilogrammes. Au point de vue énergétique, cette quantité de caséine produirait en calories, une force considérable ; un gramme de caséine dégageant dans l’organisme humain, environ quatre calories, on aurait alors deux cents milliards de calories et comme, journellement, un homme en dépense 2.400, cet aliment nouveau pourrait nourrir 80 millions de personnes pendant un jour ou toute la France pendant deux ou trois jours.

La caséine alimentaire a sur la viande cet avantage de coûter bien moins cher. En Angleterre, on emploie beaucoup la caséine comme aliment. Les pains et biscuits à base de caséine se conservent très bien s’ils ont été convenablement desséchés ; ils peuvent rendre de grands services pour l’alimentation des armées de terre et de mer. En Amérique, on substitue couramment la caséine à l’albumine des œufs dans les préparations culinaires.

Le grand intérêt que présente la caséinerie pour une région grande productrice de lait comme la Normandie, réside surtout dans les nombreux emplois industriels de la caséine. On fait usage de la caséine pour le placage du bois, pour la fabrication des agglomérés de liège. On sait que les ciments et enduits au fromage blanc étaient connus au moyen âge. La colle de fromage est employée dans la menuiserie et l’ébénisterie ; elle s’est généralisée dans le glaçage du papier (papier couché), on emploie dans ce but, les colles de blanc fixe au lieu et place de la gélatine. La caséine mélangée à la fécule, est utilisée dans les apprêts par l’industrie linière, dans l’encollage des tissus de lin, de chanvre, de coton ou de laine, avant le tissage. Elle entre également dans la préparation des vernis et des couleurs et la fabrication des matières plastiques ininflammables, industries qui, avant la guerre, subissaient l’emprise allemande. Les Boches avaient monopolisé la production de ces matières. L’enquête dont il est fait mention au début de cette étude signale, parmi les industries nouvelles ayant le plus de chances de réussir, en particulier dans l’arrondissement de Caen, la fabrication des produits tinctoriaux pour remplacer les produits allemands et alimenter nos filatures de coton de Flers et de Condé-sur-Noireau. La caséine produite en Normandie trouverait, fort heureusement, des débouchés dans l’industrie tinctoriale et dans la filature tout à la fois ; ainsi il y aurait entre ces diverses sources d’exploitation industrielle d’étroites relations dont notre contrée profiterait.

Un autre débouché offert à la caséine est la fabrication de la galalithe ou « pierre de lait », concurrent heureux du celluloïd et élément d’une industrie qui, avant la guerre, avait déjà pris une importance notable, la galalithe servant à la fabrication de quantité d’objets de bimbelotterie : peignes, manches de couteaux, pipes, coupe-papiers, broches, dominos, boutons, manches de parapluies et d’ombrelles, objets de toilette, etc. On sait que le celluloïd présente l’inconvénient sérieux de s’enflammer aisément, et qu’il revient assez cher – comparativement au prix de revient de la galalithe ou fausse ivoire – à cause du camphre qui entre dans sa fabrication (1).

Nous ne pouvons entrer, ici, dans les détails techniques relatifs à la préparation industrielle de la caséine, le cadre de cette étude ne nous le permettant pas, mais nous fournirons ces indications spéciales à ceux de nos lecteurs qui se montreraient disposés à s’intéresser à cette industrie, que l’on peut considérer comme nouvelle pour la Normandie puisque, à ce jour, l’on ne peut citer que les localités d’Orbec et Pont-l’Evêque (Calvados), où elle était pratiquée avant la guerre ; l’usine de Pont-l’Evêque s’occupant spécialement de la fabrication de la galalithe.

Les débouchés nombreux et constants offerts à la caséine doivent engager les producteurs de lait à s’initier à cette industrie. D’une façon générale, la caséinerie rurale doit intéresser les nombreuses laiteries, beurreries et fromageries que compte notre pays normand. Il faut environ 3.500 litres de lait écrémé pour produire 100 kilogrammes de caséine parfaite. L’outillage des caséineries comprend, à la fois, les appareils de la fromagerie et de la meunerie, et en outre, une sécherie, c’est-à-dire le matériel suivant : un générateur de vapeur, une machine à vapeur, des cuves pour la cailléfaction du lait, des presses à caillebotte, un concasseur, une étuve à sécher, avec circulation d’air chaud, des moulins à cylindre et une bluterie. Nos laiteries, beurreries et fromageries normandes doivent, plus que jamais, viser à l’utilisation la plus rémunératrice du lait écrémé, sous-produit auquel on n’attribue qu’une faible valeur parce que son emploi est encore limité à l’engraissement des veaux ou des porcs. La transformation du lait écrémé en caséine assure des bénéfices supérieurs, et les débouchés pour la caséine sont, en quelque sorte, illimités. Et puis, il ne s’agit pas d’une industrie nécessitant des recherches ou des essais : les caséineries existent déjà en France – on en comptait une vingtaine avant la guerre – elles peuvent rendre des services en assurant la conservation et l’utilisation en vue de l’alimentation humaine d’un des meilleurs aliments azotés. Cette industrie se classe au nombre de celles qui seront nécessaires pour soutenir, après la guerre, la lutte sur le terrain économique.

Enfin, si, sur ce terrain, et dans l’œuvre de relèvement, nous devons compter d’abord sur les ressources agricoles, il importe de remarquer que les industries du lait doivent constituer, de ces ressources, un des principaux facteurs, et que, sous ce rapport, la Normandie, par l’importance et la richesse de sa production laitière, est de toutes les provinces françaises, la plus favorisée.

Henri BLIN,
Lauréat de l’Académie d’Agriculture
de France.

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(1) L’enquête de la Commission du travail national, dans le département du Calvados, indique l’existence d’une tabletterie à base de caséine, près d’Audrieu.


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Tout en causant…
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Que l’éventualité d’une paix prochaine et définitive, et d’une paix victorieuse, conséquence de la signature de l’armistice, ait provoqué chez tous les Français, sans oublier les Françaises, une explosion de joie unanime, c’est là une vérité tellement évidente qu’elle pourrait être contresignée par ce bon M. de la Palisse, qui fut aussi, soit dit en passant, un vaillant capitaine et un maréchal de France.

Mais il n’est pas moins exact de prétendre qu’à ce sentiment d’allégresse générale dominé par une légitime fierté nationale et une profonde et vibrante émotion patriotique, s’est mêlée, pour chacun de nous une satisfaction particulière prenant sa source dans des considérations d’un caractère plus exclusivement personnel.

L’égoïsme, notre bon petit égoïsme naturel ne perd jamais ses droits.

