LABBÉ, Paul (1855-1923) :  L'Auberge du Soleil d'Or (1929).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (15.II.2006)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1506) de l'édition des Oeuvres choisies de Paul Labbé, poète et conteur normand (1855-1923) donnée à Paris par Lemerre en 1929.

L’auberge du « Soleil d’Or »
par
Paul Labbé

~*~

A dix lieues à la ronde, l’auberge du « Soleil d’Or » était réputée pour ses fines liqueurs et sa bonne cuisine.

Dès le petit jour en été, longtemps avant l’aube en hiver, elle ouvrait sa porte aux voyageurs de toute qualité qui suivaient la grande route. Des rosiers grimpaient aux fenêtres, les plats de faïence étincelaient dans le dressoir, le feu clair flambait dans la cheminée, et le premier coup d’oeil jeté sur cet intérieur ouvrait aux passants affamés de merveilleux horizons culinaires.

Avant que les chemins de fer n’eussent tout accaparé, rien n’était plus vivant, plus pittoresque et plus gai que nos grandes routes nationales. Les diligences, la malle, les chaises de poste, les rouliers, tout cela donnait aux villages situés sur leur parcours - et si tristes maintenant - un mouvement incessant et un curieux relief. L’auberge du « Soleil d’Or » avait vu ce bon temps et il n’était pas un postillon allant de Paris à Cherbourg qui ne connût la mère Simon et n’eût goûté de ses sauces. C’était l’âme de la maison. Simon, brave ouvrier, sans aucune aptitude pour l’hôtellerie, travaillait à la journée et rentrait le soir à l’heure de la soupe. Très estimé, au demeurant, et le meilleur homme du monde. Sa femme, active et délurée, le rabrouait bien au passage, mais combien il s’en souciait peu ! Philosophe et pacifique, il essuyait sans souffler mot ces averses quotidiennes, allait s’asseoir devant l’âtre et causait tranquillement avec les habitués de l’auberge.

Ah ! dame, ça n’était plus comme autrefois, et rares devenaient les grandes tablées où les dîneurs se sentaient les coudes. Brusquement, par la création simultanée de deux ou trois grandes lignes de chemin de fer, la vie s’était retirée du village. Les grandes écuries, les immenses hangars où s’entassaient les boeufs du pays d’Auge ou du Cotentin avaient leurs râteliers vides et n’entendaient plus sonner le carillon des anneaux d’attache. De quelques-uns on avait fait des remises à fourrage, mais la plupart, abandonnés et mal défendus contre les rafales de l’ouest, laissaient aller au vent leurs toits de chaume… Des trous béants s’y creusaient peu à peu et donnaient à ces ruines prochaines une intense mélancolie. L’épicier, qui faisait face à l’église, avait fermé boutique et chaque année on comptait quelques anciens petits commerçants ayant repris la charrue ou émigré vers la ville.

*
* *

Seule, la mère Simon tenait tête à la débâcle et demeurait vaillante sous l’orage. Grâce aux relations d’autrefois, elle avait conservé un petit nombre de clients fidèles qui se fussent fait un cas de conscience de passer sans s’arrêter à sa porte. Au besoin même elle les hélait de son seuil : « Bonjour, mon petit Quesney ; bonjour, père Gaspard », et leur offrait un petit verre. Un petit verre de cassis, surtout ! La bonne femme fabriquait sa liqueur elle-même, dosait avec soin le sucre et l’eau-de-vie et faisait de cette mixture vulgaire une chose tout à fait exquise. Depuis longtemps la renommée de ce cassis avait franchi la frontière du pays normand pour s’étendre aux confins de la capitale. Que n’eût-elle livré sa recette ! Un industriel y eût fait fortune, tandis qu’elle en tirait à peine quelques écus. Mais avec quelle joie elle saisissait le moindre prétexte pour faire déguster la fine liqueur !

- Allons, François, un petit verre en passant.

- Merci, mère Simon.

- Un petit verre de cassis, mon garçon, c’est moi qui régale.

- Tout de même.

Le nom seul du cassis opérait - et aussi la gratuité de l’offre… Comme on voit, l’aubergiste savait quand il le fallait travailler pour l’amour de l’art, sûre que ces petites générosités rentreraient avec intérêts dans sa caisse. De cette façon, elle conservait l’illusion des années prospères. Si les bénéfices allaient décroissant, elle s’en consolait aisément, ayant la satisfaction de garder intacte sa réputation de cordon bleu si justement acquise.

