GAUMENT, Jean & , Camille :  Contes normands (1935).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (05.IX.2008)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1002) des Contes normandes publiés à Rouen chez  Defontaine en 1935 avec une préface de André Maurois et des dessins de Raymond Dendeville.

Contes normands
par
Jean Gaument & Camille Cé

~*~


PRÉFACE

Les hasards de la vie peuvent contraindre un homme à vivre loin des lieux où il passa son enfance. Il ne peut faire que les premiers paysages qui se réfléchirent en ses yeux ne demeurent pour lui les plus précieux. S’il m’est permis de citer mon propre exemple, il est rare aujourd’hui que je vienne à Rouen, à Caen, à Elbeuf ; pourtant je puis encore dire en toute sincérité que la Normandie m’a enseigné presque tout ce que je sais de la vie. Sur un livre qui décrit le Midi, ou la Touraine, je me tromperai parfois lourdement, mais il suffit qu’un roman se passe en Normandie pour qu’aussitôt je trouve en moi un juge infaillible et sévère. Là je reconnais le faux du vrai, parce que j’ai vécu le vrai. C’est pourquoi j’ai peut-être le droit de dire avec certitude au seuil de ce livre de contes que je le trouve émouvant et fort.

J’en ai non seulement le droit mais le devoir, parce que l’un de ses auteurs vient de mourir, que je l’ai bien connu et qu’il était mon ami. Que de fois, au temps où je vivais à Elbeuf, j’ai vu entrer dans mon bureau Jean Gaument. Sur ma table, parmi les échantillons et les papiers, il posait son large chapeau de feutre, puis il caressait sa longue barbe tolstoïenne et nous parlions. J’aimais son langage ; j’y trouvais cette double saveur, rare et plaisante, que produit le mélange d’une grande culture et d’une vie volontairement restée proche du peuple. Il avait un goût littéraire juste et fin ; il fit une année sur les grands classiques un cours qui enthousiasma ses auditeurs ; mais, suivant la tradition même de ces classiques, il voulait chercher les sujets de ses livres non « parmi les crocheteurs du Pont au Change », mais parmi les « soleils » du Pont Boïeldieu, ou parmi ces petits bourgeois de Normandie dont il connaissait si exactement le vocabulaire et les habitudes.

Camille Cé, sur toutes ces choses, était en accord avec lui. Souvent j’interrogeais Gaument sur leur collaboration. Le travail de l’écrivain me paraît ce qu’il y a au monde de plus individuel et je n’ai jamais compris que l’on pût collaborer. Mais il me répondait avec bon sens qu’il en est de ce mystère comme de tous les autres, qu’il est simple pour ceux qui en sont les acteurs et que la possibilité de marier deux esprits se prouve comme toute action en agissant. Il avait certainement raison, car l’accord entre les deux auteurs est ici tellement étroit que le lecteur le plus attentif ne peut découvrir les joints de la maçonnerie, ni les nuances de deux styles.

C’est une heureuse idée, pour élever à la mémoire de Gaument un monument durable, que d’avoir réuni et un beau livre ces contes normands. Ils montrent des aspects très divers du talent de Gaument et Cé. Les Rouennais y retrouveront tous les décors familiers de Rouen, la Foire Saint-Romain, la rampe noire et morte de Beauvoisine et le vieux bandagiste de la rue Grand-Pont qui s’est retiré sur les hauteurs de Bihorel. Mais les fermiers y sont aussi vrais que les gens des villes ; des histoires comme Le Rebouteux, La Nouvelle Heure eussent enchanté Maupassant.

Car elles sont à la fois divertissantes et profondes. Il y a chez Gaument et Cé un art très délicat de la satire suggérée plutôt qu’exprimée. L’Homme qui salue est une tendre et amère peinture du caractère « bourgeois » du mendiant. Les portraits du conservateur et du radical normand qui se trouvent au début de La Saint-Romain m’ont rappelé mille souvenirs des temps d’élection en nos pays.

Je ne sais si l’on a assez indiqué les deux traits qui, selon moi distinguent, en littérature, le Normand des autres Français. Le Normand aime les romans, les contes ou les drames bien construits, solidement charpentés. Qu’il s’agisse de Corneille, de Flaubert, de Maupassant, travail de Normand, est, avant toute autre qualité, « de l’ouvrage bien faite », comme disaient les ouvriers elbeuviens. Ensuite, peut-être parce qu’il est voisin et conquérant de l’Angleterre, le Normand possède, ce qui manque totalement à d’autres provinces, « un sens de l’humour ».

Je retrouve chez Gaument et Cé les deux traits. Leurs contes sont solides, leur humeur impassible et secret. Lisez Le Passeur ; il faut être du pays pour en comprendre tout le comique. Mais, comme chez Dickens, l’humour chez nos auteurs n’étouffe pas l’émotion. Le portrait du Grand oncle Casimir est un admirable exemple de dosage précis des deux ingrédients.

Nul ne peut décrire une société s’il n’en possède parfaitement le vocabulaire. Gaument et Cé là-dessus sont bien ferrés. Leurs phrases de patois sont pures et correctes. J’aime qu’ils aient noté ces vieux mots de Rouen qui sont des survivances classiques. Le grand oncle Casimir dit de son neveu, collégien : « Tu es bien montré… Si j’avais été montré comme toi… » Cela veut dire : « Tu reçois une bonne éducation… » Il faut remonter, je crois, à Molière pour trouver la phrase dans les livres.

Je ne voudrais pas terminer cette préface sans dire tout le bien que je pense des dessins de Dendeville. Ils sont simples et vrais. Ici l’illustrateur, comme les auteurs, ne dit que ce qu’il sait. Aussi le dit-il à merveille.

André MAUROIS.


LA SAINT-ROMAIN


A la mémoire de Ch.-Th. Féret.


HECTOR était rouge ; Alcide était blanc. Quand Hector avait bu un verre de trop, il criait : « Vive la République ! » Au deuxième litre de gros cidre, Alcide criait : « Vive l’Empereur ! »

Alcide ne savait pas très bien à quel empereur il souhaitait longue vie, et Hector ne savait pas très bien quel espèce de bonheur la République lui apporterait. Mais Alcide savait que les rouges étaient des partageux, et Hector savait que les blancs étaient des jean-foutres.

Ils savaient aussi qu’ils étaient frères, le hasard leur ayant donné la même mère et peut-être le même père ; une mère qu’ils n’avaient point connue, un père qui avait oublié de les reconnaître.

Parce qu’il y avait dans la chapelle de l’orphelinat un petit poêle de faïence blanche qu’on n’allumait jamais, Hector gardait de la messe du matin le souvenir révolté d’une prison glaciale, et de la même messe du matin, Alcide gardait le souvenir d’un paradis un peu froid où l’on peut rêver qu’on a chaud.

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A onze ans, on est d’âge à gagner sa vie. Comme Alcide, l’aîné, était bien vu des bonnes soeurs, on l’avait placé dans une ferme où la vie était douce pour les enfants. Il ne se levait qu’à six heures en hiver et à quatre en été. Aux fêtes carillonnées, on le soûlait comme une grive pour faire un brin rigolbocher les grandes personnes.

Quant il partit pour tirer ses sept ans, le maître, qui était un bon maître, lui donna une pistole. Quand il revint, ayant laissé en Algérie deux doigts de son pied gauche, la maîtresse, qui était une bonne maîtresse, le régala d’une cuite soignée. Puis, boitillant, et un balai sur l’épaule, il fit le tour de la table en chantant la Casquette du père Bugeaud.

Devenu valet d’écurie, Alcide se faisait des mois de quinze francs. Il dépensait dix sous pour son tabac, un petit écu pour sa partie de boules, le dimanche, et il mettait le reste dans un coin du coffre à avoine dont il avait la clef.

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Hargneux et gringalet, Hector avait fait, à vingt ans, toutes les usines de la vallée, depuis Darnétal jusqu’à Barentin. Il avait fait aussi tous les caboulots où l’on fichait à bas le Badinguet, la prêtraille et toute la sacrée boutique. Homme de cour, dans les filatures, il ouvrait la grand’porte aux camions, donnait de la gueule pour faire démarrer les chevaux et crachait dans ses mains quand les ouvriers déchargeaient les lourdes balles de laine.

Cependant, une espèce de mariage derrière l’église l’avait un peu assagi. Sa particulière tenait serrés les cordons de la bourse, et il n’était point facile de la rouler. C’était une vaste commère, aimable comme une poignée d’orties, et qui, après avoir dans sa jeunesse pas mal rôti le balai, avait pris sur le tard le goût des distractions où l’on ne s’arsouille point. Tous les dimanches, elle rasait elle-même Hector, l’engonçait dans un faux-col raide, le couronnait d’une casquette de drap d’Elbeuf, et le conduisait, comme un chien en laisse, faire un tour en ville : rue de la Grosse-Horloge, rue des Carmes et petite Provence.

Au bout de quelques années, l’habitude de s’ennuyer à heure fixe, une fois par semaine, devint pour Hector un plaisir distingué. Son âme restait républicaine, mais les coins s’arrondissaient. Il glissait à de lâches concessions. « L’Empire est une saloperie, mais ça n’est pas de tout chambarder qui fait marcher les affaires ! »

Une passion d’économie remplaça subitement la passion des petits verres. Hector thésaurisa. Il acheta dix francs de rente, l’année de l’Exposition. Sa bourgeoise, de son côté, se priva, fit des ménages, se creva de besogne et rêva d’un petit fonds de commerce.

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Au premier billet de mille, ils achetèrent, payé comptant, le chalet de nécessité du boulevard Beauvoisine. Mme Hector, qui avait du goût, fit ajouter une aile : un cabinet réservé qu’elle meubla d’un bout de glace et d’un porte-serviette. Lavabo : dix centimes. Le luxe se paie. Un coup de peinture brun clair sur la façade, des rideaux blancs à la fenêtre, et la maison prit un petit air engageant : si vous n’aviez qu’à moitié envie, vous vous laissiez tenter.

Pendant les quatre semaines de la Saint-Romain, on gagnait tout ce qu’on voulait. Les jours de presse, Hector aidait sa bourgeoise et mettait la main à la pâte. Affables et empressés, ils coupaient du papier et calmaient d’un sourire les impatients qui attendaient leur tour en trépignant d’angoisse. C’étaient de pénibles journées, mais vers minuit, quand on faisait la caisse et qu’on fermait boutique, le cabas de Mme Hector était trop petit pour contenir tous les gros sous.

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Le lundi de la Toussaint 1868, il arriva qu’un richard en blaude à liserés blancs, s’étant laissé pousser dans le lavabo à dix centimes, s’en échappa aussi brutalement qu’un diable hors d’un bénitier. Il braillait à tue-tête qu’on avait voulu le filouter, que c’était trop cher de plus de moitié et qu’il aimait mieux se retenir un brin en attendant qu’une place à un sou fût libre. La douleur, cependant, lui vrillait les entrailles. Il serrait ses lèvres rasées, et sous la blouse, il enfonçait de son poing rude son ventre hurlant.

Cette héroïque leçon d’endurance et d’économie rurale rappela tout à coup à Hector qu’il avait un frère à la campagne. Il retrouva péniblement son prénom dans sa mémoire et conclut qu’après tant d’années écoulées, Alcide devait avoir un magot rondelet. S’il était, par chance, demeuré vieux garçon, c’était à son cadet d’hériter de lui, un jour à venir. La chose valait qu’on y pensât. Hector s’informa : « Vous n’auriez pas connaissance, des fois, d’un nommé Alcide ? » De fil en aiguille, il trouva le nom du pays et le nom du fermier. C’était du côté de Préaux, et le maître s’appelait Heurtevent. Hector lui envoya un mot d’écrit et mit un timbre pour la réponse. Heurtevent, poste pour poste, lui fit assavoir qu’Alcide était un bon serviteur qui avait pour sûr quelques sous de côté. L’affaire étant ainsi emmanchée, Hector invita son frère à venir manger la soupe avec eux, le dernier dimanche de la Saint-Romain, rapport qu’il y a ce jour-là moins de cassement de tête dans le métier.

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Pour être sûr de s’éveiller avant le chant du coq, Alcide se coucha avec le soleil. Dans l’écurie tiède, allongé sur sa paillasse, il écouta passer les heures : au tournant de minuit, la jument grise se réveille et tape dans le bas-flanc ; quand la chouette enrouée cesse de ululer et que les souris s’arrêtent de grignoter le bois du coffre, c’est que les étoiles commencent à pâlir dans le ciel glacé d’hiver.

Alcide, pour la première fois de sa vie, ne peut fermer l’oeil. Des choses sans queue ni tête sonnaillent dans sa caboche. De vieux souvenirs d’enfance qu’il croyait perdus défilent en galopant. Il s’applique gauchement à imaginer les traits de ce frère qu’il ne connaît pas. Par instants, il lui vient des rages de parler à perte de vue, comme si Hector était là déjà pour l’écouter. Il lui raconte l’affaire du jour où le Bédouin, d’un coup de son sacré vieux sabre, lui a coupé un bout du pied et le godillot avec… Ils rigolent tous les deux à ventre déboutonné ; et Alcide a comme ça tout un chapelet d’histoires à dévider ; toute une pauvre vie qui paraissait vide et qu’emplit brusquement le grand désir d’aimer.

Dans la tête bouillonnante comme une pleine barrique de cidre nouveau, un tas d’idées furieuses poussent autour de la bonde leur mousse légère. Plus il essaie de les calmer, plus les diablesses reviennent à la charge : un bon gueuleton qu’il va payer à Hector… baguenauder au long des rues, devant les beaux magasins, voir les belles dames qui passent…

La paillasse d’Alcide est rembourrée de cailloux qui lui meurtrissent les côtes. Son porte-monnaie, cousu dans sa chemise, se trémousse comme une bête et lui ronge le coeur. Il est temps, à la fin des fins, de se payer un peu de bon temps ! A la lueur incertaine du falot d’écurie, il met bas son gilet à manches et la chemise de coton rugueux. Le torse nu, il sort dans le froid qui pique et, la tête sous la pompe, râcle les vieux suints. Puis il passe un coup d’étrille dans sa tignasse et lampe à même son bouteillon une rasade de Calvados qui tue le ver et réchauffe les boyaux.

Son panier est prêt de la veille. Il a dedans un poulet de grain, plumé, flambé, tout embroché, et six pommes de canada, grosses chacune comme les deux poings.

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L’ombre est si épaisse qu’Alcide d’abord tâtonne en aveugle du bout de son bâton de coudre. Il longe la mare où clapotent des bruits mous, passe au trou de la haie et fait rouler sous ses souliers ferrés les cailloux du raidillon. Passé Quincampoix, un fil de jour se glisse au ras de l’horizon. L’aube, née de la terre, monte comme une fumée rose que le vent rabat sur la cîme des arbres.  Alcide, tout-à-coup, heureux de vivre, entonne un vieux refrain de régiment.

A Isneauville, il s’arrête pour casser la croûte et comme il a le coeur gai, il paie à un roulier un sou de café aux trois couleurs. Pendant qu’ils bavachent, le nez dans leur tasse, le matin sec court sur les plaines, et quand Alcide ressort, le grand air riche de novembre le ravigote d’une claque en plein museau. Sur les bords de la route, les maisons se rapprochent et s’accotent. De tous les chemins de traverse, débouchent des gens endimanchés dont la foule descend vers la ville prochaine. Son âme accroche au passage toutes ces âmes : « Salut ! la compagnie ! »

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Comme il n’avait pas revu Hector depuis vingt ans, il le retrouva un peu forci. Il le trouva surtout autrement qu’il ne s’attendait à le trouver. Si bien qu’à la place de la joie massive dont il s’était régalé à l’avance, il lui fallut se contenter d’une surprise qui n’était plus tout-à-fait une surprise.

- Te v’la ?

- Me v’la !

Ils restaient l’un devant l’autre, les bras ballants, et Alcide ayant embrassé sa belle-soeur, s’essuya poliment la bouche du revers de la main.

Mme Hector vida sur la table le contenu du panier et fut aimable. Elle déplora seulement de ne pouvoir elle-même faire rôtir le poulet : « Vous devez vous y connaître, Monsieur Alcide. Faites-nous un petit frichti soigné. Moi, faut que je file, parce que le dimanche, dans notre métier, il y a des gens qui viennent dès le matin ».

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La cuisine était une pièce noire et chaude d’où l’on avait vue sur un mur de briques. Hector montra à son frère le lit cage qu’on ouvrirait pour lui, ce soir, dans le corridor. Puis il bourra le poêle de charbon, et Alcide regretta un peu qu’il n’y eût point de cheminée pour dorer le poulet à la flamme, mais l’autre rigola : « On voit bien que t’es de la cambrousse ! »

Ce croquant lui faisait l’effet d’un bon garçon, pas très dégourdi et qui paraissait un peu choquard. En attendant que le four soit rouge, Alcide, assommé de lourde chaleur, fit un tour dans l’appartement pour se dégourdir les jambes. En trois enjambées de semeur, il arrivait au bout de la pièce, se cognait le nez contre le mur et revenait à l’autre mur. Il voulut plaisanter : « J’ai été une fois à la boîte du temps que je faisais mon temps, et ma cellule, fiston, était plus large que ton cageot ».

Hector, qui n’avait jamais été soldat, prit la mouche : « Quand on a été en prison, il n’y a pas de quoi s’en vanter ».

A tout propos leurs deux âmes fraternelles s’élançaient ainsi l’une vers l’autre, comme pour se pénétrer, et retombaient vaincues de sentir entre elles tant de choses étrangères.

Pour tout rabibocher, Alcide demanda s’il n’y aurait pas moyen d’aller quelque part s’arroser le gosier d’une bolée de cidre. Hector le conduisit rue Ganterie, dans un petit café comme il faut, où le garçon demandait aux clients : « Qu’est-ce que ces messieurs désirent ? » Hector désira un apéritif compliqué et Alcide, pour s’éviter l’embarras du choix, prit la même chose que lui. Il devint bavard et débita plus de mots en un quart d’heure qu’il n’en lâchait d’ordinaire en toute une année. A son frère attentif, il confia ses projets. Quand il aurait encore travaillé vingt ans dans sa ferme, il ne serait pas loin d’avoir devant lui deux cents pistoles bien comptées : une bicoque, un bout de jardin, et le roi n’est pas mon cousin ! Mais une supposition que le bon Dieu lui fasse signe avant l’heure d’aller manger le pissenlit par la racine, Hector saurait où dénicher le magot : « Tu n’aurais qu’à dire au maître : c’est moi le frère, et à demander la clef du coffre pour remplir ta pouquette ».

L’alcool et l’émotion lui faisaient le coeur mou ; le grand air de la rue le ragaillardit. Ils remontèrent les quatre étages, mirent dans le panier d’Alcide le poulet charbonneux, les pommes de canada et un livre de vin ; puis ils allèrent rejoindre Mme Hector.

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De midi à deux heures, le boulevard était quasi désert et le chalet chômait. Ils s’empiffrèrent sans hâte, chacun mangeant sur ses genoux, autour d’un petit poêle de fonte qui vous cuisait le visage. Au café, on parla politique. Alcide était demeuré blanc et le rouge d’Hector, qui depuis quelques années pâlissait, redevint agressif. Alcide disait : « Nous autres, dans nos campagnes… » Et Hector répliquait : « Les campagnards, ça n’est bon qu’au cul des vaches. C’est à l’ouvrier des villes de leur montrer la route du Progrès ! » La discussion s’échauffait, quand un client arriva. On baissa la voix, pour ne pas le gêner, et dans le demi-silence, on entendait des bruits confus.

Par reconnaissance pour le poulet, Mme Hector permit aux deux hommes d’aller faire un tour à la foire jusqu’à l’heure de la sortie des baraques. Elle se débrouillerait toute seule, et pourvu que son époux soit là pour le coup de feu…

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Le flot humain les charria de parade en parade. Hector, petit et habitué à la foule, se faufilait souplement entre les rangs pressés ; mais Alcide, bousculé, se laissait entraîner où le courant le portait. Comme un faucheur qui, du milieu de la plaine, hèle un passant sur la route, il levait en l’air ses grands bras et, par-dessus les têtes, hélait Hector. Des loustics se fichaient de lui ; d’autres, par blague, lui poussaient leur pépin dans les côtes. Un groupe de blancs becs le harcelant de trop près, il se dégagea d’un coup de reins et se mit en posture de cogner : « J’ veux sorti de d’là d’dans ! » Hector, un peu honteux, le tira par sa manche et le guida jusqu’au Boulingrin.

Les chevaux de bois hurlaient ; les orgues de barbarie éparpillaient des cris pointus. Ils échouèrent sous une tente où des buveurs, à chaque table, gueulaient des chansons dont les refrains se heurtaient comme des coups de poing. Il fallait, pour se faire entendre, brailler plus fort que les voisins, et Alcide renonça à parler. Coincé sur un banc, et sa figure glabre appuyée au creux de sa large main, il revoyait, les yeux à demi-fermés, le clos derrière la ferme, à l’heure où le soleil allonge jusqu’au ruisseau l’ombre des pommiers.

Et, subitement, il fut pris d’une rage fiévreuse de se payer du bon temps et d’entrer dans les baraques : « Les écus, c’est rond : faut que ça roule ! » Ils allèrent chez Bidel, mais toutes ces bêtes ennuyées n’inspirèrent à Alcide qu’une espèce de pitié triste. Dans un coin dédaigné de la ménagerie, il contempla longuement un petit chacal semblable à ceux qu’il avait vus rôder autour des tentes, quand la colonne du duc d’Aumale s’enfonçait vers les sables.

Au Panorama, les deux frères s’aplatirent le nez sur les ronds de verre brouillé. On voyait en raccourci tous les événements sensationnels des dernières années : des bateaux coulaient ; des incendies flambaient ; un assassin découpait en tranches le corps d’une fillette. Alcide en avait la chair de poule, et il souhaita quelque chose de plus gai. Hector proposa le musée de cire, parce que c’était instructif et amusant.

Dans des boîtes noires, il y avait des ventres ouverts, des crânes décalottés, toute une tripaille sanguinolente qui attirait les deux hommes pleins d’épouvante et les retenait penchés sur ces boyaux noués comme des serpents. Alcide ne pouvait croire qu’on eut tant de saletés dans la carcasse, et Hector qui, d’abord, avait voulu faire le malin, demeurait sans souffle, la plaisanterie collée au bec, comme un mégot éteint.

Pour un petit supplément de cinquante centimes, une vraie femme, en vraie viande, le poussa dans le cabinet de Vénus. Quand ils se furent glissés derrière le rideau mystérieux, ils se trouvèrent seuls et à demi-tremblants dans un monde d’horreur. Un grouillement d’organes tortus, monstrueux, souillés de lèpres et de chancres, dansait autour d’eux la ronde macabre des accidents de l’amour. Sur les cuisses d’une négresse, des tétons vidés pendaient. Alcide, grelottant sous un souffle empesté, tournait autour des boîtes, s’arrachait de l’une et retombait sur l’autre. Affolé, il voulut fuir et ne retrouva point la porte. La nuit venait ; les souffles rudes de la foule, au dehors, secouaient par instants la toile mince de la loge. Deux médecins en tablier de boucher enfonçaient leurs couteaux dans le ventre d’un homme dont la bouche muette criait. Alcide était sur le point de crier lui aussi, mais Hector, plus maître de lui, trouva la force de faire le crâneur et d’appeler : « Ohé, la petite dame ! Par ousqu’on sort de votre sacré bazar ? »

La dame aux accroche-coeurs huileux vint les délivrer : « Heureusement qu’il y a encore sur la terre des petites femmes propres avec qui on peut s’amuser sans danger ! »

Elle les fit sortir par une porte de derrière et, dans l’ombre, collée contre Alcide, elle tâchait de le pousser vers l’énorme voiture basse sur pattes et dorée comme un paradis. « Si le coeur t’en dit, concéda Hector, je t’attendrai bien un petit quart d’heure ! » Mais Alcide, tirant sur sa longe, lâcha une ruade à la femelle qui le traita de pétrousquin. Et, sans parler, ils revinrent par la rampe Beauvoisine, noire et morte.

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On mangea un morceau sur le pouce dans le chalet encombré. Les clients pressés bataillaient, âpres à ne pas se laisser chiper leur tour ; mais une fois installés, ils en prenaient à leur aise et s’éternisaient dans un bien-être sonore. Il fallait parlementer à travers les portes, et Alcide n’avait pas eu seulement le temps de s’asseoir pour avaler une bouchée que sa belle-soeur le houspillait et le forçait à déloger.

Cependant, elle n’oubliait pas, au milieu de tout ce tintouin, que l’héritage serait un jour bon à ramasser. Parce qu’on n’a rien sans peine, elle se résolut au sacrifice : « Allez au cirque tous les deux. Vous me retrouverez à la maison sur les minuit, et votre lit, Monsieur Alcide, sera prêt dans le collidor ».


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Devant le cirque, la cohue moutonnante s’allonge entre deux cordes tendues sur des piquets. « On va prendre la queue », dit Hector. Des gens, pour se réchauffer, battent la semelle ; d’autres, éreintés, se sont assis sur la bordure du trottoir et, le col du paletot relevé, claquent des dents. Alcide s’assied aussi et regarde la lune gelée monter de branche en branche jusqu’au coupet d’un marronnier noir. La masse humaine, par instants, est secouée de longs remous, et la poussée d’un flot nouveau force Alcide à se relever : « C’est pas le marché de la Villette où les veaux vont en charrette ! » Des coudes le marublent, et lui qui, pourtant, n’est pas douillet, souffre mille morts.

