DUBOSC, Georges (1854-1927) : Les énigmes géographiques, (1923).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (08.VII.2004)
Texte relu par : A. Guézou
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque des Chroniques du Journal de Rouen du dimanche 04 mars 1923.
 
Les énigmes géographiques
par
Georges Dubosc

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Peut-être avez-vous aperçu aux étalages des libraires, une simple plaquette, qui deviendra une rareté pour les bibliophiles et qui porte ce titre assez piquant : Enigmes géographiques posées aux enfants de 10 à 80 ans par H.A.C., que suit un grand point interrogatif. H.A.C. cache sous ses trois initiales, le nom d'un très sérieux ingénieur rouennais, qui a passé ses loisirs à composer en vers... solitaires ou en distiques, cette série énigmatique.

Chacun de ces vers d'une irréprochable prosodie, s'applique aux noms des départements et de leurs chefs-lieux, dissimulés sous des consonnances identiques ou parfois sous des à peu près ingénieux. Cela participe un peu de la devinette, de l'énigme et du rébus. C'est un petit jeu d'esprit, une formulette mnémotechnique, destinée à graver dans les mémoires rebelles des noms géographiques difficiles à retenir. Cela procède de très anciennes méthodes où la bizarrerie même des énoncés, la versification baroque ou drôle, parfois même revêtant la gravité d'un axiome, frappent l'esprit qui dès lors retient les noms utiles qui y sont renfermés.

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Faut-il citer quelques-uns des vers dorés, formulés par l'imagination de notre concitoyen ? Il en est d'amusants par leur complication, dont nous donnerons pour chacun... la traduction. Commençons, par exemple, par quelques départements normands ?

Quand vient le temps pascal, va, docile à l'église.
Caen vient le temps pas Cal va docile à l'église.


Voilà pour le Calvados, à l'Eure maintenant et à l'Orne.

- La peur du danger rend le poltron fiévreux.
  La pEur du danger rend le poltron fiEvreux.
- Malgré tout son talent, son succès fut borné.
  Malgré tout son t Alen çon succès fut b Orne.


La Seine-Inférieure mérite un distique assez compliqué, ainsi qu'on en peut juger.

- Vieux sultan s'ébrouant au milieu de ses nymphes
   Est rieur et galant à l'excès pour les lymphes.
- Vieux sultan s'ébRouen, au milieu de Seine-Inf.
   Erieur et galant à l'excès pour les lymphes.


Citons encore d'ici et de là, quelques-uns de ces vers énigmatiques, autant que géographiques. Que dites-vous de celui-ci, véritable axiome esthétique ?

- Arts dénigrés demain mais hier honorés.
   Ardennes igrés demain Mézières honorés.


Et celui-ci par exemple :

- Têtu, le bourricot résiste à tous les coups.
   Te Tul le bourri Co reze iste à tous les coups.


Il en est d'autres énumératifs, nomenclature d'objets ou de noms, qui ne sont point commodes à résoudre et que les devineurs les plus adroits auraient du mal à résoudre. Par exemple ce vers ictyologique.

- Homard, sole, turbot, limande, alose et raie.
  Homard, sole, turbot, li Mende a Lozère, raie.


Et celui-là, véritable énigme, doublement géographique.

Melle, Ancenis, Evreux, Gap, Bayonne, Versailles.

dont la forme hermétique cache les noms de la Nièvre et de Nevers, si vous le lisez d'après cette traduction :

Melle, Anc Ni èvre ux, Gap, Bayon Ne vers ailles.

Il y en a encore d'autres bien amusants :

- Pas de calèche en vue et je suis harassé.
   Pas-de-Calais che en vue et je suis h Arras sé.


Et celui-là, avec ses antithèses perpétuelles et sa série d'adjectifs :

- Mal, bien, tôt, tard, neuf, vieux, chaud, froid, vif, lent, long, court.
   Mal by en, tôt, tar n euf, vieux, chaud, froid, vif, lent, long, court.


Ou encore cet autre qui énumère toute la ménagerie de la concierge :

- Ma concierge a pinson, sansonnet, loir, chien, chat.
   Ma concierge a pinson, sanSaône et loir, chien, chat.


Et nous en passons et des meilleurs, comme ce distique auvergnat qui, en même temps, est un précepte utile pour les plus savants mycologistes :

- La morille a causé la mort bien rarement,
   Mais quant à l'ammanite, il en est autrement.
- La Mauri a c ausé la mort bien rarement,
   Mais Cantal ammanite, il en est autrement.


Après celui-là et bien d'autres, tout aussi compliqués, alambiqués, complexes, embarrassants, laborieux et subtils, tours de force d'ingéniosité matoise, mélangeant la charade au calembour, il faut tirer l'échelle ! Parmi ces vers tarabiscotés à plaisir, il en est pourtant d'une simplicité naïve, mais qui ne sont pas pourtant les plus faciles à dévoiler, en dépit d'une perspicacité sagace. A première vue, quoi de plus simple que ce vers-formule, dans sa forme classique ?

