Lettres de deux paysans normands sur la guerre de la succession d'Espagne : pièces inédites en langage purin / publiées par J. Félix.- Rouen : Imprimerie de Henry Boissel, 1881.- VII-7 p. ; 20 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (10.V.1999)
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Lettres de deux paysans normands
sur
la guerre de la succession d'Espagne
 

En reconnaissant le prince de Galles comme successeur de Jacques II à la couronne d'Angleterre et surtout en acceptant pour son petit fils le trône d'Espagne, Louis XIV renonçait aux avantages que, trois ans à peine auparavant, la paix de Ryswick avait conférés à ses sujets épuisés. La guerre, terminée en 1697, avait laissé dans le royaume et particulièrement en Normandie des traces trop durables pour que son retour ne fût point redouté comme la plus cruelle calamité par les populations agricoles et commerçantes de cette province appauvrie. Elle n'avait pu si vite oublier la suspension complète de son négoce, le poids des impôts qui l'écrasaient et c'était avec un regret douloureux qu'on se racontait les épisodes navrants qui avaient accompagné la ruine d'un des ports les plus riches naguères du littoral, Dieppe, que le courage de ses bourgeois n'avait pu préserver d'un désastre irréparable et qui avait vu se joindre aux horreurs d'un bombardement opéré sans pitié par la flotte anglaise le crime d'un pillage pratiqué sur ses habitants par les Miliciens chargés de leur défense.

Ces pénibles souvenirs auxquels les hostilités recommencées en 1700 rendaient une vie nouvelle se traduisent avec une saisissante vérité dans les deux pièces, dont une communication bienveillante de notre vénéré confrère, M. le marquis de Blosseville, nous permet la publication. Grâce à sa libéralité, la copie que l'avocat rouennais, Auguste Le Chevalier en a faite au XVIIIe siècle les transmettra à la curiosité de notre génération : elles réunissent à ses yeux un double intérêt qu'une étude approfondie, entreprise par de plus compétents, mettrait en lumière par des développements utiles à la littérature et à l'histoire locales, mais que par ce motif même je dois me borner à indiquer.

Il est vraisemblable d'une part, que la hardiesse des appréciations contenues dans ces écrits en a empêché l'impression et que, demeurés inédits, restant, à la faveur du langage familier qu'ils affectent, ignorés ou incompris par ceux qui auraient été tentés d'en rechercher ou d'en punir les auteurs, ils ont circulé de maison en maison dans une région où leur vive allure, leur forme narquoise, autant que le ton piquant du patois dans lequel ils sont composés, augmentaient la durée de leur vogue et leur assuraient un succès fortifié par le mystère même dont ils s'enveloppaient. Dès 1649, au début du règne, les mazarinades (voir notamment : les Maltotiers ou les Pesqueux en yau trouble) avaient donné l'exemple et, vingt ans plus tard, la réapparition de cet emploi du style purinique favorisait une opposition discrète, mais réelle au pouvoir absolu du grand Roi et substituait la critique du bon sens et les protestations populaires à la louange officielle des grands, qui devenait suspecte dès qu'elle n'était plus excessive. Cette tendance ne constitue pas un des traits les moins saillants qu'on puisse relever dans les vers peu poétiques, il faut l'avouer, dont nous offrons la lecture à la Société des Bibliophiles Normands.

Leur découverte nous impose une seconde constatation : elle atteste en effet la persistance ininterrompue de ce procédé littéraire dont la vulgarité cherchée s'adapte si bien aux audaces, prudemment voilées, du pamphlet et de la satire. Ce pastiche des conversations tenues dans les carrefours de nos villes, cette reproduction calquée des locutions usitées dans les villages et les faubourgs, aux champs et dans les ateliers, ce jargon du paysan et de l'ouvrier dont la naïveté imagée s'enrichit de la malice des dictons et des proverbes conservés par la tradition se perpétuent au cours des différentes époques de l'histoire de la Normandie. Leur existence signalée par M. Alph. Chassant dans deux poëmes du XIVe siècle, l'Advocacie Notre-Dame et la Chapelle du château de Bayeux qu'il a tirés de leur obscurité se manifeste de nouveau en 1658 dans les vers de Louis Petit, dont nous devons encore la connaissance aux recherches consciencieuses de ce laborieux érudit (La muse normande de Louis Petit. - Rouen. - Le Brument. - 1853). L'abbé Goujet, d'ailleurs (Bibl. françoise. - t. XVIIIe) n'avait-il point, avec une remarquable intuition, pressenti cette tendance du poëte rouennais, dont le meilleur titre à l'attention de la postérité est l'amitié dont P. Corneille l'honora, en le désignant comme le collaborateur de David Ferrand qui avait fait paraître sa Muse Normande dès 1655 ? Le siècle suivant vit se continuer l'usage de la langue à laquelle ce dernier ouvrage avait initié les classes lettrées et dans les archives de l'Académie de Rouen, qui n'ont pas plus de secrets pour M. de Beaurepaire que celles dont il a la garde, notre confrère a eu l'obligeance de retrouver pour nous un joyeux remerciment adressé sous cette forme triviale par Dambourney à une dame qui lui avait envoyé une volaille et des poissons à l'occasion du renouvellement de l'année. Cette pièce leste et pimpante de ton, écrite en 1758 avec une facilité qui, en dépit de quelques détails un peu libres, ne manque pas d'agrément, n'est-elle pas un argument en faveur de l'opinion qui attribue au célèbre chimiste la paternité du Coup d'oeil purin, ce célèbre pamphlet, éclos vers 1770 et qui porta de si rudes coups au conseil supérieur par lequel Maupeou avait essayé de remplacer le Parlement de Normandie ?