Alors, tranquillement, comme un homme arrivé devant une conclusion dont il n’est point le maître, il déclare à Hector : « J’ vas t’ dire une bonne chose, mon fré ; j’ veux m’ n’aller ». - « Tu veux t’en aller où ? » - J’ veux m’ n’aller cheux mé ». Toutes les raisons raisonnables de l’homme de la ville s’effritent contre ce doux entêtement de simple. - « J’tai vu, mon fré, et j’ sieux bé cotent ; mais à c’ t’ heu, j’ veux m’ n’aller ». - « Va-t’en si tu veux, croquant, moi je reste ».

Les autres, autour d’eux, pouffent de rire ; mais Alcide, sans rancune, embrasse son frère et, petit à petit, regagne le bout de la file. A ceux qui résistent et lui barrent le passage, il explique bien poliment son affaire, et à ceux qui le traitent de malin de La Bouille, il oppose son invincible bonne volonté de brave homme pas pressé et qui a devant lui l’éternité des jours : « J’ veux m’ n’aller. C’est mon dret ».

Pour ne point se perdre au long du boulevard, il avance d’arbre en arbre jusqu’à retrouver enfin le chalet et sa belle-soeur indignée : « Ça n’a pas de bon sens, Monsieur Alcide, puisque votre lit est fait dans le collidor ». Mais il recommence inlassablement son explication qui n’explique rien : « J’ai r’vu mon fré ; j’ sieux bé cotent, mais à c’ t’heu, j’veux m’ n’aller ». Et Mme Hector ne peut comprendre pourquoi il renonce au plaisir d’avoir du plaisir.

Il est las de repos, las des hommes entassés et de leurs joies bruyantes ; las de toute la lassitude éternelle des pauvres diables, qui, depuis que le monde est monde, courent par tous les chemins, après des semblants de bonheur qui sans cesse les fuient.

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Du tournant de la côte d’Ernemont, Alcide regarde une dernière fois la ville en fête incendier la nuit. Puis il tourne la tête et il s’en va droit devant lui par la route silencieuse qui coupe en deux les champs bleuis de lune. Son âme simple n’est point surprise de la beauté des choses et ne lui est point non plus étrangère. De temps en temps, il ralentit le pas pour jouir plus longuement de la lumière laiteuse qui coule sur la forêt. A partir d’Isneauville, les chiens, du fond des cours, reconnaissent le traînaillement de sa marche inégale. Pour rien, pour le plaisir, il se dit tout bas le nom des fermes aux toits de chaume. En passant auprès de la mare des Trois-Ormes, il tapote du bout de son bâton l’eau morte qui commence à geler sur les bords. Et son coeur, tout-à-coup, s’emplit d’aise, de voir là-bas, dans la nuit claire, au fin bout de l’horizon, le soc brillant de la charrue du maître.

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Il a dormi une couple d’heures sur sa paillasse, et au premier casse-croûte du matin, le maître l’a blagué : « Tu t’en es payé une bosse, Alcide ? » - « Comme ça, comme ça ». - « Qu’est-ce que tu as vu de plus beau à la Saint-Romain ? » et Alcide a un peu haussé les épaules, comme un homme qui vraiment ne sait plus. Mais il a regardé par la fenêtre de la cuisine les feuilles brunes du grand poirier tourbillonner au vent de novembre ; puis il s’est mis à rire, un peu bêtement, un peu douloureusement aussi :

« On est cotent de s’ n’aller, bé sûr, on est cor pus cotent d’ s’en être rentourné ».



LE REBOUTEUX


A SOIXANTE-HUIT ANS que j’aurai bientôt, le souvenir de mon premier client me ramène au temps des voitures à chevaux, au temps où les autres médecins avaient des voitures et des chevaux ! Car je ne possédais alors, pour tout instrument de locomotion, qu’un vélocipède à caoutchoucs pleins qui ne consentait à prendre un peu de vitesse qu’en descendant les côtes. Et le diable était que pour aller aux « Trois Pipes » la côte montait : trois quarts de lieue sous le soleil de juin.

Quand j’arrivai, recru de chaleur et de fatigue, je trouvai le malade couché en travers du lit et qui beuglait comme un boeuf. Il était cependant de l’espèce rude et qui ne se plaint pas pour un bobo, mais ces luxations de l’épaule sont terriblement douloureuses.

Si novice que je fusse alors en déontologie, j’avais eu soin d’attraper au passage quelques renseignements sur Maître Honoré Bonnetot. Cinquante ans, veuf et riche, il faisait marcher avec un personnel réduit cette ferme posée sur le rebord du plateau. On m’avait prévenu que j’aurais du mal à lui faire délier les cordons de sa bourse, mais la souffrance avait eu vite fait de travailler pour moi et il accepta d’emblée, sans marchander, ce que je lui proposai. Il n’y avait du reste point de choix et la technique d’une réduction n’a guère varié depuis que les pièces du squelette sont emboîtées de telle sorte qu’un rien suffit à les déboîter… et à les remboîter. Maître Bonnetot avait d’ailleurs tenté de faire rentrer lui-même économiquement la tête de son humérus dans la cupule de son omoplate ; mais il avait dû y renoncer, tant le moindre mouvement lui était intolérable.

Sans perdre de temps, je m’attelai à la besogne et je commençai comme le veut le manuel, « par la douceur ». La douceur fut sans effet. J’eus recours à la force. Piété sur le plancher, les reins tendus, la sueur au front, je tirai sur le bras du bonhomme. Peine perdue. Le patient, à bout de souffle, menaçait de tourner de l’oeil. D’un commun accord, nous interrompîmes le jeu. L’affaire prenait mauvaise allure pour ma réputation et mon porte-monnaie. Parmi tant de sciences inutiles qu’on apprend à l’école, on avait oublié de m’enseigner celle de cacher mon ignorance. J’insinuai timidement que je pourrais demander par télégraphe le secours d’un confrère de Rouen. Maître Bonnetot, contre mon attente, saisit l’idée au vol, mais non sans la modifier quelque peu. Il acceptait les frais d’une « consultation », pourvu que le choix du consultant lui fût laissé ; et il me proposa (il m’imposa plutôt !) le nom d’un rebouteux dont je savais seulement qu’il raflait la clientèle à dix lieues à la ronde.

Je sursautai. L’honneur du corps médical, l’intérêt du malade et la peur du gendarme s’opposaient à ce que j’examinasse seulement ce projet. Maître Bonnetot traita mes scrupules de foutaises. Qu’aurais-je à redouter puisque ce serait censément par hasard, que je rencontrerais chez lui le rebouteux ? - « C’est un homme qui sait tenir sa langue. Vous n’aurez qu’à en faire autant : ni vu ni connu, et le profit est pour vous deux ». Aussi bien, la chose était à prendre ou à laisser.

Il y a, dans les débuts de toute carrière, une petite lâcheté (ou plusieurs !) dont le souvenir, à la longue, s’atténue. Je ne voulus pas savoir à quelle heure le rebouteux viendrait, mais je me trouvai « censément par hasard » sur son chemin comme il montait aux « Trois Pipes » vers la fin de l’après-midi.

En passant à ma hauteur, il arrêta son élégant cabriolet, mit pied à terre et me tendit la main. Il était exactement le contraire du personnage de vaudeville à quoi je m’attendais. Il était jeune, plein d’aisance et de distinction, malgré sa mise cavalière et volontairement bohême : lavallière flottante, pantalons bouffants et veste de velours à côtes.

Je me trouvai gêné, assis dans le cabriolet, à côté de ce singulier rebouteux. Son oeil malicieux parut s’amuser un temps de mon embarras qui me raidissait dans une dignité supérieure, jusqu’à ce que, la voiture s’engageant dans un petit bois de chênes, il ouvrit un riche portefeuille et me tendit de mystérieux papiers. Avec méfiance, je les dépliai et lus avec stupéfaction. Il éclata d’un beau rire de jeunesse. Docteur en médecine, patenté sur peau d’âne et fort légalement investi de son jus purgandi, coupendi et tuendi, il avait eu l’idée géniale de se faire passer pour guérisseur marron : - « Ainsi, dit-il, la clientèle qui tournait le dos à ma science s’est ruée sur ma feinte ignorance. Et tout le monde trouve son compte à ce tour de passe-passe : les malades, les imbéciles et les autres.. parce qu’il n’y a rien, mon cher confrère, à quoi les pauvres hommes tiennent tant qu’au miracle ! »

Au dernier tournant de la route, j’aperçus ma victime sur le seuil de sa porte et qui gesticulait joyeusement de ses deux bras. Je n’en pouvais croire mes yeux et je ne me fiai guère plus à mes oreilles quand je l’entendis nous crier de loin ces mots dépourvus de sens : « L’échelle ! L’échelle ! » Toutefois, il était parfaitement clair qu’il n’avait plus besoin de nos services et je commençai à redouter de jamais voir la couleur de son argent.

Cependant, le rebouteux sauta de voiture et prit tranquillement la parole en homme qui connaît le fort et le faible des âmes : - « Maître Bonnetot, vous avez raccommodé votre épaule, comme c’était votre droit, en vous suspendant aux barreaux d’une échelle. Le procédé est classique et, puisqu’il a réussi, nous dirons qu’il est bon… »

Le fermier riait à pleine barbe. Le rebouteux continua :

« Outre qu’il y a eu de votre part exercice illégal de la médecine, vous n’en devez pas moins, à monsieur et à moi-même, le montant de l’opération, soit cinquante francs. Vous êtes parfaitement libre de renier votre dette, mais, en ce cas… » Il posa sur l’homme un regard de sorcier… « avant que nous ayons regagné la vallée, votre épaule se redisloquera et cette fois pour toujours.

Maître Bonnetot, tremblant de peur, alla quérir dix pièces de cent sous. Le rebouteux en prit huit et m’en donna deux.

J’ai fait depuis, avec des as du bistouri, des dichotomies moins avantageuses.



L’HOMME QUI SALUE


IL ÉTAIT auguste, ce vieillard. Calme penseur, il avait compris que tout travail est ingrat et qu’on peut vivre, si l’on est raisonnable, du trop-plein de ceux qui regorgent. La vie n’est triste que pour les pauvres qui sont bêtes ; la rue est belle et la vieillesse est douce pour les malins. Le tout est de savoir s’y prendre. Le grand secret en ce bas monde est d’être poli. Les puissants aiment les politesses et la platitude des humbles.

Il avait eu des revers dans le temps, vers 1892. Les hommes l’avaient trompé, sa femme aussi. Petite, maigre et toussotante, celle-ci faisait des ménages dans le quartier Saint-Julien, à Caen, et le vendredi, à Saint Sauveur, elle vendait des jarretières et de la dentelle à un sou le mètre. Cette feignante là gagnait à peine de quoi le faire vivre.

Lui, las d’aller chercher de l’ouvrage, vendait dans un parapluie rouge du papier à lettres, brodé de myosotis, enluminé d’hirondelles, ou des cartes comiques pour le poisson d’avril : têtes de veau ou têtes de cornard. Seulement il était faible de la poitrine, ce qui l’obligeait à aller prendre de temps à autre un sou de café bien chaud à la carre de la rue de l’Odon. Il allait encore, des jours, aider Ernest à fendre du bois ou à piler les pommes ; mais, étant tous deux délicats de santé, ils éprouvaient le besoin de se remonter avec une moque de gros bère et une platée de grosses tripes chez la mère Picodeau, qui les faisait bonnes. Un homme ne peut tout de même pas se tuer. Le dimanche, en chemise de couleur et en paletot jaune, il faisait le zigoteau, surtout à la foire Mirlourette et aux assemblées de Vaucelles.

Mais un beau soir, sa carogne d’épouse tarda à lui rapporter ses vingt-cinq sous ; il l’attendit d’abord en tambourinant sur son assiette de caillou, puis en grignotant un reste de petit salé, puis en défonçant de rage le placard ; elle ne revint pas ce soir-là, ni le lendemain ; Madame avait disparu avec un grand en peau de bique, Gadouleau dit Biscuit, parce qu’il vendait sur le marché Saint-Sauveur gauffrettes et macarons dans les boîtes de fer blanc : il n’y avait de chance que pour ces Marie-couche-toi-là !

Une sorte de découragement l’avait saisi, un immense dégoût du travail, un inexprimable mépris de tout. Il était « futé ». Elle avait brisé sa carrière !

Il baguenauda un temps sur les quais, mais on ne vit pas de soleil et d’eau claire. Il se laissa enfin embaucher pour décharger le minerai ; c’était dur, humiliant, mais il gagnait ses cinquante sous, il pouvait se payer un tas de douceurs, des tripes, du calvados ou de la terrinée… Seulement, à des métiers pareils, on s’use comme des forçats, on vous a des airs de Peau-Rouge. Et puis, il n’était pas né pour cette société d’arsouilles. Par un sentiment de dignité, il lâcha le minerai pour le banneau.

La pelle sur l’épaule, nonchalamment, en père Peinard il suivait le char débordant de papiers gras, de fanes et de côtes de melon ; à chaque monceau d’ordures, il beuglait : « Ouâ » à la rosse fourbue qui faisait halte ; poussait d’un coup de pied le tas sur la pelle, lançait un : « Ahi » et ils repartaient, le cheval, le banneau et l’homme, paresseusement dans les ruelles tortueuses dont le soleil matinal jaunissait les lucarnes. Un petit bonjour en passant au laitier dans sa carriole, au boucher sur sa porte, aux couvreurs sur le toit.

C’était le bon temps ; ç’avait duré un été ou deux, mais l’hiver c’était trop dur, la boue, c’était trop sale. Alors, il s’était mis à vendre sur le « Marché aux puces » de vieilles lampes, des tableaux crevés, quelques nippes crasseuses ; il somnolait sur une chaise à côté de son assiette de fricot et de sa petite bouteille. Quelquefois, les gouttes de pluie le réveillaient, alors il se soulevait, couvrait sa « peuffe » d’une vieille bâche, et courait s’abriter chez Vavasseur, en face, pour trinquer et culotter des pipes avec les cochers de Saint-Pierre. Mais l’un d’eux ayant dévoilé ses infortunes conjugales, on ne lui demanda plus que des nouvelles de Mme Gadouleau et de ses biscuits. Froissé, il déserta et le café Vavasseur et le « Marché aux puces ». Il essaya de crier des fromages dans les rues, mais les Livarot lui tournaient le coeur.

Il traîna la savate pendant un mois, revendant des peaux de lapin à Désiré, de la rue Froide. Dépenaillé, il expliquait une fois à Poulot, l’homme-sandwich des « Folies Caennaises », sa grandeur défunte : « Oui, mon vieux, tu me croiras si tu veux, mais j’ai eu melon, j’ai eu pardessus, j’ai eu falzar, j’ai eu tout ! » Et Poulot de s’émerveiller, les yeux ronds.

Par bonheur, un poste vacant s’offrit : celui de Mimiche, l’idiot baveux à l’entrée de la Prairie : c’était un métier aimable, mais réclamant du tact et de la souplesse ; il s’agissait, du fond d’une étroite guérite, d’ouvrir à l’aide d’une longue corde, la barrière blanche aux promeneurs ; pareil au marinier qui hâle vivement l’amarre, il fallait le voir ramasser la corde d’un coup de main preste, le sourire sur ses lèvres de vieux faune ; les timides se croyaient obligés d’acquitter ce prétendu droit de péage. Il faisait un bout de causette avec celui-ci ou celui-là, qui le mettait au courant des choses, puisqu’il vivait en ermite, loin des bruits de la terre.

Un matin, il revit Ernest, devenu camelot ; en passant par Lisieux il avait aperçu, au milieu du marché, sous une belle tente de toile, sa femme, plutôt forcie, avec son monsieur en peau de bique, qui rigolaient au milieu des croquignoles. Leur commerce avait l’air prospère, elle ne s’ennuyait pas. Alors, il tapa du pied de rage : « Tout pour ces traînées là, donc ! » et cracha par terre. Il avait comme un écoeurement. Il comprit enfin le néant de l’effort. Il s’était assez échiné pour la société : à Dieu maintenant de le nourrir !

Dès lors, il se jeta à corps perdu dans la religion : il assistait à la grand’messe, aux vêpres, au salut ; les prêtres en quêtant le trouvaient à genoux, la tête grise humiliée, sous les grandes orgues ; le samedi, il se cramponnait à la soutane de ces Messieurs et leur déroulait la litanie de ses malheurs sur un ton pleurnichard : il voulait travailler pour l’Eglise, pour le bon Dieu.

« Vous pourriez peut-être aider le père Tintin à sonner les cloches ? »

« Alas ! j’ai pu ni bras, ni jambes, mon pauvre cher Monsieur ! » - « Ou bien cirer la sacristie… » - « Je suis tantôt mort, monsieur l’Abbé ! » - « Vous pourriez tout de même épousseter les prie-Dieu et, le dimanche, vendre la Semaine Religieuse ? »

- « Merci à genoux, vous êtes bon comme le bon pain, vous verrez si ce sera propre et tout. »

Tout alla bien l’hiver ; l’église, c’est comme une poule qui tient ses poussins au chaud quand il gèle. Mais quand le soleil d’avril perça les verrières, à rester tout le jour dans la pénombre froide, il s’ennuyait et bâillait à se décrocher la mâchoire. Il essaya de lire la « Semaine Religieuse », mais s’endormit dessus, et parfois en rôdant par les bas-côtés de la maison du Seigneur, il jurait des N… d… D… à faire fuir les bigotes en bonnettes, marmottantes dans l’ombre des chapelles.

Il avait soif de grand vent : aux premiers jours de mai, il donna à M. le Vicaire un prétexte poli et lâcha là ses prie-Dieu et ses bondieuseries.

Il retrouva les gaietés et l’air vif de la rue. Dans le Vaugueux, sur un tas d’ordures, un matin, il ramassa une vieille hotte, il se l’attacha au dos avec des ficelles et s’en alla, se dandinant, se faisant vieux, chancelant ; il sonnait aux portes bien pensantes et demandait d’un air mourant si des fois on n’aurait pas des courses à lui faire faire ; devant cette ruine branlante qui se serait écroulée sous le poids d’une bûche, la bonne pitoyable allait prévenir Madame et remettait une pièce, un quignon de pain : ça réussit un temps, puis les portes lui claquèrent au nez. Un beau soir, las de sa hotte, il la reflanqua d’un coup d’épaule sur le tas d’ordures.

Il avait compris sa vocation, en contemplant son reflet dans le miroir d’une flaque : sa barbe blanche et ses cheveux ruisselaient en large fleuve : il était majestueux et sale comme un prophète.

*
*   *

Par les quartiers opulents des hauteurs, loin des boues populaires, il alla désormais, pensif, tel qu’un roi dépossédé. Il n’exerçait plus de ces métiers de gueux, comme ce Pouettre qui pousse une boîte à savon sur roues, où, pêle-mêle, sur une litière d’os et de peaux de lapins, dorment de petites loques humaines, tandis que la femme saoule et sa marmaille l’escortent de rauques aboiements.

Il ne glapissait point de complaintes aux carrefours, ne distribuait point d’horoscopes bleus ou roses prédisant à Eugénie la blonde un mariage cossu avec le beau Polyte qui frise au fer. On ne l’entendait point moudre sur un orgue barbare : « Connais-tu le pays où fleurit l’oranger ? » On ne le voyait pas exhiber, à l’instar de ces mendigots béquilleux une patte de crabe ou un moignon, ficelé au bout, comme un saucisson sanglant. Il dédaignait ces simulations vulgaires du farceur hier aveugle, aujourd’hui cul-de-jatte. Il ne tendait pas une main quémandeuse ; la police n’avait rien à dire ; sa conscience non plus : il avait une profession, il saluait !

Si vous passiez en pardessus noir, la cravate noire épinglée d’or, il s’arrêtait, soulevait avec précaution son melon pisseux, découvrait son chef tout chenu, et longuement, solennellement, révérencieusement, il vous saluait, la barbe balayant sa poitrine, l’oeil chassieux mouillé d’infinis respects : il vous saluait comme il aurait salué Dieu, le Père Eternel. Il ne quêtait pas ; seulement vous étiez libre de déposer deux sous dans sa coiffure. Le salut valait bien cela.

Si vous passiez, méprisant et rigide, en détournant les yeux, excédé de ses politesses, il vous saluait quand même, inlassablement poli, vingt fois, trente fois, il vous saluait ; à tous les coins de rue, dans les venelles, dans les jardins, son salut vous persécutait, il finissait bien par vous arracher ses deux sous.

Il connaissait son monde ; il ne saluait pas les petites gens, vareuses et vestons de travail ; il saluait les grands pardessus noirs. Il n’aimait point le bas peuple ouvrier, il évitait les pauvres ; il ne frayait pas avec la « ratatouille ».

A tout il préférait les grosses dames en fourrures ; elles goûtaient ses dévotions et ses regards de chien soumis, et les doigts gantés laissaient tomber la pièce blanche. Il les humait au passage, comme qui dirait des bouquets de violettes.

Midi sonne à Saint-Julien-le-Pauvre, à Saint-Julien-l’Hospitalier. Il rôde le long des jolies maisons neuves de l’avenue de Courseulles. Devant les grilles d’un sous-sol, il attend. Un soupirail s’entr’ouvre, une main tend une bouteille et un paquet blanc ; il met le paquet dans une poche, la bouteille dans l’autre et soupire : « Merci ! ». C’est le déjeuner de l’homme qui salue.

Il y a des gueux qui disputent aux bêtes leur vie dans les boîtes d’ordures ; lui, ne mange jamais de ce pain-là.

Quant la saison est verte, les tilleuls du cours en fleurs, il va s’asseoir sous les feuillages qui sentent bon. Sur un banc il développe son paquet, d’une main curieuse d’enfant gâté : « Voyons ça ». Aujourd’hui de l’aloyau, demain des tranches de mouton, une autre fois des abatis de volaille. S’il lui arrive deux jours de suite d’avoir du veau froid, il murmure d’une voix contrariée : « Encore ! ». Il aime la variété, il mastique avec des lenteurs savantes ; ses narines friandes se dilatent ; il a des gaietés sensuelles de vieil égipan : « Ça, c’est bougrement bon ! » fait-il en se pourléchant ses doigts malpropres. Il coupe son pain géométriquement avec un couteau de poche, boit à petites gorgées son petit cidre. Il mange à son aise, puisque toute la sainte journée il n’a rien à faire que manger et saluer.

Parfois les pierrots lui tenaient société ; il leur faisait à son tour la charité de miettes, et il lançait, à quelque bâtard errant, généreusement, un os : c’était une espèce de Saint François d’Assise.

Quand il avait fini, il se suçait la moustache humide ; c’était l’heure d’étirement délicieux où sa main fouillait sous sa chemise et grattait sa poitrine velue ; une ondulation lui passait sur l’échine, lui courait d’une épaule à l’autre, voluptueuse et lente ; il se pouillait en rêvant, les yeux perdus dans les hauts clochers de Saint-Etienne ou dans la voûte des feuilles ensoleillées. Puis, il se levait, se mettait en route pour se déraidir les jambes et faciliter les renvois.

Il descendait la rue Vilaine et la rue de Geôle qui dévale en courbe vers Saint-Pierre, s’acheminait derrière la Poissonnerie et se faufilait rue Saint-Malo, face à la tour Le Roy dans le caboulot de la veuve Cabieu. M. le Pauvre allait prendre son café. C’était une maison simple mais comme il faut ; il évitait l’heure des débardeurs et des peuffiers : quand on est parvenu à un certain échelon social, on n’aime pas à coudoyer ceux qu’on a jadis connus au bas de l’échelle.

En un coin de la salle basse pleine de relents chauds, il s’engourdissait dans la fumée d’un cigare (car il ramassait les bouts fumants derrière les pardessus noirs, les faisait sécher avec soin, choisissait les plus blonds, les plus craquants ; il aimait le londrès bien sec). La vieille en caraco gris servait le café avec une petite « demoiselle » d’eau-de-vie de cidre, et retournait silencieuse, tricoter à son comptoir. Quatre sous, le café et la demoiselle, ce n’est pas le Pérou. Ça réchauffe quand il fait froid, ça réveille quand il fait chaud. En partant il laissait même des fois, généreusement un sou de pourboire.

Puis il remontait par la rue Porte-au-Berger et les derrières tranquilles du Château, au long des douves transformées en verger, ou flânait par les grands Cours pour revoir au fond de sa Prairie le panache de vapeur des trains, l’herbe qu’on fauche, les lignes de peupliers droits, le profil des coteaux qui, au loin, bleuissent. Il soupirait d’aise : « Bougre ! il fait gentil ! » et reniflait la brise du renouveau. Il se sentait plus fort pour reprendre son délicat métier.

A la nuit tombante, il se retirait dans la Gaillon, au fond d’une cour, n’étant pas de ces miséreux qui dorment à cropetons sous une porte cochère ; il avait un domicile honorable ; une vieille dame de la halle lui abandonnait une soupente fétide et mal close ; mais avec un matelas, une couverture et la crasse du corps, on n’a jamais froid.

A la Noël, à Pâques, à la Pentecôte, au sortir de l’office sous le porche, il ne manquait jamais de faire, après M. le Curé, sa petite quête pour les pauvres. Les bonnes âmes lui donnaient au moins de quoi s’acheter du pain, avant de s’offrir la sainte brioche du dimanche.

