ENGELHARD, Charles (1861-1915) : Le Marché-Vieux  (ca1910)
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Le Marché-Vieux
par
Charles Engelhard
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Les évocations de la vie d'autrefois ravissent nos imaginations en leur apportant une poésie que la vie actuelle, hâtive et quelque peu brutale, leur refuse trop souvent. C'est pour nous un plaisir, mieux : un bonheur de contempler au passage les costumes aux formes curieuses, mais démodées, d'un défilé ou d'une fête historique et, avec leur richesse, leurs couleurs variées, éclatantes ou sombres, toutes cependant, quelles que soient, au goût d'un populaire bon enfant, de nous repaître, si j'ose dire, du spectacle qu'offrent aux regards rois et seigneurs en riches parures, dames en atours fastueux, puis, dans leur entourage ou à leur suite, les capitaines, les soldats, les bourgeois, les valets, les uns et les autres, alors même que l'évocation se rapproche de notre siècle, si différents de nous par l'habit comme par les usages, comme par les mœurs. L'impression qu'on ressent est charmante : elle est telle que l'envie nous prend des temps révolus, principalement de ceux où vécurent les originaux des acteurs qu'on admire. Nous nous figurons volontiers, devant ces comparses brillants, vus un jour de radieux soleil, que le passé fut exempt des misères, des douleurs, des soucis qui nous assaillent quotidiennement. Le Bon vieux temps n'est pas toujours une expression d'ironie banale : une cavalcade suffit pour lui donner un sens précis, compréhensible de tous, enchanteur toutefois par les visions fortunées qu'il éveille en nos cerveaux, trop souvent aux prises avec les ennuis dune existeiluéy Triste dans sa dureté.

Le Marché-vieux Je désire en ces lignes faire revivre une ce ces évocations, non la plus grandiose et la plus scrupuleuse de celles que j'ai vues, mais la plus gracieuse à coup sûr, celle en même temps dont j'ai gardé le plus fidèle souvenir : je veux parler du « Marché-Vieux », tenu à Lisieux, place des Boucheries, pendant les fêtes du mois de Juillet 1904. Il mérite ce souvenir écrit ; dans la narration que j'entreprends, si je parviens à donner l'impression de son charme ; si je puis peindre sa grâce souriante et son animation joyeuse, tout difficile que puisse être mon lecteur, il partagera mon opinion : d'avance j'en suis certain.

La réussite de ce marché fut merveilleuse : il se tint, il est vrai, dans un décor magnifique, tout fait, se prêtant par sa beauté archéologique aux reconstitutions de l'histoire locale et les faisant valoir en les enveloppant de toutes les apparences de la vérité. Il fut, sans conteste, la première et principale cause du succès : il me faut, pour cette raison, le décrire tout d'abord.

Beaucoup plus longue que large, se rétrécissant peu à peu à mesure qu'elle s'avance vers son extrémité nord, la place des Boucheries, située en plein cœur du quartier Saint-Jacques, est d'un aspect mouvementé des plus pittoresques. Débarrassée aujourd'hui des halles qui jadis l'occupaient en partie, plus spacieuse et, par suite, plus aisée à contempler dans son ensemble, elle réunit autour de son aire les divers modes de l'art de bâtir avec le bois, depuis le manoir encorbeillé â pignon du XVe siècle jusqu'au logis dont la façade plate, la symétrie déjà banale, les combles sans agréments, témoignent de la décadence du goût aux approches de la Révolution. Tout d'ailleurs s'y mêle agréablement, sans heurt, sauf en certain endroit, vers la Grande-Rue, où une maison contemporaine, dénuée de charme et de style, offense l'œil par la crudité des tons lourds de sa peinture. Mais cette tache disparaît, est oubliée, dès qu'on observe un peu attentivement, dès qu'on pénètre la distinction, la grâce, l'originalité des autres constructions : comment s'en souvenir, en effet, devant tel manoir qui, remanié avec un tact infini dans la seconde moitié du XVIe siècle, surmonte depuis lors son premier étage, œuvre coquette de la Renaissance, d'un second d'aspect plus sévère, datant, aussi bien que le pignon au gable ogival, de cinquante ans et peut-être même de quatre-vingts ans auparavant ? devant tel autre, plus ancien et tout aussi bien conservé, celui-là vaste, haut, puissant, autrefois percé de multiples fenêtres, attestant comme le précédent, et à un égal degré, avec le savoir-faire des « maîtres » du moyen-âge, leur souci d'éclairer, d'aérer les intérieurs, leur soin d'accuser par le dessin judicieux et robuste des lignes maîtresses de l'édifice, sa destination, ses divisions principales ? devant tel autre encore, non moins vieux, plus trapu toutefois et plus modeste que ce dernier, et qui, sur le mur de son unique étage cuirassé d'essentes ingénieusement disposées, fait surgir une lucarne immense, rustique sans doute, mais imposante dans la nudité de son architecture. Si la nécessité — et aussi le besoin, plus impérieux peut-être, de suivre la mode — n'avait gâté nombre de rez-de-chaussée en les aménageant au goût du commerce moderne, la place des Boucheries serait, avec la rue aux Fèvres, sa voisine, le tableau le mieux conservé, le plus vrai, à mettre sous les yeux de qui, ayant étudié la vie de nos pères, voudrait en plus avoir l'idée exacte du milieu où ils la vécurent.