Et comme aurait dit Kant, ce philosophe prussien qui professait pour ses compatriotes une si méprisante opinion, il faut toujours que dans nos concepts, le « subjectif » l’emporte sur « l’objectif ».

Laissons d’ailleurs cette métaphysique et parlons un langage plus terre à terre, plus compréhensible et moins pédant.

Je veux simplement exprimer cette idée que chacun de nous envisage un peu à sa façon, et en se plaçant au point de vue de ses petites commodités les conséquences plus ou moins immédiates de la fin de la guerre et du retour du pays à la vie normale.

Dernièrement, je me trouvais à un dîner offert à quelques poilus permissionnaires. Au dessert, au moment où le champagne pétillait dans les coupes, un de ces braves garçons se leva, son verre à la main. On crut que se faisant l’interprète de ses camarades, il allait prononcer quelques paroles de remerciements à l’adresse de ceux qui avaient eu l’idée de les convier à cette agape. Il porta, en effet, un toast, mais ce fut celui-ci : « Je bois à une santé qui m’est chère…. la mienne. » Et il se rassit.

Nous sommes tous ainsi, si nous ne l’avouons pas aussi franchement ; nous avons tous quelque chose qui nous est chère, notre santé, nos besoins, nos intérêts, nos désirs, nos plaisirs, nos vieilles habitudes, nos manies, nos caprices, voire même nos illusions que nous prenons souvent pour des réalités, et c’est presque toujours à la satisfaction de toutes ces petites choses, fils menus dont se tisse notre existence, que nous subordonnons la portée des événements, si considérables soient-ils.

C’est un événement considérable que la fin de la guerre, et qui ne devrait ouvrir à l’esprit que de larges et grandioses horizons. Que de gens, cependant, ramènent cet événement-là à des vues étroites, futiles, mesquines, le rapetissent, par les réflexions qu’il leur suggère et les déductions qu’ils en tirent, à la mesure de leur personnelle compréhension de l’existence, à l’étiage de leurs petites passions et de leurs vulgaires appétits.

J’ai rencontré tout à l’heure un vieux Rouennais, bon français et sincère patriote. La certitude de la victoire naturellement le comble d’aise ; mais savez-vous ce qui le ravit et l’enchante, ce qui épanouit son visage et l’éclaire d’une expression radieuse de contentement intime, c’est… que l’année prochaine, en 1919, nous aurons à Rouen la foire Saint-Romain !

« Pensez donc,  me dit-il, cinq ans qu’il n’y a plus de foire Saint-Romain, à Rouen. On n’avait jamais vu cela ! »

Je lui ferais bien remarquer que pendant ces cinq longues années, il s’est passé bien d’autres choses qu’on n’avait jamais vues non plus, depuis que le monde est monde, mais à quoi bon ? Je le laisse tout à sa joie, une joie qu’il épanche, ce bon badaud rouennais, en évoquant tous les souvenirs qui se pressent dans son esprit, le cirque Rancy, les loges fameuses, Cocherie, Delille, Corvi, le théâtre Saint-Antoine, la ménagerie Bidel, les parades de Decousu. « Vous rappelez-vous, Decousu ? » les marchands de gaufres et de « douillons ».

« Nous l’aurons l’année prochaine, notre foire Saint-Romain ! C’est pas trop tôt….. »

Nous aurons aussi l’Alsace et la Lorraine, mais pour ce grand enfant, c’est un détail qui passe inaperçu. L’héroïsme de nos soldats, le génie d’un grand chef comme le maréchal Foch, la coopération militaire des Alliés, l’aide américaine, le sang versé, les centaines de milliards dépensés, tout cela à ses yeux n’a qu’un aboutissement et un résultat tangibles : la renaissance de la Foire Saint-Romain !

Et il n’est pas le seul à voir les choses sous cet angle vraiment un peu trop fermé.

Qu’il s’agisse de la Foire Saint-Romain, ou de la réouverture du Théâtre des Arts, déjà escomptée pour l’année prochaine par les dilettantes, les snobs et les mécènes qui protègent le corps de ballet, que de gens, plus ou moins consciemment envisagent dans la conclusion de la paix, l’heureuse possibilité de reprendre à brève échéance le cours de leurs anciennes habitudes et de recommencer leur bonne vie de plaisir d’avant-guerre :

« Eh bien, me dit à brûle-pourpoint, une élégante et charmante jeune femme, en m’abordant rue Grand-Pont, nous allons les revoir ?

- Nos braves poilus, oui, et nous allons fêter leur retour.

- Mais non, mais non, vous n’y êtes pas, cher ami ! il ne s’agit pas des poilus !

- Qui donc alors paraissez-vous si contente de revoir ?

- Mais les choux à la crème, les éclairs au chocolat, les babas au rhum, les petits fours, les meringues ; car, puisque la guerre est finie, on va rouvrir les pâtisseries, n’est-ce pas ? »

Moi, je le veux bien, mais c’est surtout M. Boret que cette affaire-là regarde et je ne crois pas que notre sévère ministre du Ravitaillement soit disposé à souscrire tout de suite aux vœux de nos folies gourmandes.

Nous n’en sommes pas encore revenus au temps des brioches et des galettes feuilletées, ce triomphe de nos Ragueneau rouennais et ce n’est pas encore l’année prochaine – l’année prochaine si proche aujourd’hui – que nous mordrons dans le gâteau des Rois !

                                    Henry BRIDOUX.

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CONTE NORMAND
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L’Agrégé
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Tout en me versant un verre de vin dans la salle à manger de son maître absent, la vieille grosse servante Malvina Tranchepain, me narra ses misères.

- Ce n’est pas que je sois malheureuse avec M. le percepteur, me disait-elle, c’est un bon petit jeune homme, point méchant : j’en fais ce que je veux ; mais il faudrait que je trouve une autre place, j’ai trop de mal ici pendant les vacances, rapport à « l’agrégé. »

Et Malvina Tranchepain, énorme, lourde, suant pour être allée à la source me chercher de l’eau fraîche, parmi le cresson frisé, s’appuyait de ses deux poignets rougeauds sur le coin de la serviette qu’elle avait étendue en guise de napperon au bout de la table de mon camarade de collège, chez qui j’étais au cours d’une excursion campagnarde, tombé à l’improviste, pour me faire offrir une collation.

Malvina Tranchepain connaissait les façons hospitalières de son maître et bien qu’il fut parti en voyage, elle n’avait point consenti à ce que je repartisse sans avoir pris quelque chose, une « dorée » de son beurre salé et un verre de vin avec de l’eau.

- Mon maître ne serait pas content, m’avait-elle affirmé en dernier argument.