N'en ai je point dit assez pour justifier la publication des lettres rimées, dont je crains par ces lignes d'avoir presque égalé la longueur, et n'est-il pas grand temps qu'après une digression, à laquelle on pourra reprocher des prétentions littéraires, historiques ou philologiques, la préface cède le pas à la correspondance qu'elle annonce et qui peut-être aura seule les honneurs de la lecture ?

J. F.
 
~*~
 
LETTRE d'un Paifan de Caux à fon fieux
Nicodême, purin à Roüen, fur les affaires du temps.
 

Des nouvelles, m'en fieux, je n'en sçai point de bõnes ;
J'ai biau le demander à biaucoup de personnes,
Y court de vilains brits, n'o dit pour assurai
Qu'il y éra biantôt force canon tirai :
N'o léve à nos hamiaux des gens pour la melice,
Ché garchons dans les cans se sauvent par malice,
Ils ont pû d'être prins : ils ont morgué raison,
Y vaut bian mieux ytout rester à sa maison
Que d'aller sottement bian louant faire la guerre
Où d'un coup de fusil nos est jetté par terre.
Nos erme des vaissiaux à Brest et à Toulon
Et j'avons mauvais tems pus que je n'en voulon.
N'o dit que les Anglouas ont une grosse flotte,
Que n'o les vait déjà rauder à va nô côtes :
Ché grands animals là no font bien du tracas
Et chacun par avance enlève s'en fracas,
Morguenne itout de su prince d'Orange !
Eut-il pendant dix ans s'en grand nés dans la fange !
Que j'aurois de chagrin dans mon pauvre cerviau
S'il nos alloit venir bombarder de nouviau (1).
Je ne vions icy que peine et que misères ;
No no va ramener ces diables de galères ;
Je no passerion bian de to ces garnimens,
Che sont tous tant qu'ils sont des causeux de tourmens ;
Tous ché gambes de bois, ché soudars invalides (2),
O lieu de no garder, no volent et no lapident.
Cha me fait enrager, j'en crève dans ma piau,
Et morgué pour le Roi cha n'est ni bian ni biau.
Nos eût dit en voiant s'en p'tit fieux roi d'Espagne
Que j'allions vair icy un pais de Cocagne :
J'on un bel elmonac avec une canchon
Qui promettoit déjà du plaisir à foison ;
Courage, me zéfans, menons réjouissance,
Disoit su gros Mathieu, ayons bonne espérance.
Déjà Thomas Massif avoit tué le viaux gras,
Je devions à l'envi faire de bons repas,
No ne pâloit déjà que de jeux et de danches,
tous ché jeunes garchons apprenoient la cadenche ;
J'avions déjà tretous chanté l'alleluya.
Mais en est-on pu gras, pisque gras il y a ?
Le sel en est pu cher, n'o rehauche la taille
Et n'o boutra biantôt de zimpôt sur la paille.
J'on déjà trouas soudars dans notre poure hotel
Qui nous aualent tout jusqu'au dernier morcel ;
La taxe a redoublé comm' si j'avion deux tettes (3).
Vla ch'que chest, comm' no dit, d'avoir oté les fettes (4) ;
Chest l'Archevêque itout qui cause ces mas là :
Que l'y ont il fait à ly ? que ne les laiss'ty là ?
De quoy se mèle ty ? est-ce là se n'affaire ?
No n'abatra jamais la fête de son père. (5)
Maugré tant de malhus, Dieu soit béni pourtant !
J'érons peut-être pas toujours si mauvais tems ;
Depis pu de six mois j'ai roubliai d'écrire :
Pour toi, m'en propre fieux, prens toujours soin de vivre :
Qui pus s'en boutte en paine est morgué le pu sot ;
Tétai ; j'irai te voir biantôt avec Piarrot.

 
~*~
 
RÉPONCE du fieux, compagnon purin,
à fon père, Mathurin Caroli, paifan
de Caux.
 