Qu'on se représente maintenant, dans ce décor extraordinaire, des boutiques en plein vent, de construction légère et simple, couvertes pour la plupart, telles, vraisemblablement qu'on devait les établir vers la fin du XVIIIe siècle ; qu'on voit derrière leurs étaux, là de jolies Normandes à la mode de celles que lorgnaient alors nos pères, le haut bonnet lexovien en tête, la robe courte prenant bien la taille, le foulard rouge et brun croisé sur la poitrine, la croix d'or au cou, ici des marchands, des artisans, des campagnards, les uns bourgeoisement vêtus ou dans un accoutrement de métiers autres porteurs de la « blaude » traditionnelle ; enfin que de place en place, dans la foule bigarrée, d'allures et de costume modernes, allant et venant sur le marché, circulent tantôt un seigneur, la canne en main et l'épée au côté, la perruque poudrée à frimas le tricorne élégant, tantôt de graves citadins, ayant sans nul doute pignon sur rue en quelqu'artère de la cité, moins brillants quant à l'habit, mais se rattrapant, comme on dit, sur le fonds, en gens pratiques fixés sur sa valeur, tantôt des paysans au chef rubicond surmonté d'invraisemblables coiffures — de celle, par exemple, dont se couronna le débonnaire souverain d'Yvetot — et, pour peu qu'on ait une teinte de science historique, l'imagination et l'archéologie aidant, on aura facile de faire apparaître aux yeux de l'esprit, sans trop d'inexactitudes, la fête charmante qu'il fut donné aux Lexoviens d'admirer, place des Boucheries, pendant le rayonnant été de 1904.

Si mon lecteur le yeut bien, je vais avec lui faire une promenade dans le « Marché-Vieux » : errant de boutique en boutique, nous flânerons sur son carreau, nous observerons ce qui s'y passe et nous le noterons. Une connaissance plus intime avec lui fera apprécier mieux que mon dire.

Voici, au sortir de la rue aux Fèvres, dans l'axe longitudinal de la place, la croix, symbole de paix et de bonne foi, œuvre authentique d'un maître ferron du moyen-âge. Arrêtons-nous devant elle un instant : mise en cet endroit pour attester la fidélité de la reconstitution entreprise, elle est svelte, fine, sobre en détails, exquise de légèreté. Puis engageons-nous dans les flots du peuple badaudant de toutes parts, parmi ces curieux qui marchent, piétinent, se croisent, se pressent, se bousculent, ici s'arrêtant près des vendeuses coquettes, là, près des marchands aux boniments originaux, chalands sans but précis, en quête seulement d'un achat justifié à leurs yeux par l'occasion, comme en toute fête de ce genre.

Et comment ne se laisseraient-ils pas tenter ? L'occasion est partout et tous les goûts peuvent se satisfaire. Voyez cette jeune femme, aimable et jolie, qui d'un geste gracieux, montre en souriant son enseigne : « Dans les petits pots, la bonne espèce ». Comment résister ? On ne résiste pas : ses faïences anciennes sont enlevées sans contestation, sans débâts,  « Qui veut des bâtons normands ? » crie plus loin à tue-tête un beau gars, artisan du crû. La foule vient à lui, s'arrête et fait cercle ; alors notre homme, d'un ton plaisamment malicieux : « C'est pour les bêtes récalcitrantes ; au besoin pour les femmes qui le sont ! » Le trait est fort, mais, bah ! on rit et on achète. La coquetterie — on le sait trop — est un de ces péchés mignons que nous font payer cher les filles d'Eve : s'il est souvent leur perte, il est aussi parfois la nôtre. Rien d'étonnant, par suite, à ce qu'elles se serrent, ravies, autour d'une dentellière qui, d'un doigt agile entrecroisant sur le métier les bloquets et les fuseaux chargés de fils, fabrique avec une sûreté remarquable le tissu léger et transparent aux dessins délicats dont elles rêvent toutes de parer leurs toilettes. Ici, la réclame est inutile : la clientèle est sûre, nombreuse, sans cesse accrue, toujours renouvelée.