C'est n'avoir pas vécu que n'avoir pas rimé.

Et pourtant il désigne la capitale de la France si vous savez le lire ainsi :

Seine avoir pas vécu qu n'avoir Pa rismé.

Ou encore ce vers unique et fort élégant dans son allure tranquille :

Le sommeil, mes amis invite à la paresse.

Qu'on peut cependant, avec un peu de bonne volonté, traduire ainsi :

Le Somme il, mes Ami ens vite à la paresse.

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Si curieuses soient-elles, Les Enigmes géographiques de notre concitoyen H.A.C. ont été précédées par d'autres publications du même genre.

Ce n'est point la première foie, en effet, qu'on s'évertue à fixer dans la mémoire par des procédés mnémotechniques plus ou moins compliqués les noms des départements français. C'est un petit jeu qui date presque de la création des départements, puisque, sous le Premier Empire, un Normand, L. C. Nicolas Delestang, né en 1750, qui fut sous-préfet de Mortagne sous l'Empire, avait eu l'idée de mettre en vers, ou plutôt de ranger en un ordre versifié, les 103 départements de la République. L'érudit ingénieux que fut M. de La Sicotière avait eu en mains ce manuscrit. Pas une épithète, pas un mot, pas un adjectif ne troublait l'ordre de ces noms géographiques distribués suivant les règles de la prosodie. En voulez-vous un exemple ?

Aube, Allier, Mont-Terrible, Haute-Saône, Roer,
Lot-et-Garonne, Manche, Haute-Vienne, Cher.


Une nomenclature tout aussi bizarre parut pour l'Orne dans l'Almanach d'Alençon de l'an VIII de la République, chez Poulet-Malassis, le célèbre éditeur des romantiques et de Baudelaire. L'essai de chorographie de la sous-préfecture de Mortagne, paru en l'an IX, contient aussi une liste de vingt cantons rangés en vers ainsi qu'il suit :

Mortagne, Saint-Germain, La Coudre, Soligny,
Tourouvre, Coulimer, Condeau, La Mesnière,
Mauves, Laigle, Caton, Bretoncelles, Neuilly,
Saint-Maurice, Bon Air, Moulins, La Perrière,
Bellême, Remalard, Préaux, Nocé, Longny.


De la même époque, notons la Nouvelle géographie de la France en vers techniques par L. S. Balestrier, parue à Troyes, en l'an III, chez la citoyenne Oberhauser ; en 1840, Les Tableaux synoptiques de la France versifiée, par H. Couturier, à Lyon ; La Géographie rimée et chantante de la France, série de couplets sur des airs connus, qu'on apprenait en quinze jours, par Bécherand, ex-maître de pension, licencié en droit, en 1880.

Et ce n'est pas fini, car la Bibliothèque nationale compte une vingtaine d'ouvrages de ce genre. C'est, par exemple, vers 1855, Les Départements de France, avec leur chefs-lieux, leurs arrondissements, les noms des anciennes provinces qui les ont formés et les désignations des cours impériales, mis en distiques ou tercets familiers, pour aider la mémoire des enfants, qui parut sous l'anonymat, mais qui était dû à un grave magistrat, M. de Gabrielli, qui employait ainsi ses loisirs de conseiller à la cour d'Aix. N'oublions pas aussi  Les Départements mis en vers, illustrés de dessins-rébus par Malte-Blond, réedités en 1902.

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Un peu plus tard, en 1863 paraissait chez Faure, à Paris, La France travestie, conte drolatique et mnémotechnique par  A.E.D.-AZAM.ED qui cachait le nom d'un M. de Mazade, qui semble ne pas être le grave chroniqueur de la  Revue des Deux-Mondes. C'est là, croyons-nous, qu'on trouvait les alexandrins célèbres :

- Dans un tissu de tulle, on se sent le corps aise.
- A borde , ô vieux pêcheur, au giron de l'église.
- Va lance tes brocards, j'épouse ce tendre homme.
- A lier est un fou qui combat les moulins.
- La gloire-inférieure est chose fort tannante.


En 1869, une nouvelle série de phrases mnémotechniques, composées des premières syllabes des noms de lieux, qui, ajoutées les unes aux autres, formaient une sorte d'interjection plus ou moins compréhensible. Ce petit bouquin s'appelait Drôleries illustrées mnémotechniques d'histoire et de géographie de la France par un homme sérieux par Hèle.

En 1875, voilà une ouvrage similaire assez drôle qui est aussi l'oeuvre d'un Normand, c'est la Petite Géographie mise en vers par un brave huissier de Brécey, dans la Manche, ancien élève du Collège d'Avranches, M. Le Brument. Voulez-vous déguster quelques exemples de cette poésie mnémotechnique ?