Je demandai à Malvina :

- Mais si vous avez trop de mal, votre maître le comprendra bien ; il pourrait vous aider à vous placer ailleurs.

Elle tressauta :

- Ne lui parlez pas de cela, mon pauvre ami ; il ne veut pas me laisser partir, voyez-vous ; il tient à moi ; il me reconnaît bien ; mais il dirait plutôt du mal de moi pour que je ne m’en aille pas de chez lui ; je suis prise, voyez-vous ; je ne sais pas comment faire.

Je n’eus pas de peine à la croire ; je voyais parfaitement comment les choses devaient se passer dans cette maisonnette de campagne, entre cour et jardin, avec la source tout près pour l’eau, des légumes au potager, des poules dans la volière, des lapins dans de grandes caisses de bois, dans ce ménage de garçon calme, rangé, sans autre passion que les livres et qui s’était fait prématurément la vie d’un sage.

Malvina, en effet, me disait :

- Mon maître, ce n’est rien, c’est comme un enfant.

Elle ajouta naïvement :

- J’en fais ce que je veux.

Mais aussitôt, comme une vision passa devant elle et elle s’exclama enlevant d’accord au ciel les bras et les yeux :

- Lui, ce n’est rien ; mais c’est l’agrégé.

L’agrégé ! en prononçant ce mot, on eût dit qu’elle apercevait une bête de l’Apocalypse.

L’agrégé ! C’était le « horsain » d’abord, celui dont elle n’avait pas l’habitude et qui troublait tout ; l’élégant professeur de lycée parisien, aux manies d’hygiène moderne qui aimait la campagne à sa façon, avec des exclamations devant les choux-raves et les lapins ; qui n’aurait pas su tenir une bêche et qui ne sortait pas une fois sur la route sans laisser ouverte la barrière du jardin ; qui machinalement essuyait de nouveau avec sa serviette les assiettes et les cuillères que Malvina lui tendait de ses grosses mains par-dessus les épaules de son jeune maître, plus habitué aux simplicités spartiates. L’agrégé n’avait rien à faire quand il venait à la campagne chez son frère ; il voyait tout, il fouinait partout, faisait ses réflexions.

- Oui, Monsieur, ses réflexions, comme s’il y connaissait quelque chose seulement !

Je crus pouvoir ramener Malvina au calme en lui faisant observer :

- Mais M. Paulin, l’agrégé comme vous dites, n’est pas toujours ici, il est au lycée.

Elle bondit, et d’un air entendu : « Faut croire qu’il a peur d’en user les planchers de son lycée, car il est toujours pendu ici ; c’est comme qui dirait sa maison. Je sais bien qu’il n’est pas regardant aux pourboires ; mais tout de même il me donne trop de mal et puis il a des idées !

« Et n’a-t-il pas eu l’imagination d’installer dans sa chambre, oui, Monsieur, dans sa chambre, je ne sais quoi qu’il appelle un tube !

« Il a un baquet en zinc et puis, sur une planchette, un arrosoir ; avec une chaînette, il bascule tout ça, et en v’là de l’iau ! Il en use de l’iau, qu’il en boirait qu’il lui en faudrait pas davantage : je n’ai jamais vu ça ; c’est une abomination ; il éclabousse tout ; il « échèque » tout sus mon plancher ; c’est pas lui qui le fait, mon plancher !

Elle ajouta, interrogeant :

« Croyez-vous d’abord que ce soit si bon que ça de se jeter de l’eau sur le corps, même quand on est corporé comme lui. Je vous le dis, les gens d’annuit, ça n’a point les idées comme tout le monde : je comprends encore qu’on se lave les pieds, des fois, aux grandes fêtes, comme moi, n’est-ce pas, quand je fais la lessive ; eh bien, j’en profite, ça n’use point de savon ; mais lui, l’agrégé, c’est tous les jours ; je vous demande un peu, qu’est-ce qu’il peut bien avoir à nettoyer ! Et puis n’o l’entend qui mouve, et puis qui frotte, et puis qui souffle : plus que n’o y donne de l’eau, c’est pas pour dire une malice, plus y hue !

« Mais qui qui lui charrie toute son iau au premier étage tous les matins ? c’est moi ; croyez-vous que ce n’est pas fatiguant ? je ne suis plus une jeunesse, je ne sais pas s’il le sait.

« Et puis quand il est ici, c’est comme en pays conquis. Tout le monde dévale ; des messieurs comme lui, des professeurs que je ne sais seulement pas de quoi ils étudient ; mais ça nous change nos habitudes à nous autres : son frère n’ose point lui dire ; mais c’est gênant, et puis ça coûte de recevoir comme ça du monde tout le temps.

Et se faisant confidentielle, Malvina, qui s’était excitée, me dit :

- Parce que, c’est pas pour dire, mais ces messieurs, ils veulent recevoir très bien ; c’est des fils de famille, ça a été bien élevé ; ça n’a plus leurs parents, tout le linge leur est revenu, ils ont du beau linge, vous savez bien, des « doubliers » Monsieur, des beaux doubliers damassés que ça me fait mal de les mettre comme ça sur la table pour tous ces professeurs qui m’en ont brûlé un avec leurs cigarettes en baguenaudant, un petit qui vient ici, qui a un binocle et qui pérore, que je crois bien que c’est un socialiste ; c’est fier, Monsieur, comme Artaban !

« Eh bien, oui, c’est comme je vous le dis, quand ils ont du monde, il faut mettre tout le beau linge sur la table ! Et puis, l’argenterie, Monsieur, ils en ont pour six mille francs d’argenterie à « eusses » deux. Eh bien ! il faut mettre tout sur la table, même des fourchettes pour manger des poires, je vous demande un peu ! Des manières pour gâcher le temps du monde !

« C’est pas lui non plus qui nettoie tout ça, qui passe tout ça au blanc ; lui, il cause, il devise, il fait des discours, qu’il est là à crier qu’on l’entend du « carreau » quand il est pris, et puis de la politique, et puis du socialisme et puis je sais-ty moi ? des histoires à ne point ramager devant une fille comme moi, qui est honnête !

- Décidément, lui dis-je, vous n’avez pas l’air de l’aimer, monsieur Paulin ?

Malvina eut peur d’avoir été au delà de sa pensée ; elle rectifia résolument :

- Pour cha si, que je l’aime bien ; lui aussi il m’aime bien, c’est pas pour cha ; c’est toujours : « ma bonne Malvina par-ci, ma bonne Malvina par-là. Comme je suis tranquille pour mon frère de vous savoir chez lui » ; ah ! mais il a confiance en moi, et il a raison… da ! J’y dis quelquefois : Monsieur l’agrégé, vous ne comprendrez jamais… Il rit, et il me dit : ça se peut bien, ma pauvre Malvina !

