DUBOSC, Georges (1854-1927) : Manneken Piss et fontaines ubérales, (1925).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (18.VI.2004)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque des Chroniques du Journal de Rouen du mardi 10 février 1925.
 
Manneken-Piss et fontaines ubérales
par
Georges Dubosc

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Quelques-uns de nos joyeux amis belges, ont eu dernièrement l’idée d’offrir à la Ville de Paris, une reproduction de la figurine, un peu naturaliste du Manneken-Piss, qui est considéré à Bruxelles comme le palladium de la cité et comme le « premier bourgeois du pays ».

En grande dame un peu fière, la Ville de Paris a eu l’air de se faire prier, bien que dans son domaine artistique du Moyen âge, elle ne soit pas sans posséder certaines gaillardises sculptées, comme les fameuses gargouilles de l’Hôtel de Cluny. Encore aurait-elle pu, trouver dans quelque coin de Montmartre, qui n’a point une réputation de pudibonderie, un emplacement pour le petit marmouset bruxellois, qui expulse avec une naïve ingénuité, le « superflu de sa boisson », comme disait Rabelais.

Suivant la légende, c’est une oeuvre du sculpteur François Duquesnoy, qui excellait dans les statuettes et les bas-reliefs, où il a représenté les « jeux d’enfants ». Il aurait exécuté le petit Manneken-Piss actuel, vers 1610, mais on retrouve au Musée des Arts décoratifs de Bruxelles, parmi des figurines et des aquamaniles, une statuette semblable au marmouset actuel et qui lui est certainement antérieure. En France, nos aïeux ne se scandalisèrent point, à l’entrée de quelque souverain dans sa bonne ville de Paris, de la fontaine du Puceau, à peu près pareille à celle dont nous parlons. Il faut dire qu’aux jours de grande fête, le « petit bourgeois » du quartier de la maison du Roi apparaît en grand costume de gala de tous les temps et de tous les régimes. Il se coiffe d’un tricorne ou d’un bicorne orné de plumes blanches. Il se pare d’un habit de velours ou de satin qui lui fut donné par l’Electeur de Bavière et où l’on voit, non sans surprise, briller la croix de Saint-Louis, qui lui fut conférée par Louis XV. Sous la Révolution, il endossa la carmagnole et arbora le bonnet phrygien. Napoléon lui octroya la clef de grand chambellan et depuis 1830, il revêt la tenue de garde civique. Ne dit-on pas que quelque grande dame lui a légué un millier de florins ?

Mais le petit bonhomme porte tous ses costumes sans mettre un frein à la fureur des flots et même, l’épée au côté, il n’interrompt point sa fonction !...

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La Ville de Paris a pu refuser ce cadeau. Rouen aurait pu également repousser la statuette du gamin de Bruxelles, parce que sans qu’on s’en doute, elle a, non seulement un manneken-piss, mais deux manneken-piss, qui escortent et flanquent très réalistement, l’écusson central de la vieille fontaine de l’Eglise Saint-Maclou, à l’angle sur la rue Martainville, aujourd’hui protégée et circonscrite par une grille, moins décorée et ouvragée du reste, que la grille du XVIIIe siècle qui entoure la fontaine de Bruxelles.

La fontaine actuelle de Saint-Maclou date d’une époque se rapprochant vraisemblablement de la construction des belles portes en bois auxquelles se rattachait. Ce grand ensemble décoratif qu’on a attribué sans preuve à Jean Goujon, se ressent beaucoup de l’influence italienne, encore sensible en France. Ainsi qu’il nous a été donné de l’indiquer dans une communication à la Commission des Antiquités, pour s’en rendre compte, il n’y a qu’à comparer la fontaine Saint-Maclou avec les motifs de la décoration stucquée de la Grande Galerie François Ier, au château de Fontainebleau. Il y a notamment un motif, face à la sortie du grand vestibule, dont l’analogie est complète et s’impose à l’attention. Même ordonnance générale du « cuir » avec retroussis ; même composition du médaillon et de son cadre ovale ; même emploi des guirlandes de fruitages ; même emplacement des enfants nus, au sommet de la composition, où la pose de l’un d’eux est, en effet, complètement pareille à celle de Fontainebleau. Cette galerie dont le plan fut arrêté en 1528 et exécutée par Rosso, avec toute une série d’artistes et de stucators italiens, a donc, croyons-nous, inspiré l’ordonnance générale de notre fontaine rouennaise. Les deux enfants tiennent également le même emplacement, mais sont vus de profil et ne remplissent pas le même office que dans la gravure de Hyacinthe Langlois, en 1832. L’eau qui se déversait jadis par… leur entremise, dans une vasque basse, entourant la fontaine, n’aurait jamais été assez abondante dans ce quartier populaire, si un vigoureux mascaron de satyre cornu, plus décent, du reste, que ceux qui se trouvent sur les panneaux des portes, n’avait laissé l’eau s’épancher avec plus de facilité. Si l’on examine actuellement avec soin les deux manneken-piss que notre excellent compatriote Auguste Foucher, a reproduits dans sa belle restitution de la Fontaine Saint-Maclou, on retrouve encore la trace des tuyaux d’eau.