Une seule fois dans l’année, le village reprenait son animation de jadis. C’était en décembre à l’époque de la foire Saint-Thomas. L’origine de cette foire se perdait dans la nuit des temps, et il s’y faisait un commerce relativement considérable. Elle se tenait au petit jour dans une vaste cour voisine du « Soleil d’Or », mais les transactions commençaient dès la veille. Maquignons, herbagers, bouviers envahissaient les plus petits cabarets et les moindres guinguettes. Il y avait là une poussée formidable, un débordement effrayant, - aussi escomptait-on d’avance la recette de cette journée. On devine que la mère Simon payait largement de sa personne. Son activité suffisait à peine à satisfaire cette foule remuante et tapageuse ; elle se surmenait pour calmer ces appétits farouches et ces soifs inextinguibles. L’arrière-garde donnait dans la personne du brave Simon qui avait pour fonctions d’essuyer la vaisselle. Or, rien n’était plus comique que la gaucherie de ce rude travailleur, promu par la force des choses au grade d’aide de cuisine. La conscience qu’il avait de l’importance de son rôle lui faisait bien commettre de temps à autre quelque maladresse, mais qui eût pu s’en inquiéter ? Ce n’est pas son épouse, à coup sûr. Perdue en ce flot humain, elle entassait tant bien que mal tout son monde et sauvait la situation avec un mot plaisant ou une tape amicale.

- Trop serré, mon gars, et tu te plains. A quoi que ça sert alors que je te mette à côté d’une jeunesse ?

La « jeunesse » rougissait jusqu’aux oreilles, le garçon s’excusait et c’était un éclat de rire général.

*
* *

Il y a de cela tout juste douze ans - la première bise soufflait sur les feuilles jaunies, - le lendemain de la Toussaint, Simon tomba malade.

Un mal bizarre, mal défini, qui dérouta tous les diagnostics et résista à tous les remèdes. C’étaient des syncopes, des convulsions, des crises soudaines, puis un affaissement suivi d’un retour brusque à la santé - et enfin d’une rechute. Le médecin essaya d’enrayer le mal, mais sans succès, et finalement secoua la tête : « Vous savez, à cet âge-là… » Le mari de la mère Simon n’était pas si vieux en somme. Soixante-dix ans, soixante-douze tout au plus et d’une charpente solide. Pourtant le dur labeur de la terre avait usé ses muscles d’acier et terrassé cet athlète. Et la maladie était venue, implacable comme toujours lorsqu’elle s’attaque à un corps qui jusque-là ne lui a donné aucune prise. Il était là, couché dans la chambre contiguë à la salle d’auberge, les yeux fixes, presque toujours assoupi mais prêtant l’oreille parfois au branle-bas incessant de la cuisine.

L’hôtelière ne ménagea pas ses soins - car après tout, malgré ses brusqueries, elle aimait son homme à sa façon - et, voyant l’inefficacité des ordonnances du médecin, elle alla même en pèlerinage à quelque bon saint de la contrée. Rien n’y fit. Les accès devinrent plus fréquents, les syncopes plus longues, et un beau matin de décembre Simon trépassa. On était juste à la veille de la Saint-Thomas.

La mère Simon pleura, et se dépita.

Si l’on pouvait gagner seulement vingt-quatre heures ?

Sa résolution fut vite prise. N’était-elle pas seule garde-malade ? Ne restait-elle pas toujours seule à la maison, même au moment de la plus grande vente et des plus fortes poussées ? Qui pourrait deviner que le pauvre Simon avait choisi précisément la veille de la Saint-Thomas pour rendre l’âme ? - Donc, voilà qui était décidé, elle attendrait jusqu’au lendemain soir pour faire à la mairie la déclaration d’usage.

Bouleversée pourtant par cette fin si prompte, - la mort qui entre sous un toit a toujours quelque chose d’effrayant, - elle fermait à double tour la porte de la chambre, quand une demi-douzaine de marchands forains firent irruption dans l’auberge, causant haut, jurant un brin, tapant sur la table du bout de leur bâton ferré pour appeler la patronne.

- Du café, vivement, commanda l’un d’eux, et pour tout le monde.