Et les jours de pèlerinage à la Délivrande, il fallait le voir à la queue de la procession, derrière les cierges coulants, misérable et biblique, louer à pleine bouche le Seigneur qui nourrit les colombes et les paresseux.

*
*   *

Cet auguste vieillard n’est plus. Les bourgeois rembourrés et les chattemites grasses ont regretté la disparition de cette ruine qui faisait bien dans le paysage un peu monotone de leur bien-être. Cette chose aux yeux chassieux et serviles leur permettait d’établir sur la route des comparaisons flatteuses qui insinuent aux âmes un peu délicates le chatouillement d’un sourire. Quelle saveur aurait la vie des malheureux propriétaires sans le spectacle de ceux qui ne possèdent rien ? Celle d’un ragoût sans thym ni feuille de laurier.

Il est parti, ce vieillard, pour un monde plus beau, encore que celui-ci ne fût point sans secrètes douceurs. Sur les parvis divins, il tire maintenant son melon verdâtre au Seigneur Dieu.

Les voisins du Gaillon, ses héritiers directs, ont fouillé son matelas, espérant y dénicher des obligations du Canal de Suez, comme dans la paillasse de la mère Frigot qui mangeait des croûtes sur les bornes ; mais en ceci ils ont été grandement déçus : on n’a découvert dans la laine crasseuse que la somme dérisoire de trois mille huit cent quatre-vingt-dix-sept francs, des jetons et des puces.

Ce n’était pourtant pas un homme de grande dépense…



TITRE DE PROPRIÉTÉ


ISIDORE Malpertuis n’était pas plus canaille que les autres honnêtes gens. Si l’on ne savait pas se débrouiller en ces temps où la vie s’embrouille de jour en jour, on serait perdu.

Isidore avait femme et enfants, et il ne voyait pas pourquoi il ne leur paierait pas des vacances. Il était greffier du tribunal de Vauramort, en Vallée d’Auge ; il avait pour voisin un nommé Couliboeuf qui, éleveur de chevaux, avait gagné gros comme lui - ce qui n’était pas peu dire - et qui possédait des villas à louer et à vendre tout le long de la côte de Cabourg à Honfleur. Couliboeuf traînait - goutteux et poussif - sa bedaine, comme une futaille de cidre, agitant un trousseau de clés, clés de paradis d’année en année de plus en plus chers. Il louait ses chalets comme il voulait, sauf un qu’il avait acheté dans le temps, perché tout au haut d’une falaise brune. La mer, à coups de lames s’en taillait chaque hiver, une tranche, comme on découpe - à coups de pelle, au dessert - une glace au chocolat. Si bien que la villa restait suspendue sur le bord de l’abîme, volets clos, comme une personne qui ferme les yeux pour ne pas se voir rouler dans le trou.

Depuis trois ans elle n’était pas louée, mais Isidore avait fait son tour par là ; le sol était encore solide et, jusqu’à l’hiver prochain, la maison tiendrait peut-être encore le coup. C’était un risque à courir, et il proposa - sur un ton badin - au père Couliboeuf, deux cents francs : « histoire de voir, un jour de grand vent, comment on faisait la culbute ». Isidore Malpertuis avait le goût du risque, frère du goût de la grande aventure. M. Couliboeuf était dans son jardin, à l’heure douce du café, entre un carafon de fine et un de calvados, et il soufflait comme un marsouin s’égayant entre deux eaux. Il fut bon prince, et il se contenta de doubler le prix, tout en doublant sa dose de gloria.

Au premier août, Isidore et sa femme s’installèrent en priant à voix basse le vent de ne pas souffler trop fort et la mer de rester bien sage dans son lit.

Isidore se croyait à la tour de Pise et quand sa femme - qui était un peu boulotte - se penchait à la fenêtre, il l’a tirait par la jupe, de peur qu’elle n’emportât la maison.

La nuit ils éprouvaient les sensations fortes du cinéma et, hantés par le film de Charlot, ils se croyaient tous dans la cabane en balançoire au bord du gouffre. Cela donnait un étrange piment à leur villégiature et quand la brise du large rôdait à travers les ténèbres, ils avaient des vertiges, des réveils fous en sursaut, se croyant, lit par-dessus tête, effondrés au milieu des éboulis de la falaise. C’étaient des terreurs délicieuses et ils se répétaient, avec des gloussements de rire, qu’ils avaient pour quatre cents francs un balcon incomparable sur la mer qui, reculé de dix pas seulement, se serait loué dans les quatre mille !

Par prudence, cependant, interdiction absolue aux enfants de jouer autour de la maison et, s’ils descendaient sur la grève, on leur criait d’en haut de ne pas se tenir juste en dessous, mais de courir un peu plus loin, de crainte que le chalet ne déboulât sur eux.

Il y a des précautions qui ne sont pas inutiles. On avait même amarré une forte corde, de la girouette à un chêne voisin, avec le confus espoir qu’elle retiendrait la maison, un jour de tempête.

Isidore flânait dans Pommeville, une oreille au bruit de la mer, une autre au bruit des ragots. Il avait un vieil ami, clerc principal du notaire de l’endroit, qui lui avait confié des secrets : M. le marquis de la Courtepaille possédait le château non loin de la falaise ; ses terrasses se trouvaient très exposées, et la commune venait de voter cent mille francs - dont le marquis payait la moitié - pour bâtir un mur de soutènement, bien épaulé sur les rochers ; le mur prolongé étayerait la villa branlante, considérée comme danger public, et une propriété du maire, également menacée…

Le père Couliboeuf s’était désintéressé de cette maison, désespérément vouée à l’abîme, et ne fichait plus les pieds à Pommeville, tout occupé de ses villas neuves de Cabourg.

Les travaux du mur étaient commencés, et une équipe d’ouvriers cimentait des blocs.

Isidore prépara son coup, comme le prince impérial son coup d’Etat.

Quand tout fut machiné, il loua une auto, retrouva - comme par hasard - mon Couliboeuf, installé à Dives au café des Herbages, son quartier général, lui signala une armoire normande à colombes, une merveille qu’il avait repérée chez un paysan dans la campagne de Villers, et que le bonhomme lâcherait pour cinq cents francs. Le père Couliboeuf s’intéressait aux vieilles armoires - non pour la beauté de leurs sculptures, mais pour la beauté des bénéfices - car il les revendait cher.

« - Tenez,  j’ai ma bagnole, je vous y conduis, c’est à une petite lieue d’ici ».

Un matois de paysan prévu (et prévenu) refusa de se séparer de l’armoire de sa grand’mère : il ne la céderait qu’à mille francs… Enfin, tout de même, si l’on coupait la poire en deux… Et, finalement, sur un coup d’oeil entendu d’Isidore, il se résigna pour cinq cents.

Isidore, rembarquant son homme, lui proposa de déjeuner à l’Hôtellerie de la Langouste, s’engagea dans un chemin creux et, sans crier gare, franchit la grille, comme par hasard grande ouverte, de son château branlant. Couliboeuf déjà pris par le vertige, voulut fuir, mais Mme Malpertuis était sur le perron entourée de ses enfants :

« - Voilà plus d’un mois que nous sommes ici, cher monsieur, et nous ne sommes pas morts. Partagez donc notre déjeuner. Nous avons quelques bons amis ».

Le père Couliboeuf ne voulut pas paraître plus couard qu’une femme et ne se fit pas trop prier.

Les Malpertuis avaient justement une langouste qui n’avait pas l’air détestable, et une jolie femme, qui accompagnait son mari, le premier clerc, ami d’Isidore.

M. Couliboeuf était homme sensible, malgré son âge : comme tant d’autres, il aimait la bonne chère, les vieilles armoires et les jeunes femmes, et il s’installa à table de bon appétit.

Le repas fut gai, arrosé d’un petit chablis… « Ah ! mes gaillards, vous ne vous embêtez pas ! » riait Couliboeuf en se torchant le bec après une rasade. On avait achevé le foie gras et on allait attaquer la bombe glacée, quand des bombes d’un autre genre éclatèrent dans la falaise en dessous.

On tressauta. La jeune femme poussa des cris de pintade. M. Couliboeuf - qui était écarlate comme la langouste mangée - devint couleur du sorbet qui était à la pistache.

Une bande de forcenés hurlait sous les fenêtres : « A mort les proprios ! Un coup de dynamite pour faire sauter la cambuse ! »

Isidore ne fit qu’un bond, se saisit d’un revolver, courut au balcon et répondit aux meneurs par des : « Canailles ! Assassins ! Bolchevistes ! » et par des « pan-pan » dans le vide.

La horde se retira en grondant ; quelques pétards encore, espacés, et le silence retomba - plus inquiétant que le tintamarre.

M. Couliboeuf faillit avoir une congestion. On dut le remonter avec de l’eau froide sur les tempes et  de l’eau-de-vie dans le gosier.

Au milieu de l’émoi général, Isidore s’épanouissait : il sirotait son café, humait son cigare : « Moi, j’aime ça… J’aime le chahut, les coups de Trafalgar, moi ! »

Les autres le regardaient avec stupeur, comme on regarde un fou.

« - Tenez, votre baraque, je vous l’achète deux mille balles… Tant pis si je dois sauter avec elle. » Et, magnanime, il tendait deux billets…

Sa femme et la femme du clerc se jetèrent sur lui, suppliantes, pour l’arrêter au bord de la folie, pendant que le principal chuchotait au bonhomme : « Saisissez l’occasion ! Demain, si ce n’est pas ce soir, votre maison croule ! »

Le père Couliboeuf leva les bras au ciel : « A n’importe quel prix, m’en débarrasser ! » Malgré sa terreur, il eut encore la présence d’esprit d’en réclamer quatre mille francs, par une habitude qu’il avait de diminuer de moitié quand il achetait, et de doubler quand il vendait.

« - Je risque tout, je prends ! » cria Isidore exalté.

« - Prenez-le au mot, il est fou ! » souffla le clerc.

Un clerc de notaire, ça vous a toujours du papier timbré sur soi. L’affaire bâclée, signée, le père Couliboeuf - qui pouvait à peine tenir sur ses jambes tant par les nourritures et les vins que par la venette - sortit en titubant et en s’épongeant le front.

Lui parti et déjà loin, on fit : « Psitt » par la fenêtre aux dangereux communistes, de braves maçons en blouse blanche, qui n’étaient pas plus que vous et moi ennemis de la propriété, puisque chacun avait sa bicoque au soleil avec un bout de jardin autour. Mes gaillards d’entrer, la cigarette sur l’oreille et la bouche fleurie.

Un billet de cinquante à chacun, et un royal « larmot » de calvados ! On trinqua à la santé de cet âne de Couliboeuf, de ces dames et de la compagnie ; la trogne enluminée, ils avaient le coeur chantant comme des rois ! A la tienne Etienne !

Et c’est ainsi que, pour la modique somme de six mille huit cent quarante-huit francs et soixante-quinze centimes (faut compter les frais de vente et les petits à-côté) Isidore Malpertuis devint honnêtement propriétaire d’un balcon de première classe sur l’infini !



TRICHERIES


IL me fut rarement offert de tricher, et pour une fois que je m’y risquai…

C’était au temps de mon bachot. Il y avait une épreuve de mathématiques dont je n’attendais rien de bon. Mon seul espoir était de forcer la main à la chance, et nous étions, en « Première », une bonne moitié qui ne différions à ce sujet que sur l’emploi du meilleur système.

Parce que je m’appelais Verdurat, je choisis Verdure comme complice. A moins de quelque fatalité, nous devions être, le jour de l’écrit, voisins de table par ordre alphabétique. Verdure n’était pas incapable de se tirer du problème, et la question de cours ne l’épouvantait pas. Il était donc convenu que vers la moitié de l’épreuve, nous échangerions nos brouillons.

Le matin de l’examen, dans les jardins de l’hôtel de ville, à Caen, nous apportâmes les derniers perfectionnements à ce plan satanique. Loin de nous cacher, nous étalions la joie insolente de quiconque vient de découvrir une petite canaillerie nouvelle. Parmi les inconnus qui admiraient de confiance notre audace, il y avait un gros rougeaud qui souriait onctueusement :

«  - Pas mèche de fricoter avec vous ! Tribouillard, c’est trop loin de Verdurat et Verdure ! » Son attitude gluante gâtait à l’avance la joie d’un profit mal acquis.

Cependant, à l’appel des secrétaires, les candidats entraient dans la salle. Quand ce fut le tour de Tribouillard, il s’engouffra d’un élan si hâtif qu’il faillit culbuter le surveillant, se raccrocha aux pans de sa jaquette, et lui crachota dans l’oreille ce que je pris pour des excuses. Verdure et moi, nous étions l’un à côté de l’autre au bout de la table. On dicta les sujets, et je lus sur le visage de mon complice qu’il trouvait le problème faisable. D’un signe de tête, je lui fis comprendre que la question de cours me convenait, et qu’il n’y avait qu’à nous mettre au plus vite à notre honnête demi-tâche.

Mais le surveillant, comme s’il eut deviné le sens de nos gestes ébauchés, se rapprocha de nous, et pendant toute la première heure, ne nous lâcha pas une seconde de l’oeil. Nous n’y prîmes point garde d’abord, parce que notre travail nous absorbait ; mais lorsque, mon brouillon terminé, j’envisageai les moyens de le faire passer à Verdun, cette vigilance de la tangente nous glaça. Pendant un bon quart d’heure nous épiâmes une occasion qui ne se présentait point, lorsque tout-à-coup Tribouillard, dans l’intention évidente de venir à notre secours, laissa tomber sa bouteille d’encre qui se brisa. Tous les regards se levèrent sur le maladroit. La tangente accourut vers le lieu de l’accident. Verdure en un clin d’oeil me passa ses papiers et prit les miens. Le tour était joué, et nous remerciâmes d’une muette action de grâces Tribouillard et la Providence.

Notre joie fut brève. Le surveillant en trois enjambées revint sur nous et, par dessus mon épaule, allongea l’index vers mon brouillon qui était le brouillon de Verdure.

« - Suivez-moi tous les deux jusqu’au bureau du Doyen. »

Le flagrant délit excluait toute dénégation, et nous fûmes honteusement exclus, avec menaces des pires conséquences.

Dans la rue Froide, Verdure éclata en sanglots. Pour moi, ni la confusion, ni la crainte ne m’empêchaient d’éprouver une colère obscure contre le Tribouillard. Car plus je me rappelais mes souvenirs, et plus je me persuadais que ce joufflu avait joué dans le drame le rôle du traître. Mais j’avais beau me creuser la cervelle, je n’entrevoyais point quelle autre raison qu’une gratuite méchanceté l’avait pu pousser à nous dénoncer ?

Trois jours après, je vins contempler de loin les murs de la Faculté sur lesquels on affichait la liste des admissibles. Ce n’était point, bien entendu, que je fusse assez naïf pour me berner de l’espoir d’un miracle, mais j’étais déjà (et je suis resté) affligé d’une curiosité passionnée, à la façon des gens qui, à peine sortis d’une catastrophe de chemin de fer, veulent connaître les causes du déraillement. Dans le groupe inquiet qui piétinait sous la galerie, j’aperçus mon Tribouillard, et le surveillai avec une prudence de policier. Quand l’appariteur vint coller son papier, les autres s’élancèrent pleins de hâte, mais Tribouillard s’avança tranquillement, en garçon qui savoure d’avance le résultat. Un large sourire sur sa figure rouge ne me laissa point de doutes : l’animal était admissible, et pourtant j’aurais mis ma main au feu qu’il était un parfait crétin.

Comme il se dirigeait vers le square Saint-Pierre, je lui fis signe de me suivre, et dès que nous fûmes à l’abri des curieux :

« - C’est toi, lui dis-je à brûle-pourpoint, qui nous as mouchardés ? ».

Devant l’aveu de sa face niaise, la rage m’empoigna et j’appelai la morale à la rescousse :

« - Rien n’est plus lâche que de cafarder ! »

Il semblait tomber de la lune et prit le temps de se ramasser :

« - Pourquoi serait-il plus lâche de cafarder que de tricher à un examen ? Chacun fait, à sa mode, ses petites saletés ».

Je me lançai dans un grand couplet sur l’honneur, et Tribouillard me laissa parler jusqu’à ce que je fusse à bout d’indignation et de salive. Puis il m’asséna en douce les coups d’un bon sens qui acheva de m’exaspérer :

« - Il y a les trucs qui réussissent, et ceux qui ne réussissent pas. Avec le mien, je décroche la timbale ; avec le tien, tu t’es cassé la … ».

Je levai la main pour le gifler, mais d’une poigne plus solide que je n’aurais prévu, il me rabaissa le bras et me regarda presque en face :

« - Tu dois avoir soif, et moi j’ai chaud. Qu’est-ce que tu dirais d’une canette de bière ? Il y a justement, rue de la Monnaie une petite brasserie… »

Je me sentis contraint de le suivre dans le dédale des vieilles ruelles humides, et il commanda deux bocks avec l’assurance d’un vieux client, cependant que, déconfit, je bafouillais :

« - Enfin, me diras-tu ? Quel intérêt ?... »

Sa face de pleine lune s’illumina :

« - A la bonne heure ! Quand on parle intérêt, il y a toujours moyen de tomber d’accord… Je n’étais pas plus fort en math que toi-même et Verdure, mais j’avais pris, comme vous, mes petites précautions : mon carnet dans ma poche, était bourré de notes. Il fallait seulement trouver un système pour que la tangente me laissât tranquille. Alors, tu comprends… Pendant que je l’avais obligé à s’occuper de vous… »

Il choqua son verre contre le mien :

« - A ta santé, Verdurat ! Je te laisse payer la bière, mais je te fais cadeau de mon truc. Tu pourras t’en servir la prochaine fois… »



VER SOLITAIRE


CELA commença par un appétit formidable. Félicien, homme de batterie chez maître Dieudonné de Villainville ne mangeait pas : il dévorait ; il engloutissait. Ses trente francs de salaire quotidien passaient à tromper ses puissantes fringales. Il avait faim en s’éveillant et jusqu’à l’heure de se mettre au lit, il bâillait à gueule décrochée comme si rien n’eut pu combler le vide infini de son estomac. Parce qu’il était intelligent, il eut tôt fait de comprendre qu’un tel excès d’appétit n’était pas naturel - et il consulta. Non pas le médecin qui est douteux et pousse à la consommation, mais l’herboriste de Criquetot dont la science est solide et les conseils gratuits. L’herboriste diagnostiqua la présence dans l’intestin d’un ténia inerme ou saginata, vulgairement appelé ver solitaire. Il en conservait un dans un bocal et le fit voir à son client. Le long ruban blanchâtre et la tête de scaphandrier causèrent à Félicien une terreur mortelle. A la seule pensée qu’au fond de lui-même se trémoussait un monstre de six mètres, il se sentit plein de honte et de dégoût. Il ne reprit un peu de courage que lorsque l’homme aux tisanes lui eut affirmé qu’une médication appropriée aurait vite fait d’expulser cet hôte indésirable.

Mais les semences de potiron, l’extrait de fougère mâle et la racine de grenadier furent sans effet : le ténia entêté refusait de sortir. Félicien perdit confiance dans l’art de l’herboriste et il décida de trouver lui-même ce qu’il convenait de faire. On ne prend pas les mouches avec du vinaigre ni les ténias avec des drogues qui leur tournent le coeur. Il suffisait de réfléchir pour comprendre que ce ver anémique manquait de vesée. La première chose à faire était donc de lui donner des forces. Pendant quinze jours Félicien le gava de fines nourritures qui lui coûtèrent les yeux de la tête. Tout ce qu’il avait fait d’économies y passa - et la patronne du Petit Baril commença de s’inquiéter. Elle n’aimait pas qu’un bon client fît des dettes et elle raisonna Félicien. Puisque son ver avait le toupet de s’engraisser à ses dépens, il allait le mettre au régime et lui rationner la nourriture. On verrait bien qui des deux se lasserait le premier. La faim est de tous les moyens celui seul qui demeure le plus sûr pour chasser le loup du bois. Félicien supprima le casse-croûte de dix heures, et la collation. Au repas de midi et du soir, il ne s’accorda que le strict nécessaire pour ne pas tourner de l’oeil comme une donzelle. Le diable était que si le ver souffrait de ces privations, son hôte n’en souffrait pas moins.

Dès le cinquième jour, Félicien pourtant de nature pacifique, chercha une autre solution. Où la violence échoue, la sagesse veut qu’on essaye la douceur. D’ailleurs, par une obscure sympathie, Félicien plaignait son ver d’être ainsi condamné à vivre renfermé, sans air, et sans lumière. Il convenait d’éveiller en lui le désir de connaître ce monde où sont tant de bonnes choses. Félicien traita son ténia comme on traite certains amis d’humeur difficile. Le bon vin, la bière fraîche, les liqueurs grasses engourdissent les hargnes. Sans aller jusqu’à enivrer son locataire, il l’entretenait dans une torpeur béate. Lui-même, parallèlement, s’acheminait vers une paresse molle et délicieuse. Tout serait allé au mieux si la patronne du *Petit Baril* n’avait coupé tout crédit.

Le ténia exaspéré eut des réactions d’Américain qu’on fait sans transition passer d’un régime à l’autre. Il trépigna, et ses gestes désordonnés causèrent dans cet étroit espace d’étranges désordres. Sa bonne humeur contrariée tourna au sur. Félicien, par contre-coup, ressentit d’affreuses nausées et des pincements à l’estomac qui lui faisaient venir au reproche toute alimentation solide. Le sommeil le fuyait. L’enfer avec toutes ses furies le harcelait. Il décida brusquement d’en venir aux méthodes rudes et puisqu’il en coûtait trop cher de séduire son ennemi avec des boissons raisonnables, il résolut de l’assommer à coups d’alcools massifs et frelatés. Afin de se procurer le capital nécessaire, il vendit sa montre et leva son livret de caisse d’épargne. Puis les vermouths secs, les bitters, les absinthes camouflées et toutes les variétés de cognacs fantaisie coulèrent tout au long de l’intestin corrodé. Le ver noyé, brûlé, humilié eut de terribles soubresauts. Il se repliait sur lui-même, se détendait comme un ressort et, de la tête à la queue, ses six mètres étaient parcourus d’ondes électriques qui secouaient toute la carcasse de Félicien. Les autres hommes de la batterie le blaguaient cruellement. Quand il dansait la gigue comme un pantin désarticulé, ils l’accusaient de jouer la comédie et de ne faire semblant de saouler son asticot que pour avoir prétexte à se saouler soi-même.

Alors une rage folle l’envahit ; une colère de brave contre cet être flasque, sans muscle et sans os qui ne devait sa victoire qu’à sa lâcheté. Si bien qu’un jour, ivre de cicasse et de fureur, résolu à tuer le monstre, coûte que coûte, il but au goulot, d’une traite, la moitié d’une bouteille d’eau de javel.

Vous pensez sans doute que Félicien en mourut et cette fin inique ne vous arracherait qu’un sourire de pitié. Mais dans ce duel entre la brute et l’homme, la nature miséricordieuse ne permit point que l’intelligence fût vaincue ni la morale contrariée.

C’était au ténia de crever et le ténia creva.

Félicien en dansait de vengeance.

Il l’enferma dans un bocal comme un cadavre d’ennemi dans un cercueil de verre, pour mieux s’en repaître la vue.

Et il le montrait à tout le pays, avec chaque fois un rire qui était un hennissement.

- La faim s’était calmée au fond de lui, et il vivait désormais de la vie sobre de ceux qui n’ont pas le ver solitaire.

Il en conçut une mélancolie.

Il contemplait longuement son long ver dans l’esprit de vin du bocal.

Et il se sentait, comme lui, parfois, bien solitaire.

- Un dimanche, après un repas mangé sans grand appétit, on l’entendit émettre lentement ce soupir énorme :

« - Vous me croirez si vous voulez, et bien ! il y a des moments comme ça, tenez, où je le regrette… »



GARÇON OU FILLE


JE n’étais pas plus tôt arrivé à La Londe que déjà on m’avait mis au courant des extraordinaires prophéties du bonhomme Clavel, car il n’y a rien dont une petite ville, et une grande, soient plus fières que de posséder un prophète. Ce Clavel ne lisait pas dans l’avenir tout ce que l’avenir contient : il y a trop de choses dans ce grand livre qui vraiment n’intéressent personne. En fait, il prédisait uniquement le sexe des enfants à naître. De vingt lieues à la ronde, on le venait consulter et il ne s’était jamais trompé. Des gens dignes de foi me le garantissaient. Les amis chez lesquels j’étais descendu avaient cinq fois en cinq ans connu par expérience personnelle qu’une science à quoi se mêle un peu de mystère n’en est pas moins une science. A quoi sert d’ailleurs de toujours discutailler ? Un fait cesse-t-il d’être un fait parce que nous manquons de raisons pour l’expliquer ?

Le sûr et certain est que depuis un quart de siècle qu’il faisait ce métier, le prophète avait amassé une petite fortune. Il habitait une assez belle propriété sur le bord de la route du Pavillon et c’était à sa porte, certains jours, un véritable défilé d’autos. Le Syndicat des médecins s’était, paraît-il, ému, mais il était trop clair qu’il n’y avait point là exercice illégal, et il n’y a pas encore de loi, grâce au Ciel, qui empêche l’odeur du miracle d’être, entre toutes, celle qui flatte le plus les narines humaines.

