MORIÈRE, Jules : Note sur les tombes ou composts du Bessin.- 6e édition.- Caen : F. Le Blanc-Hardel, imprimeur-libraire, 2-4 rue Froide, 1880.- 16 p. ; 13,5 cm.
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Note sur les tombes ou composts du Bessin
par
M. J. Morière
Doyen de la Faculté des sciences de Caen.
Professeur d'agriculture des départements du Calvados
et de la Seine-Inférieure.
Membre correspondant de la Société nationale
d'Agriculture de France, etc.

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Les engrais sont considérés avec raison comme la base de l'agriculture.

Les prairies, aussi bien que les terres labourables, ont besoin d'engrais ; dans les labours, les engrais sont administrés par introduction dans le sol arable ; pour les prairies, dont la surface n'est point déchirée par le soc de la charrue, il faut avoir recours à un autre procédé : ce procédé, pour la plupart des prairies du Calvados, consiste dans l'emploi des tombes.

On appelle tombes, dans le Bessin, des mélanges de terre, de fumier et de chaux, en diverses proportions, réduits à l'état de terreau, par les réactions chimiques qui se produisent et par le maniement de la masse à plusieurs reprises.

Pour former une tombe, on commence par rassembler la quantité de terre nécessaire, et, afin d'augmenter en même temps la hauteur de la terre végétale de la prairie, on affecte avantageusement à cette destination des terres de chemins, des boues, des marcs de pommes, des vases, etc., qui forment un terreau précieux, à cause des débris végétaux qui s'y trouvent. Une masse de fossé que l'on défriche est souvent d'un grand secours pour fournir les premiers éléments de la tombe. Lorsque ces éléments viennent à manquer ou qu'ils sont insuffisants, on laboure, dans une partie de l'herbage ou prairie que l'on veut engraisser, une certaine étendue de terrain, assez grande pour fournir le volume de terre dont on a besoin.

Ce défrichement partiel s'appelle chancière ; - on a soin de l'opérer ordinairement dans la partie la plus élevée de la pièce, dans l'endroit le plus ombragé et que fréquentent de préférence les bestiaux. - Dans la partie la plus élevée, pour ne point faire de creux dans la pièce ; - dans l'endroit le plus ombragé, par ce motif que, les herbes y étant grasses et s'y dépouillant mal, on se cause, en se privant momentanément de cette partie médiocre, un préjudice moins grand que si on enlevait par le labour l'herbe de la partie la plus fertile de la prairie ; - dans l'endroit que fréquentent de préférence les bestiaux, parce que dans ce lieu, qui est presque toujours la partie la plus ombragée, où les bestiaux stabulent pendant la chaleur, se trouvent réunies naturellement les matières fécales de ces animaux, dont les urines imprègnent le sol. La terre a donc par elle-même naturellement une vertu fertilisante (1).

On lève ordinairement la chancière avant l'hiver : 1° afin que les herbes et les racines aient le temps de périr ; 2° parce que la terre, ainsi remuée, peut alors s'imprégner des sels que lui apportent les pluies et la neige ; 3° afin que, sous l'influence du soleil, de la gelée et des pluies, l'ameublissement des mottes de terre puisse avoir lieu.

Pour arriver à ce résultat, on donne plusieurs labours successifs. Lorsque la terre est suffisamment meuble, on l'amasse sur une hauteur de 60 centimètres à 1 mètre, et c'est la figure qu'affecte cet amas de terre qui lui a fait donner le nom de tombe, par analogie avec les tertres qui recouvrent les sépultures dans nos cimetières. On met ensuite le fumier ; mais ce dépôt n'a lieu que lorsque la terre est suffisamment apprêtée, c'est-à-dire ameublie. On répartit cet engrais, également, sur toute la surface de la tombe, en jetant alternativement de la terre et du fumier, à plusieurs reprises. Quelquefois, pour abréger le travail, on répand le fumier sur la chancière, et on commence à opérer son mélange avec la terre au moyen de quelques airures : ce procédé est commode et bon.