En un clin d’oeil la mère Simon tourna les talons et revint avec la cafetière fumante. Les tasses furent emplies copieusement et, tandis que cette première série de consommateurs goûtait le moka normand, de nouveaux arrivants s’assirent à une table voisine. C’étaient des paysans des environs, des amis de la maison, hauts en couleur, débordants de santé, et que la vente d’une vache ou d’un poulain mettait en belle humeur.

- C’est pas pour dire, - l’affaire est faite, il n’y a pas à revenir, - mais je vous vends là un rude dada…

- Heu ! objecta l’acheteur, il n’a pas plus de jambes qu’il n’y en faut.

- Farceur, fit l’autre en riant, vous faut-il pas un cheval à six pattes ? Puis tout à coup, tirant le cotillon de la bourgeoise :

- Eh bien, et Simon, comment qu’il se trouve ?

- Pas ben, pas ben, dit la bonne femme…

Et elle se détourna pour échapper aux questions gênantes.

Ce bruit des conversations, ce va-et-vient continuel avait distrait la mère Simon de son malheur, et voilà qu’un mot l’y ramène… N’importe, elle est femme de résolution et fera bonne contenance.

Le flot des nouveaux venus la refoule près du comptoir où les carafons sont rangés en ligne de bataille. C’est là qu’est son quartier général ; c’est de là que son regard embrasse la masse des clients qu’elle connaît si bien et dont elle devine pour ainsi dire les appétits ou les gourmandises...

- Par ici, la mère. Servez-nous donc une tranche de gigot et un morceau de fromage.

La mère Simon est tant soit peu troublée, - aussi quel besoin avait-il, cet autre, de venir s’informer de… enfin ! - mais elle se gendarme et sa voix a conservé toute son assurance.

- Tiens, c’est vous, père Martin. Quoi de neuf à Tourgéville ?

- Ma foi, pas grand’chose. Mais l’ami Simon, à ce qu’il paraît qu’il est au lit. En voilà une idée d’être malade un jour comme ça ! Qu’est-ce qu’il en dit à c’t’heure ? Souffre-t-il ?

- Non, il n’ souffre pas, le pauvr’ cher homme, mais il est ben bas tout de même.

… Pendant tous ces colloques, le malheureux Simon, seul dans la chambre close, dormait son dernier sommeil. Sans un cierge allumé, sans une branche de buis trempant dans l’eau bénite, sans un parent, sans un ami, sans personne, le mort attendait. Et rien n’était plus poignant et plus épouvantable que ce brouhaha sans répit à côté d’une chambre mortuaire, que ce rapprochement sacrilège de la vie enfiévrée et du repos éternel…

*
* *

La journée se passa ainsi dans un continuel renouvellement de figures et de convives. Vers le soir, alors que le champ de foire devenait presque désert et que les vitres s’éclairaient le long de la grande route, une bande de paysans attardés entra à l’auberge. La vente avait été bonne, la journée était finie, on allait prendre quelque chose avant de se séparer. Un verre de cassis, pardi ! Pour le cassis la mère Simon était tout indiquée. On s’attabla. Quelqu’un proposa une partie de dominos. Au plus fort de la lutte, un des joueurs insinua : « Si on prenait une tasse de café ? La liqueur, ça empâte… »

La patronne vint et fit le service.

- Simon ne va pas ? demanda l’un des consommateurs.

- Pour sûr, dit la femme, il est mal, ben mal…

- Défense d’être malade aujourd’hui, cria un joueur dont la tête s’échauffait. Holà ! Simon, je t‘offre une demi-tasse !

- Taisez-vous, fit vivement la mère Simon qui commençait à avoir conscience de cette profanation, il est tout à fait bas, le pauv’ cher homme.

On se tut et l’on sortit.

Le mort reposait sous les rideaux de serge. Par les fentes des volets glissait un rayon de lune qui donnait au cadavre des reliefs fantastiques. Un bruit de clef, la porte s’ouvrit et la mère Simon vint allumer une chandelle en guise de cierge à côté de la couche funèbre. Puis, comme une voisine venait à son tour aux informations, elle lui annonça la nouvelle.

*
* *

Le surlendemain on portait Simon en terre. Et comme, en revenant du cimetière, quelques amis voulaient consoler la mère Simon en vantant les mérites du défunt : « Ah ! ne m’en parlez pas, gémissait-elle en s’essuyant les yeux du coin de son tablier, sur le premier moment, j’ai cru que j’en perdrais la tête… »

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