Cependant, le rationaliste impénitent que je suis eut vite fait de se passionner pour ce problème difficile et je ne manquai point de me proposer d’abord toutes les objections d’un bon sens exaspéré. Dès qu’un enfant est conçu, disais-je, il est de toute nécessité garçon ou fille ; Dieu le Père lui-même n’y pourrait rien changer. Les prophéties en pareille matière sont donc, en réalité, des prophéties du passé, et un honnête docteur peut, tout aussi bien, sans charlatanisme, prévoir trois mois d’avance le sexe d’un candidat à la vie. Il m’apparaissait, en somme, que toute la science empirique du bonhomme Clavel se bornait à une interprétation subtile de signes extérieurs qui échappaient ordinairement à des observateurs moins expérimentés ou seulement moins fûtés… Mais toute ma doctrine s’effondra aussitôt que j’eus vu, de mes yeux, travailler le prophète.

Lorsque le flot des clients se fut retiré, je sollicitai quelques minutes d’entretien qu’il m’accorda de bonne grâce, encore qu’il se méfiât des journalistes. Je rassurai de mon mieux, en Normand que je suis, ce Normand du Roumois et, après l’avoir mis en confiance, j’abordai de biais la question épineuse. Il me regardait venir et me guettait avec une sorte de franchise cynique qui me déconcertait. Je m’étais attendu à toutes les finasseries d’un paysan matois et je me trouvais en présence d’un marchand moderne et carré qui me proposa tout de go de me vendre son secret. Il ne fallut que tomber d’accord sur le prix qui n’était pas mince, mais j’avais depuis longtemps appris que toute science se paie. Il demeurait en outre entendu qu’au cas où j’exploiterais le brevet à mon compte, ce serait hors de la région, et de sorte à ne point nuire à l’inventeur. Puis, le serment reçu et l’argent empoché, il expliqua :

- Notez, pour commencer, qu’en répondant au hasard garçon ou fille, j’ai une chance sur deux d’avoir raison, et voilà cinquante pour cent de mes consultants qui sont satisfaits avec de bonnes raisons de l’être…

- Mais les autres ?

- Minute ! Sur ces cinquante autres, il y en a encore une bonne moitié qui ne désirent nullement passer pour des poires, et leur silence est assuré. Cinquante et vingt-cinq font soixante-quinze.

- Restent vingt-cinq…

- Les rouspéteurs ! Le risque de toute entreprise. Mais, justement…

Une puissante voiture s’arrêta devant la porte et un homme en jaillit qui, entré en coup de vent, déballa tout à vrac sa mauvaise humeur. On lui avait promis une fille et c’était un garçon qui s’était présenté. L’erreur était patente. On en verrait plus long.

Le bonhomme Clavel le laissa dire, puis :

- Vous êtes bien sûr que je vous avais annoncé une fille ?

- Bien sûr que j’en suis sûr !

- Tout un chacun peut se tromper. Mais, du moins, vous n’êtes pas homme à renier votre signature ?...

Il ouvrit une manière de coffre-fort dans lequel des enveloppes étaient rangées à la façon de fiches.

- Votre nom, s’il vous plaît ?

L’autre donna son nom et, sur l’enveloppe scellée de cinq cachets intacts, reconnut sa griffe.

- Ouvrez vous-même.

Pendant que le monsieur courroucé faisait sauter les cachets : « Manquer de mémoire, dit le prophète, est un accident fort commun. C’est pourquoi, ma prédiction faite, je le couche par écrit et la conserve. »

L’homme cependant tendit le papier avec une rage humiliée ; en grosses lettres, le mot garçon était écrit. Il grogna des excuses et fila.

- Vous voyez comme c’est simple, dit le bonhomme Clavel : j’écris toujours le contraire de ce que je dis. Ainsi sur deux prédictions il faut qu’il s’en trouve au moins une de bonne…

Puis il commanda à sa servante de nous aller tirer un pichet de cidre frais.



PROMESSES

A la mémoire de Georges Dubosc.


J’AVAIS vingt-trois ans lorsque j’ai connu Amélie. Liaison banale. Je faisais ma médecine et elle ne faisait rien sinon guetter l’occasion de quitter le grand magasin où elle était vendeuse. Nos deux routes nous conduisaient l’un vers l’autre selon la pente des lâchetés fatales.

Tout cela sans formalités, bien entendu ; je ne demandai pas à Amélie de m’apporter le consentement de ses parents. Je doute qu’ils aient consenti et je ne suis même pas sûr qu’ils aient existé. Simplification.

Amélie était une personne calme, réfléchie qui ne questionnait jamais, faisait discrètement son train-train silencieux dans mon appartement d’étudiant comme si les choses devaient durer toute l’éternité.

J’avais à la voir si tranquille quelques vagues inquiétudes et un remords avant la lettre, si je puis dire. Dans la correspondance qui avait précédé notre liaison, j’avais fait quelques simagrées et promesses et joué l’inévitable comédie. Elle fait partie du thème musical - amours, délices et orgues. - Je t’aime - pour la vie - jusqu’à la mort.

Mais comme je suis, à ma manière, un honnête garçon, je lui avais, en douceur, déclaré après coup que ces amours éternelles devaient durer, exactement, quatre ans, le temps qui me restait pour pousser mes études d’interne jusqu’au doctorat. Quatre ans : les bons comptes font les bons amis.

- On verra, fit-elle, d’un air doux et lointain.

Notre parfait amour fila comme une petite voiture sur une route un peu plate, au milieu des plaines sans variété.

Rien ne ressemblait moins à du dévergondage. Je m’en plaignais intérieurement, avec ce soupir hypocrite que ces délices auraient une fin, sans orgues ni aucun instrument de musique.

Je lui offrais des robes décentes et d’un prix modeste ; elle me reprisait mes chaussettes, sans prétention au stoppage ; ou elle lisait le roman-feuilleton, pendant que je lisais le roman du corps humain.

Dimanche, bon déjeuner dans un beau restaurant à 2 fr. 75 (c’était l’âge d’or, où il n’y avait pas besoin de beaucoup d’argent pour être riche, et se payer les plus grands luxes). Ce festin était suivi d’une excursion - par le chemin de fer de ceinture - au Bois de Boulogne, d’un champêtre bourgeois ; ou bien nous poussions jusqu’à Versailles, Chantilly pour voir les peintures et les ameublements. Elle avait d’ailleurs quelque goût et se souhaitait une chambre comme à Trianon. J’approuvais ces modestes désirs et me promettais bien un salon Louis XVI authentique pour mon intérieur, le jour où elle ne serait pas là pour le meubler.

Comme j’arrivais à la fin de mon internat, il se présenta ce qui ne se présente qu’une fois dans la vie d’un honnête homme : une belle situation à prendre. On m’offrait à Rouen, et à des conditions très acceptables, une clientèle qui promettait d’être excellente. J’acceptai et je remis à la dernière minute d’informer Amélie de ma décision. J’avais toujours redouté cette cérémonie qui s’appelle, selon les nuances, la séparation à l’amiable, les adieux, la rupture et qui se règle, selon l’humeur des partenaires, avec un sourire, des larmes ou des balles.

J’expliquai donc à Amélie, en tirant les choses d’un peu loin, que Rouen était une ville très collet-monté ; que la situation d’un jeune docteur serait bien assez difficile sans qu’on la compliquât comme à plaisir ; qu’au demeurant nous avions passé ensemble de belles années, que j’en emporterais le souvenir ineffable… Enfin, je débitai de mon mieux la rengaine aux trente-six couplets, si vieille et si usée qu’on s’étonne qu’il y ait encore des hommes pour l’ânonner et des femmes pour l’entendre, sans pouffer de rire.

Amélie en m’écoutant manifesta beaucoup moins de surprise et de douleur que je ne l’avais redouté. Elle était d’une tristesse raisonnable. Elle fit seulement un geste résigné :

- Plus tard, on verra…

- C’est cela, plus tard, fis-je avec un geste très éloigné.

Je n’eus pas trop de peine à lui faire accepter notre logement dont je venais de payer un semestre d’avance, ainsi que mon mobilier dont son goût, aidé par le mien, l’avait embelli, car j’avais déjà le sens du meuble ancien. Elle accepta gentiment avec un baiser boudeur.

En me quittant, à la gare Saint-Lazare, elle prononça, les yeux songeurs et vagues :

- J’ai perdu, mais j’aurais pu gagner si j’avais joué avec un honnête homme…

Le mot juste et bien placé me piqua entre cuir et chair. J’estimai que je ne l’avais point volé et qu’au total je m’en tirais à bon compte.

Je lui servis ma dernière monnaie de singe ; qu’elle serait toujours dans mes pensées… que si j’avais eu de la fortune… mais que je n’en avais pas… mais aussi que les premières sommes d’argent dont je pourrais disposer iraient à elle…

Elle eut un sourire dans ses yeux qui auraient voulu avoir des larmes…

Le train s’ébranla ; un regard suprême. Le tunnel passé, je l’oubliai.

J’étais tout entier à mes projets, à mon avenir. Tout s’annonçait sous un beau jour. J’avais un titre, une clientèle. Je partais du bon pied, en des temps où les médecins étaient moins nombreux et les malades plus indulgents.

Amélie m’écrivait, quand elle avait besoin de menues sommes, les lettres dignes des veuves qu’il faut peu de chose pour consoler. Moi, j’écrivais, de l’encre dont des générations d’hommes se sont servis : des serments, des promesses, de ces belles phrases d’affection inaltérable et stéréotypée, comme on en fait écrire aux enfants dans les parages du jour de l’an, pour des cousines de province auxquelles ils n’ont pas le temps de penser tout le reste de l’année. Et comme je venais de faire quelques opérations réussies (chirurgicales, j’entends), et palpé de confortables sommes, j’enveloppai mes beaux sentiments d’un beau mandat pour cicatriser une blessure qui n’avait jamais saigné. Je me sentis en règle avec ma conscience.

Mes affaires prospéraient. Quand on a la main heureuse en chirurgie, on se taille une belle part.

Je retrouvai à Rouen une amie d’enfance, fort agréable et intelligente. Elle n’avait pas de fortune, mais nos goûts et nos coeurs étaient d’accord ; j’ai ceci pour ma défense que, né pauvre, je n’ai jamais été homme d’argent.

Et je l’épousai (avec délices et orgues, cette fois).

Comme Amélie écrivait toujours de loin en loin, je lui envoyai - le mariage fait - la lettre aux hypocrisies prévues : je me mariais sans joie… une femme douée de peu de charmes, mais d’une grosse dot… Sans fortune personnelle, je m’étais résigné…

Mon bonheur avec Suzanne fut sans nuages. Contrairement aux dires de ma lettre, elle n’avait pas de dot, mais elle avait un grand charme et l’art de mettre autour d’elle de la joie.

Notre seule peine fut de n’avoir point d’enfants. Et comme nous n’eûmes pas d’enfants, nous eûmes d’innocentes manies. Après avoir acheté sur les hauteurs vertes un joli pavillon, pour des prix fort doux, à un malade reconnaissant, notre soin constant fut de l’orner de beaux vieux meubles. Il y en avait alors beaucoup dans notre antique Normandie. Avec mon auto, au cours même de visites, je rayonnai à travers nos campagnes. Une fois, je fus appelé aux Andelys. Ma consultation terminée, je rôdai dans la vieille ville, d’antiquaire en brocanteur, et j’aperçus, au milieu de meubles Louis-Philippe et sans valeur, un élégant secrétaire Louis XVI. Penché sur le meuble, je ne voyais pas Amélie. Elle souriait de son air calme, d’un sourire un peu étrange où passait une ironie vague.

Si j’avais été superstitieux et romanesque, j’y aurais lu le sourire énigmatique du Destin, et dans cette rencontre inattendue la surprise de la Destinée. Mais j’allai vers elle, cordialement. J’eus quelques phrases théâtrales où je manifestais une joie inespérée. Elle eut l’amabilité froide que je lui avais toujours connue et qui n’était pas très différente de celle des marchandes envers un client possible. Après quelques renseignements sur sa santé et sa situation qui étaient assez bonnes, elle fit un geste résigné, et nous revînmes bientôt à nos moutons, c’est-à-dire… à nos meubles. J’achetai le secrétaire le prix qu’elle me le fit et promis de revenir.

Une correspondance irrégulière reprit où je mêlais par politesse le sentiment aux affaires. Comme en me quittant, elle avait laissé échapper un soupir, je lui assurai, avec la lâcheté des hommes, que ma vie n’était pas un chemin de roses, que ma femme était jalouse comme une tigresse, mais peut-être qu’un jour… Et là-dessus, suivait la commande d’une bergère ou d’une poudreuse Louis XV.

Amélie avait dans son métier acquis un certain flair et chez les paysans elle trouvait des vaisseliers, des coffres, des étains ou des vieux-Rouen.

Et quand j’étais content de ces achats et que j’avais fait ou plutôt qu’elle avait fait une bonne affaire, par une espèce de reconnaissance, pour prendre congé avec moins de gêne, je lui disais qu’un jour peut-être le rêve ébauché se réaliserait et lui refilais de ces formules à fort tirage qu’elle acceptait avec un sourire calme et digne, comme cette fausse monnaie de papier qui aujourd’hui a remplacé l’argent et l’or.

A dire vrai, quand notre maison fut meublée à notre goût, j’espaçai de plus en plus mes visites et mes achats ; ses affaires d’ailleurs semblaient prospères autant que les miennes, et son magasin d’antiquailles était connu dans la région. Je finis par la perdre de vue et par l’oublier, à la façon des anciens fournisseurs.

Pour Suzanne et moi, nous avions réalisé le bonheur qui est toujours un peu égoïste quand on n’est que deux. A la vérité, nous n’avions pas thésaurisé. Tout ce que nous avions, avait pris la forme de beauté. Les beaux arbres de notre jardin enveloppaient de vagues vertes une maison normande à poutres brunes croisées. A l’intérieur, sur l’austérité fauve des coffres anciens, l’éclair des cuivres, des émaux et des Delft. Des tapisseries pleines d’arbres prolongeaient les feuillages qui s’inclinaient aux fenêtres. Ma femme avait disposé ces choses avec son goût exquis qui leur donnait une âme.

Nous fîmes aussi quelques beaux voyages en Corse, à Tunis. C’est même au retour d’une belle course à travers l’Espagne que Suzanne tomba malade.

Car le sort se fait une cruelle joie de gâter la félicité des hommes. Ma pauvre femme dut subir une opération, et bien qu’elle fût entre des mains plus savantes que les miennes, elle traîna quelques mois, puis un soir, elle me laissa tout seul dans la vie.

Je l’ai beaucoup regrettée parce que je l’avais beaucoup aimée, ou peut-être parce qu’elle m’avait beaucoup aimé. Peut-être trouvais-je à sa tendresse constante un léger poids d’affectueuse tyrannie ; peut-être le plaisir que j’avais d’être avec elle se trouvait-il un peu diminué chez moi par je ne sais quelle absurde nostalgie de solitude. Mais de qui puis-je espérer me faire plaindre, d’avoir enduré près d’un quart de siècle, le supplice d’être trop choyé ?

Cette confession, dans laquelle je ne mets point de cynisme, expliquera ce qu’il y eut après mon premier chagrin vraiment profond, de doux et comme d’inespéré dans les quelques mois qui suivirent mon veuvage. Je me surprenais à calculer égoïstement qu’il me restait dix ans à vivre dans la plénitude de mes facultés et cette absence totale de soucis qui est parfois le privilège des vertes vieillesses.

J’éloignai doucement, peu à peu, ma clientèle ; je ne recevais plus guère que l’après-midi ; quelques consultations de clients fidèles ; juste assez pour vivre honorablement.

Je savourai cette quiétude de la cinquantaine.

*
*   *

Un jour paisible et chaud, à l’heure du thé, une dame entra, bien prise dans un tailleur souple, encore fraîche… Amélie. Avec une tranquillité parfaite, elle s’assit dans une bergère. Contrarié, je la saluai d’une voix tout sucre et tout miel :

- Vous êtes venue, chère amie, consulter le médecin : je vous écoute.

Elle eut un beau sourire placide, défit ses gants avec lenteur, ouvrit un petit sac, en tira un paquet de lettres soigneusement ficelé et le posa sur mon bureau.

- J’ai appris que votre femme n’était plus, et je viens vous rappeler vos promesses faites par écrit.

Après avoir, avec une grimace, reconnu mes lettres aux hypocrisies sentimentales, je me mis à rire doucement : nous avions tous deux passé l’âge du mariage et j’avais décidé de vivre dans la paix les quelques années qui me restaient à vivre.

« - Mais - elle m’interrompit - on ne passe jamais l’âge d’exécuter une promesse. »

Je bafouillai un peu : certes, plus jeune, je l’avais aimée, mais je n’avais plus aujourd’hui qu’à lui offrir une bonne, une loyale amitié et je dévidai l’écheveau des formules filandreuses.

Elle m’écouta avec une attention réfléchie, puis reprit, sur le ton d’une commerçante, que le temps ne faisait rien à l’affaire, qu’elle trouvait mes cinquante ans fort convenables et puisque je la trouvais encore d’une certaine fraîcheur… Une dette est une dette. Tout en discutant posément, son regard errait sur mes meubles anciens. Je me débattais comme un débiteur pas pressé : plus tard, on verrait…

- Il faut voir tout de suite, dit-elle.

Elle fouilla dans son sac comme pour en tirer son mouchoir ou sa poudre et découvrit à demi un tout petit revolver à poignée de nacre. Un bijou de poche.

Je me levai doucement comme un qui n’aurait rien vu, l’enveloppai d’un murmure galant, je me penchai même pour l’embrasser gaiement, promis tout ce qu’elle voulait et la reconduisis à travers le jardin. Elle le trouva fort beau, et je cueillis pour elle trois roses.

Quelques heures plus tard, je collai sur ma grille : « Le docteur est allé aux eaux. »

Nous étions en juillet ; je fis ma valise, vérifiai mon auto, et le lendemain, dès l’aube, je filais vers Bagnoles-de-l’Orne. Avec les feuillages je respirai. J’étais depuis trois jours dans cet asile quand un matin frais, au fond d’une fuite d’allée, j’aperçus ou crus apercevoir… Je me dirigeai vers le garage, sautai dans mon auto et filai à toute allure vers Mortain. Le voisinage des cascades me rafraîchit. J’eus le loisir de penser au comi-tragique de ma situation. J’étais l’homme poursuivi des films américains, traqué d’hôtel en hôtel. Je passai pourtant à Mortain deux jours sans incident. Cette silhouette au fond de l’allée à Bagnoles, c’était une projection de mon esprit ridiculement hanté.

Tranquillisé, je roulai à petites étapes vers le Mont Saint-Michel pour respirer l’air vif du large. Accoudé sur les remparts, j’oubliai, je fus tout entier aux rêves que souffle la mer avec ses vastes brises. Pour la première fois depuis huit jours je reposai la nuit avec une sécurité profonde. Le soleil et l’air matinal jouaient à mon réveil avec mes rideaux. J’avais commandé mon chocolat et des croissants, me sentant en appétit. Je m’apprêtais à déjeuner confortablement dans mon lit. Un toc-toc discret à la porte. « Entrez », fis-je au garçon.

Ce fut, lentement, avec un beau sourire calme, Amélie qui entra. Elle me tendit la main et s’assit gentiment, posément dans un fauteuil.

- Ne vous dérangez pas, dit-elle, je viens simplement vous rappeler votre promesse. Je savais vous retrouver ici…

On frappa à la porte et le valet de chambre entra avec le plateau. Je faillis avoir le ridicule de lui demander main-forte. Je devais être pâle comme le drap.

- Que je ne vous empêche pas de déjeuner, sourit Amélie, et elle fit mine de se retirer.

J’esquissai un geste courtois d’homme du monde.

Elle reprit, quand la porte se fût refermée sur le garçon :

- Vous êtes un homme d’honneur…

Je répondis, recouvrant mon sang-froid, que j’étais en effet homme d’honneur, mais que, depuis le temps, il y avait prescription…

- Pas encore, dit-elle. Et elle vint s’asseoir, familièrement, en vieille amie, sur le bout de mon lit.

- Mais je suis libre, protestai-je avec force, et j’entends rester libre.

- Croyez-vous ? murmura-t-elle.

Avec une infinie douceur, elle avait posé à côté d’elle sur la courte-pointe de satin bleu comme sur un écrin, le canon d’acier d’un revolver beaucoup plus éloquent que le premier.

Je fus tout de suite convaincu et me sentis perdu ; je me mis à plaisanter. Je lui proposai de partager mon petit déjeuner, ce qu’elle accepta avec un rire de grand appétit et se chargea même du tout. Je n’avais plus faim.

Le mariage fut décidé. Ma conscience parla pour la première fois : « Un homme d’honneur n’a qu’une parole ». Je ne sais même pas si j’eus bien conscience de ma lâcheté. Une longue tradition d’hypocrisies sociales, le bon droit, l’équité, la parole donnée et les mille fantômes verbeux que depuis des siècles les hommes - et les femmes - poussent dans les jambes des braves gens pour les faire trébucher, me dictaient mon devoir.

Nous eûmes, avant la lettre, si je puis dire, une agréable lune de miel sur les remparts du Mont. Notre oeil souriant suivait les côtes de Carolles à Cancale. Je crois que le mien, au loin, cherchait à l’horizon une voile pour m’enfuir ailleurs, mais il n’y avait pas de voile, il n’y avait que Tombelaine et les grands sables.

En attendant les papiers et les formalités, Amélie se trouvait bien de l’air normand et du régime de l’hôtel. Une sérénité embellissait son visage et je me résignais : la mariée encore belle valait bien une messe.

Elle se célébra dans l’abbaye rendue au culte, exprès sans doute pour nous.

Presque tout de suite après la cérémonie, Amélie demanda à retourner à Rouen, et elle pénétra dans ma demeure, en maîtresse.

Avouerai-je que lâchement j’allais m’accoutumer ? Amélie avait des qualités d’ordre, plus appréciables à mon âge qu’au temps de ma jeunesse : des repas bien préparés, aux heures dites. Elle me fit, un soir, remarquer avec raison que le jour où je disparaîtrais - jour qu’elle ne souhaitait pas, ajouta-t-elle dans un baiser - elle pouvait être réduite par des neveux chamailleurs à la misère, ou à voir tout vendre de ce que j’avais aimé.

Connaissant mes neveux et que sa crainte était juste, je lui fis devant notaire une vente fictive de mes meubles et de l’immeuble avec son jardin.

Son inquiétude s’apaisa et nous vécûmes plusieurs mois dans la paix.

Cependant elle s’affairait avec sa placidité coutumière, déplaçait les objets, défaisait doucement une harmonie, imposait aux choses son goût fade et son implacable médiocrité.

La platitude de son âme mettait du désert dans ce qui aurait pu être la douce solitude. Je la pris sourdement en haine. Je la comparais à ma chère compagne. Je crois qu’avec sa tranquillité exaspérante et ses froideurs où perçait du mépris, elle activait volontairement cette haine. Ma paix devint un enfer à froid. Cette contradiction perpétuelle… ces silences rogues… Une discussion qui couvait s’éleva un matin où le vieux mouton que j’étais devint enragé. Je lui montrai la grille du jardin :

- Sortez d’ici, fille !

Je crois que, sans rien connaître des classiques, elle jeta un : « C’est à vous d’en sortir ! », d’un ton calme si effrayant que je compris.

Le jour même je fis mes malles.

J’ai quitté tout.

Et j’ai loué dans le bas de la ville, près de l’Hôtel-Dieu un petit logement. A cinquante-cinq ans, j’ai dû refaire une clientèle, mesquinement dans un appartement meublé, comme un carabin qui débute.

Elle, vit là-haut, reine, au milieu de ce qui faisait encore ma raison de vivre.

J’ai repris mon métier de chien, mais j’aime mieux cela. Libre ! J’avais emporté quelques vieux livres où je puise, le soir, une ironie, une belle philosophie amère.

J’ai gardé aussi mon auto - en cas de danger -, pour fuir.



PROMENADE A DEAUVILLE


VOUS n’avez rien de mieux ?

Monsieur Mengaux laissa tomber de sa barbe la question insolente et repoussa l’album : « DESMAREST FILS : locations de villas à Deauville et sur la côte ».

L’agent maigre examina par en dessous ce client plus maigre que lui et qui avait toute la mine d’un professeur endimanché. Mais sait-on jamais ? Tel qui traîne un trench-coat fatigué s’offre pour y loger son amie, une boîte de vingt billets… et, à dix du cent pour l’agence, c’est une affaire qui vaut la peine. Desmarest fils reprit timidement l’attaque :

- J’aurais bien quelque chose de mieux, mais ce serait peut-être trop cher.

L’autre ne broncha point. Décidément, c’était un riche, car pour mépriser le soupçon d’être pauvre, il faut avoir de l’argent à gogo. M. Mengaux demanda :

- Le prix ?

- Vingt-deux mille.

- C’est loin ?

- Près de Touques. Une heure de marche.

Ce fut alors que Mme Desmarest entra dans le jeu à la façon d’une grosse boule qui culbute les quilles :

- Ne reste pas, Eugène, les deux pieds dans le même sabot. Prends un taxi et conduis Monsieur voir la villa.

Elle ouvrit la porte et fit un geste d’appel. Un taxi verdâtre accourut en boitillant. M. Desmarest ne monta à côté du chauffeur qu’après avoir calé son client sur la banquette d’arrière.