« Tenez, le jour de Pâques, mon bon monsieur, oui, le jour de Pâques, ils étaient onze ici, dans cette pièce-là, qu’ils ont mouvé jusqu’à minuit…, ils mouvaient, ils mouvaient que je ne sais point ce qu’ils pouvaient faire ; j’entendais les chaises qu’ils rhallaient, après eusses, sur mon parquet ! Enfin, un raffut, qu’on aurait dit des chevaux qui cognent dans une écurie. Je vous le demande un peu, le lendemain, s’il était frais, mon parquet ? J’ai bien vu que Monsieur était contristé pour moi ; mais, lui, l’agrégé, croyez-vous que ça l’a gêné : il a « gabillé » son siau d’iau, et puis il est parti sur son veloce ! j’en ai eu pour la semaine à remettre tout en ordre, que je ne pouvais plus rendre mon parquet, ni r’avoir mes cuillères qu’ils m’ont noircies en faisant du punch ; ça flambait, Monsieur, ça flambait que les voisins ont cru qu’il y avait le feu. Mais j’en suis honteuse, moi, monsieur, de ces manières-là !

« Que l’autre jour encore que j’étais à « vêpres », M. Paulin m’a envoyé demander où était le thé pour en faire lui-même, qu’il disait, à un professeur qui arrivait en « motte à chiquette », vous croyez que ça n’est pas damnant ?

Le désespoir de Malvina était d’une navrante sincérité. Elle dit encore :

- Mon maître voit bien que ça m’ennuie d’avoir tout ce monde-là chez nous ; mais il n’est pas le maître non plus : l’agrégé lui amène toujours du monde ; toujours des nouvelles figures : ça n’est plus de mon âge !

Je dis à Malvina :

- Ecoutez, si j’entends parler d’une bonne place je vous l’indiquerai.

Elle prit peur :

« N’écrivez pas, Monsieur, Monsieur se douterait, et il tient à moi ; il ferait comme d’habitude : il dirait du mal de moi pour me garder !

Et la brave fille me versa un second verre de vin et comme je m’excusais du mal que je lui donnais, elle me dit :

- Oh ! vous n’êtes pas un professeur, vous, vous ne salissez pas…, mais les autres !

Et elle s’enfuit, comme au retour d’un cauchemar, en ajoutant :

« Si seulement l’agrégé pouvait avoir de l’avancement… dans le midi ! »

                                    Edward MONTIER.

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Les Coquelicots

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O ! grands coquelicots, dont les rouges corolles
Semblent être le sang riche et vermeil des blés,
Vous qui courbez le front sur les champs ondulés,
Au souffle d’un zéphyr berceur qui vous affole,

Tremblez, car la moisson de jour en jour approche,
Les faux luisent là-bas, dans les matins joyeux,
Et par les sentiers verts où grincent les moyeux,
On perçoit le cahot d’un char qui se rapproche.

Un matin vous fit naître ; une nuit vous effeuille.
Dieu vous créa pour vivre et mourir en un jour,
Et s’il n’a point voulu que vous fussiez toujours,
C’est que vous brillez trop quand le soir se recueille !

O ! grands coquelicots, sur vos tiges superbes
Vous pouvez élever vos fronts avec orgueil,
Et lorsque vous serez en un même cercueil
Couchés avec les blés et prisonniers des gerbes,

Vous ne serez point morts ; votre beauté meurtrie
Restera des épis le sublime flambeau,
Et vous serez vainqueurs de l’éternel tombeau
Mourant comme les blés pour l’éternelle vie !

    Août 1918.
                    Julien JEANNE.

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La Belle Europe
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L’Europe est une vaste auberge
Où l’on s’est couché sottement,
Sans voir le bandit allemand
Tirer dans l’ombre sa flamberge.

Elle devient un mauvais lieu
Où tout un peuple sans vergogne
S’enivre, vole, insulte et cogne,
Pour plaire à Guillaume, son Dieu.

L’Europe est une cuve immense
Que mille pressoirs, fort coûteux,
Remplissent d’un sang capiteux
Pour des vampires en démence.

L’Europe a l’air d’un large étal
Pour la clientèle sauvage
D’une planète anthropophage,
Où l’homme est un mets capital.

L’Europe est un amphithéâtre
Où des pays assassinés
S’exposent, nus et profanés,
Sur la dalle humide et rougeâtre.

L’Europe est un vaste menhir
Sous lequel aujourd’hui repose,
Victime d’une horrible cause,
Un demi-siècle d’avenir.

Jean MIRVAL.

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Lunaire
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La lune, ombre, fantôme,
Sur la flèche et le dôme,
Sur la tuile et le chaume
Verse un je ne sais quoi,

Verse un charme où s’allie
A la mélancolie
La plus fine folie,
Le plus subtil émoi.

L’oiseleur de chimères
Qui vit près des gouttières,
Est, pour la nuit entière,
A cheval sur le toit ;

Et reçoit dans son âme
La très suave flamme
Qu’épanche Notre-Dame
La lune aux tendres flots,

La lune féminine,
Thaïs et Roseline,
Yseult et Colombine,
Sakountala, Lenclos.

Venez, venez, images,
Venez du fond des âges,
Comme sur une page
Du vélin le plus pur,

Vous peindre sur la lune,
Grisant l’une après l’une,
Magnifique fortune,
Le fou, buveur d’azur !

Mais, ô vertige ! il glisse
De son toit roide et lisse
Et, sauvage supplice,
S’écrase au pied du mur.

Or, quand on le relève,
Son indicible rêve
Que le trépas n’achève
L’illumine toujours.

Car une nuit lunaire
Sur ses pâles lumières
A ce visionnaire,
Apporta plus d’amour,

Que Cléôpâtre ornée
D’or, d’empire et de fard,
Ne fit, chair effrénée,
En mainte et mainte année,
A Julius César.

            René-Albert FLEURY.

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CONTE DE NOEL
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Le Miracle des Roses de Noël

(Légende Normande)
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A Eléonor DAUBRÉE.


Gysèle de Montbray, l’unique héritière de la vieille et riche maison des sires de Coustainville, venait, sa vingtième année accomplie, d’être fiancée au jeune et beau Roger de Hambye, écuyer de Robert, duc de Normandie, lorsque éclata comme un orage dans un ciel serein, l’annonce de la première croisade.

Son but était d’arracher les lieux saints aux Turcs qui les souillaient de leurs atrocités et de délivrer la Palestine de leur joug odieux.

