FLEURY, Jean-Joseph-Bonaventure (1816-1894) : La Fille sans mains : conte.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (07.XII.2002)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : norm 918) de Littérature orale de Basse-Normandie (Hague et Val-de-Saire) par Jean Fleury parue à Paris chez Maisonneuve et Cie en 1883 volume IX de la collection Les Littératures populaires de toutes les nations.
 
La Fille sans mains
conte recueilli par
Jean Fleury

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UNE dame avait une fille si belle, que les passants, quand ils l'apercevaient, s'arrêtaient tout court pour la regarder. Mais la mère avait elle-même des prétentions à la beauté et elle était jalouse de sa fille. Elle lui défendit de se montrer jamais en public ; cependant on l'apercevait quelquefois, on parlait toujours de sa beauté ; elle résolut de la faire disparaître tout à fait. Elle fit venir deux individus auxquels elle croyait pouvoir se fier et elle leur dit :

- Je vous promets beaucoup d'argent et le secret, si vous faites ce que je vous dirai. L'argent, le voilà tout prêt. Il sera à vous quand vous aurez accompli mes ordres. Acceptez-vous ?

La somme était considérable. Ceux à qui elle s'adressait étaient pauvres ; ils acceptèrent.

- Vous jurez de faire tout ce que je vous dirai ?

- Nous le jurons.

- Vous emmènerez ma fille ; vous la conduirez dans une forêt loin d'ici et là vous la tuerez. Pour preuve que vous aurez accompli mes ordres, vous m'apporterez, non pas seulement son coeur, car vous pourriez me tromper, mais aussi ses deux mains.

Les hommes se récrièrent.

- Vous avez promis, leur dit-elle, vous ne pouvez plus vous dédire. De plus, vous savez la récompense qui vous est réservée. Je vous attends dans huit jours.

Les voilà donc partis avec la jeune fille. On lui dit qu'il s'agissait de faire un petit voyage dans l'intérêt de sa santé. Elle fut bien un peu étonnée du choix de ses deux compagnons de voyage, mais le plaisir de voir du nouveau lui fit oublier cette circonstance. Elle les suivit donc sans inquiétude.

Quant à eux, ils ne laissaient pas d'être troublés. La jeune fille s'était toujours montrée bonne pour eux ; elle leur avait rendu divers petits services ; il était bien pénible d'avoir à lui ôter la vie.

On chevauche, on chevauche dans les bois. On arrive enfin à un endroit bien désert. Les hommes s'arrêtent et font connaître à la jeune fille l'ordre de sa mère.

- Est-ce que vous aurez la cruauté de me tuer ? leur demanda-t-elle.

- Nous n'en avons pas le courage ; mais comment faire ? Nous avons juré de rapporter à votre mère votre coeur et vos mains. Le coeur, ce ne serait rien ; celui des bêtes ressemble à celui des hommes ; mais vos mains, nous ne pouvons tromper votre mère là-dessus.

- Eh bien ! coupez-moi les mains et laissez-moi la vie.

On tue un chien, on lui enlève le coeur ; cela suffira. Quant aux mains, il faut bien se résoudre à les lui couper.

On se procure d'abord de cette herbe qui arrête le sang ; puis, l'opération faite, on bande les deux plaies avec la chemise de la jeune fille ; on emporte les mains et on abandonne la malheureuse victime dans le bois, après lui avoir fait promettre de ne jamais revenir dans le pays de sa mère.

La voilà donc toute seule dans la forêt. Comment se nourrir sans mains pour ramasser les objets, pour les porter à sa bouche ? Elle se nourrit de fruits, qu'elle mordille comme elle peut ; mais les fruits sauvages ne sont guère nourrissants. Elle entre dans le jardin d'un château et là elle mordille les fruits qu'elle peut atteindre, mais n'ose se montrer à personne.

On remarque ces fruits mordillés. Presque tous ceux d'un poirier y ont déjà passé. On se demande qui a pu faire cela ; un oiseau peut-être, mais encore quel oiseau ?

On fait le guet. Aucun gros oiseau ne se montre ; mais on aperçoit une jeune fille qui, ne se croyant pas observée, grimpe dans les arbres fruitiers. On la suit des yeux pour voir ce qu'elle fera. On la surprend mordillant les fruits.

- Que faites-vous là, mademoiselle ?

- Plaignez-moi, répond-elle en montrant ses deux bras privés de mains, plaignez-moi et pardonnez-moi.

Celui qui l'avait surprise était le fils de la maîtresse du château. La mutilation qu'on avait fait subir à la jeune fille n'avait pas altéré sa beauté, la souffrance lui avait même donné quelque chose de plus séduisant.

- Venez avec moi, lui dit-il, et il l'introduisit secrètement dans la maison. Il la conduisit dans une petite chambre et l'engagea à se coucher ; puis il alla trouver sa mère.

- Eh bien ! tu as été à la chasse, lui dit-elle ; as-tu attrapé des oiseaux ?

- Oui, j'en ai attrapé un, et un très beau. Faites mettre un couvert de plus ; mon oiseau dînera à table.

Il fit ce qu'il avait dit ; il amena la jeune fille à ses parents. Grand fut l'étonnement quand on la vit sans mains.

On lui demanda la cause de cette mutilation.

Elle répondit de manière à ne compromettre personne : elle ne se croyait pas encore assez loin pour que sa mère ne pût apprendre de ses nouvelles ; elle savait que dans ce cas ceux qui l'avaient épargnée seraient traités sans pitié, et elle supplia ceux qui l'interrogeaient de lui permettre de rester cachée.