La route était poussiéreuse et trouée. La villa trop loin de la plage fit faire la moue à M. Mengaux. Dans le jardin il posa des questions saugrenues : « La lune, au mois d’août baigne-t-elle ce gazon ? - Y a t-il des rossignols dans le bocage ? » L’agent expliqua que pour trouver des clairs de lune et des rossignols authentiques il faudrait aller jusqu’en forêt de Saint-Gatien. Il avait justement par là, en pleine solitude, quelques propriétés à l’usage de messieurs les artistes. Et le taxi roula par des chemins ombreux, de Bonneville à Berneville, de Berneville à Villerville. M. Mengaux ne trouva rien qui fût tout à fait à sa convenance.

Cependant son refus à se décider n’était point catégorique : « Je ne dis pas non. Je réfléchirai. Demain. J’aime tant les grands arbres ». Puis laissant à Desmarest fils le soin de régler la voiture il traversa de biais l’avenue de Villers et s’engouffra dans l’agence Saccard.

Saccard avait la tête de Louis-Philippe, en plus distingué :

- Je vois, monsieur, ce qu’il vous faut. Une bonbonnière. Les Vignes, j’en suis sûr, vous plairaient : la reine d’Espagne y a fait un séjour. Ou Blanc Castel : c’est là que descendait le roi Georges quand il n’était encore que prince de Galles. Les Terrasses aussi ne sont pas mal : M. Doumergue…

Et d’une voix tonnante, Saccard lança dans la direction du garage : « Faites avancer la quinze ! »

La quinze se rangea au bord du trottoir. C’était une limousine géante que pilotait un chauffeur minuscule à casquette de groom. Saccard énonça des ordres. L’auto s’arracha du sol comme si les quinze chevaux prenaient le mors aux dents. D’abord on visita Les Vignes suspendues à flanc de côteau.

- Il y a trois amateurs, Monsieur, sur cette villa. Ne pas vous décider immédiatement serait commettre une erreur irréparable…

Parce que la tactique de Saccard était de ne jamais laisser au client le temps de se retourner. Mais M. Mengaux demanda qu’on voulût bien lui montrer Blanc Castel qu’arrose la rivière. Ensuite il désira de connaître Les Terrasses qui sont à Hennequeville. La quinze, d’un bond grimpa la côte. Sitôt la grille ouverte, M. Mengaux eut des exigences de nabab ou d’artiste. D’autres visitent les pièces : il voulait lui, « explorer le silence ». Après avoir prié Saccard d’arrêter pour un temps son bagout, il s’allongea sur un banc. Le soleil de mai riait sur le sable des allées. Tout semblait tiède et facile. Afin d’être prêts pour la saison, les oiseaux répétaient leurs grands airs. La brise se faufilait entre les feuilles neuves. M. Mengaux s’endormit.

Le sifflet d’un bateau rompit le charme et Saccard agrandit cette déchirure :

- A quoi bon tellement tergiverser ? L’affaire est dans le sac et vous me remercierez de vous avoir, dans votre seul intérêt, mené tambour battant.

Il poussa le client dans la quinze qui démarra. La baie de la Seine, les blanches falaises d’Harfleur et le poudroiement doré du soir sur les flots défilèrent « à l’accéléré ». Quand on fut au bas de la Corniche, M. Mengaux se plaignit qu’on l’eût privé du retour calme et lent qu’il avait espéré.

M. Mengaux descendit d’auto ; il se plongea dans une méditation à mi-voix comme lorsqu’on parle en rêves : « Blanc-Castel… Les Terrasses… Les Vignes… Les Terrasses… Les Vignes… Blanc-Castel… L’une a l’espace, l’autre l’intimité des ombrages, l’autre quelque chose du château de fées qui donne sur la mer… Je crois qu’Aurélie préférerait Les Terrasses, mais Blanc-Castel a des frissons d’eau verte… »

Il parut se réveiller, se tourna vers Saccard :

- Je vais demander à Aurélie. Elle est souffrante aujourd’hui mais, dans quelques heures, nous vous dirons notre choix. Vingt-deux mille, n’est-ce pas ?

Blanc-Castel est de vingt-cinq mille, corrigea Saccard, mais on vous le laisserait également à vingt-deux, pour vous faire plaisir…

- C’est bien.

Et M. Mengaux tendit sa main aristocratique et blanche.

Et le soir même, il envoya cette réponse à l’adresse des agences Desmarest et Saccard :

« Monsieur, je vous remercie de l’exquise journée que vous m’avez fait passer. Si jamais l’état de ma fortune me permettait une saison à Deauville, soyez persuadé que c’est à vous que je m’adresserais pour la location d’une villa. En attendant, permettez-moi de vous offrir à titre de dédommagement, pour votre temps et votre essence perdus, un petit conseil gratuit : faites verser cinquante francs d’arrhes aux clients du dimanche qui, sous prétexte de visiter, chercheraient à s’offrir à vos dépens une ballade folle en auto, à travers nos chères campagnes normandes.

« Avec l’assurance, Monsieur, de ma considération la plus haute… »



ANESTHÉSIE


L’EXERCICE de la médecine ne devrait être autorisé qu’aux hommes ayant franchi la cinquantaine : l’âge où se calment pour mieux renaître l’ambition et l’avidité. Mais je tremble chaque fois que la Faculté lâche contre le malade le cruel appétit d’un jeune loup de vingt-cinq ans. C’est l’âge que j’avais le jour où je fixai ma carte de visite sur ma porte : « Ex-interne des hôpitaux. Consultations de une heure à trois ».

Pendant six mois, les clients ne fatiguèrent point le canapé maigre de ma salle d’attente. Nous n’étions pourtant que deux médecins dans ce gros bourg, et l’autre, installé depuis quinze ans déjà, n’avait jamais fait florès. Ce n’était point qu’on en voulût au docteur Lebrun de ce qu’il levait un peu le coude ; mais sur ce plateau où le vent sec et le cidre net donnent même aux ivrognes des idées claires, on reprochait à ce horsain d’avoir le vin triste et fumeux. La science incertaine du médecin et ses jambes qui ne l’étaient pas moins avaient dégoûté de toute médecine, si bien qu’à dix lieues à la ronde les gens s’étaient depuis longtemps habitués à vivre et à mourir sans ordonnance.

Bon collègue à tout prendre, cet hurluberlu ne demandait pas mieux que de partager avec moi les rares os que la misère des temps lui jetait à ronger. C’est à lui que je dus ma première opération dont nous nous partageâmes en frères le bénéfice.

Je me demande encore au prix de quel bagout diabolique il avait bien pu réussir à convaincre Maître Arsène Blanfumet de la nécessité d’une intervention chirurgicale. Et pourtant, il s’agissait d’une antique fistule douloureuse qui, de toute évidence, ne cèderait qu’au bistouri ; mais le damné bonhomme, encore qu’il souffrît le martyre, ne voulut rien savoir avant que nous ne lui eussions consenti un rabais du quart sur le prix convenu. Il s’inquiéta fort aussi de savoir si, avant de l’endormir, je lui permettrais de prendre une topette de calvados « pour passer le goût ». Je tins bon contre cette lubie d’ivrogne et je lui expliquai que les procédés modernes d’anesthésie n’offraient aucun danger. Il branla longtemps du chef et me fit promettre que s’il tardait à sortir du sommeil, je lui passerais entre les lèvres le goulot de la dame-jeanne. Le confrère approuva fort ce remède que le manuel ne mentionne point.

Maître Blanfumet, tout en se déshabillant, discutaillait encore et nous demanda très sérieusement si, à soixante-huit ans d’âge, « le jeu en valait la chandelle ». J’étais sur le point de l’envoyer se faire opérer ailleurs, mais Lebrun était moins vite que moi à bout de patience. Il jura ses grands dieux que l’affaire était excellente. Le vieux exigea encore qu’on coupât la paille en deux : si l’opération réussissait, il paierait rubis sur l’ongle. En cas d’échec, nous nous engagions à ne rien réclamer. Cet absurde marché fut consigné par un mot d’écrit et le patient, tout en s’allongeant sur la table, eut un petit rire flûté qui me glaça…

J’eus vite fait de découvrir que Lebrun avait une plus longue pratique du vermouth-cassis que du chloroforme.

L’anesthésie devenait avec lui une sorte de loterie où le malade n’avait pas beaucoup de chances de gagner et où nous étions assurés de perdre. L’animal, pour comble, était bavard et débordant de science fumeuse. Tout en plaquant les compresses au petit bonheur, il se répandait en de troubles discours sur le conscient, l’inconscient et le subconscient. L’entreprise tournait à la farce ; Maître Blanfumet, plein d’un demi-siècle de cicasse, mettait à s’endormir une résistance redoutable. Chaque fois que je le croyais assommé, il recommençait à gigoter. Il fallut recourir aux fortes doses ; et les fortes doses administrées à un ivrogne par un ivrogne ne laissaient point que d’être dangereuses.

Quand l’opération fut enfin et heureusement terminée, je levai sur Lebrun un regard joyeux. Lebrun regardait Maître Blanfumet. Maître Blanfumet ne regardait rien. L’oeil vitreux, le souffle mince, il avait toute la mine du mauvais client qui aime mieux mourir que de payer sa dette. Le coeur battait encore, mais au ralenti. J’essayai la respiration artificielle ; puis je fis les tractions de la langue, pendant que l’autre manoeuvrai les bras du bonhomme.

Mais Lebrun déclara bientôt que, pour continuer, il lui faudrait reprendre des forces et qu’il allait essayer d’un peu de calvados sur le mourant et sur lui-même. Pas une goutte d’alcool ne put passer par les lèvres du patient, et Lebrun, ayant lampé double ration, commençait de désespérer, lui aussi.

Je me sentais envahi par la folle envie de l’assommer quand, tout-à-coup, il se toucha le front, en homme qui, pour une fois, a une idée… Les deux mains en cornet, il hurla dans l’oreille de Maître Blanfumet :

- Père Arsène ! On vole vos poules !

- Ah ! N. de D…. ! Où qu’ils sont ?

Et Lebrun commenta :

« Le subconscient, mon cher confrère… »

Puis il trinqua avec Maître Blanfumet à notre triple bonne santé.




LE BRONZE


ILS s’étaient patiemment créé un intérieur d’un luxe délicat, où ils oubliaient la médiocrité de leur fortune. Journaliste, M. Aumasson avait dans sa ville normande la situation précaire des rédacteurs en province ; sa femme, frêle et fine, donnait des leçons de musique, et avec leurs charges de famille, on joignait mal les deux bouts. Mais sur leur colline, dominant la vieille cité en amphithéâtre, ils vivaient l’esprit haut, librement, loin des mesquineries provinciales.

La maison, enfouie dans un jardin profond, voyait du premier, par dessus la cîme des arbres, un vallon qui s’en allait vers la forêt et, aux jours d’automne, ils admiraient, au long d’une pente lointaine, une alignée de peupliers qui avait l’air tendue comme un large drap d’or. Et toujours, devant leur fenêtre, ce frisson d’un immense bouleau comme la soierie bruissante d’une écharpe, vert pâle quand elle retombait, argentée quand la brise en relevait les plis.

M. Aumasson avait parfois des nostalgies de vie plus ample, de longs voyages en des pays de soleil, loin des humides grisailles de la Seine, mais Mme Aumasson était une femme qui savait transfigurer tout à la manière des fées.

Elle était, de ses mains voltigeantes, d’une adresse innombrable qui savait draper des robes, broder des stores, retapisser à l’occasion des fauteuils Louis XV. Avant la guerre, elle avait eu le flair de comprendre que le meuble ancien aurait toujours plus de grâce et se trouvait moins cher que les meubles bourgeois en série ; fureteuse, elle passait, avec son air de n’y point toucher, au Clos Saint-Marc, ou chez les brocanteurs, rue Eau-de-Robec, installés au fond de masures moisies dont le pied trempe dans l’eau verdâtre ; ici, elle dénichait, sous des fatras ou des couches de poussière, une armoire normande à feuilles d’acanthe, pour cent francs ; là, pour quarante, une exquise commode Louis XVI ; ailleurs, à la campagne, pour une bouchée de pain, une fine horloge à gaîne élancée, à cadran de cuivre ciselé. (Tordez-vous les mains, belles dames : c’était l’âge d’or, l’âge d’or surtout pour les gens d’esprit).

Des Vieux-Rouen, des Moustiers, des Nevers (avec un cheveu peut-être, ou quelque attache - mais de loin, n’est-ce pas, il n’y paraissait guère), fleurissaient au vaisselier rustique.

En passant par Lisieux, elle avait découvert quinze mètres d’étoffe de Jouy à bergers et pipeaux dont elle avait tendu son salon. Et son mari avait eu la veine de dénicher, chez une vieille sorcière, des toiles enfumées qui, une fois débarbouillées, avaient révélé de fort jolis minois du dix-huitième.

Armée de vieux gants, Mme Aumasson décapait un bas-buffet noirci, aux rinceaux encrassés, et lui rendait la patine des jours anciens ; ou, fine mouche, elle troquait telle encombrante « cauchoise » contre une élégante bonnetière où se becquetaient au fronton des colombes, symbole d’amour.

Des connaisseurs eussent blâmé ce mélange de styles, mais elle eût répondu que les choses anciennes avaient entre elles des affinités mystérieuses et que sa commode Louis XVI faisait fort bon ménage avec sa bergère Directoire.

Le soir, dans le reflet des Delft aux émaux bleus, la dorure éteinte des vieilles glaces à carquois, ils se faisaient des illusions, les chères illusions qui voilent si bien les réalités pauvres ; et à son jour, la maîtresse de céans, qui venait de ses blanches mains de confectionner l’entremets familiale, passait vite sa robe de soie bleu nattier pour recevoir en grande dame, une broderie entre les doigts, M. Le Dauphin, qui était conseiller à la Cour, ou Mme d’Hauterive qui, dodelinant un peu sa tête poudrée, examinait du point d’Angleterre de son face-à-main d’écaille, en vieille connaisseuse.

Malgré la dorure de leur misère, les trois enfants restaient une lourde charge, et M. Aumasson passait des nuits à l’imprimerie de son journal où il rédigeait souvent depuis le grand article de tête jusqu’aux chiens écrasés, en passant par les mondanités et la chronique théâtrale.

*
*   *

Ils n’avaient comme lointaine espérance qu’une tante qui n’était pas ma tante de Honfleur, mais ma tante du Havre. Elle portait le petit nom ridicule, encore que grec et mythologique, d’Euphrosyne, vieille fille autoritaire qui avait du bien, son père ayant été grand bijoutier rue de Paris, dans le temps ; et comme elle s’appelait Mlle Lefebvre, on la désignait d’un nom familier : la tante l’orfèvre.

A leur mariage, elle avait offert un écrin de couverts d’argent qui dataient sans doute du second Empire et pesaient leur poids, et plus tard, un collier d’or à la communion de la petite Marcelle, de l’or contrôlé, sachez-le, non du fixe.

C’était une maîtresse femme qui portait haut la tête aux bajoues vermillonnées, la balançait d’un air impérieux et dictait des conseils des hauteurs de son expérience. Elle venait en coup de vent chez ses neveux, ouvrait les placards, jugeait que l’armoire normande était plus riche en sculpture qu’en linge : de son temps on avait dix douzaines de draps, des monceaux de serviettes et des piles de chemises bien longues, inusables, en chanvre ou en fil.

Son importante sagesse haussait les épaules devant ces vieilleries de « peuffiers », ces vieux plats tout rattachés, ces vieux brocarts dont la soie était toute coupée… Elle aimait le solide, les meubles bien faits en palissandre, les lits bateau d’acajou, monumentaux, comme le sien.

Toutes ces petites tables rognon en bois de rose, ça n’était pas solide ; ces tables de chevet où M. Aumasson rangeait quelques livres anciens, ça n’était pas convenable : des tables de nuit dans un salon, mais c’en était presque indécent !

A ses yeux de fille d’orfèvre, il n’y avait que trois métaux respectables : or, argent et bronze. L’or depuis la guerre se faisait rare, mais, disait-elle, en baissant la voix, comme si les murs indiscrets eussent pu l’entendre, on pouvait le remplacer par du vermeil, et elle avait offert une coupe dorée (quel honneur !) pour servir de milieu de table. L’argent aujourd’hui, - elle soupesait les couverts - ne valait pas celui d’autrefois. Il y a bien le christofle et le métal anglais - mais l’argent est l’argent.

- Je m’étonne, Alain, disait-elle, que vous n’ayez pas sur votre cheminée de salon autre chose que ce plâtre…

M. Aumasson avouait ne pas avoir le moyen de se payer un bronze de chez Barbedienne et que, mon Dieu, ce plâtre patiné d’*Inconnue* florentine mettait une note distinguée.

« Une inconnue encore… », fit Mlle Euphrosyne, en baissant les yeux avec une pudeur réprobatrice : « Du plâtre patiné, ça n’est jamais que du plâtre », ajouta-t-elle, en le toisant et elle releva sa tête lourde d’une tourte de cheveux formant couronne - et d’impériale sagesse.

Chaque fois qu’elle s’invitait à dîner chez son neveu et sa nièce, elle en souffrait pour eux : « Ce plâtre… ce plâtre… ».

Un Jour de l’An, elle apparut, solennelle, à la porte du salon, le bras droit tiré par un sac de tapisserie qui semblait chargé de plomb. Solennelle, elle s’avança, déposa la masse, enleva la tête de « cette espèce d’inconnue ». Elle ordonna : « Tournez-vous ». Ils obéirent, inquiets, et quand sur son ordre ils se furent retournés, ils virent, pleins de stupeur, un bronze de bazar du Président Félix Faure. En vraie Havraise, elle avait, comme sa ville natale, gardé un culte pour ce « fils de ses oeuvres » qui avait reçu l’Empereur de toutes les Russies et donné son nom à un boulevard dont la cité du Havre a lieu de s’enorgueillir.

La tante prononça - et ses paroles avaient le poids du métal :

- C’est un petit bronze, mais c’est un bronze !

Ils étaient malheureux comme des pierres, mais la tante ne les eût pas plus tôt délivrés de sa majesté, que M. Aumasson  remisa - crime de lèse-présidence - le buste de Félix Faure dans le fond d’un placard.

Inopinément, un mois plus tard, la tante retomba sur eux comme un cyclone. Elle chercha de l’oeil le bronze, ne le trouva plus… Ce fut une scène tragique ; ils faillirent être déshérités. La petite Mme Aumasson expliqua en balbutiant qu’on l’avait mis de côté afin de ne point l’abîmer et qu’on le réservait pour les grands jours solennels. La tante les foudroyait du regard…

Et dès lors le buste présida de son sourire satisfait et présidentiel la commode Louis XVI, la bergère Directoire, les miroirs dorés à carquois et les adorables frimousses dix-huitième. La petite Mme Aumasson en aurait pleuré.

La tante l’orfèvre reparut vers Pâques et son oeil sévère retrouva le buste en chocolat ; enfin rassérénée, tout en remuant son café avec une petite cuillère de vermeil dans la tasse d’argent qu’on lui réservait par égard, elle répéta de la hauteur de son goût sûr :

- Ce n’est qu’un petit bronze, mais c’est un bronze !



LE PASSEUR


LE TEMPS était lourd, le ciel bas ; l’orage venait. La Seine coulait verte et grise en ras de la rive. La cabane du passeur était vide. Comment traverser ?

Les joncs, près de moi, remuèrent. Il en sortit une tête de vieux qui pêchait, la pipe au bec.

- C’est y qu’ vô vôlez passer ?

- Oui ; mais où est le passeur ?

La pipe m’indiqua une maison basse enfouie sous les pommiers, et la tête rentra dans les joncs.

Je poussai la barrière et traversai le verger - trois pommiers crochus enfouis dans l’herbe haute. La porte de la bicoque était ouverte et j’entrai. Une fillette, ébouriffée, soufflait dans la cheminée un feu de bois vert qui fumait sans flammes sous un chaudron noir.

- Qué qu’ vô vôlez, m’sieu ?

- Le passeur,

- L’ pé Ernest ?

- Mais oui, où est-il ?

- L’est su’ l’aut’ bord ; y a qu’à l’appeler.

Et les cheveux frisés disparurent dans la cheminée, et la fumée monta plus noire et plus épaisse sans que la moindre flamme parût.

Je retournai à la cabane. Un écriteau effacé par la pluie était là - cloué sur un arbre - et que je n’avais pas vu d’abord : « Quand le passeur n’est pas là, sonner la cloche et appeler très fort. » Je découvris la cloche et sonnai comme un moine qui aurait, en songe, vu passer une danseuse.

Je sonnai, je criai : « Père Ernest ! » J’attendis. Pas un bruit. Je sonnai encore. Je criai plus fort. Toujours rien que le bruit de l’écho qui renvoyait, railleur, mon « père Ernest » à tous les vents. La barque sur l’autre rive, toute menue, dansait au clapotis des petits flots ridant le fleuve.

Je retournai à la maison :

- Qué qu’y a ? dit la voix dans la fumée.

- Il y a qu’on ne répond pas.

La voix reprit :

- M’man, m’man ! Y a un m’sieu qui veut passer !

- L’a qu’à sonner !

- L’a sonné, mais i dit qu’on y a point répondu.

- L’a qu’à appeler !

- L’a déjà appelé.

- Est bon ! j’y vas !

Un gros corps dans une camisole grise ; des gros pieds dans des sabots. « M’man » vint avec moi à la cabane. Elle mit ses mains en cornet devant sa bouche et lança :

« Pé Ernest ! Pé Ernest ! »

Père Ernest ne répond rien. Un éclair rose zébra le ciel noir.

- L’est encore à jouer aveuque ses fichus dominos, la vieuille bique ! - Holloh ! ho ! et les mains cornèrent à l’écho :

- Vas-tu répond’, vieuille salop’rie ?

- M’a v’la ! répondit l’autre rive. Et la barque, sous l’effort du vieux courbé sur les rames, démarra et grandit.

Et « m’man » moralisa :

- « Est point sorcier, veyez-vô ? Seulement c’est’core ren que d’ gueuler fort. Mais faut saveir c’ qu’y faut gueuler… »



LE GRAND-ONCLE CASIMIR
(Portrait ancien)

A la mémoire de Henri Dupré.


UN GRAND CORPS bien charpenté, des yeux d’un bleu calme sous un large front nu, des favoris blancs encadrant des lèvres rases, pincées par un rire intérieur et une longue habitude du silence. C’était un bonhomme qui portait légèrement sur ses robustes épaules ses soixante-quatorze ans, tandis que vos petits vieux d’aujourd’hui sont quinteux et rabougris avant la soixantaine.

Sous le second Empire, M. Casimir Bénetot avait été établi bandagiste à Rouen, rue Grand-Pont, mais dans son commerce, il ne s’était guère usé. Souvent, laissant à la boutique sa femme, une petite au visage fin et froid entre deux bandeaux gris, il partait, sans explication, une bonne canne plombée au poing. Marchant droit devant lui vers Canteleu, il traversait la forêt de Roumare, entre les colonnades de pins, poussait parfois jusqu’à Saint-Martin-de-Boscherville, l’abbaye romane solitaire, comme une légende, à l’orée des bois. Ses deux filles sèches et dédaigneuses, il les emmenait rarement, ayant peu de goût pour le sot caquet des femmes.

Un peu las, dans la canicule, il s’asseyait sur une souche, une pierre moussue, s’épongeait, tirait de ses basques un de ces bouquins jamais achevés : *Gil Blas de Santillane* ou les *Voyages de Gulliver ». Il lisait sous le balancement des cîmes, au sifflement aérien des oiseaux. Une fois, dans le silence des hautes futaies et des fougères, un sanglier débusqua en grognant, s’arrêta à dix pas de l’homme impassible, puis s’enfuit lourdement dans la profondeur des forêts.

Il rentrait le soir pour souper, sans explication, posait sur un bahut son filet de gros cèpes ou de chanterelles cueillis sous bois, et s’asseyait devant son bouillon gras brûlant qu’il refroidissait d’un grand verre de vin.

*
*   *

Il était de ces hommes qui, sans être de mauvais époux, vivent dans le mariage comme dans l’indépendance du célibat.

Sa femme avait apporté de la fortune ; lui, avait du bien à Jumièges ; ils auraient pu vivre de leurs rentes, mais ils désiraient arrondir la dot de leurs filles pour s’en débarrasser le plus tôt possible.

M. Bénetot n’eût peut-être pas été incapable de s’intéresser à un fils, mais il disait, parlant de ces pécores : « Tout le portrait de leur mère ». « Trois femmes dans une maison, c’est pour le moins deux de trop ». Il maria l’aînée à un riche fourreur de la rue du Caire, à Paris ; la cadette à un courtier maritime du Havre. « Chacun chez soi ».

Sa dame, de dix ans plus jeune, mourut à son retour d’âge. Il l’avait estimée comme honnête femme et bonne commerçante, il la regretta sans la pleurer. Il lui restait de la parenté, une soeur cadette et trois neveux dont un seul avait des enfants ; il était reçu, recevait, considérant ces réceptions comme des obligations de famille.

Dans son magasin, sa réserve digne lui valait le respect de tous ; mais on savait qu’au fond de ses calmes prunelles, entre ses lèvres closes, vivait une ironie froide pour la bêtise et les misères des hommes. A un blanc-bec déconfit, on l’entendait demander, plein d’un sang-froid respectueux : « Avec ou sans sous-cuisses ? » Il apportait les clysopompes religieusement comme des vases sacrés, les remontait avec une précision appliquée d’horloger.