On a l'habitude de ne faire entrer dans la confection des tombes que du fumier bien consommé, trop avancé même, ce qui doit nécessairement affaiblir la qualité de l'engrais ; mais les herbagers prétendent qu'en agissant ainsi ils obtiennent un effet plus prompt.

Le dépôt du fumier se fait avant l'hiver, afin qu'il ait le temps de pourrir ; - quand la décomposition a eu lieu, on recoupe la tombe, c'est-à-dire qu'on la reforme de nouveau en mélangeant ses diverses parties ; - cette opération se renouvelle quatre à cinq fois, jusqu'à ce que la tombe soit apprêtée.

Il n'y a pas de règle fixe pour la quantité de fumier à faire entrer dans une tombe : plus il y en a, plus les tombes sont réputées bonnes. On calcule approximativement cette quantité sur le besoin qu'éprouve l'herbage d'être engraissé.

Il résulte des renseignements qui nous ont été fournis par les cultivateurs, qu'avec 1 mètre cube de bon fumier sur 10 mètres cubes de terre on obtient des résultats satisfaisants.

Le fumier employé ordinairement est celui d'écurie et d'étable ; le fumier le plus riche en matières salines doit être incontestablement le meilleur ; aussi les balayures de ville sont-elles très-prisées pour cet usage (2).

Le dépôt du fumier doit être fait au commencement de l'hiver, pour que la tombe puisse être employée dans la première quinzaine de février.

Ainsi qu'on l'a dit, la chaux entre dans la composition des tombes. La quotité de cet engrais n'est pas déterminée, cependant 1 hectolitre ½ doit suffire par 10 mètres cubes de terre.

L'action de la chaux dans la tombe et par suite dans le sol sur lequel cette tombe est répandue se fait sentir de plusieurs manières différentes : 1° réduite à l'état de poudre, elle ameublit la terre et en rend l'épandage facile sur les prairies ; 2° son introduction à temps dans les tombes hâte la décomposition des racines des végétaux ; 3° le carbonate de chaux, résultant de l'action de l'acide carbonique de l'air sur la chaux, est un des éléments essentiels de la nutrition des plantes ; 4° par son introduction dans le sol, ce sel opère encore en mettant en liberté certains éléments minéraux du sol et de plus il contribue à amener l'azote des matières organiques et de l'air sous les deux formes qui se prêtent le mieux à l'assimilation, à savoir : carbonate d'ammoniaque et azotates alcalins solubles.

Pour conserver les principes ammoniacaux fertilisants du fumier, il est important de n'introduire la chaux que lorsque la décomposition du fumier a eu lieu, et seulement pendant le temps nécessaire pour que les blocs de chaux puissent facilement se réduire en poudre et se mélanger à la terre.

Cette introduction a lieu (chez les cultivateurs intelligents) quinze jours avant l'épandage de la tombe. Pour cela on répartit également sur toute la longueur de la tombe la quantité de chaux que l'on veut y mettre ; on enfouit les pierres de distance en distance en profitant de l'occasion d'un recoupage ; on les place assez profondément pour qu'elles soient à l'abri des eaux pluviales qui, sans cette précaution, les changeraient en mortier, et pour qu'elles s'éteignent doucement ou soient réduites en poudre uniquement par l'action de l'humidité de la terre.

Beaucoup de cultivateurs ont le tort de placer leur chaux trop tôt dans les tombes et de se priver ainsi, sans le savoir, des avantages d'un engrais, pour l'achat duquel ils s'imposent souvent de lourds sacrifices.

Comme la chaux a pour effet de chasser l'ammoniaque des engrais des animaux, il serait préférable de la remplacer par la marne bien divisée, ou par tout autre calcaire en poudre, ou mieux de faire deux tombes : l'une de terre et de fumier, l'autre de terre et de chaux ; cette dernière ne serait répandue qu'après la première. On serait certain, en agissant ainsi, de ne perdre aucun des principes fertilisants du fumier (3).