Encouragée et bénie par le pape Urbain II, placée sous l’égide des Rois de la Chrétienté, prêchée par Pierre l’Ermite, au cri de : « Dieu le veult ! » organisée par Gauthier sans Avoir, elle avait toutes les chances de réussir.

Baudouin de Hainaut, Godefroy de Bouillon, le comte de Vermandois, le duc de Normandie, Tancrède de Hauteville, avec ses Normands d’Italie, et d’autres puissants seigneurs, furent les premiers à prendre la croix et à se mettre à la tête de leurs nombreux vassaux pour mener à bien cette œuvre pie.

Le fiancé de Gysèle, armé chevalier par son suzerain, en présence de la Dame de ses Pensées, comme on disait à l’époque, fit partie de l’avant-garde et le mariage que son oncle, l’évêque de Coutances, devait célébrer en grande pompe dans sa cathédrale, fut ajourné jusqu’à son retour.

Gysèle en conçut un profond chagrin, qu’elle dissimulait de son mieux à son entourage, se soumettant sans murmurer à la volonté divine.

Depuis ce jour, elle renonça aux fêtes et aux plaisirs mondains, revêtit des habits sombres, plus en harmonie avec la détresse de son cœur, et retirée dans son oratoire, elle adressa de ferventes prières à la Vierge, consolatrice des affligées, lui demandant de veiller sur son cher Roger, de le protéger contre les mille dangers de cette guerre lointaine, pleine de périls et d’embûches.

La veille de Noël, vêtue de deuil, accompagnée de sa vieille nourrice, elle gagna la forêt de Gratot, où vivait loin des bruits du monde un ermite du nom de Girbouf, que l’Eglise canonisa plus tard, et qui faisait des miracles.

Elle supplia à deux genoux le saint homme d’intercéder auprès de la mère de Dieu, pour que son fiancé lui fût rendu sain et sauf, et qu’il ne lui arrivât rien de fâcheux, au cours de sa trop longue absence, promettant si son vœu s’accomplissait, de recueillir dans son château, douze chevaliers, aveugles et malheureux, à leur retour de la Terre sainte.

Le vieil ermite, après l’avoir bénie, la releva et lui dit : « La Mère du Christ exaucera votre prière si vous allez fleurir sa statue d’un bouquet de roses blanches. »

La pauvre Gysèle crut qu’il se moquait, car où trouver en plein hiver, à Noël, de ces fleurs, alors que la neige couvrait le champ de son blanc manteau et que depuis la Toussaint, les dernières avaient disparu.

Prise d’une crise de larmes, elle s’agenouilla aux pieds du moine et le visage inondé de pleurs, elle pria avec ferveur, abîmée dans un noir chagrin.

Quand elle recouvra ses sens, elle fut fort surprise de voir que ses larmes en tombant sur la neige, se ciselaient en quelque sorte et s’épanouissaient en roses d’une blancheur éclatante.

Elle en fit une gerbe, qu’elle déposa sur l’autel de la Reine des Anges, dont la toute-puissante intervention avait opéré ce miracle.

….L’année suivante, en ce même jour de Noël, tandis que Gysèle venait d’entendre la messe épiscopale, un cavalier gris de poussière, ivre de bonheur, la serra dans ses bras, avant qu’elle ne l’eût reconnu : c’était Roger, de retour de la Croisade, fier d’avoir combattu les infidèles et heureux de retrouver la bien-aimée de son cœur, demeurée fidèle au cher absent.

                                    Manuel MARQUEZ.

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L’abondance des matières nous oblige à remettre au prochain numéro la suite des Impressions Vernonnaises, de notre collaborateur Louis Gamilly.


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Etudes Littéraires

Sur les Ecrivains Normands
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LE ROMAN INTERMÉDIAIRE DE LA PROVINCE


A propos de John, le Conquérant, de Paul VAUTIER, et de Mme de la Galaisière, de Paul HAREL.
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Nous aborderons cette étude avec le souci d’oublier un instant l’amitié de Paul Harel et le désir que nous avons d’être agréable à un confrère de notre âge, Paul Vautier. Trop souvent la réclame tient lieu de sincérité critique et l’on doit toujours éviter un manque de probité…. même littéraire. D’ailleurs, les deux livres que nous étudierons ici méritent mieux qu’un appel au lecteur : un examen sincère les fera certainement mieux apprécier et les placera dans le cadre qui leur convient.

John, le Conquérant, de Paul Vautier, est l’histoire d’un jeune anglais, John Marlow, descendu dans une hôtellerie de Roulbec (1), surnommée « La Planquette » et les étapes de sa conquête par la fille de son hôtelier. Notre insulaire était venu pour réaliser un assez vaste projet ; il rêvait de construire un hôtel moderne pour ses compatriotes en villégiature au pays de Rouen. Or, chose infiniment dangereuse pour un business-man, Francine Leduc s’enamoure subitement de son pensionnaire et John s’en retourne à Londres avec deux projets en tête.

Toutefois, il n’avait livré en aucune circonstance son sentiment amoureux et Francine en souffrait. C’est sur ces entrefaites qu’Edmond Heurteloup, un libraire aisé, timide artiste, possédé lui aussi d’un double rêve, pria sa mère de faire une demande en mariage, ce que fit l’entreprenante personne, sans succès. Tout laisse croire qu’une fée secourable entretint la confiance de la petite cauchoise, même contre le désir de ses parents qui, en bons normands, aimaient les choses positives. Les mois d’hiver passèrent. La nature reprit sa parure avec le printemps et John revint. En homme décidé, il organisa un bal au profit de la ville, et dansa avec Francine parée, sur ses instances, du costume cauchois. C’était un aveu. Son partenaire le comprit. En vain essaya-t-il ses dernières séductions. Francine ne se troubla pas de la désolation du libraire et elle en fut récompensée. John Marlow acheta l’hôtel en construction d’un américain maniaque et, de ce jour-là, la belle cauchoise devint sa fiancée. L’hôtel porta le nom de Rollon, et c’est dans le costume du célèbre guerrier normand, entouré de ses amis d’outre-Manche, transformés dans le cadre d’un cortège historique, en pirates Wikings, que John introduisit Francine dans sa résidence nouvelle.

Une grand’mère broderait sur ce roman un conte merveilleux avec cet art qu’ont les aïeules, durant leur vieillesse, jusqu’à la mort. « La morale de l’histoire, dirait-elle à ses petits-enfants, c’est que la fidélité est une grande vertu, toujours récompensée. Certes, il est bien naturel.

D’attendre quelque temps pour avoir un époux
Riche, bien fait, galant et doux.