Ces enfants… pleureurs durèrent-ils très longtemps ? Nous ne le croyons pas, car une pièce très curieuse que nous avons retrouvée aux Archives municipales (liasse 24, n° 18), signale, dans un curieux devis de 1602, signé de Pierre Hardouyn, que l’un des enfants est déjà, à cette date, en très mauvais état. Toute la fontaine était, du reste, fort mal en point et le devis donne à ce sujet, des renseignements inédits. Ouin-Lacroix croyait que le médaillon central représentait Jésus et la Samaritaine. Il n’en est rien, et Pierre Hardouyn affirme qu’il figure le Baptême de Jésus-Christ.

Au champ de l’ovale, dit-il, était taillée l’histoire du Baptême de Notre-Seigneur-Jésus-Christ et Saint-Jehan-Baptiste, où les ymages qui étoient de demi-bosse sont rompues ; la teste et mains et jambes du Christ sont toutes rompues. Aussy celles du Saint-Jehan-Baptiste et mains et aussy l’Ange qui tient la robe de Notre-Seigneur, de façon qu’il faut un autre auvalle de pierre de Vernon et retailler la mesme histoire et l’appliquer par-dessous, en dedans, sur les bordures, en ysollant celle qui est à présent rompue et l’enfoncer dedans la place que l’on luy aura faite et la bien retenir avec de petits crampons de fer, entaillés et symentés au tout.

Les Manneken-pis, avons-nous dit, étaient déjà très délabrés et le Devis s’exprime ainsi sur leur compte :

Aux deux costés de cet auvalle, il y faut racoûtrer un populoz quy a une jambe rompue et le visage gâté qu’il faut racoustrer et, de l’autre costé, il convient en faire un tout neuf, car celui qui y est est tout rompu et usé dessous, à cause qu’il n’estoit de bonne pierre, dont il était faict. Qu’il en faut aussi un tout neuf à l’appliquer en sa place et l’arrêter avec des crampons de fer, comme dict est des autres.

Le populoz ou populo était un terme qui signifiait un « petit enfant jouflu et nu », représenté en peinture ou en sculpture. Et c’est de là qu’est venu notre terme enfantin de poulot.

Il ne faudrait pas croire, que les Manneken-pis rouennais aient été mutilés à cause de leur nudité trop apparente. Toutes les foules du moyen âge étaient habituées à des représentations semblables, tout aussi risquées. Pour s’en rendre compte, il n’y a qu’à relire les entrées royales et princières. C’est la Chronique de Monstrelet qui parle d’une fête donnée au duc de Bourgogne, où, à côté d’une pucelle « qui verse de sa mamelle hypocras en grande largesse », un jeune enfant de façon aussi naturelle versait eau-de-rose. Ce sont les Chroniques de Jean de Troyes qui, à l’entrée de Louis XI, racontent que trois jeunes filles représentaient des syrènes versant également de l’eau. C’est encore, à l’entrée d’Anne de Bretagne, « un petit enfant moult plaisant et bien peinct, qui lance.. de l’hypocras d’une façon tout aussi primitive et aussi indécente ».

Et nous en passons, et des meilleures ! Les groupes d’enfants de Jean de Boulogne rapportés d’Italie par M. Foulques et figurant au musée de Douai, notamment le petit Pissatore en pierre grise de Serrano, dont il existe une reproduction au musée d’Arezzo. Et le bas-relief de la Cheminée de Cluny où des enfants nus remplissent une fontaine de la même façon inconvenante ! Et la miséricorde d’une des stalles de l’Eglise de Champeaux, en Seine-et-Marne, où un enfant est représenté dans une position tout aussi naturelle, sous ce titre, qui tire toute sa drôlerie d’un calembour : « Petite pluie abat grand van ! »  Telles étaient grandes la liberté et la tolérance des moeurs d’autrefois, que les petites fontaines d’apparat, en or ou en argent, qui figuraient dans les banquets comme des surtouts de table, représentaient les mêmes motifs. Au fameux banquet du Faisan, offert à Lille, en 1453, par Philippe-le-Bon, « il y avoit un entremets d’un petit enfant, tout nu sur une roche, qui.. jettoit eau-de-rose continuellement ». De même, aux noces de Charles-le-Téméraire avec Marguerite d’York, on remarquait une sorte de surtout, où une fontaine parfumée - « sourdoit d’un petit Saint-Jean ». A Rouen même, il faudrait également citer ces gargouilles de l’ancien Prieuré de Saint-Lô, qui représentaient Adam et Eve, dans leur premier costume et qui rejetaient l’eau d’une façon très réaliste. Au même Prieuré, il existait aussi une autre gargouille, dessinée par Jules Adeline dans ses Sculptures grotesques et symboliques, représentant une syrène dont les seins lançaient l’eau au loin.