Qui sont ces soldats étranges ? Le public les regarde, surpris : il détaille longuement, avec une curiosité intriguée, leur uniforme blanc aux revers couleur bleu de roi. Celui-ci d'ailleurs n'est pas pour lui déplaire; il le trouve même des plus seyants : à l'entendre en parler, on sent qu'il le ferait adopter, s'il pouvait. Ce sont des gardes-françaises, ayant pour consigne d'assurer l'ordre. Ils l'exécutent, certes, en conscience ; mais il leur arrive parfois de s'en délasser par un brin de causerie avec les braves gens du marché. Passons, sans trop le remarquer : métier de soldat, un tel jour, est si fastidieux !

A l'enseigne du « Grand Saint Crespin », un maître du métier de savetier-cordonnier, le tablier de cuir pendu au cou, la tête sous un ample bonnet de coton, tire sur le cuir, ajuste l'empeigne, bat la semelle, en artiste consommé : on voit qu'il a subi les épreuves corporatives et s'en est tiré avec un parchemin attestant sa capacité et sa suffisance. Il est bien de son temps, l'excellent homme ! il prise et ne fume pas : remarque judicieuse, utile à faire de nos jours, non sous le règne de Louis XVI. Jetons un coup d'œil sur l'échoppe du « Chat Vanné », encombrée d'objets de toutes sortes, tressés en osier, sur celle du glottier, fabriquant pour les fromageries des paillassons de roseaux ; des fumets exquis nous attirent : allons les respirer de plus près.

Quelle voluptueuse odeur, en effet ! Cela monte, s'étend, emplit l'air, gonfle les narines. « Au parfum troublant de la Charcuterie », dit l'enseigne ; elle dit bien. Nous sommes contre la baraque d'un chaircuitier, savant dans l'art d'apprêter, de transformer de mille manières, plus succulentes les unes que les autres, toutes les parties de l'Animal-Roi que chanta Monselet, savant de même, et tout autant, en celui d'exciter, de fasciner les convoitises gastronomiques par l'exposition alléchante des produits dûs à cet ingénieux et pantagruélique labeur : voyez le monceau de savoureuses victuailles dont il tente les yeux agrandis de la foule ! Aussi que de ventres stationnent au-devant de son étal : le « parfum troublant » les a pris ; il les domine et leurs propriétaires demeurent. C'est un fin observateur de la mentalité humaine que notre marchand : son enseigne démontre qu'on peut être à la fois commerçant avisé et profond psychologue. Elle réunit également ces deux qualités précieuses, la bonne faiseuse de galettes dorées qui, se souvenant peut-être de la croix dominant le marché, en tout cas très convaincue qu'il n'est meilleur adjuvant aux transactions que la bonne foi, se recommande de même aux gourmets — et en général à toute la race des gourmands — par une devise, moins ronflante sans doute, mais tout aussi persuasive en son absence calculée cle prétention : « A l'honnête Pâtisserie ». On en a là, comme à côté, pour son argent ; pourtant on s'empresse, là encore, de l'échanger : le nez et l'estomac, ayant leur part dans un achat qui les tente violemment, ne permettant pas l'hésitation.

La soirée s'avance ; portons ailleurs nos pas, si nous voulons tout voir : aussi bien sommes-nous un peu las de visions mirifiques, trop terre à terre cependant et, il faut bien le dire, vraiment trop sensuelles. Ecoutons un brin, si vous le désirez, ces chanteurs ambulants, poudrés comme des marquis et accompagnant des sons de la cornemuse les airs célèbres du Biniou et de En Avant, ma Normandie, puis allons vers les fleurs merveilleuses qui s'épanouissent là-bas, sous les regards éveillés de jeunes boutiquières fraîches comme elles et, comme elles, joignant les splendeurs de la forme aux splendeurs du coloris.