Lorsqu'on a reconnu que la chaux est éteinte, on profite, s'il est possible, d'une journée sèche pour recouper la tombe, c'est-à-dire pour opérer le mélange, aussi complet que possible, de l'élément calcaire avec le restant de la masse. On fait ordinairement deux recoupages.

Dans le département de la Manche, où l'on peut se procurer de la tangue, on remplace fructueusement la chaux par cette matière, qui a aussi le privilège de diviser les terres et de posséder les propriétés du carbonate de chaux, substance que les diverses espèces de tangues renferment dans une assez forte proportion.

L'introduction du sable de mer produit aussi de bons résultats dans la confection des tombes.

Lorsque les tombes sont achevées et travaillées à point, on les transporte au moyen de banneaux sur le terrain qu'on veut engraisser, et on répartit les tas également ; puis, au moyen de trubles et de râteaux, on procède à l'épandage en unissant, autant que possible, la couche de terre de la tombe dont on recouvre la pelouse et en rejetant toutes les pierres qui s'y trouvent naturellement ou les pierres à chaux qui n'ont pas voulu s'éteindre.

Lorsqu'il reste des mottes de terre, on les écrase, et, pour parvenir à dresser convenablement le terrain, on se sert souvent de bourrées d'épines que l'on traîne sous une herse attelée de chevaux.

C'est au commencement de février qu'on emploie les tombes ainsi préparées pour la fumure des herbages. L'action de l'engrais a ainsi le temps de se faire sentir à l'herbe avant le printemps.

Les tombes augmentent la masse de l'humus et ont surtout l'avantage de rechausser la racine de l'herbe mise à nu, pendant l'hiver, par l'abondance des eaux pluviales et par le piétinement des bestiaux.

Elles activent la végétation et réparent les pertes que cause au sol la croissance des herbes qu'il produit. Elles ont surtout cet avantage, dû à la présence de la chaux, de faire dépouiller par les bestiaux les herbes grasses et sures qu'auparavant ils dédaignaient.

L'action des tombes se manifeste activement dès la première année, et leur effet, lorsqu'elles sont bonnes, dure de 8 à 9 ans. Leur utilité est tellement reconnue dans le Bessin, que la Jurisprudence, s'inspirant de l'usage local, veut que chaque fermier soit tenu d'engraisser ses herbages et prairies au moins une fois pendant la durée d'un bail (neuf années).

Les proportions à donner à l'étendue d'une tombe n'ont rien de fixe : l'appréciation du cultivateur est l'unique guide à cet égard. Cependant, pour que l'opération soit faite dans de bonnes conditions, il faut que la couche répandue sur le sol puisse recouvrir la pelouse.

Lorsqu'une tombe n'est point employée en tout ou en partie l'année de sa confection, on peut, sans trop de désavantage, la conserver pour l'utiliser plus tard. Il est important pour cela de la réunir sous un volume assez gros, en ayant soin de lui conserver son inclinaison de 45 degrés environ : de cette façon, l'eau gommant cette espèce de toit qui se durcit ne le pénètre point, et la masse de compost conserve pendant plusieurs années ses propriétés fertilisantes.


Notes :
(1) Les bouses de vaches, laissées sur le sol, nuisent à la croissance de l'herbe qu'elles font étioler, et sont d'ailleurs un engrais à peu près perdu. Aussi, les cultivateurs intelligents ont-ils soin de faire ramasser ces matières fécales et de les faire porter dans les tombes, à la confection desquelles elles concourent ainsi avantageusement.
(2) Il est important, en introduisant dans les tombes une foule de résidus, de veiller à ce qu'il y ait absence de graines de mauvaises plantes, car ce serait un moyen d'en infester les herbages.
(3) Plusieurs cultivateurs du Bessin et du Cotentin, qui ont adopté cette méthode, d'après nos conseils, ont augmenté le revenu de leurs herbages de plus d'un tiers.


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