Mais si folle est la nature que toutes et tous n’ont pas la persévérance de la petite hôtelière. Aussi, suis-je heureuse de vous léguer le souvenir de Francine comme un exemple de fidélité. »

*
*   *

L’auteur de John le Conquérant habite les rives de la Seine, aux portes de Rouen, grande cité des lettres. Déjà, Paul Vautier avait soumis à l’opinion du public normand, un volume de contes intitulé : Au pays de Maupassant, que nous n’analyserons pas, parce que ce n’est pas le lieu de le faire. Au contraire, nous essayerons de relever, à travers le tableau rapidement conclu par une aïeule bénévole, les lois littéraires et sociales auxquelles l’auteur s’est conformé. Tout d’abord, ce livre est-il bien, comme le voudrait Paul Vautier, un roman ? Voilà de quoi disserter assez longuement. Un normand avisé dirait oui et non, sans nier, ni affirmer. Pourtant la critique revêt un caractère si sérieux qu’il faut bien se prononcer sans détour.

« Le roman, a dit un Goncourt, est de l’histoire qui aurait pu être. » Certes, John le Conquérant répondrait assez exactement à cette définition, car il n’est pas impossible qu’un jeune étranger, attiré par l’attrait d’un site et vaguement désireux d’en retirer un profit matériel ne s’éprenne de sa jeune hôtesse. Toutefois ce livre touche au conte par l’envahissement continuel d’une sorte de merveilleux, ce merveilleux fait de la vie passée qui effleure la réalité de si près, sans cesser de rester soi-même. Çà et là on voit de vieilles gens attachées à leur cité, comme Quasimodo à sa cathédrale, luttant par leur inaction, par le respect des mêmes gestes et le culte de la vie modérée contre le « siècle » à tel point qu’on peut se demander parfois, si la description étalée sous nos yeux n’est pas une page très ancienne. Puis, le mysticisme chrétien ajoute à cet ensemble un sentiment de langueur, que nos aïeux durent éprouver plus puissamment que nous-mêmes. Malgré cela et par cela même, John le Conquérant est un roman intermédiaire, comme cet autre livre de Paul Harel : Madame de la Galaisière, dont nous ferons une rapide étude. Le genre littéraire est presque uniquement régional et dans le cas présent normand (2) ; il mêle aux qualités du conte ancien, quelques-uns des principes essentiels du roman moderne.

Les modernes ont beaucoup abusé de la couleur locale, sous prétexte de fidélité au réalisme. Nos romanciers normands ont su limiter le respect de la description à la représentation de la vie journalière, fastidieuse aux lecteurs de convention, pourtant la plus intime et la plus vraie des réalités.

De plus, ce genre intermédiaire possède ce que Flaubert et Guy de Maupassant lui désiraient le plus, l’impersonnalité, non pas l’atonie absolue, mais l’observation exacte des misères et des passions. En réalité, c’est là une impersonnalité non garantie, car Flaubert a fait revivre la bourgeoisie de province avec une ironie qui trahissait son tempérament hautain. Ses compatriotes n’ont pas été pris au change. Au reste, n’oublions pas que c’étaient des Normands !

Nous éprouvons la même impression vis-à-vis de Paul Vautier. Sans doute John le Conquérant est une page de la vie, chose tout à fait impersonnelle. Cependant rien ne ressemble plus aux idées de notre auteur que celles de son roman. On pourrait même désirer que la manifestation de ses idées soit plus vigoureuse, mais ce qu’elle perd en force elle le gagne en ingénuité et en fraîcheur. Enfin l’imagination se traduit dans le roman de genre par une aspiration au merveilleux. Cependant sa qualité est indiscutablement empreinte de vérité ; maniée par des écrivains d’une race posée ; elle s’inspire naturellement de la réalité, jamais elle ne s’égare dans l’utopie et le romanesque. Après avoir lu un de ces livres, on peut conclure que dans une société plus sensible aux harmonies de la vie, le récit du roman pourrait s’être réalisé vraisemblablement. En résumé, John le Conquérant est un roman régionaliste d’un genre intermédiaire entre le conte, voire même la légende et la peinture de la vie actuelle.

    (A suivre.)                        Paul KOENIG.

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(1) L’auteur a heureusement donné à Caudebec-en-Caux, le pseudonyme de Roulbec. Rol-becum, rivière de Rollon, afin de préparer l’apothéose qui termine le roman.        P. K.
(2) L’étymologie du mot normand (homme du nord), correspond étroitement au sens que nous donnons à cette définition du genre qui s’étend aux Etats scandinaves, comme à l’Ecosse et à la Normandie. Il y aurait une étude à faire sur les livres romantiques des pays du nord ; peut-être aurons-nous l’occasion d’y revenir.


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L’Effort des Revues à Rouen
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Cependant que le train de Paris arrive en vue de Rouen, il travers deux tunnels qui, à un moment donné, sont séparés par un pont qui chevauche la Seine. Et, tout à coup, ébloui, le voyageur, amateur de paysages, peut considérer la glace de la portière transformée en un sublime vitrail. Et Rouen apparaît, en une surgie prodigieuse, splendit et resplendit, en la double évocation de la vie du passé et de la vie moderne. La tour couronnée de Saint-Ouen, Saint-Maclou, et la primatiale dont la flèche et les tours s’inversent dans les eaux…. Au premier plan, la vie fluviale commence avec les bélandres rangées à quai, tandis que dans le lointain, elle s’affirme avec l’apparition du transbordeur… Et que le temps soit gris, et que le temps soit clair, Rouen est belle à toute heure, belle, affirmons-nous, en songeant à la beauté qui est femme !

Souvent je l’ai vue, ma ville natale, du haut des collines qui la cernent, ainsi qu’une bague de prix entoure le doigt d’une femme aimée, du haut de Bon-Secours, ou du Mont Saint-Aignan, ou en revenant de Croisset…. Je l’ai vue en les clairs matins de dimanche, alors que la voix du bourdon abbatial de Jumièges…. bourdonnait, impérieuse ; je l’ai vue à ces instants où, après une pluie légère, les toits, en séchant, sont mille facettes ; je l’ai vue par des soirs brumeux où la cloche du couvre-feu, voix qui retentit depuis le moyen âge, heurte sévèrement le silence des bois et des collines… La ville, qui selon Hugo, de ses flèches, « déchire incessamment les brumes de la mer », la ville des Corneille et des Flaubert, des Maupassant et des Bouilhet, mieux, la ville des Ducs et des Pouyer-Quertier, la ville est toujours là qui suscita les œuvres et les actes magnifiques, et aujourd’hui, plus que jamais, puisqu’elle est le sein où Vulcain est venu forger de redoutables armes…. Mais descendons dans la ville, cessons de nous hausser à son front ! Quoi donc la fait si belle ? Si ce n’est encore la vie de ses rues, de ses ports, le labeur formidable (celui des Ypres et des Bruges d’autrefois) des marchands anonymes. C’est là une vie que d’aucuns ont daigné chanter…..