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Telles étaient, ce qu’on appelait alors les fontaines ubérales, invention assez singulière et qui consistait à faire jaillir les jets d’eau, des seins de femmes, nymphes ou syrènes, couchées ou debout, isolées ou en groupe. Les artistes du Moyen-Age et de la Renaissance, ne se sont pas fait faute de mettre à contribution ce motif ingénieux, qui prêtait à toutes sortes de fantaisies sculpturales. A Rouen même, nous en avons des exemples que nous citerons. Chez les Grecs, la Diane d’Ephèse, l’Arthémise célèbre, image mystique de la Nature, mère et nourrice de tous les êtres vivants, répandait, par de nombreuses mamelles, des flots de lait qui retombaient dans un bassin. Le P. Kircher dans son OEdipus egyptiacus en 1652, a montré par quel artifice ingénieux le lait se mettait à couler. Mais depuis que d’autres fontaines ubérales, on pourrait citer ! Dans le Songe de Poliphile, de Francisco Colonna, imprimé par Alde en 1499, où les artistes de la Renaissance ont si fréquemment puisé, se trouve une fontaine du même genre. En haut, dit le moine inventeur de toutes ces belles choses « Les trois Grâces nues, en or très fin, de stature égale se tenaient appuyées l’une à l’autre. De leurs seins jaillissaient l’eau en filets minces, affectant l’apparence de baguettes en argent de coupelle, polies et striées ».

Au château d’Anet, que Philibert Delorme avait édifié pour Diane de Poitiers, il existait aussi une femme nue en buste, les bras croisés sous les seins, dont s’échappaient deux filets d’eau. Dans ses Emblèmes et devises héroïques (Lyon 1558) Gabrielle Siméoni a pu la voir, la décrire et la reproduire, avec son inscription en l’honneur de la duchesse de Valentinois.

Au surplus, ces sortes de fontaines, si nombreuses étaient fréquemment érigées comme motif de décoration temporaire, statues versant du lait, du vin, de l’hypocras, comme la Minerve, qui à l’entrée d’Henri II « espreignoit sa mamelle d’où sortait du lait » ; comme la fontaine de la Régénération, sous la Révolution, élevée par David, sous la forme d’une Isis colossale projetant également du lait. Rien n’en est resté que des dessins, des gravures et des médailles.

Comme monument durable, définitif, il ne subsiste aujourd’hui que la célèbre Fontaine de la Vertu (Tugenbrunnen), à Nuremberg, de Bénédict Wurselbauer, le fondeur nurembourgeois. Cette fontaine, qui est son chef-d’oeuvre, exécutée de 1585 à 1589, existe toujours sur la place Saint-Laurent. D’un réservoir hexagonal, qui a été restauré de nos jours, s’élève une colonne couronnée par la statue de la Justice, tenant ses balances, ornée dans le bas de chérubins, de têtes de lions, de festons et de masques, dont l’un est le portrait prétendu de l’artiste. Dans la partie supérieure, vasques en parties superposées, sont les Vertus principales, Charité, Bonté, Vaillance, Roi, Patience, Espérance, figurées par des femmes dont les seins lancent l’eau abondamment, puis par six génies-enfants, appuyés sur des écussons et soufflant dans des trompettes d’où sortent les jets d’eau. Du sein gauche de la statue terminale de la Justice, l’eau sort également et se brise dans le plateau de la balance qu’elle soutient et rejaillit à ses pieds. C’est un peu le type plus moderne, de notre fontaine Lisieux.

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A Rouen même, en passant dans la rue de la Savonnerie, on ne se douterait guère devant les vieilles pierres usées frustes, ruinées, que la Fontaine Lisieux était une de ces fontaines ubérales et allégoriques inspirées certainement par les triomphes du Moyen-Age et par les fontaines pareilles à celles que nous venons de décrire. Pas de figuration religieuse, mais la représentation d’une scène mythologique Le Montparnasse avec l’Apollon Musagèe, le cheval Pégase, la Philosophie, au triple visage et les Neuf Muses qu’on voit déjà à cette époque dans les bas-reliefs de la Cour des Comptes. L’idée de cette allégorie poétique – qu’on qualifierait volontiers de symboliste – devait certainement venir de Jacques Le Lieur, chez qui l’échevin se doublait d’un poète très apprécié, souvent couronné dans les concours des Palinods rouennais.