- Une canule ? de quel calibre, Madame ?

Il s’amusait, intimement, des prétentions aux grâces, aux élégances, de tous les sots orgueils, car à lui, étaient révélées les infirmités secrètes, le bandagiste étant une manière de médecin, qui, sous les mantes des bourgeoises hautaines et les carricks des fats qui posent aux milords, découvre des hernies, des échines disloquées, des nudités lamentables ; il est le confident muet des cocodès qui se soignent, des vieux fêtards qui se sondent….

*
*   *

A soixante-cinq ans environ, ses filles bien mariées, sa femme bien enterrée, son fonds bien vendu, il s’était retiré sur les hauteurs de Bihorel, parce que ce quartier est paisible au milieu de ses vergers et que ce taciturne aimait d’instinct les rues solitaires.

Devant l’âtre où rougeoyaient des braises, il s’abîmait dans un livre de voyages ; et le silence même des hivers coupé des plaintes du vent dans les arbres noirs ou le gargouillis des ruisseaux, sur les pentes toutes ravinées, après les trombes de pluie, lui remplissaient le coeur d’une sorte de mélancolie romantique et confuse…

Aux premiers souffles tièdes, il poussait les persiennes vertes de sa chambre et respirait de toute sa poitrine profonde. D’en haut, il promenait ses yeux placides sur l’écume des floraisons blanches. Il faisait sa ronde dans le verger ; se penchait sur les arbustes ; la main sur le sourcil, inspectait les grands arbres, consultait les vents, les quatre coins du ciel ; il interrogeait son baromètre dédoré à corne d’abondance, comme un vieux conseiller loyal qui n’a jamais trahi et il affirmait avec calme : « Il y aura du fruit cette année », ou « le temps nous réserve des giboulées qui brûleront les fleurs ».

Après le coucher du soleil, il observait l’occident : le ciel strié de bandes cerise, les grands halos autour de la lune sur laquelle fuyaient les nuées, étaient des présages d’averses ; un rouleau de vapeur légère le matin dans la vallée, c’était un jour limpide et chaud ; ces constatations simples satisfaisaient la simplicité de son âme.

Tout naturellement, il s’était refait une vie de vieux garçon. Il ne voulait entendre parler ni de bonne, ni de femme de ménage, son tempérament farouche exigeant un indépendance absolue.

En pantalon de toile bleue, il s’affairait par la demeure vaste, préparant lui-même sa cuisine d’ailleurs rustique, mais relevée d’épices fortes. Il faisait mariner des harengs ou des maquereaux, confire des cornichons, du piment rouge et de la christe-marine dans du vinaigre aromatisé d’estragon.

Dans la saison d’abondance, il goûtait une joie délicate et presque artistique à la confection des confitures de « gardes ». Coiffé d’un grand chapeau de soleil, il allait au fond du verger cueillir les lourdes grappes aux groseilliers et la pourpre parfumée des framboises. Pour remplir les pots de cristal, il se souvenait de la recette qu’il avait, de sa main, copiée dans le « Cuisinier Royal » : égrenez, jetez les grains dans du sirop cuit au perlé, laissez frémir le tout sept minutes et passez au tamis ; ainsi votre gelée est d’un rubis diaphane, si odorante et fraîche, qu’on croirait dans la bouche écraser groseille et framboise.

Du beau gâteau vermeil qui restait dans un plat, il faisait une petit vin rose-vif, innocent, mais pétillant, dont il régalait ses petits-neveux et qui leur donnait des yeux brillants de rire.

Lorsque le sirop limpide, distribué avec une louche d’argent, était refroidi, il découpait des rondelles de papier blanc, les humectait d’eau-de-vie, ficelait, collait des étiquettes méticuleuses. Il alignait toute cette provision parfumée dans ses vastes placards bleus, profonds comme des alcôves, avec la joie confuse d’enfermer pour le long hiver morne un peu de la saveur et de l’abondance heureuse du clair été…

*
*   *

Une fois par mois, il traitait sa famille avec quelques connaissances, et les apprêts du dîner ne lui déplaisaient point. Il achetait souvent une belle alose de Seine, qu’il faisait cuire dans un court-bouillon corsé de cidre doux ; aux environs du mardi-gras, il préparait la pâte aux beignets et aux carêmes-prenants ; il remontait lentement le tourne-broche, et assis sur une bancelle, entre les hauts landiers, sa main rêveuse arrosait la poularde d’un jus doré qui dégoulinait dans la lèche-frite.

Pour épargner du train à cet  homme seul, les dames allaient tirer le cidre dans les carafes, rompaient les flûtes et les manchettes de pain, frottaient d’ail les croûtons pour la salade d’escarole ; mais elles chuchotaient derrière son dos qu’il était un peu pingre, parce qu’on ne trouvait pas chez lui, comme chez sa soeur, cette procession de victuailles qui prolonge la jouissance des goinfres et ces fameuses pièces de résistance, barbue à la sauce blanche ou dinde bourrée de farce dont on se pourlèche d’avance les babines et pour lesquelles les dames se réservent. Du poisson, un petit rôti, un légume, un brin de dessert : c’est plutôt juste.

*
*   *

Dans la vaste salle dont les papiers humides se décollaient et où brûlait l’hiver une simple grille de coke, on grelottait devant son potage, jusqu’à tant que la lampe à huile et la chaleur des corps eussent réchauffé la pièce : on buvait le cidre sucré des fermiers de Jumièges, encore qu’il mit un froid sur l’estomac ; les pommes de pigeon, au dessert, glaçaient les dents.

L’été, la famille se plaignait qu’il servît souvent de la viande légèrement avancée : il laissait un gigot trois jours dans son garde-manger pour qu’il fût plus tendre sous ses gencives. Seulement, vous comprenez, dans les chaleurs… la famille faisait la tête. Une vieille demoiselle conciliante murmurait : « Voyons, je vais goûter… c’est moi qui vais dire… eh bien, c’est mangeable ».

Il écoutait les gens bétonner, en affûtant sur le fusil son long couteau, mais de place en place, il fourrait une boutade, une anecdote, un mot pointu dont il dégonflait quelque vanité.

Au dessert, il était rare qu’il manquât de lire à haute voix dans le Journal de Rouen, la liste des décès. Son esprit, avide de précision, tenait un compte exact de tous ces gens qu’il avait connus et que le néant, un à un, reprenait.

Il accompagnait chaque départ de quelque plaisanterie macabre qui faisait froid dans le dos. « Le mort que sera chacun de vous est entré dans votre peau le jour de votre naissance. Si vous l’oubliez, il ne vous oubliera pas ». Les autres, la digestion coupée, en étaient malades…

*
*   *

Les enfants avaient leur couvert à part, sur une table de nuit en acajou dont on avait relevé les volets et supprimé le vase. M. Bénetot aimait les questionner de sa place, les trouvant moins bêtes que les grandes personnes. Il arrêtait à temps leur bagout de fontaines, ou relevait des incorrections de langage qui le choquaient, comme un musicien des fausses notes.

Parfois l’un des enfants, son petit neveu qui allait déjà au collège de Joyeuse, un blondin aux mèches relevées sur des yeux vifs, risquait une contradiction sous l’oeil ironique de la famille qui n’admettait guère qu’un morveux se mesurât avec ce puits de science ; il s’agissait de décider si les serpents pondaient des oeufs, si le cachalot était un poisson ou un mammifère.

Le grand oncle allait déjucher un vieux tome poudreux d’histoire naturelle, l’époussetait en route et l’ouvrait d’un air grave ; s’il avait tort, il le confessait magnanimement, si le livre lui donnait raison, il triomphait sans orgueil : sous le nez du collégien, il soulignait d’un coup d’ongle le texte irréfutable qui lui fermait le bec.

A la grosse mère Coulibeuf qui faisait encore des grâces de vieille chatte, il tendait un Gavarni dans lequel une matrone énorme s’apprêtait à changer de chemise : - « Si tu ne t’en vas pas, Monsieur Charmé, tu vas tout voir ». - Alors, je m’en vas ».

Sous le nez de M. Tabouret, épanoui, rond et cocu, il glissait perfidement une caricature inquiétante : à l’amant vautré dans un fauteuil, le tuyau de poêle insolent sur l’oreille, l’épouse coupable, qui guettait à la fenêtre, jette le cri d’alarme : « Ote ton chapeau ! Le v’là ! »

Gâcher la joie des imbéciles était pour M. Bénetot l’unique plaisir qui le retînt dans un monde où la sottise est inépuisable.

*
*   *

On se levait après dîner. Parfois, une invitée admirait en passant un trumeau dix-huitième siècle, un berger avec sa bergère dans un frais bocage bleuâtre ! - « Ah ! c’est charmant ! » L’oncle, ingénûment, de hausser les sourcils et de murmurer : « Je ne sais trop où le berger lui pique sa fleurette ? » Il faisait mine d’examiner avec sérieux la chose. « A un drôle d’endroit ! » Les dames se rapprochaient, écarquillaient les yeux et s’empourpraient en riant.

Aux très longs soirs de juin, on se répandait dans le jardin touffu ; les enfants allaient se bousculer du côté des framboisiers et les personnes d’âge, à petits pas, digéraient sous les derniers feux du couchant qui orangeaient la pelouse…

Mais le plus souvent, dans une petite salle basse, on se tassait autour d’un lourd guéridon Empire et l’on se disputait âprement des sous au Nain Jaune, au Trente et un, à la Banque. A deux centimes la fiche, ça va encore vite, allez. L’oncle connaissait des stratégies savantes ; l’oeil au guet, quand les trois cartes au trente et un passaient à la ronde, il n’était jamais pincé : brelan de dames ou mistrigri. Et à la banque, il raflait avec une blague froide le magot convoité.

Les dames lui tapaient dans le dos : « Vieux filou », tandis qu’un sourire goguenard aux lèvres, balançant une lanterne sourde qui, dans les vertes ténèbres vacillantes, éclairait des roses, il reconduisait tout son monde…

*
*   *

Chez sa soeur, rue des Bonnetiers, les réceptions étaient plus à l’étiquette. L’oncle Casimir apportait des fraises ou des mirabelles odorantes et l’arôme des vergers de là-haut entrait avec lui.

Mademoiselle Arthemise Bénetot, devenue impotente, aimait consulter son expérience au sujet de ses loyers et des mauvais locataires.

Ses neveux l’interrogeaient sur ses voyages et ses souvenirs :

En mars 1876, l’année de la grande inondation, il avait navigué sur les prairies de Bapeaume inondées, d’où émergeaient seulement des branches noires. Pendant l’hiver de 70, il avait traversé la Seine à pied sec, et il faisait si froid que des marchands de marrons s’étaient installés sur la glace avec leurs brasiers.

En 67, il avait poussé jusqu’au Mont Saint-Michel et il dépeignait, en termes précis, le rocher sculpté au milieu des flots, le Couesnon qui sépare la Normandie et la Bretagne, et, sur les sables mouvants, le retour de la marée plus rapide qu’un cheval au galop. Derrière ces souvenirs lointains, il en découvrait de plus lointains encore, et les enfants craintifs s’enfonçaient avec lui dans le monde solennel des choses de l’histoire. Il comptait sur ses doigts les régimes tombés : Charles X, Monsieur de Villèle, Louis-Philippe, Ledru-Rollin, ce jobard de Lamartine, Napoléon « petit, petit »… - « Et Victor Hugo, mon oncle, l’avez-vous vu ? » Oui, il l’avait vu, une fois, sur le quai de Caudebec-en-Caux, un jour de mascaret, et il n’y avait point de danger qu’il se trompât sur la date : le 4 septembre 1847. C’était de dos qu’il avait vu le grand homme, penché sur le parapet, les épaules basses et qui semblait pleurer.

Mais, avant tout, on reparlait de sa fameuse traversée qui lui valait auprès des personnes du sexe un renom d’explorateur froidement intrépide ; il avait, en 62, franchi la Manche de Dieppe à Newhaven sur le paquebot à roues, abordé sur la côte britannique et visité Londres (*London* en anglais) à l’occasion de la grande Exposition du Palais de Cristal. Ce nom seul émerveillait les enfants. Il avait séjourné une quinzaine en Angleterre et c’était probablement là qu’il avait pris - par contagion - la mode des « côtelettes » et ces manières flegmatiques. Auprès de la famille enorgueillie, il passait pour connaître à fond le langage et les moeurs légèrement comiques des indigènes d’Outre-Manche.

Ce que M. Léopold n’arrivait pas à comprendre, c’était qu’on prononcât en anglais les mots autrement qu’ils s’écrivent :

« Comment dit-on bouteille ? - Bottle, répondait l’oncle sans hésiter. - Et une cuillère ? - A spoon ». Il savait aussi steamer (de steam qui veut dire vapeur), tea, potatoes, goddam, pick-pocket et spleen. Les Anglais, n’est-ce pas, avec leurs rosbifs, mangeaient en guise de pain des pommes de terre bouillies. Les Anglais, par suite des brouillards de la Tamise, avaient naturellement le spleen, sorte d’humeur noire ; alors, quand ils s’ennuyaient de trop chez eux, ils venaient en France pour se distraire. Il savait même une chanson anglaise exprimant ce sentiment d’un fils d’Albion qui avait ainsi repris goût à la vie.

On le suppliait chaque fois de la chanter, mais il n’était pas toujours d’humeur, estimant les chansonnettes un peu ridicules pour un homme de son âge. Cependant, dans ses bons soirs, il se levait, nouait gravement sa serviette, lissait ses favoris, et alors, exagérant ses airs raides, entre des lèvres minces et rasées, aux coins retombants, il fredonnait :

                Dans le Hangleterre,
                Pays très tcharmeng,
                Rien n’y savaient faire
                Que le mangémeng ;

                On était sévère
                Biaucoup fortémeng
                Et les charactères
                Prenaient de l’ennouiemeng.

Puis, sur un air plus guilleret :

                Mais le djoli Frence,
                Jolivial payse.
                Toute ma préférence
                Il havait hacquise !

Les enfants entraient en liesse et les grandes personnes en pâmoison. Çà, on pouvait dire qu’il l’avait, l’accent anglais ! Ne gardait-il pas chez lui des ouvrages et même un lexique écrits dans cette langue impayable ? - « Le Dictionnaire du Dr Johnson », précisait l’oncle Casimir d’un ton sec d’érudit.

*
*   *

Plusieurs des soirées de M. Bénetot étaient consacrées agréablement à des parties de billard, chez l’un, chez l’autre ; le lundi, route d’Ernemont, chez M. Lanquetuit, rentier ; le mercredi, rue Jouvenet, chez M. Flambard, confiseur retiré de la confiserie ; le samedi, rue du Champ-du-Pardon, chez M. Bellencontre, officier d’administration à la retraite.

M. Lanquetuit était un grand décharné, aux yeux vairons, au long nez cabossé, avec une bouche découragée dans une face osseuse et pâle : le Chevalier de la triste figure, l’avait baptisé M. Bénetot, qui, le sachant bonapartiste têtu, s’amusait à le faire endêver : « L’oncle et le neveu, le Grand et le Petit, deux belles canailles qui ont ruiné la France ». Il lui apportait des caricatures féroces : le Volant Corse entre deux raquettes, par Cruikshank, et le Sabot Corse fouetté par Wellington ; la Charge, ou le Pétard d’Alfred Le Petit : le Badingoscope et la Ménagerie impériale ; alors, il jouissait froidement de l’effet : le Don Quichotte vous prenait des yeux effarés de grand oiseau bête qui bat des moignons d’ailes, se dressait sur ses ergots et répondait par des coups de bec.

M. Flambard, l’ancien confiseur, montrait une face ronde et glabre de magistrat à pattes de lapin et ses yeux en grosses groseilles brillaient sous le renflement d’un grand front creux. Un rire gras plissait le coin des paupières et fendait la bouche molle. C’était un bonhomme important qui aurait aimé la gloriole, le cérémonial, les décorations. C’est lui qui, à l’inhumation d’un gros industriel en rouennerie, suivant avec ces Messieurs le corbillard à panaches, couvert de tourtes de fleurs, grognait, jaloux : « Ce Duponchel, il en a un char, comme je n’en aurai pas, moi ». M. Bénetot qui marchait devant se retourna : « Si le coeur vous en dit, vous pourriez monter à sa place ».

Le crâne de Bellencontre était poli comme l’ivoire des boules ; une bonne joie coulait de ses yeux pleins d’eau et des trous de ses narines sensuelles où sanguinolaient des filandres. C’était un patriote, un républicain de la première heure. C’était un vert-galant aussi et l’on soupçonnait ce vieux barbon d’enfouir des amours sous le lierre de son logis et de coucher avec sa bonne, une gaillarde qui, sous son caraco d’indienne, cachait des restes avantageux. M. Bénetot lui fredonnait narquoisement en la reconduisant à la brune :

            Et couronné par Jeanneton
            D’un simple bonnet de coton…

Un jour qu’il était invité à déjeuner chez Bellencontre, et que la donzelle servait un plat de flageolets, d’où il tira bientôt de longs cheveux blond-fade, il lui avait fait signe du petit doigt : « Une autre fois, ma mie, mettez-les moi à part sur une soucoupe, à côté de la ciboulette (si j’en désire, j’en prendrai une pincée) mais, de grâce, jamais ensemble… ».

Bellencontre, vexé, riait jaune.

*
*   *

Sous les abat-jour verts on disputait des parties à la poule ou à la bande. M. Bellencontre, malgré sa graisse, tenait par amour-propre à faire encore le coup de l’officier ; M. Lanquetuit était célèbre pour ses massés et ses rétros, il avait même, une fois, crevé le tapis vert de M. Flambard qui était devenu de la même couleur.

M. Flambard, avec l’intégrité d’un arbitre, marquait au tableau les points de ces messieurs, pendant que les autres blaguaient ou regardaient aux murs des charges contre la Restauration, la Monarchie de Juillet : la Poire et les Pépins, les Oies du Père-Philippe, ou des caricatures sympathiques des hommes de guerre : Faidherbe, Bourbaki, Gambetta dans son ballon, le brave général Trochu, tout crochu, le petit père Thiers et ses grandes lunettes, Pouyer-Quertier avec une tête en pomme.

M. Lanquetuit possédait une peinture représentant le Gros-Horloge en relief qui pouvait jouer au choix : le « Beau Danube », « Partant pour la Syrie », ou « C’est un mari, c’est un mari de Corneville ». On le remontait assez souvent pour la distraction de ces messieurs, très amateurs de musique.

Depuis quelque temps, M. Flambard, entre deux parties, confiait à ses hôtes ses insomnies d’homme en mal de livre. Voilà : il désirait narrer - oh ! sans prétention aucune - ses explorations à travers la Normandie, auxquelles il joindrait de petites poésies fugitives et des mélanges. Il en avait des sueurs la nuit, il sautait du lit pour noter un trait, une rime. M. Bénetot, tout en mettant du blanc, faisait signe au père Bazire, un de ses vieux amis, à face plissée de malin singe, et tous deux s’apprêtaient au rire intérieur. M. Bénetot avait sérieusement engagé l’auteur à donner à ces messieurs la primeur de ses élucubrations.

Ces messieurs furent tout oreilles, rangés sur les banquettes comme un aréopage, le père Bazire esquissait leurs binettes sur son calepin de « Crocis », M. Bénetot opinant gravement du chef en incorrigible pince-sans-rire.

L’avant-propos de l’ouvrage révélait comment M. Flambard avait eu l’inspiration de coucher par écrit ces intéressants mémoires : « Certain jour, mon petit Victor, embarrassé d’un devoir de style, réclamant mes lumières, je lui prodiguai de menus conseils et fus assez heureux d’apprendre que son professeur avait trouvé la chose agréablement tournée. Encouragé par ce modeste début, mais surtout aimant ce genre de distraction, je continuai et aujourd’hui j’en ai noirci un plein cahier. Que dois-je faire ? Le mettre au panier ? Eh bien, non ! » Il avait donc, au jour le jour, noté les incidents et impressions de son voyage au Havre de Grâce. Avec sa dame et ses rejetons, il avait visité les bassins et cinglé en imagination vers les Amériques à bord de la Gascogne, mais la sirène ayant soudain lancé un cri strident, il avait eu la venette de partir pour de bon : « Arrêtez, arrêtez, capitaine ! Je suis M. Flambard, de Rouen ! » On en avait été quittes pour la peur.

Et du haut de la Hève, où M. l’abbé Coullebois l’accompagnait, il adressait une invocation « à l’auteur de ses jours, j’ai nommé Dieu, qui a créé le monde si grand et devant lequel l’âme s’abîme au fond des eaux salées et de la voûte sans fond du ciel bleu… ». Au milieu d’une page blanche le seul mot Immensité, recopié en belle ronde, évoquait symboliquement la petitesse de la créature en face du Créateur.

Des notations intimes : « 19 Août : Ce matin, devant le chalet de la reine Marie-Christine, Hortense prend son bain de pied ; 22 Août : Nous accompagnâmes ce soir, au bateau de Honfleur, M. l’abbé Coullebois assez enclin au mal de mer. - A Sainte-Adresse, les enfants avaient pêché des moules : « Ces chers petits m’apportèrent ce butin humide des flots ; ce n’est pas la chose, bien sûr, puisqu’il n’y en avait pas en tout pour dix centimes, mais pensant dans leur candeur naïve, ces bons petits coeurs, que les moules ont toujours souri à leur papa. Nous nous en régalâmes… »

- « C’est rudement bien écrit », faisait M. Bénetot, péremptoire.

Pour un homme seul, ces réunions sont distrayantes ; pour un observateur amusé, elles sont instructives. La société ne ressemble-t-elle pas à ces albums farce d’Henri Monnier, d’Honoré Daumier, de Traviès où triomphent les Perrichon et les Joseph Prud’homme prétentieux, à côté de Mayeux, le bossu cynique, de Robert Macaire et de son ami Bertrand ?

On se séparait vers les onze heures ; les hommes mariés partaient plus tôt à cause de leur dame ; les autres restaient avec leur hôte à casser du sucre sur le dos des chers amis. M. Bénetot avait une fois cité cette scène des Animaux peints par eux-mêmes où de bons crocodiles en société se congratulent ; à mesure qu’un d’eux se retire, ses confrères de le déchirer à belles dents pointues. Il n’en reste plus que trois qui échangent des salamalecs, à qui sortira le dernier, mais redoutant même sort, tous trois se décident à filer de compagnie.

Ces messieurs avaient compris et désormais sortaient tous en choeur. Une fois dehors, ils lâchaient des bruits plaisants qui pétaient sec dans le silence des nuits froides. Etait-ce par manière de remerciement ironique à l’adresse de leur amphitryon, par reconnaissance pour sa prunelle ou son vespétro, ou en guise des mots d’esprit qu’ils voulaient faire et ne trouvaient pas ?

M. Casimir Bénetot réprouvait ces facéties et demeurait taciturne. Il n’avait de goût que pour un genre de conversation plus recherché.

*
*   *

Dans sa maison humide, l’oncle commençait à souffrir de rhumatismes. L’ami Bazire, en venant faire sa partie de piquet, lui répétait : « Je ne resterais point ici l’hiver ; il y a de quoi attraper la mort ».

Bazire habitait rue Bourg-l’Abbé, derrière de hauts murs, dans une grande bâtisse austère dont les briques, encadrées d’un filet blanc, étaient peintes en rouge sombre ; elle appartenait aux soeurs de l’Adoration Perpétuelle : à droite, leur chapelle en style rococo ; derrière, leur couvent et leurs jardins.

Le bonhomme y était tranquille pour se livrer à ses manies et entasser ses trésors. Ancien intendant du marquis de Belbeuf (intendant… peut-être, soupçonnait M. Bénetot, tout bonnement portier) ; il était veuf aussi depuis de longues années. Sa défunte, un gendarme aux bajoues empourprées, l’avait fait marcher au doigt et à l’oeil ; pas méchante au fond, mais si gueularde que Bazire n’avait soufflé qu’au jour où la mort lui avait clos le bec.

Il n’avait plus de famille, sauf un cousin éloigné, boisselier aux Andelys, mais il s’était fait des connaissances variées qu’il égayait de ses drôleries de vieux loustic. M. Bénetot entre autres, qui le fréquentait depuis trente ans, venait fureter avec lui dans son bric-à-brac et faisait avec lui des échanges avantageux.

Car Bazire collectionnait des raffuts, des bibelots qu’il croyait rares, de vieux bouquins surtout. Sans instruction, il n’y connaissait goutte, encore qu’il eût un vague flair de fouineur. Au Clos Saint-Marc, à la Salle des Ventes, rue Saint-Nicolas, il faisait main basse sur les caisses de volumes et de paperasses qu’il brouettait lui-même, sous prétexte qu’il y avait dedans, ou pouvait y avoir, un ouvrage sans prix.

Son intérieur était envahi d’une marée toujours montante de tomes et de curiosités, jusque dans la salle dont le bahut normand était plein à crever, jusque dans sa chambre où il fourrait des piles de bouquins dans sa vaste cauchoise, sous son lit-bateau, dans sa table de nuit même.

Une odeur de « mucre » et de poussières anciennes, dès l’entrée, vous prenait à la gorge. Quand une lame de soleil transperçait l’ombre d’une pièce, on voyait le poudroiement innombrable des atomes flottants.