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Jean Revel est, chez nous, l’un des écrivains les plus ethniques, les plus représentatifs de notre tempérament. Et son génie est venu jusques à nous, à Paris ! On regrette qu’un écrivain de cette force n’ait point formé sous son égide, une revue, ce bon véhicule de toute action d’art. Voilà qui nous amènerait à déplorer le manque de revues à Rouen, à Rouen où, pourtant, des journaux, comme le Journal de Rouen (on y lit Georges Dubosc), mènent le bon combat…. Mais un journal est, avant tout, nouvelliste. La revue tient le milieu entre le journal et le livre ; elle est présentée sur un papier plus résistant, idoine à la conservation du document ; elle affirme des énergies. Ce n’est pas être désobligeant que de faire cette remarque que les revues meurent jeunes à Rouen. Est-ce donc que leur tâche est trop considérable ? Non ! Nous ne manquons pas de cerveaux. Au surplus, l’on pourrait faire la même remarque pour la Normandie, en général ! A quoi cela tient-il ? Sommes-nous trop individualistes ?.... Je sais bien que l’individualisme c’est une preuve d’énergie personnelle, de personnalité. Néanmoins, considérons toutes ces énergies associées, et supputons la force qui en émanerait ! Dans le midi, des revues, modestes comme la Semaine Auvergnate, importantes comme les Cahiers du Centre, vivent, font des éditions d’œuvres du plus grand intérêt pour le folklore…

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Evoquons ces quelques voix – les revues – qui ont retenti dans Rouen et aussi dans les pays de la province. Jules Sionville, dans un des premiers numéros du Donjon, fondé en 1911, par Eugène Bion, dénombrait dans un article intitulé Souvenir aux Défuntes, les revues rouennaises. C’était la Revue de Rouen qui eut, parmi ses collaborateurs, l’érudit abbé Cochet ; la Revue de Normandie, disparue en 1871 ; le Marsouin illustré, revue fondée et dirigée par l’imprimeur Girieud ; ce Marsouin était mensuel, militaire, scientifique, littéraire, etc., et, naturellement, colonial… C’était une revue courageuse. Elle eut dix années d’existence, de 1899 à 1909 ; elle réunissait, écrit Sionville, « une curieuse collaboration qui allait de Rouen jusqu’à Shang-Haï, en passant par Paris Besançon et Madagascar ! » Vinrent ensuite les Gaudes de Rouen, trimestriel illustré (titre original, dû au professeur Girod, originaire de l’est), cette revue vécut quatre années, de 1900 à 1904, époque à laquelle apparurent Bourguignons et Comtois lesquels vivaient encore en 1911. Après, ce fut la spirituelle Chronique de Rouen ; le Tam-Tam (fût-ce aussi une revue coloniale ? » ; le Tambour (numéro unique !) ; la Lorgnette, où Boulland de l’Escalle faisait, à ce qu’il nous semble, de l’esprit dans le genre des Guêpes d’Alphonse Karr ; la Cloche d’Argent qui parut par à-coups avant 1886, puis de 1892 à 1894, pour recommencer en 1900, et sombrer en 1911 dans la politique.  Ensuite tinta le Beffroi, bâti par Jacques Lorentz mort vers 1911 ; mais le Beffroi ne bourdonnait qu’au moment des élections, et il y sonna bien vite son propre glas, et alla rejoindre dans les collections de la Bibliothèque, la malicieuse Cloche d’Argent, à qui ces sonneries avaient été fatales. Le Donjon passa en octobre 1913, sous la direction d’Alexandre Etienne, esprit charmant et cultivé. Dans la liste de ses collaborateurs, nous retrouvons, en somme, toute la Normandie : Jean Revel, René Fauchois, Robert de la Villehervé, Ch.-Th. Féret, Paul Mérat, Jean d’Armor, Mme Jeanne Longfier-Chartier, poétesse d’Etrépagny, Edward Montier, Georges Normandy, Gaston Le Révérend, et d’autres…. Nous citons à tort et à travers, bien entendu ! La guerre arrêta le Donjon à son numéro d’août 1914, consacré à Jean Lorrain…. Souhaitons qu’il reparaisse…

Paul Mérat allait aussi fonder une revue qui devait s’intituler La Tour de Beurre, puis en définitive, et plus positivement, Rothomagus… Et la guerre est venue…

N’oublions pas la Province, de Robert de la Villehervé, ni la Revue Picarde et Normande de Fernand Halley, ni l’Ame Normande, ni la Revue Normande (d’abord Revue du Foyer artistique et littéraire) fondée par Raymond Postal et Paul Favre. On retrouve, dans cette revue, bien des noms normands. Ses derniers numéros toutefois forment des ensembles un peu inégaux, quant à ce qui est du normandysme pur… Mais cette revue a une gloire acquise, c’est d’avoir révélé un poète : Auguste Bunoust, et un dessinateur : Pierre Hodé. – N’oublions pas non plus la Mouette, du Havre, dirigée par Julien Guillemard….

Voici aussi les Pionniers de Normandie, gouvernés par Marcel Lebarbier, et rédigés par les Gossez, les Lebesgue, les Féret, les Yard, et tous ces noms sont des noms d’entraîneurs. Et voici enfin Normandie, dont le titre veut embrasser tout l’effort normand, et nous savons combien son directeur, A. Maché, y apporte de foi…..

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On voit tout de même que les bonnes volontés ne manquent pas en une ville, en un pays d’où Rémy de Gourmont, les Fauchois, les Normandy, les Delarue-Mardrus, les de Régnier, s’exilèrent (pour revenir quelquefois, il est vrai !)

N’est-ce point Jean Revel qui a dit que Rouen et le fleuve séquanien étaient le pouls de la France ?... Aujourd’hui, plus que jamais, et dans Rouen qui collabore à la victoire, par la vie prodigieuse qui s’est réveillée en elle, se lèvera bientôt, espérons-le, le bon grain des revues qui, de plus en plus nombreuses, exalteront son âme ardente, son âme faite de cette singulière énergie qui inspirait au duc Rollon, prenant possession de la terre de Neustrie, cette réponse hautaine aux envoyés du Roi : « …Nous en resterons les maîtres et seigneurs… » ! A nous maintenant d’en rester « les maîtres et seigneurs » !

                                    Gabriel-Ursin LANGÉ.