Mais cela ne faisait pas l'affaire du jeune homme, qui s'était épris d'elle et désirait l'épouser. Sa mère combattit cette idée ; elle ne voulait pas d'une belle-fille sans mains, d'une bru qui lui donnerait peut-être des petits-enfants sans mains comme elle ! Le fils insista, et il insista tellement que sa mère lui dit :

- Épouse-la si tu veux, mais c'est bien contre mon gré.

Le mariage fut célébré ; les époux furent heureux, très heureux, mais ce bonheur ne dura pas longtemps. Bientôt après le mari fut obligé de partir pour la guerre. Ce fut avec de vifs regrets qu'il se sépara de son épouse, et il recommanda qu'on lui envoyât souvent de ses nouvelles.

Quelques mois après un serviteur vint lui apprendre que sa femme lui avait donné deux beaux garçons ; mais il l'engagea à revenir au plus tôt, parce que sa famille était mécontente qu'il eût épousé une femme sans mains.

Revenir, il ne le pouvait pas ; mais il écrivit à sa femme une lettre des plus aimables et une autre à sa mère, où il lui recommandait d'avoir bien soin de sa femme bien-aimée.

Mais, loin d'en avoir soin, on cherchait à s'en débarrasser. On écrivit au jeune marié que sa femme était accouchée de deux monstres. On s'empara des lettres qu'il avait écrites à sa femme et on en substitua d'autres dans lesquelles on lui faisait prononcer des accusations abominables contre elle et dire qu'il fallait qu'elle fût bien coupable, puisque Dieu, au lieu d'enfants, lui avait envoyé deux monstres. On finit par persuader à la jeune femme, à force de lui répéter, qu'après ces lettres il serait imprudent à elle d'attendre le retour de son mari, qui serait capable de la tuer, et que le meilleur pour elle c'était de s'en aller.

Elle se laisse persuader ; on lui donne quelque argent ; elle s'habille en paysanne et la voilà partie avec ses deux enfants dans un bissac, l'un en avant, l'autre en arrière ; mais sa mutilation la rendait maladroite ; en se penchant pour puiser de l'eau dans une fontaine, elle y laissa tomber un de ses enfants. Comment le retirer, puisqu'elle n'avait pas de mains ?

Elle adressa à Dieu une courte mais fervente prière, puis elle enfonça ses deux bras, ses deux moignons, dans la fontaine pour tâcher de rattraper l'enfant. Elle le rattrapa, en effet, et, en lui ôtant ses habits mouillés, elle s'aperçut que ses deux mains avaient repoussé ; Dieu avait entendu la prière de son amour maternel et lui avait rendu les membres qu'elle avait perdus.

Elle put dès lors travailler de ses mains et gagner la vie de ses deux enfants. Elle vécut ainsi douze longues années.

Quand son mari revint de la guerre, sa première parole fut pour elle.

Sa mère fut tellement furieuse de voir que, malgré tout ce qu'on lui avait dit contre sa femme, il l'aimait encore, qu'elle faillit se jeter sur lui pour le battre.

Il la laissa dire et demanda qu'on lui rendit sa femme. Le fait est que personne ne savait ce qu'elle était devenue. Il pensa qu'elle ne devait pas être morte cependant, et il se mit en voyage, décidé à la retrouver en quelque endroit qu'elle se fût retirée.

Il s'adressait à tout le monde pour avoir des renseignements. Il rencontra un jour un petit garçon, éveillé et intelligent, qui l'intéressa ; il lui demanda quelle était sa maman. L'enfant répond que sa maman a été longtemps sans mains ; qu'il a un frère du même âge que lui et, apercevant son frère, il l'appelle.

- Viens, lui dit-il, voici quelqu'un qui s'intéresse à nous et à notre mère.

Le second enfant était aussi aimable et aussi intelligent que le premier. Le voyageur les interroge sur leur vie passée. Tous les renseignements coïncident, il ne doute pas qu'il n'ait retrouvé sa famille.

- Et votre mère, mes enfants, où est-elle ? Allez me la chercher bien vite.

La mère, qui était à un étage supérieur, s'empresse de descendre. Il la reconnaît tout de suite, malgré ses douze années de séparation. On s'explique, on s'embrasse, on retourne au pays, on se réinstalle au château. Réconciliation générale.

Pas pour tous, cependant. La méchante mère, qui avait froidement ordonné de mettre sa fille à mort, fut enfermée dans un souterrain et dévorée par les bêtes.

(Conté par la mère Georges.)


Commentaire :

Ce conte figure dans la plupart des littératures populaires. M. Sébillot en a publié deux versions différentes dans les Contes populaires de la Haute-Bretagne et dans les Contes des Paysans et des Pêcheurs. Le conte des frères Grimm : Das Mädchen ohne Hände, présente plusieurs des circonstances du nôtre. On trouve un conte semblable dans le Pentamerone et un autre dans les Contes serbes. Afanassiev en donne deux versions différentes avec des variantes sous le nom de Kossorouchka (La Fille aux bras coupés). Ces diverses versions diffèrent sur le motif de la mutilation. Dans les deux contes bretons, cette mutilation est l'oeuvre du diable. Dans l'un des contes russes, c'est une belle-soeur jalouse qui accuse la victime de tels méfaits que son frère veut lui couper la tête et se décide, par pitié, à ne lui couper que les bras. Les contes russes, les contes bretons et le conte haguais se ressemblent dans les faits qui suivent le mariage. Les autres racontent ces faits d'une manière toute différente. Le conte serbe s'accorde avec le nôtre pour le début. Mais le père est averti en songe que sa fille a été mutilée et laissée dans un bois. Il se met à sa recherche et la retrouve.


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