Quelques brocanteurs du quartier, qui le connaissaient de longue date, lui rachetaient un peu de son fatras, mais plus il vieillissait, plus il s’entourait de ces choses avec un soin jaloux, une passion d’avare. Son rêve, qu’il ne confiait qu’à l’ami Bénetot, était de léguer sa bibliothèque à Gisors, sa ville natale ; il jouissait déjà, dans son orgueil humble et secret, de l’inscription qui perpétuerait sa mémoire d’obscur bonhomme : Legs d’Auguste Bazire. Cette espérance le soutenait dans sa vie cachée de petit rentier qui se prive, qui s’est toujours privé de tout pour ça.

Un appartement se trouva à louer au-dessous de celui de Bazire. Les neveux de M. Bénetot engageaient leur oncle à ne pas moisir au milieu des champignons de cette maison à Bihorel, isolée, dangereuse pour un homme solitaire. L’oncle, non sans regrets pour son jardin chantant, dont les rouges-gorges l’éveillaient à l’aube, se décida à emménager dans cette espèce de retraite silencieuse. Le père Bazire s’était offert à lui charrier tous ses livres…

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Les deux amis vivaient dans la grande paix de la religieuse demeure, au couvent presque, heureux, voisinant, se montrant leurs trouvailles, leurs trésors secrets, partageant de temps à autre leurs simples repas, méditant le soir sous la lampe des coups savants aux dames ou aux échecs.

Sans effusions, intérieurement ils s’aimaient ; « Nous ressemblons à Smuck et au cousin Pons, de Balzac », disait M. Bénetot. - « Les deux veufs, comédie », faisait Bazire.

Dans l’escalier, s’ouvrait un oeil de boeuf haut placé. Par plaisanterie, ils avaient appliqué une échelle et comme de vieux enfants, une gaillardise au coin de l’oeil, ils y grimpaient tour à tour pour voir. Voir quoi ? Dans leur âme nourrie de souvenirs drôles, ils espéraient surprendre la vie intime des soeurs cloîtrées. Les conteurs d’autrefois, Boccace et La Fontaine, en content de tant de couleurs, qu’ils n’eussent pas été autrement étonnés de voir rôder, près du cotillon des nonnes, un bon moine paillard à triple menton.

Mais les soeurs, dans leur bure, passaient avec calme devant les espaliers, entre le buis des allées en pente, arrachant des liserons, arrosant les marguerites, et une telle paix flottait sur les vergers du cloître que, l’esprit vite ramené à des pensées plus douces, M. Bénetot se prenait à songer une heure durant sur son échelle, écoutant tinter la clochette des offices ou l’angelus du soir, goûtant la sérénité de ces jardins pieux et comme habitués à la prière…

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Ses neveux le venaient voir, mais plus rarement, à présent que l’oncle Casimir se sentait trop âgé pour héberger la famille. Sa soeur était décédée, la goutte lui ayant remonté au coeur. Ses filles, désormais grandes madames, lui faisaient visite deux fois l’an par devoir ; elles le trouvaient ridicule de se cloîtrer ainsi, de vivre en ours, sans bonne ni demoiselle de compagnie.

Il n’espérait pas grand’chose de l’affection des enfants ou des neveux, connaissant par coeur la comédie humaine, et que les sollicitudes dont les jeunes entourent les vieux sont des rondes d’animaux félins qui viennent flairer de loin en loin si la proie est mûre pour la mort. Son sourire ironique et froid leur certifiait que non et il jouissait de leur gêne…

Il aimait mieux son père Bazire dont il n’attendait rien, qui n’attendait rien de lui.

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Dans une soupente obscure, Bazire faisait de la photographie au collodion et parfois M. Bénetot attendait, immobile au fond des ténèbres rougeâtres, tandis que les plaques baignaient dans le révélateur. Car Bazire, curieux de vues pittoresques, grimpait comme un chat maigre par des escaliers en vis à se rompre le cou, jusqu’aux galeries supérieures de Saint-Ouen, pour croquer des prophètes ou des gargouilles. Dès quatre heures du matin l’été, il se levait et, traînant son appareil monumental, allait poser à loisir et sans gêneurs, encapuchonné d’un voile noir, devant la fontaine de Lisieux, la fontaine d’Aréthuse. Il était fier de son talent, et chez le marchand de couleurs, rue d’Amiens, on voyait en vitrine ses oeuvres : la chapelle Saint-Adrien incrustée dans son roc, ou un cirque en planches abattu par une rafale de mars, avec cette note au crayon : « Panorama égroulé sur le Boulingrin, par un amateur de 72 ans ».

Il tournait aussi le bois et l’ivoire et les deux amis jouaient avec un jeu d’échecs dont il avait adroitement sculpté les pièces.

- « Vous devriez faire des hochets », plaisantait Bénetot. - « Pour amuser les vieillards en enfance », achevait Bazire…

Le matin, le père Bazire descendait avec sa timbale rue Orbe prendre chez la fruitière deux mesures de lait et une régence bien cuite chez le boulanger, un hercule enfariné, qui le saluait d’un bon grognement. Il enjambait le ruisseau qu’alimentent les ruisselets irisés et puants des ruelles à pic. Puis il remontait, frappait à la porte de son ami, toujours sur pied dès patron-minette, partageait le lait et la régence ; M. Bénetot, debout sur le seuil, accueillait d’un sourire mince la plaisanterie prévue : « Ça va-t-il, l’amour et l’appétit ? » - L’appétit allait bien et chez ce grand vieillard sec, la gourmandise survivait parce qu’elle est de tous les bonheurs possibles le seul qui ne trompe point. Quant à l’amour, il avait eu la sagesse de ne jamais lui demander plus que l’amour ne peut donner. A l’ami Bazire, appuyé sur la rampe de bois, M. Bénetot lâchait chaque matin quelque facétie féroce derrière laquelle se cachait peut-être le regret lointain d’une désillusion.

- « Vous vous rappelez l’histoire : une fois vinrent heurter à la porte du Paradis deux individus, deux âmes plutôt : « Ouvrez-nous pour l’amour de Dieu ». - « A quel titre ? fit à l’un d’eux Saint Pierre ». - « C’est que j’ai été marié et que la bourgeoise m’a déjà fait faire mon Purgatoire ». - « Oh ! alors, entre tout de go, mon pauvre vieux », - et le portail du Paradis de s’ouvrir à deux battants. La seconde âme jubilait : - « Et moi, grand Saint Pierre, moi qui ait été marié deux fois ? » - « Toi, fous-moi le camp ! fit le saint en claquant la porte. Le Paradis est fait pour les malheureux, pas pour les imbéciles ».

Faut bien rire un brin.

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Souvent M. Bénetot pénétrait dans le capharnaüm de Bazire qui lui-même ne savait au juste ce qu’il possédait ; son ignorance naïve ne voulait pas savoir pour garder intacte la joie des illusions. M. Bénetot plongeait dans cet océan trouble à la recherche des perles.

Au milieu d’un fatras de gros in-folios en veau à tranches rouges, ou en peau de truie fauve, livres de lois, de comptes royaux, livres en caractères indéchiffrables, peut-être gothiques, peut-être grecs, au milieu de prix fanés provenant de pensionnats pour jeunes personnes, de manuels d’écoliers, de lexiques et de grammaires (il y  en avait même une de tamoul et une autre d’hébreu), d’atlas démodés ou dépenaillés, rongés des rats, M. Bénetot avait déniché des ouvrages de médecine ou d’histoire naturelle du XVIe siècle : l’un d’eux de l’Académie de Montpellier, orné de bonnes planches, le ravissait : il décrivait les poissons qui vivent dans les fontaines, les palus, la mer Méditerranée et la mer Océane ; formes étranges ou reconnues : l’arondele de mer, le quarrelet, la dorée ou poisson St-Pierre, les cancres, la raine qui pleut du ciel, les néréides, le monstre léonin et le monstre en habit d’Evesque.

A côté des rayons de bouquins, treize parmi quatorze, des plats bleus rustiques en caillou, des ammonites, un gong persan ou arabe, deux globes terrestres, des Boudhas accroupis, un casse-tête néo-zélandais, des sagaies et des masques de guerre et une arme fantastique qui s’ouvrait comme des baleines de parapluie avec des lames aigües et féroces.

Appendu tout au fond, un grand tableau instructif encadré de bois jaune, fort utile à consulter quand on se sentait patraque : « Avec ça, on se passe de charlatans et d’apothicaires », faisait Bazire en levant les épaules. Il contenait des conseils pratiques sous des chromos pittoresques, en cas d’indigestion, de catarrhe, de coliques, d’étourdissements et de torticolis ; on y recommandait, pour les plaies et coupures, du vin sucré et, pour les saignements de nez, du persil haché dans les narines ou une grosse clef dans le dos.

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M. Bénetot gardait une affection secrète pour un petit neveu, brave gamin qui venait, après la paralysie subite de son père, de décrocher une bourse au collège.

La mère, Madame Pelletier, se trouvait dans de beaux draps, avec ses deux enfants, garçon et fille, sur les reins. Ses beaux-frères, Léopold et Oscar, faisaient des simagrées : pauvre dame par ci, comme je vous plains par-là ; mais de ces jean-foutre qu’elle avait régalés au temps de l’aisance, il n’y avait à tirer que monnaie de singe.

L’oncle Casimir les connaissait bien ses beaux neveux qui, sans enfants eux-mêmes, n’avaient jamais chéri que leur ventre. Lui, laissait à d’autres les grimaces, mais quand le vendredi, le fils de son métayer s’en venait de Jumièges au marché de la Haute-Vieille-Tour, il lui passait un mot pour qu’il portât à sa nièce deux douzaines treizées d’oeufs frais, ou un pain de beurre avec un quarteron de noix, ou encore, en été, un plein panier de vertes-bonnes. Quand Mme Pelletier l’en remerciait, il écartait froidement les remerciements de la main.

Au Jour de l’An, les deux enfants venaient présenter leurs voeux. Le grand’oncle les recevait, impassible ou narquois. La fillette balbutiait : « Je te souhaite, mon bon oncle, une bonne année… ». - « Couleur de rose, fouille à ta poche si t’as quéque chose », achevait l’oncle impitoyablement. Les enfants en demeuraient interloqués, mais lui, atteignait avec calme deux belles pièces de cent sous qui feraient plaisir à la mère, et deux beaux livres à images qui réjouissaient davantage les gamins : « C’est pour vous instruire », insistait l’oncle. Parfois, le jeudi, il les invitait, mais leur bruit était pour lui une fatigue, et de tempérament il aimait peu les filles ; il n’invitait plus guère que Georges, le jeune collégien.

Ces jeudis-là, le père Bazire descendait, goguenard, tirant de sa profonde des marrons qu’il avait comiquement tailladés, un ivoire ancien représentant un gueux cynique à la Callot, une boîte chinoise compliquée qui en contenait d’autres et d’autres sans fin.

Entre ces deux vieillards pacifiques, l’enfant éprouvait une douceur intime et mangeait avec recueillement.

Mon oncle Casimir l’interrogeait sur ses leçons d’histoire et de géographie. Si Georges parlait de la Gaule romaine, l’oncle rappelait la grande mosaïque découverte à Lillebonne qui était au musée d’antiquités, ou des sarcophages trouvés sous le manoir de Robert-le-Diable, dont il est parlé dans l’Abbé Cochet. Et le père Bazire, tout en buvant à petits coups son eau claire, car il était un peu congestionné, disait qu’à la campagne, en bêchant, il avait cru un jour déterrer une sépulture de Romain, mais qu’à y regarder de plus près, il avait reconnu une auge à cochons.

Si la conquête normande était sur le tapis, l’oncle faisait montre de savoir : les Vikings, sur leurs barques de cuir à proue en dragon, abordaient à l’île d’Oissel ; Rollon faisait suspendre des bracelets d’argent aux branches du chêne à Leu, et nul n’osait les en décrocher ; le duc Robert, du haut de son castel de Falaise, avait surpris au fond du val la belle Arlette lavant son linge à la fontaine. Sur Jumièges, il savait un tas de belles histoires : les fils de Clovis II et de la reine Bathilde, les jarrets brûlés, étendus dans une nef, avaient descendu le grand fleuve au fil de l’eau jusqu’à l’emplacement de la future abbaye ; un bon abbé avait recueilli les énervés royaux : récit très véridique puisque lui-même avait vu, dans l’herbe des ruines, leur image couchée sur leur tombeau : et l’enfant de s’émerveiller.

Quand les propos du collégien surpassaient ses connaissances, l’oncle Casimir faisait avec mélancolie : « Toi, tu es bien montré ; moi, de mon temps, si j’avais été montré comme cela… » et il achevait par un lent soupir.

Le déjeuner était simple, mais appétissant : du saucisson à l’ail que l’oncle allait quérir « à la Crosse » où on le faisait bon, un fricot bien mitonné, des poireaux de Rouen à la crème, une salade de cresson qui purifie le sang ; un double bondon de Neufchâtel dont les deux vieillards raffolaient, et l’on achevait le repas en partageant fraternellement une pomme d’orange.

La table desservie, l’oncle installait l’enfant à son secrétaire dont trois tiroirs restaient mystérieusement fermés ; il y rédigeait ses devoirs, et dans cette atmosphère de paix, les minutes tombaient clairement, comme des gouttes d’eau, d’une vieille horloge armoriée, à gaîne étroite de chêne où courait du feuillage. Entre deux phrases de sa narration, les regards de Georges se posaient sur une estampe où un grand brick enflait toute sa voilure lumineuse à la belle brise des mers anciennes ; une lithogravure piquée de jaune représentait les arceaux de Saint-Wandrille lourds de lierre et le choeur envahi d’arbustes ; deux juments piaffaient, les naseaux en feu (un dessin de Géricault, disait l’oncle) ; un vieux briscart de Charlet contait l’histoire de ses blessures à une marmaille ébaubie. Alignées sur une étagère, se ratatinaient, doucement odorantes, des poires de beurré d’Amalis.

Quand les devoirs étaient finis, on étalait des journaux sur la table et il pouvait ouvrir avec précaution l’énorme album de la *Normandie monumentale* dont il voyait défiler les cathédrales fuselées et les gracieux hôtels Renaissance.

Il parcourut tour à tour les aventures de chasse du baron Munchaüsen (ici, il est emporté par un chapelet de canards sauvages ; là, au fond des mers, un choeur de poissons l’encercle et chante), Robert-Robert et le cousin Lavenette, Jean-Paul Chopart où s’ébouriffent les tignasses de Cham, l’histoire d’un Casse-Noisette de Nuremberg, et ces chers contes de Perrault, où Doré accable la forêt du Petit poucet de ténèbres lourdes d’horreur que troue seule, tout au fond, la petite lumière clignotante…

Dans le Magasin Pittoresque, les pavillons chinois à clochettes sont retroussés aux angles ; on voyage en Valachie, au pays des Moldaves et des Palikars armés de yatagans, des Circassiennes aux longs cils, des bayadères qui dansent en secouant des crotales, sous des mousselines de neige ou des écharpes pailletées d’or.

D’anciens livres sur les océans et les grèves, semblaient s’envoler des nuées de goëlands…

Devant un album de Grévin dont il saisissait mal les légendes, le petit questionnait : « Qu’est-ce que c’est qu’une Lorette ? »

« - Une toile d’araignée pour prendre les mouches et ceux qui les gobent ».

Avec l’oncle Casimir, on ne savait jamais s’il parlait pour rire ou pour de bon.

A côté de ces rêveries d’enfant, le vieillard poursuivait les siennes ; et dans le calme des après-midis, errant dans des voyages intérieurs, muettement il se délectait. Avec un soin infini, il feuilletait les beaux ouvrages et soulevait d’un souffle léger le papier de soie des planches.

Un enchantement silencieux remplissait l’homme en apparence impassible.

Les Fleurs animées de Granville se métamorphosaient en vérité pour lui, la capucine en nonne, le lin en belle fileuse, la tulipe en sultane à robe diaprée. Des violettes, des narcisses coiffent des jeunes filles printanières agenouillées sous les touffes ou penchées sur l’eau ; le chèvrefeuille et le myosotis enlaçaient des jupes à volants crémeux.

Ossian, Walter Scott l’emportaient hors des étroitesses du présent, vers des bruyères sauvages, dans le clair de lune des légendes qui baigne le rêve d’abbayes en ruines et de castels taciturnes où des reines furent prisonnières… Il arpentait dans le vent romantique de la verte Erin les éboulis de la Chaussée des Géants ; la grotte de Fingal s’enfonçait troublante et profonde, telle qu’il l’avait contemplée sur une belle gravure Empire ; il pénétrait en barque, avec un frisson étrange, dans l’austérité des colonnes de basalte, sous les voûtes de cette cathédrale de la mer au grondement prophétique des vagues lourdes de brume…

Les grands voyages de Cook, de La Pérousse et de Dumont d’Urville ouvraient en lui des espaces d’océans inconnus, le Pacifique immense semé d’îles fortunées, de cercles de coraux et de madrépores roses, de sagasses aux flottantes chevelures. Au-dessus des Himalayas dentelés de pics bleuâtres, au-dessus des nuages et du monde, le Gaurisankar vertigineux se dressait à huit mille cent quarante mètres, le géant de la Terre. Le fleuve Amazone à travers des pampas et des forêts vierges bruissantes d’oiseaux-mouches et de mouches de feu, roulait ses nappes d’eau illimitées, pareilles à celles de la mer.

Toussenel, dans son Ornithologie Passionnelle, prêtait aux oiseaux un coeur humain ; Pouchet de Rouen, Emmanuel Liais de Cherbourg dévoilaient les miracles de la nature, les noces mystérieuses des plantes, les amours de deux hauts palmiers que sépare un désert, révélaient les infiniment grands et les infiniment petits, la griffe de la tarentule plus formidable au microscope que celle du lion, l’éclosion de la vie surgissant des eaux du Déluge, les ichthyosaures aux yeux de lune errant sous les mers glauques du monde tertiaire, et dans le vertige des espaces, les étoiles qui peut-être recèlent des vies humaines, les cratères béants des astres morts dans l’éternel nuit glacée…

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M. Casimir Bénetot a mis sa dame de compagnie à la porte.

Il en avait accepté une, cédant aux harcèlements de ses filles, de ses neveux, de ses nièces qui lui chantaient : « Ça n’est pas prudent de rester seul pour un homme de votre âge. » On lui avait indiqué une femme très convenable, aux gestes calmes comme une religieuse.

Sans bruit, elle tournait dans les pièces, passait le plumeau, mettait le couvert, puisque Monsieur tenait à faire sa cuisine, lavait les quelques assiettes ; puis, tout remis en ordre, elle s’asseyait dans la salle près d’une fenêtre à son bloquet, et le jour pâle de la cour tombait sur la longue dentelle blanche. Comme elle était dame de compagnie, elle s’imaginait qu’elle devait lui tenir société et le sauver de l’ennui. A mi-voix, elle l’entretenait de la foule dans les rues ce beau dimanche de Pentecôte, des processions interdites en ville (miséricorde de Dieu !) de son gendre qui avait eu au pouce un mal d’aventure, d’un beau mariage à Saint-Nicaise, et de la chétive figure du brument…

M. Bénetot, dans son vieux fauteuil Louis XIII, une grosse Bible à gravures sur les genoux, répondait par des hochements de nez, des « C’est étonnant » ou « C’est plus que probable ». Mais, comme, tous sujets épuisés, elle parlait des chaleurs étouffantes qu’il faisait après la froidure de la semaine passée, il avait relevé la tête, les yeux fixes et de sa bouche pincée de dédain, il avait laissé tomber ces paroles glaciales : « A quoi riment ces propos oiseux ? on ne se nourrit pas de vent ».

M. Casimir Bénetot a mis à la porte la dame de compagnie pour s’être permise de troubler son silence et ses rêves…

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*   *

Dans la grande maison muette, règne plus de paix que dans le couvent voisin. Le père Bazire s’en est allé chez son cousin des Andelys, après avoir fait un domino final avec son vieil ami. Trois jours, c’était un voyage pour lui qui ne s’absentait guère.

Le grand silence dort comme l’eau d’un étang. Personne ne s’inquiète de ce grand silence. Le boulanger n’a pas vu M. Bénetot ; mais M. Bénetot est connu pour ses habitudes casanières : il fait partie du couvent cloîtré.

Et le père Bazire est rentré par un soir de crassin. A la porte de la rue, il a décrotté soigneusement ses souliers qu’alourdit la boue de novembre, et de son vieux paletot mouillé sort une odeur d’automne, de feuille morte et de pluie fine sur les champs. Dans son « sac à malices » il rapporte des reinettes de Caux, un écritoire en Vieux-Rouen, et un vieux Christ des campagnes en os de mouton. Sur le palier carrelé, il jouit à l’avance du plaisir d’épater un peu l’ami Bénetot qu’il admire et redoute.

Toc, toc, toc, les trois petits coups convenus à la porte, sur laquelle - mais pourquoi ? - la clef est restée dans la serrure. D’ordinaire, M. Bénetot s’enferme et, méfiant, ne vient ouvrir qu’après avoir reconnu son monde. Mais cette fois, une voix lointaine, mince et sèche comme un craquement d’étoffe, donne l’ordre d’entrer…

Au milieu de la chambre sans feu, M. Bénetot est assis dans son fauteuil et, devant lui, sur une sorte de lutrin, sa grosse Bible est ouverte au livre de Job !

Les mots passent en sifflant entre ses dents serrées :

- Si vous étiez arrivé une heure plus tard, j’avais fini.

- Fini de quoi faire ?

- De mourir.

Bazire s’affole et bredouille : consulter son tableau des maladies, appeler le médecin, faire chauffer quelque tisane. Mais M. Bénetot coupe court d’un petit geste qui veut peut-être dire que pour un homme de son âge, il n’est pas besoin de tant de cérémonies et que c’est le moment de filer à l’anglaise. Pendant qu’il peut encore parler, il explique seulement qu’il veut qu’on l’aide à gagner son lit.

Mais à peine si Bazire l’a soulevé qu’il s’écroule sur le carrelage. La mort qu’il souhaitait belle s’acharne à l’accabler d’inutiles laideurs. Il se ressaisit pourtant une seconde, comme si, dans la machine usée, la raison claire n’abdiquait pas encore. Les paupières se sont relevées sur les yeux d’un bleu froid. Trois mots sont tombés de la bouche torse : « Personne… Georges… Vous… » La main s’est allongée jusqu’à rencontrer la main du pauvre vieux Bazire qui sanglote…

Ainsi délogea sans bruit, pour continuer ses songeries dans plus de silence encore, un observateur silencieux du grand Guignol universel. Il laissa un peu de lui-même au fond du coeur d’un vieillard et dans le coeur pensif d’un enfant. C’est tout.




AFFICHES DE GARE


YVES LE CORRE était las de ses grisailles normandes. Pâques était là qui réveillait des désirs d’ailleurs. Revivre ailleurs !

Conservateur du musée d’antiquités, rue Arcisse-de-Caumont, c’était un homme hésitant, impulsif, inquiet.

Devant les clochetons gothiques ruisselants de pluie dans les buissons noirs du jardin, il se leva nerveusement, empila treize parmi quatorze des affaires dans une valise ; il appelait ça en riant « ma valise de soldat », car elle était bosselée, avachie, difforme ; mais il se souciait peu de l’opinion de ses contemporains et leur mépris ne lui déplaisait point. Que de fois on l’avait vu rentrer de voyage, les épaules tirées par cette valise minable lourde de trésors, un paquet de livres au bout d’une corde et, dépassant de sa poche, une statuette emmaillotée d’un journal crevé.

Il descendit la rue Saint-Jean qui se tortille dans la boue comme un vieux serpent gris. Il avait raté son tram place Saint-Pierre, et il courait vers la gare, ridicule, se sentant ridicule, mais il en avait l’habitude. Mon Dieu ! s’il allait rater le train pour Paris de 2 h. 55… Après, ce serait Nice et le soleil où l’on oublie tout.

Il se jeta en sueur dans la gare. Un sifflet déchirant de locomotive. Yves est éperdu. Il se rue sur le quai, sur l’express qui part ; un chef de gare qui redoute un accident lui barre le passage. Il se débat.

- « Je n’ai pas le droit de vous laisser écraser ».

Voyant qu’il est en face d’un fou bénin qu’on calme avec de bonnes paroles, le chef de gare le ramène doucement vers le salon d’attente de deuxième classe : « Il y a un autre express à 4 h. 20 ; il est déjà 3 h. 5. Vous ne serez pas plus mal ici qu’ailleurs pour attendre ».

Yves Le Corre attendra. Il a toujours un livre dans sa poche : l’Eloge de la Folie d’Erasme, jolies figures d’Eisen. Ceci lui convient assez ; il sourit. Il regarde les gravures. Il est un peu enfant, il aime les images et ses yeux errent.

- Tiens ! tiens ! on fait aujourd’hui de bien jolies affiches en couleur.

Toutes ensemble, elles chantent au-dessus de sa tête.

Yves se lève ; il laisse sa valise à la garde d’un chien, d’un chien que sa maîtresse a dû lui laisser en garde, car elle est sortie. Le chien gratte la valise, lit les étiquettes à demi-déchirées : Lausanne, Tolède, Florence.

Yves Le Corre, désolé tout à l’heure, est ravi.