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ÉCHOS ET NOUVELLES
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L’excellent écrivain normand Edmond Spalikowski, vient de publier, sous le titre : Rimes de Deuil, une plaquette fort émouvante qui est vendue au profit des Œuvres de guerre (Victor Petit, éditeur, 48, rue Carnot, à Vernon).

Ce bon poète qui a abandonné la politique pour la littérature (ah ! comme il eut raison !), devient notre collaborateur. Une poésie, Au château des Pénitents, que nous publierons dans notre prochain numéro, montrera que la guerre n’a pas diminué ses qualités de tendresse et d’émotion.

UN DÉBUT. Notre collaborateur Georges Normandy, vient d’écrire une préface pour présenter au public le premier recueil d’un jeune poète, L. Hess-Remanda, qui n’a pas encore dix-sept ans. M. Georges Normandy écrit avec raison qu’on n’a pas vu depuis Arthur Rimbaud un cas de précocité poétique comparable à celui-là. Le recueil de M. Hess-Remanda est édité par la Maison Française d’art et d’Edition, 16, rue de l’Odéon, à Paris.

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Notre excellent confrère, Marcel Lebarbier, des Pionniers de Normandie, a été blessé assez gravement le 16 octobre, en essayant de lancer une passerelle sur le canal de l’Aisne : deux éclats de grenade…. Il va maintenant aussi bien que possible, et il est en traitement à l’Hôtel-Dieu de Clermont-Ferrand.

- Paris Journal est presque un journal normand. Jacques Hébertot y écrit sur la Question du Slesvig, et Gaston Le Révérend y continue ses « Provinciales » !

- On demande une place pour Mme Lucie Delarue-Mardrus sous une coupole… Nous ne nous y opposons pas, au contraire…. Rappelons que Mme Colette Yver est de l’Académie de Rouen…. Mme Yver a écrit Princesse de Science, le Mystère des Béatitudes, et Mme Delarue-Mardrus vient de donner un pénultième ouvrage : Souffles de Tempête…

- Un des derniers numéros de Lutetia (revue dirigée avec un goût exquis par Georges Saulgeot), contient un médaillon littéraire signé And.-M. Forny lequel (ou laquelle), dirige aussi le fulgurant Tourbillon à la gloire de notre ami Emile Alder. Cet article est orné d’un bois curieux d’Alder, mais qui n’est certainement pas une des meilleures choses de l’artiste… Bref, qu’il nous soit permis de signaler dans ce médaillon une imprévue coquille ! ô coquilles ! Il y est parlé des vers d’Alder ! Apparemment, il s’agit des verts du peintre qui sont d’ailleurs fort beaux, – et qui sont néanmoins d’un poète !

- Ch.-Th. Féret, selon Feuilles au Vent, prépare un Arc d’Ulysse… Ce recueil est attendu avec joie par les amis du poète, paraîtra avec une jolie couverture illustrée par… Mais chut !

- Un de nos derniers échos nous a valu, de la part d’une personne particulièrement bien renseignée, le mot charmant que voici :

« Le numéro de novembre de votre intéressante revue signale, d’après le Miroir du 13 octobre 1918, une inscription attribuée aux Allemands : « Première étape vers Rouen. 140 kilomètres ». – Il s’agit d’une inscription antérieure à la guerre et bien française commémorant le passage de…. Jeanne d’Arc, « 140 kilomètres » n’y figure pas… »

Nous remercions notre correspondant. Au moins, notre modeste écho n’aura pas été écrit en vain.

- On a représenté à l’Odéon une Chartreuse de Parme ! Et pour nous qui avons connu l’érudit archiviste du Stendhal-Club, le bon « père Paupe », il nous revient en mémoire que Jean Thorel (mort en août 1916), avait aussi composé pour la scène une Chartreuse de Parme, pièce qui fut reçue en 1913, à la Comédie française. Verrons-nous, un jour, cette autre Chartreuse à la scène ?
                                   
G. U. L.

LE PRIX JEAN REVEL. Le prix de littérature régionaliste institué par Jean Revel, le plus grand des prosateurs normands vivants, a été partagé cette année par la Société des Gens de Lettres, entre les écrivains Léon Bocquet, V. Hardy et Pierre Aguétant. Normandie se réjouit ici tout particulièrement de voir parmi les lauréats, le poète Léon Bocquet, auteur des Branches lourdes et fondateur de la revue littéraire lilloise Le Beffroi qui révéla des talents aussi beaux que ceux d’Edmond Blanguernon et de Théo Varlet, – et le prosateur et poète bugiste Pierre Aguétant dont nous avons salué ici le Poème du Bugey, préfacé par Georges Normandy et illustré par le maître peintre Johannès Son.

L’ALLIANCE FRANÇAISE DE CHICAGO va adjoindre à sa fameuse bibliothèque, dans le palais des Beaux-Arts de la grande cité américaine (Fine Arts Bruiding), un musée d’art français. Nous relevons parmi les noms des artistes dont les œuvres figureront dans ce musée ceux de MM. Bonnat, Ferdinand Humbert, Paul Chabas, Jean-Paul Laurens, Johannès Son, le maître peintre de la Bresse et des Dombes, Emile Alder, notre habile collaborateur, Jean-Ch. Contel, lexovien, chantre des vieilles maisons normandes, etc. L’Ecole Estienne, dirigée par Georges Lecomte, a fait parvenir à Mme Vve Westover Harry Channon, l’éminente présidente de la bibliothèque de l’Alliance Française, quelques-uns de ses chefs-d’œuvre typographiques. Nous ne connaissons pas de procédés de propagande française meilleurs et plus dignes que ceux-là.

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Il existe à Varengeville, en pleine Normandie, un vieux manoir – le manoir d’Ango, le célèbre armateur de Dieppe – classé comme monument historique. Ce manoir a été vendu cet été, avec les hautes futaies qui l’entourent et que le nouvel acquéreur a tout simplement l’intention de raser, supprimant, de quelques coups de hache, un des plus beaux sites du pays. M. André Lebey a entamé une campagne  pour sauver les arbres d’Ango, mais tous ses efforts se sont heurtés au mauvais vouloir ou à l’indifférence. Et il raconte, dans Le Petit Messager des Arts et des Artistes (38, rue de Turin), ses nombreuses vicissitudes. Le ministre de l’Instruction publique, lui-même, sollicité d’intervenir, a avoué son impuissance : « Je n’ignore pas, mon cher ami, a-t-il dit, à quel degré vous avez raison. On détruit toutes les beautés sylvestres de la France. Dans certaines régions, le déboisement est tel que des inondations dangereuses sont survenues. C’est désolant, mais nous n’y pouvons rien… » Et les arbres d’Ango seront abattus – s’ils ne le sont déjà. – J. E. (La Liberté.)

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