Quand j'ai rechu l'écrit quo mavez enviai,
J'étois campé tout drait à ste crouas de pierre (6)
Avec chinq bons vivans qui m'ont tretous juré
Que pâliais cõme il fast de ste prochaine guerre.
Entr'autres gros Lubin disoit, parlant à mai,
Que ton père a d'esprit ! cõme dieble y caquette !
Je mi connois un ptiot : faut qu'il ait étudié,
Il jaze morgué mieux que ne fait la gazette.
No l'auoit bian dit qu'il y érait du cheuteuil ;
Car quand j'étions ensemble à lire su libelle,
M'en compère Tousseint s'en vint la larme à l'oeil :
Ecoutez, me zéfans, c'hest bien d'autres nouuelles !
Queu malhu, cha-t-il fait, j'ai le coeur tout outrai,
Nos en vient d'écherper plus de cinq ou six mille ;
C'est fait de nous tretous si Dieu n'en a pitiai,
Je pouuons bien songer à trousser nos guenilles ;
Mais, men père, entre nous, no vla pas mal chanceux ;
Chest pour su ptit d'Anjou qu'on est si ménajai ;
Ces grands diebles d'Allemands ne sont-ils point honteux
D'aticher un éfant pour l'y oter s'nhéritage :
Zest ! ils ont biau gîter, chest tout dret pour leur nais ;
Vraiment chest un éfant ; mais il ne les craint guère ;
Jernidienne ils verront si chest quelque benais
Que s'en grand, notre Roi, qui veut plaider s'tafaire.
Mais en parlant de li vous mordez en capon ;
Je ne sçai ma foi pas où votre esprit s'amuse ;
No pouroit bien itout vo loger dans ste muse.
Su bon Roi que Dieu gard n'a-t-il pas bian raison
D'empêcher s't Empereur qui fait tant le bravache ;
Il voudrait quasiment venir dans sa maison,
Jusque sur son pallier l'y rel'ver la moustache
; Je connois stoisiau là, je sçai bian cheu qu'chen est,
Si no le laissoit faire il l'y viandroit tout prendre,
Il l'y quiroit pardienne à la fin sur le nais ;
Et je souffririons cha ! nennin, faut le deffendre.
S't Empereur est bian fort, il a biaucoup de gens,
Nos a dit men cousin, il a de bonnes villes ;
Ste guerre, me zamis, tardera bian dix ans.
Tétai, lui fis-je, hableux ; quand y seroient chent mille,
Que nous f'ront-ils à nos dans tout su païs là ?
Je veux qu'au premier jour tous nos gens les embroque.
Monsieur de Catinat, est-ce un quien que st'homm' là ?
Comme diantre il leur fra dégringaler les roques !
Pour su prince d'Orange, il faut noz en défier,
C'est un rusé matois et qui a bian la mine
De no joüer encor un tour de son métier,
O bien de no bailler un retour de matine :
Dans ste dernière guerre il no za bien montré
Auec s'nesprit songeard qu'il en sçavoit plus d'une,
Et quand il fait semblant de donner s'namitié
Il songe à nous servir comme à prendre la lune ;
Je gagerois morguienne que no ly frit de zoeufs,
Qu'il rit sous s'en capel en veiant tout su trouble ;
Pour pêquer en yau troubl' chest un maître pêqueux,
Il en era sa part sans qu'il ly en coute un double.
Enfin je vo dirai que l'commerce est rompu :
Les marchands de ste bourse y n'ont pu de pécune ;
Lya bian du rabat joie et je ne filons pu ;
Tous ches meilleurs viuans en sont tous cambrelune :
Je m'en aperchais bian, j'en enrage mordi ;
Je sis turlubrelu, j'en deviens tout étique,
Je n'ai pu de poustin pour faire m'en lundi
Et no pâle déjà de fermer la boutique :
M'en père, adieu, je me r'commende à vous ;
Cheux nous durant la guerr' ne vo boutés en paine.
Mes baise mains à Jean, à su Piarrot itout :
Pour mai je vos attends au bout de la semaine.

 
Notes :
(1) La ville de Dieppe avoit été bombardée et brûlée lors de la dernière guerre.
(2) Le Roi confie ordinairement aux invalides la garde du Hâvre et des côtes voisines.
(3) Le Roi, qui avoit juré de ne jamais rétablir la capitation, le fit néanmoins par la déclaration du 12 mars 1701, et elle fut bien plus onéreuse qu'elle ne l'avoit été lors de la dernière guerre.
(4) La superstition aiant extrêmement multiplié les fettes, Mgr l'archevêque en retrancha fort sagement un certain nombre dans son diocèse, ce qui fut regardé par la folle populace cõme une entreprise sacrilége.
(5) Il étoit fils de Mr Colbert, ministre d'Etat.
(6) C'est le lieu où tous les purins de la ville s'assemblent.
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