Il a reconnu les affiches de la Côte d’Azur : Cannes, Agay, Théoule. C’est à Théoule qu’il ira, ou peut-être à Cavalaire ; il veut être seul entre la mer, les rocs vermeils et la toison verte des pins. La sauvagerie, l’exubérance tropicale, déjà l’Afrique.

L’Afrique ? Mais pourquoi pas Tebessa, Timgad ? Ruines romaines dressées dans le ciel de feu… Il ira à Carthage, voir le Père Delattre ; il lui a écrit dernièrement. Tant pis s’il lui faut vendre une obligation ou deux. Tout ça n’est que du papier. Et la beauté est éternelle.

Devant ce rêve trop beau, Yves devient rouge. Il compte ses billets et il redevient pâle. Ceci dépasse ses ressources. Et puis il ne peut pas s’absenter de son musée plus de quinze jours. Il faut être raisonnable. Yves a des crises de folie, et des crises de raison, de calcul à froid.

La cathédrale de Strasbourg, jaillissement rouge. Yves se frappe le front :

C’est insensé, c’est même scandaleux ! Depuis que Strasbourg est revenu à la France, il ne l’a pas revu. Il l’avait parcouru, autrefois, au cours d’un voyage sur le Rhin, mais depuis vingt ans, quels changements ! Revoir Sainte-Odile, et puis cette grande émeraude que voici sur l’affiche : Gérardmer. Ce calme au milieu des sapins immenses ! Ce serait une espèce de retraite pour son inquiétude maladive. Huit jours suffiraient. Son coeur et son porte-monnaie s’en trouveraient bien.

Yves se retourne : des calvaires sur le ciel orangé du couchant.

Un autre désir le happe. Sa mère était de Bayeux, mais son père Breton. Pourquoi courir jusqu’à cette Riviera dont les admirations à bon marché ont fait des chromos : bleu lessive et rose bonbon, alors que sa Bretagne est là, changeante à l’infini, changeante comme lui, d’heure en heure : soirs lilas, lie-de-vin ; mers fantômes où des barques s’en vont comme ses rêves à la dérive, vers ailleurs ; mers dorées, ou bleu pâle, ou vertes, « comme les fontaines et les yeux des jeunes filles… »

Yves s’embarque, fiévreux, sur des songes… Des cris d’hommes, des cris de machines le font tressaillir. Sa fièvre tombe comme aux malades. Des voyageurs envahissent la salle et le bousculent. Des valises à coins durs de cuivre le heurtent. Yves voit toutes ces figures qui l’entourent, comme un homme qui se réveille. Elles ont l’air hargneuses, ou tourmentées ou déjà lasses.

- Paris express, en voiture !

Yves se lève, chancelant ; des gens s’engouffrent par le portillon ; ils présentent leurs billets au contrôleur. Yves s’aperçoit qu’il n’a pas de billet. Qu’est-ce qu’il a fait pendant une heure et quart dans la salle d’attente, au lieu d’aller prendre son billet ? Il y a cohue aux guichets.

Yves hésite ; puis tranquillement, il achète un journal à la bibliothèque, s’installe à la buvette, boit un mazagran bien chaud et, calme, il regarde s’ébranler l’express comme si tout cela ne le concernait plus.

La pluie a cessé, le soir s’apaise, plein de nuages rose-feu, sur lequel des flèches lointaines de l’Abbaye-aux-Hommes se découpent. Il sort ; avec sérénité, il monte dans le tram qui attend devant la gare et ramène les voyageurs.

Lui aussi rentre de voyage.

Il sait que tout est beau dans le souvenir, que tout se fane devant les yeux.

Il a beaucoup vu, et chaque fois, ce qu’il voyait, « ça n’était plus tout à fait ça » ; ça n’était plus la vision qu’il avait gardée ou qu’il s’était peinte à l’avance, sur l’écran intérieur de cette manière de cinéma que nous portons chacun en nous.

Yves rentre dans son cabinet de travail. Il écrit à Paris, à la Compagnie des chemins de fer : qu’on lui envoie vingt affiches des plus belles. Il en tapissera les murs nus de son couloir. En passant, il s’arrêtera, voyagera en esprit. Pour une cinquantaine de francs, il en verra la farce, et ce sera la même chose…



LA NOUVELLE HEURE


C’ÉTAIENT deux petits vieux rabougris, assis sur une pauvre colline, au fond d‘une crique perdue.

Deux petits vieux assis en tailleur à côté de leur bâton, d’un cabas - un quignon de pain gris, un pichet de cidre. Ils boivent à petits coups, mâchent lentement avec leurs mauvaises dents.

Ils venaient là s’asseoir, loin du monde, du beau monde qui les gêne, sur cette falaise d’ajoncs d’où l’on voit quelques barques de pêche échouées dans la vase.

Là, ils ne seraient point dérangés, puisque tous ces Parisiens, des Anglais envahissaient le pays, accaparaient les plus beaux coins, étaient plus chez eux qu’eux-mêmes.

La plage n’était plus qu’à eux seuls, à cette heure ! C’étaient des embarras avec leur croquet, leur tennis qu’ils appellent ça.

Les gars de l’endroit ne faisaient pas tant d’esbrouffe pour jouer une vieille partie de boules ou de bouchon.

Et c’étaient des tentes rouges sur le galet, et des nappes blanches sur l’herbe, manière de dire :

« Regardez-moi ! On est du monde comme pas tout le monde ! »

Les vieux regardaient tout cela de loin, d’un air détaché, d’un air de doux mépris, du regard que le passé jette au présent qui, dans sa course folle, ne se retourne même pas pour voir ce qui a été.

Quand ils s’en revenaient le soir, ces vieux, du pas lent des bêtes, les « vélocipèdes » les frôlaient comme d’un coup de lame brutal, et les automobiles accouraient de l’horizon avec un rugissement et, dans leur tourbillon, les faisaient se jeter dans le fossé, élugés, étourdis de poussière.

Et les modes des belles dames qui vous éclaboussent de leur rire et de leurs odeurs, les robes plus courtes qu’honnêtes que copient à présent les jeunesses du pays !

Malheur ! Les lèvres des vieux s’étirent d’un sourire mélancolique, impuissant, sans illusion. C’est ainsi le train du monde qui nous emporte, Dieu sait où.

Les jeunes ont raison toujours, les vieux ont toujours tort ! Jusqu’à l’heure, oui, l’heure du jour, qu’ils ont changée ! On chamboule le soleil ! Paraît qu’il radote lui aussi.

Quand le soleil sort à peine, là-bas, entre les deux rochers, de la mer, il paraît qu’il est déjà sept heures. Mais midi, c’est midi, pourtant, bon sang de bon sang ! Il y a pourtant une heure pour traire les vaches, une heure pour les repas, une heure pour ramener les bêtes à l’étable. Ah ! misère !

Les vieux se passent leurs grosses mains noueuses, hâlées, sous leurs narines pleines de poils gris, haussent une épaule ; et le plus jeune, qui a peut-être soixante-cinq ans, tire un rat de merisier.

- Une prise, père Hardel ?

- Oui, ça n’est pas de refus…

Ils hument le tabac comme une des rares choses qui consolent encore du reste.

Ils se relèvent enfin pour s’en retourner à la fraîche. Lentement, à cause des vieilles douleurs dans les jambes. Ils habitent à une bonne lieue d’ici, près des Ifs. Et le plus vieux devait passer à Fécamp, chez son gendre qui est hôtelier, pour savoir ce qu’il faudrait lui rapporter d’oeufs et de beurre la semaine prochaine.

- Aurons-nous le temps, dit le plus jeune, d’être là-bas à sept heures ?

- A sept heures à l’ancienne heure ? fit le plus vieux.

- Huit heures à la nouvelle heure, quoi.

Pour le père Hardel qui allait sur ses soixante-treize, toutes ces idées d’heures s’embrouillaient. Il eut le large sourire des résignations tristes :

- Moi, je veux bien. Le soleil est encore haut sur la falaise… Pour lors, quelle heure qu’il est à présent ?

Le plus jeune extirpe un oignon de nickel ; il l’examine d’un oeil soupçonneux :

- Cinq heures à la nouvelle heure : quatre heures à l’ancienne…

Le vieux rumina, retourna l’idée dans sa tête, comme il mâchonnait son pain bis tout à l’heure :

- Enfin, il est quatre heures de soleil, garçon ! conclut-il, têtu.

- Oui, si on veut, mais tout de même, faudrait compter cinq heures…

- Oui, oui, moi je veux bien, man père Gamas, accepte le vieux hochant du nez, d’un ton de conciliation.

Il s’arrêta avec un geste bon enfant, comme au marché quand on coupe la poire en deux :

- Quatre heures, cinq heures… Eh ben ! - il se gratta les sourcils - mettons qu’il soit quatre heures et demie, na, pour mettre tout le monde d’accord !

Et ils s’acheminèrent avec la résignation infinie des sages, dans un monde où Gros-Jean veut en remontrer à son curé, où la jeunesse veut avoir raison contre les anciens, contre tout le monde, contre le soleil !

« Mettons qu’il soit quatre heures et demie, là, et n’en parlons plus… »




LES PETITES VIEILLES


C’EST ici… la maison vieillotte dans une bonne vieille rue, mélancolique et muette, que n’atteint pas la gaieté moderne comme il en reste encore dans nos villes de Province. C’est ici… la vieille maison recueillie, résignée. Vous poussez la lourde porte entre-bâillée et vous voilà dans un couloir silencieux, où traînent des odeurs d’autrefois. Seul, quelque chat frôle la muraille, glisse dans l’escalier sombre, à pas de velours…

Vous vous sentez un peu intimidé par ce grand silence, comme dans un cloître. Vous ne vous rappelez plus bien la porte de l’étage : il y en a tant de ces portes sans nom, toutes semblables ; pourtant, au bruit que vous faites, une d’elles s’entr’ouvre et une petite vieille en bonnet de lingerie vous sourit : « Mlle Adélaïde ? C’est au-dessus, monsieur, à droite ». L’escalier s’éclaire ; un filet de soleil coule d’une étroite croisée haute comme il y en a dans les couvents.

Vous frappez… un trot de souris dérangées sur le carreau… on ouvre enfin ; on ne vous remet pas bien d’abord, dans le contre-jour, et puis c’est un cri de joie ; mais vous le reconnaissez bien, ce visage ancien, ce bon sourire triste, et ces yeux gris qui vous regardent de loin, du fond de votre enfance si lointaine déjà.

Vous pénétrez dans la calme lumière de cette chambre reconnue confusément ; vous y mettez, sans le savoir, la gaieté ensoleillée du monde extérieur inconnu, et la vieille vous regarde comme illuminée par ce rayonnement. Elle avait eu le pressentiment de votre visite ; quand elle a entendu un pas sur le palier, elle a eu un battement de coeur joyeux : c’est lui ! Et elle vous fait asseoir contre le poêle de faïence où, tout petit, vous avez tant de fois réchauffé vos doigts gourds, et elle cause, vous questionne, anxieuse, et elle s’affaire par la chambre, et elle veut à toute force vous passer une chaufferette sous les pieds et vous allez prendre quelque chose de chaud… Si, si, elle sent bien que vous avez le rhume. Vous vous laissez faire, lui donnant la joie d’être encore un peu son enfant comme autrefois. Alors, tout en bavardant, elle disparaît dans un réduit où vous l’entrevoyez qui remue mille petits ustensiles de forme surannée et naïve.

Pendant que le café, qui filtre, parfume la pièce et que vous répondez distraitement aux questions de votre vieille amie, votre regard fait le tour de cette chambre étroite qui n’a pas changé, qui semble l’image du passé immobile : les vieux fauteuils raides sous leurs housses de percale blanche, le lit qu’on roule sur « tirettes », le bénitier en faïence et la branche de buis. Voilà les portraits de famille en des cadres éteints ; son grand-père en cravate de batiste, sa grand’mère, la ceinture haut sous les seins ; puis la commode Louis-Philippe avec son dessus en marbre gris, et l’armoire de chêne, lourde de linge ; tout ce pauvre ameublement mastoc et bon enfant qui suffisait jadis à toute une vie, contentait le coeur simple de nos aïeules. Sur la cheminée, couverte d’une tapisserie verte et jaune et rouge, la pendule Empire dorée, l’éternel berger et sa bergère sous un globe énorme, et les deux vases de porcelaine blanche avec des naïvetés peintes, surmontés de plumes de paon. Au milieu, tout un monde de menus bibelots enfantins qu’on aimait tant alors, parce que chacun était un souvenir : une conque rosée, un petit voilier de nacre et un chien couché en rond servant de pelote à épingles. Puis sur le devant, quelques vieux daguerréotypes jaunis : la tante d’Adélaïde aux traits roides et durs sous son bonnet à fleurs (elle ne devait pas être commode, la bonne femme) ; son oncle, en gilet de velours à grosse chaîne d’or, qui sourit dans ses sourcils embroussaillés, et, plus récent, le portrait de son père en uniforme de maréchal des logis, quand il faisait ses sept ans, et puis, et puis - une émotion vous monte au coeur - celui de votre mère, au sourire pensif, et des photographies de vous, d’abord en robe de bébé, puis, plus tard, en collégien, des prix dans les deux mains.

Vous vous croyiez bien perdu, bien solitaire, bien oublié dans les remous de la foule moderne, mais voilà qu’au fond de la vieille province ces images de vous, si pâles pour vous-même, se retrouvent vivantes, peuplent et consolent encore une pauvre vie déserte. Du calme : la voici…

Elle apporte solennellement des tasses à fleurettes bleues et à filets d’or (les tasses, vous explique-t-elle, que lui avait offertes dans le temps, à la Noël, votre mère, alors jeune fille). Elle verse avec précaution la tisane noire, s’installe avec lenteur dans son grand fauteuil de velours fané, boit à petites gorgées ; on sent qu’elle voudrait vous garder longtemps, prolonger cette heure heureuse.

Et c’est de vous, des vôtres qu’elle s’inquiète d’abord : sa vie, à elle, est si peu de chose ! Est-ce beau le pays, la ville où vous habitez ? Vous lui décrivez des monuments, et elle s’émerveille, une forêt de pins rouges et elle s’y promène en pensée avec votre femme. Vous dites qu’il y fait de grosses chaleurs l’été, et elle a pour vous une sensation d’étouffement ; mais vous avez un berceau de verdure au fond du jardin : ah ! tant mieux, elle respire.

L’hiver dernier, par contre, a été glacé et vous avez même eu un point de congestion. Elle réclame avec anxiété que vous vous couvriez chaudement, vous et les enfants ; des flanelles, de bons tricots de laine, des précautions : vous devriez mettre des mitaines et des chaussons fourrés dans votre bureau. Vous riez, mais elle prend toutes ces choses au sérieux ; on ne rit pas avec la santé ! Ne laissez pas la fenêtre ouverte la nuit, car c’est comme ça qu’un rhume de cerveau vous tombe sur la poitrine ; bien se couvrir dans son lit, car on peut prendre froid par les bras. Ces principes d’hygiène vous égaient, mais vous restez ému.

Pour changer de conversation, vous voulez lui parler du dernier procès politique qui fait tant de bruit ; elle vous écoute, étonnée ; elle en a ouï dire, mais elle revient vite aux sujets qui lui touchent le coeur. Et cette pauvre Madeleine (votre femme) ? Elle l’avait trouvée « mincie » il y a deux ans ; il faut qu’elle se ménage, qu’elle aille se reposer au bon air de la campagne.

Et Pierre, et Simone, et Geneviève ? Vous lui contez, sans épargner les détails, les vacances des petits à Villers-sur-Mer. On dirait qu’elle les a sous les yeux, les aide à bâtir des châteaux de sable, à dénicher les crabes sous les gros galets ; elle s’apitoie sur les bobos, s’amuse follement des réparties de la petite dernière, une fameuse luronne ; elle les borde tous en rêve dans leur dodo, les déshabille derrière un pan de falaise pour la baignade et ne vit pas tant qu’ils sont dans l’eau, craignant de les voir à tout instant emportés par une lame. Et cela la ramène à vous quand vous étiez haut comme ça ; elle vous rappelle vos drôleries de gamin, vos fanfaronnades quand vous partiez en guerre sur votre cheval mécanique ou quand par dessus la barrière vous criiez des gros mots (qu’elle ne veut pas répéter) à la mère Tabourel, la laveuse, qui n’avait pas l’heur de vous plaire. Elle a meilleure souvenance que vous de ces jours anciens qui, pour vous, ne sont plus guère qu’un brouillard.

Alors, doucement, discrètement, elle se plaint qu’on la néglige un peu. Elle ne sait plus, de votre existence, que ce qu’elle en devine par de très rares et très courtes lettres, une carte illustrée de loin en loin. Vous êtes allé à Chamonix au mois d’août dernier ; n’avez-vous pas, il y a deux ans, visité Madrid ? Ça doit être bien beau, cette grande ville, ça doit être bien haut, ces montagnes ! Elle regarde les petites cartes avec un verre grossissant ; elle se rend tout à fait compte, et elle s’en va en grand mystère découvrir, du fond de la commode, un coffret en bois de rose où sont tous ses pauvres trésors : les joies des autres. Comme elle serait heureuse d’en recevoir souvent : cela distrait ! Et un remords vous saisit : c’est à vos moments perdus, sur un bout de table de café, que vous griffonniez ces cartes banales, au milieu de tant d’autres jetées à de vagues amis, tout cela dans le coup de vent égoïste et joyeux d’un beau voyage. Vous ne réfléchissiez pas, alors : maintenant, vous comprenez.

Le matin elle descend son escalier sombre avec un confus espoir de nouvelles : qui sait ? Elle ouvre avec lenteur la boîte aux lettres : vide comme toujours, et elle remonte une fois de plus dans sa solitude, déçue, navrée. Mais cette fois elle a aperçu, au fond de la boîte, le carré blanc tant espéré ; elle l’emporte, soulevée, sans l’ouvrir, pour se réserver en haut la joie de la lecture. Elle va montrer les cartes aux voisines ; on s’extasie sur un lac d’Auvergne, une cathédrale, et c’est un rayon pour le reste de la journée.

Comme nous passons indifférents, sans nous retourner et sans amour dans la grande bousculade moderne !

Vous l’interrogez sur son existence quotidienne : oh ! elle est si simple ! Elle brode un peu, oui, du feston pour tuer le temps ; ce n’est pas très bien payé : huit sous le mètre en fournissant le fil. Elle travaille à la fenêtre, d’ordinaire, à côté d’un pot de fleurs, héliotrope ou réséda, devant un paysage de toits, s’amusant d’un chat poursuivi qui escalade un mur, d’un passant qui court après son chapeau un jour de grand vent. Elle porte la tâche faite, rue aux Ours, tous les samedis. Elle raccommode aussi son linge ; elle n’en manque pas, Dieu merci ; elle en a plus qu’il ne lui en faut pour finir ses jours, plus qu’il n’en faudra pour l’ensevelir. Des fois, elle sort - pas bien loin - jusqu’au jardin Saint-Ouen, voir fleurir les ravenelles en avril, les dahlias en octobre, et les petits jouer à cligne-muchette sous les marronniers près de la statue de Rollon.

Un dimanche sur deux, elle est invitée à dîner chez une nièce : grâce au ciel, Julia est bien rencontrée ; son mari est bien comme il faut, employé au Comptoir d’Escompte ; de bonnes petites gens, vraiment, tous deux. Elle soupire : pas d’enfants malheureusement. Elle soupire pour eux, pour elle… Ils l’ont entraînée dernièrement à la Saint-Romain. Elle se frappe la tête : Tiens ! elle y songe et elle court au tiroir. Sous des étoffes, elle retrouve, enveloppé de papier d’argent, un sucre de pomme qu’elle a acheté : elle vous le tend, ne pouvant donner autre chose : c’est pour les petits !

Elle ne sort jamais ? Si, il y a un an, elle est allée pour la seconde fois de sa vie au bord de la mer, à Saint-Pierre-en-Port. Oh ! pas seule, avec une voisine, caissière : vous savez le petit magasin de mercerie qui fait le coin de la rue des Bons-Enfants ? Elles y sont restées trois jours entiers, logées dans une auberge bien propre, ma foi, et cela lui a coûté tout près de vingt-quatre francs, avec le voyage. Une folie, mais la dernière sans doute…

Et voilà, c’est là sa pauvre vie frêle et courageuse : un grand espace de jours gris, avec, de loin en loin, une pâle lueur… Elle vit quand même sans trop sentir le vide : c’est que son âme se nourrit des choses qui ne sont plus.

*
*   *

Notre dernière visite datait de mai 1914. Je passais avec les miens et nous avions invité à l’hôtel notre vieille amie. Le repas gai, une promenade au soleil sur la « Petite Provence », les enfants surtout dont elle tenait la main, tout cela fut pour elle, je crois, la plus belle fête de sa vie.

Traversant Rouen après la guerre un matin de décembre 1918, je remontai instinctivement la rue Beauvoisine vers la Rougemare. Les soucis que je portais se trouvèrent apaisés par la douceur sinueuse et vieillotte de cette rue bordée de souvenirs, et je souriais dans la brume, causant silencieusement avec le fantôme de mon enfance.

Je voulus faire une surprise à cette bonne vieille. Ma femme lui avait écrit l’an passé à pareille époque pour le Jour de l’An, en joignant des photographies, une discrète offrande. Elle avait répondu un peu tard en janvier d’une main tremblée, mais d’un ton encore alerte, et avait même envoyé aux enfants des aguignettes « pour leur porter bonheur ». J’avais reçu ces nouvelles, bien loin, en mer, à bord du Jules-Michelet.

La maison n’avait pas changé au coin de la place, et je riais en montant à pas de loup. Je voyais déjà son air effaré, ses exclamations, les bras levés. Je lui contais d’avance les choses curieuses ou terribles que j’avais vues là-bas à Salonique ou à Corfou, les sous-marins, des torpillages…

Dans le demi-jour je reconnus vite la porte : un chat ronronnait en boule sur le paillasson. Je frappai, pas trop fort ; on ne répondit pas. Endormie ? Je m’aperçus qu’il n’était encore que huit heures et quart et que c’était un peu tôt pour une femme âgée.

Je frappai plus fort, et par plaisanterie je criai : Adélaïde ! comme je faisais, pour la taquiner, car ce nom ancien lui paraissait à elle-même ridicule. Il ne me semblait plus tel alors, mais doux et charmant : il me rappelait sans doute la romance de Beethoven : Adélaïde…

J’entendis un bruit feutré de pas. Une autre porte sur le palier s’ouvrit. Une vieille fille s’inquiéta :

- Vous demandez Mademoiselle Adélaïde Sénéchal ?

- Mais oui, elle est absente peut-être ?

- C’est-à-dire qu’elle n’est plus, Monsieur. Sa nièce l’a trouvée morte un matin, il y a de cela trois mois.

Un choc étrange.

Je répétai d’une voix troublée : « Ainsi, elle est morte… »

Et je saluai gauchement ; je redescendis comme si quelque chose en moi était cassé.

C’était absurde : une vieille femme qui n’avait, après tout, tenu que peu de place dans mon existence affairée, que je ne voyais plus que de loin en loin. Et je ne sais pourquoi, dehors, je me sentis, dans tout ce silence, tout ce brouillard, entre ces maisons fermées, affreusement perdu. Comme un vagabond sans feu ni lieu, dans cette ville de mon enfance dont je connaissais pourtant toutes les pierres, j’éprouvais une désolation effrayante, comme s’il n’y avait plus une porte où frapper, plus un sourire pour me recevoir.

Je montai la rue, tout d’un coup vieilli, usé ; j’entrai dans le jardin Sainte-Marie solitaire ; au fond de la brume d’hiver, les plantes flétries, les débris de clochetons m’apparaissaient comme des algues et des roches immobiles au fond d’une mer qui eût tout englouti…

J’errais, porté par des pensées flottantes, comme au fil des eaux mortes. Et je compris ma solitude.

*
*   *

Depuis, j’ai repensé souvent à Elle.

Elle est la survivance d’un monde détruit, d’un monde qui n’est déjà plus qu’un souvenir au milieu des jouissances, des fuites et des fièvres d’aujourd’hui. Elle évoque des temps où nous plongeons par notre enfance et qui nous paraissent impossibles, invraisemblables : d’humbles joies, un cercle étroit, intime.

Les choses alors et les figures familières pénétraient plus avant dans le coeur. On portait moins d’idées, moins d’images ; le peu qu’on en avait, on l’enserrait en soi à plus de profondeur. Les spectacles, les pays ne défilaient pas au galop devant les yeux, comme sur un écran. On prenait racine, et ceux qui n’avaient point de famille, les femmes surtout, s’accrochaient à quelque autre, comme le lierre aux arbres. On riait au baptême des petits enfants des autres ; on était frémissant, d’une joie mystérieuse, à leur mariage ; leurs douleurs bouleversaient ; on ensevelissait, on veillait leurs morts.

Et de ces humbles souvenirs on tissait ses jours. On ne vivait pas toujours soi-même, on vivait de la vie des aimés. On se contentait, on se résignait. On mettait moins d’esprit en tout, on y mettait plus d’amour. On avait moins de goût, mais il y avait dans les âmes des petites gens des sources de bonté « trop profondes pour des larmes ».

Adieu, pauvre chère vieille. Tes mains étaient maternelles et douces ; tes yeux gardaient la limpidité émouvante qu’avaient les yeux de nos mères défuntes.

Un baiser sur ton vieux front mort, sur le front du vieux monde qui vient aussi de mourir.



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