A la Fontaine Lisieux, ce dont on ne se douterait guère aujourd’hui, existent des dispositions hydrauliques, tout un tuyautage caché, qui faisaient de la fontaine rouennaise un amusement pour le public, en ces temps où les représentations théâtrales étaient rares. C’était un véritable spectacle de la rue. Qu’on en juge, du reste, par la description de Jacques Le Lieur lui-même :

Soit noté, dit-il, que l’une des chantepleures de ladite cuve sert à soutenir et à lâcher les eaux pour les faire courir ordinairement en triomphe devant quelques personnes honnêtes, en les faisant courir par les neuf instruments des neuf muses, par les mamelles de la Philosophie et un gros bouillon étant sortissant de dessous le pied du cheval Pegasus en contemplation de la fiction poétique des eaux.

Tous ces détails, donnés par Jacques Le Lieur, on les retrouve sur la fontaine elle-même, mais combien délabrés par l’usure du temps. Voici Apollon, son arc à l’épaule, coiffé de lauriers. Voilà le cheval Pégasus, non sur un sentier tortueux, mais faisant jaillir sous son pied le ruisseau qui allait fournir la Fontaine Castalie, chantée par les poètes. La statuette à triple visage qui se trouvait au-dessus et qui jetait l’eau par les seins – vrai type de figure ubérale – a été prise par Théodore Licquet pour la Triple Hécate. En réalité, c’est la Philosophie. En effet, d’après l’Hortus deliciarium de l’abbesse Herrade de Lansberg, la Philosophie était toujours représentée par une femme à trois têtes, ceinte d’une couronne unique où on lisait : Ethique, Logique, Physique.

Les statuettes des Muses, disposées harmonieusement par groupes de neuf, en costume Renaissance, à double jupes, portaient des instruments de musique, jetant de l’eau par leurs ouvertures. Notre concitoyen, M. Auguste Foucher, dans la reconstitution admirable et minutieuse qu’il fit, en 1891, de la Fontaine Lisieux, n’a pu se guider sur les jets d’eau que par l’emplacement des ouvertures des tuyaux et par le dessin du Livre des Fontaines, qui semble assez exact. C’est ainsi que parmi les types d’instruments, représentés, figurent : l’orgue portatif, la double flûte traversière, la bucine, le monocorde, le rebec, la guiterne, le tambour et la cithare, dont on trouve des exemples dans les bas-reliefs anciens de la maison de la Croix-de-fer, de la rue de l’Epicerie, de la tourelle de l’Hôtel du Bourgtheroulde et du buffet d’orgues de l’église Saint-Vivien.

A la Fontaine Lisieux, comme dans bien d’autres fontaines, tous ces jets d’eau amenés par un tuyautage compliqué, sortaient des instruments des Muses. D’autres, formant une mince nappe d’eau sortaient des fleurettes du sol pour retomber dans la vasque. L’entrecroisement habilement disposé de ces filets d’eau brillant au soleil, était fort original. Ces divers effets d’eau, enveloppant dans une brume légère et irisée tout l’édifice, devaient ainsi en atténuer et harmoniser la polychromie. Il est certain, en effet, d’après le Livre des Fontaines en 1525 et d’après le Devis de Pierre Hardouyn en 1602, que tout l’ensemble de la fontaine était polychromé, peint et doré, particulièrement les instruments de musique. Les vêtements bariolés de couleurs vives, étaient rendus harmonieux par des nielles en or, figurant des ramages sur les robes et les draperies flottantes. On peut juger par cette description, alors que sur ces couleurs brillantes ou dorées le soleil venait jouer, à travers les filets et les nappes d’eau, de quelle fraîche somptuosité décorative était alors la vieille fontaine rouennaise !

Comme on le voit par ces quelques notes, la Ville de Paris, aurait pu sans pudibonderie excessive, agréer une reproduction du Manneken-Piss bruxellois. Nos aïeux ne se formalisaient pas pour si peu et il n’y a pas, pour ainsi dire, de vieilles villes françaises où l’on ne retrouve, au coin d‘un monument, quelque gaillardise plaisante dont ne s’offusquait pas leur bonne humeur tolérante. Il est vrai qu’ils n’avaient pas les dancings anglo-saxons !...

GEORGES DUBOSC


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