Plaisir exquis des yeux, enchantement de l'odorat, les voici toutes, en bouquets, en pots ou en guirlandes, les belles fleurs de l'été ! Lesquelles choisir ? On ne sait, tant elles sont toutes charmantes, tant un art gracieux a su les grouper, les opposer, les faire valoir l'une par l'autre ! L'indécision, d'ailleurs, est courte : la marchande accorte, rieuse sous les blanches dentelles de son bonnet, a des mots aimables qui arrêtent le choix sur le lys qu'elle présente, sur le camélia qu'elle vous met en mains. C'est partout même empressement : cohue : « Au Soleil levant », cohue « Aux Fleurs d'Amour ». Et nulle part la pratique n'a garde de discuter : les regards enchantés, elle ne cesse d'admirer les roses vivantes, trônant, radieuses sur leurs tiges élancées, parmi l'encombrement des roses mortes. Un propos plus ou moins délicat, une allusion plus ou moins bien venue, et elle paye. Mais, à son air énigmatique, à la malice gauloise courant sur sa figure, on devine qu'une interrogation s'arrête discrètement sur ses lèvres, qu'elle brûle de l'en faire jaillir et qu'elle n'ose ; toutefois elle la laisse lire clairement sur son front ; je l'ai déchiffrée et la voilà : Les vraies fleurs d'amour ne sont-elles pas celles-là plus encore que celles-ci ?

Nous pouvons nous avouer entre nous que la question n'existe pas ; c'est assurément les premières qui sont les véritables : jeune fille, vêtue de grâce et de beauté, fut toujours supérieure aux plus éclatantes corolles. Tout en résolvant ce captivant problème de la flore, nous avons marché et nous voici près du puits gothique aux montants fleurdelisés que surmonte un fleuron largement touffu, semblable à ceux qu'on rencontre par endroits, terminant l'accolade, aux linteaux des portes du XVe siècle, dans les maisons environnantes. Une joyeuse parade se fait entendre non loin de nous: terminons'notre promenade en l'allant écouter.

O les bons baladins ! sur les hauts tréteaux de sa curieuse baraque, Gauthier-Garguille et ses suppôts, Gros-Guillaume le ventru à la trogne puissamment colorée, l'étique et glabre Turlupin, gais compagnons, grands donneurs de répliques burlesques, après avoir fait vibrer par leurs farces les longs éclats de rire du populaire, le convient à leur rendre une visite, non gratuite et pour cause, mais, à leur dire, rémunératrice pleinement par la joie folle qu'elle lui causera. Sur la foi de cette promesse, le populaire se porte vers les tréteaux, s'entasse à l'escalier, parvient enfin à les franchir, puis, contre espèce trébuchante et sonnante, est admis à s'enfourner sous la tente des bateleurs. Nous perdrons sans doute à ne pas l'imiter : ils sont si amusants, les excellents compères ! ils sont d'un si parfait comique, quand ils chantent nos vieilles chansons normandes ! Mais le repos nous est nécessaire : cette excursion à travers le « Marché-Vieux» nous a quelque peu fatigués.

Eh bien, que penses-tu, lecteur, de la fête décrite ici par moi ? N'avais-je pas raison quand je te disais qu'elle méritait un souvenir écrit ? Bien que je l'ai tracée, comme on dit, à grands coups de pinceau, si ma description t'a plu par son agrément, tu dois désormais partager mon avis. Sache bien pourtant qu'elle eût été d'un effet plus vulgaire ; que, par cela même, son attirance eût été moins forte ; privée du décor superbe dans lequel elle fut donnée. Certes, les coquettes boutiques foraines, les habits d'autrefois, les parures anciennes, les vieux uniformes, ont été pour les regards un régal des plus attrayants : mais il est très sûr que toute cette défroque de nos pères, si riche, si gracieuse qu'elle ait pu être, aurait perdu de son charme, et plus encore de son cachet, dans un milieu en complet désaccord archéologique avec elle. Lisieux est une ville rare : elle est, de nos jours, une de celles qui ont le mieux gardé leur aspect du temps jadis. Toute évocation du passé y est donc à sa place. Qu'elle conserve le plus longtemps possible sa physionomie d'une beauté si pittoresque ! A se transformer elle s'enlaidirait. C'est l'idée qu'exprimait, ce semble, un Rouennais, homme de goût et de jugement, quand il s'écriait à la vue du « Marché-Vieux » : « Nous venons d'avoir, nous aussi, des fêtes normandes ; elles furent peut-être aussi soignées que celles-ci : mais, hélas ! le cadre n'était plus ! » En même temps qu'un hommage à la valeur artistique de nos architectures ancestrales, ce cri n'était-il pas un avertissement d'avoir à respecter, le plus que faire se pourra, les bonnes constructions qu'elles nous ont léguées? Ne déplore-t-il pas en outre ce qu'on a appelé « les embellissements de Rouen », c'est-à-dire les démolitions mal comprises et sans raison, l'édification de maisons sans reliefs et sans beauté, l'abus des alignements bêtes !

Ch. ENGELHARD.

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