Dans le département que l'on nomme l'Ardèche
Si j'ai quelques instant, je les passe à la pêche.
L'Indre a pour ses chefs-lieux Issoudun, Châteauroux,
La Châtre et puis Le Blanc plus que le roux.


Et s'adressant aux petits écoliers, comme il ne répugne point à la réclame, il les engage à méditer ce quatrain.

Enfants qui, du travail connaissez tout le prix,
Daignez lire mes vers qui pour vous sont écrits.
Vos jeunes coeurs, remplis de sensibilité,
Apprendront tous ces vers avec facilité.


Faut-il citer encore les Récréations mnémoniques, charades mnémoniques, géographiques et historiques suivies de deux dialogues classiques par J.-L. Wik Potel ; une seconde édition du volume de Hèle à l'usage des bachots et de tous les écoliers de France ? Quelques-uns de ces vers mnémoniques sont restés dans la mémoire des étudiants, comme y resteront quelques-uns de ceux de notre concitoyen H.A.C.

Chartreux, mes bons amis, vous êtes d'heureux loirs.

ou bien encore :

- La mort nous la verrons roder autour de nous.
- Quand tu fus dans la dèche, ami, tu te privas.
- Dors dona Sol aimée et moi, je péris gueux.


Parfois même, moins sévère que notre sphinx rouennais, l'énigme est résolue grâce à un à peu près amusant, parfois un peu tiré par les cheveux.

- Long, laid, sot, niais garçon, de m'épouser Jura.
- L'an dernier fut mauvais pour le Monde marchand.
- Veau, je ne puis t'aimer qu'avec des épinards !
- Menez l'oie rissoler avant de la manger !
- Finis c't'air, o ténor, ou je vais déquimper !


Il y a même des farceurs affirmant que Racine par anticipation, a commis un vers géographique dans Mithridate.

- Gardes, aller chercher la princesse Menime.


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Il faut bien se dire que depuis longtemps, depuis des siècles, on a tout mnémonisé à l'image des écoliers. Ceux d'à présent ne peuvent se rappeler le Jardin des Racines grecques, qu'en 1657, Claude Lancelot, aidé de Lemaistre de Sacy, deux graves religieux de Port-Royal, écrivit. Son usage dans les classes avait disparu, mais les vieux professeurs universitaires aimaient encore parfois à en citer les décades, d'une prosodie et d'une expression si baroque qu'elles frappaient l'esprit.

AMIS. Pot qu'en chambre on demande.
ANEMOS en France est le vent.
KLUZE lave et Clystère exprime.
ONOS L'âne qui si bien chante.


On a mis aussi en formules versifiées, l'anatomie classique, qui s'y prête avec ses nomenclatures d'os, de nerfs et de muscles. Claude Binet s'y est exercé, dès 1664, Abeille en 1665, et Artance a repris leurs ouvrages et les a complétés en 1846.

Des os longs, courts et plats de tout le corps de l'homme
Deux cents, ni plus ni moins, déterminent la somme.


On a mnémotisé bien d'autres connaissances, l'Histoire de France, par le P. Buffier et bien d'autres, notamment Pruvost en 1845 ; la Carte d'Etat-major et La Clef d'or de ses trois cents stations, par l'abbé F. Chavanty, sans compter par exemple, La Mnémonisation du discours sur l'histoire universelle de Bossuet, un in-8 paru en 1869 et signé d'un sieur Mabille.

Pour terminer, revenons aux Enigmes géographiques de notre auteur rouennais, et soumettons en un choix à la divination de nos lecteurs et lectrices.

- Indien, sinistre amant, scalpe mari timide.
- Souvent femme varie et jongle avec sa foi.
- Des pavés ronds et gros désolent le piéton.
- La misère atteint tout : gras, maigre, noble, gueux
- Appui de domestique a rendu clair mon cas.
- Ma chatte au rouge-gorge aspire sans rien feindre.
- Maman d'un badigeon de bécots te dorlotte.
- L'Hote ivre inspirait une horreur salutaire.


Ce sont là des vers uniques et isolés, mais le Sphinx pose aussi quelques énigmes en vers doubles. Citons-en quelques-uns et cherchez...

- Pauvre Arlequin, perdu par abus de morphine,
  Hystérique, se meurt aux pieds de Colombine.
- Le bon roi Dagobert, de mémoire falote
  Oyant se plaindre Eloi, retourna sa culotte.
- Sur sa couche allongé, loin du bruit, de l'étude,
  Nul cauchemar ne vient troubler sa quiétude.
- Des refrains du Caveau que l'usage adopta
  La vigne on a chanté, la vigne on chantera.
- Ton oeuvre est basse, pire et néfaste, bélitre,
  Constantin, vil suppôt de Guillaume-le-pître.


Après tout, ce petit jeu des « Enigmes géographiques » vaut bien les concours où l'on comptait les grains de millet dans une bouteille, le concours des Allumettes ou celui de Dorothée danseuse de corde de notre concitoyen rouennais, Maurice Leblanc.

GEORGES DUBOSC


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