COCHET, Jean-Benoît-Désiré, abbé (1792-1836) :  Culture de la vigne en Normandie (1844).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (31.I.2006)
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Culture de la vigne en Normandie (1)
par
M. l'Abbé Cochet
Aumonier du Collège Royal de Rouen

~*~

Qu’il y ait eu autrefois des vignobles en Normandie, que cette province ait fourni à la consommation et au commerce des vins abondans, que ses côteaux, aujourd’hui ombragés de pommiers, aient été autrefois couverts de vignes, ce sont là des faits dont il n’est pas permis de douter.

Les preuves en sont innombrables, et tellement disséminées dans notre histoire, que l’on ne sait vraiment par où commencer. Ces preuves sont de toute nature : preuves écrites, preuves monumentales, preuves traditionnelles. Les chroniques, les chartes, les manuscrits, les terriers, les délibérations capitulaires, mentionnent à chaque page les vignobles de nos abbayes. Les princes les prenaient sous leur protection ; l’église les couvrait de ses bénédictions ; les moines les cultivaient de leurs mains, le peuple en gardait le souvenir, et le transmettait aux siècles futurs. Il n’est pas jusqu’à la vigne sauvage de nos forêts, qui ne proteste par sa présence de son antique possession du sol.

Les premiers monumens écrits, qui traitent de notre pays, datent du moyen-âge. Eh bien ! dès l’origine des temps historiques, nous voyons apparaître la vigne, enfonçant ses racines dans le sol gallo-romain ; et du plus loin que nous l’apercevons, elle couvre déjà de ses rameaux flexibles la cellule de nos solitaires, ou tapisse dans ses branches souples la grotte de nos hermites. On peut l’appeler, à juste titre, la fille des saints, car les trois premiers vignerons connus dans nos contrées furent : saint Ansbert, de Rouen, saint Philbert, de Jumiéges, et saint Wandrille, de Fontenelle.

Lorsque ces fondateurs d’ordre voulurent rassembler autour d’eux les débris de la société française, lorsqu’ils tentèrent de réunir ces flots de barbares qui erraient comme des brigands au milieu de nos forêts poussées sur des ruines, ce fut à l’agriculture qu’ils demandèrent les premiers élémens de civilisation (2). Saint Leufroy, saint Ouen, saint Saëns, saint Ansbert, saint Wandrille, saint Valery, et tous ces puissans thaumaturges qui changèrent la face des Gaules, étaient des hommes qui partageaient leur temps entre la prière et le travail des mains. Saint Wandrille et Saint Ansbert plantèrent la vigne de leurs propres mains, et la cultivèrent dans le vallon de Fontenelle, à cinq cents pas de leur monastère (3). Un chroniqueur contemporain nous montre la chapelle de saint Saturnin tout ornée de pampres et de rameaux fertiles (4). On le voit, les patriarches avaient planté l’Orient, les moines plantèrent l’Occident.

Les premiers chroniqueurs de Jumiéges se plaisent à nous peindre la terre Gémétique toute couverte de grappes empourprées (5). Dans la distribution de la maison, ils n’oublient pas les caves souterraines, où l’on resserre et pressure les vins (6). Le vin de Jumiéges et celui de Conihout, qui est voisin, conservèrent long-temps leur réputation. Il en est fait mention dans un état des revenus et des dépenses de Philippe-Auguste (7). En 1410, une queue de vin de Conihout se payait encore 70 sous par les châtelains de Tancarville (8). Ainsi donc, au XVe siècle, le vin indigène n’était pas dédaigné par les caves féodales.

Les vignobles de Rouen sont mentionnés dès le temps de Charles-le-Chauve, dans cette charte carlovingienne, dont l’abbaye était si fière. Le petit-fils de Charlemagne confirma un monastère dans la ville, et aux alentours des maisons, d’où relevaient des champs cultivés, des prés, des moulins, des pêcheries et des vignobles (9). Pommeraie assure qu’en 1254 ces vignes formaient encore une des principales richesses de la royale abbaye (10). Les vignobles de la côte Sainte-Catherine sont mentionnés jusque sur d’anciens plans de la ville.

Le prieuré du Mont-aux-Malades possédait aussi des vignobles autour de Rouen, et ses archives des derniers siècles disent qu’on en voyait encore des traces sur les flancs du Mont-Fortin (11).

Le duc Robert, au temps de l’archevêque Hugues, donna à l’abbaye de Cérisy trente arpens de terre situés à Rouen et plantés de vignes (12). Enfin, c’était chose si commune dans ce pays aux temps anciens, que Gautier de Coutances établit des dîmes ecclésiastiques sur le vin comme sur le lin, le chanvre, la laine, le foin, les pommes et les autres productions indigènes (13).

En retour, l’église accordait à ce produit du sol ses puissantes bénédictions, et, dans notre cathédrale, à partir du 14 septembre, on faisait chaque dimanche, avant la grande messe, la bénédiction de vin nouveau (14). Nos anciens rituels contiennent, en outre, des prières et des exorcismes que l’on pratiquait dans le diocèse sur les arbres, les moissons et les vignobles. Cette formule se retrouve jusque dans l’édition de 1771, donnée par le cardinal La Rochefoucault (15).

On le voit, les bords de la Seine étaient riches en vignobles, et si nous remontons un moment le fleuve, nous verrons les vins d’Oissel et de Freneuse mentionnés dans les anciens tarifs des droits d’entrée de la ville de Rouen. Noël de la Morinière, qui a bu du vin d’Oissel en 1791, assure qu’il était encore potable (16). Mais celui de Freneuse était regardé comme le meilleur ; il est question de ce vin dans un ancien cahier de remontrances faites, vers la fin du dernier siècle, sur la liberté des foires de Rouen.

Mais descendons plutôt le fleuve, car c’est ici que les vestiges de l’ancienne culture deviennent plus rares, et que les preuves en sont plus contestables.

Vatteville, cette vieille métairie mérovingienne, ce rendez-vous de chasse de nos rois francs, a conservé dans sa forêt de Brotonne le souvenir de ses anciens vignobles, et, en 1183, nous voyons Henri II confirmer à l’abbaye de Jumiéges un arpent de vignes, que lui avait donné Robert de Vatteville (17).

Dans l’histoire de la maison de Harcourt, par le père Laroque, nous voyons souvent Waleran de Meulan parler de sa vigne de Sahurs et de Beaumont-le-Roger, et de son clos de Sainte-Croix-de-Leufroy. C’était comme les fleurons de sa couronne de comte.

A Saint-Jean-de-Folleville, M. Emmanuel Gaillard a connu la terre de la Vigne (18), et nous savons que, dans le plan cadastral du Valasse (19), figure toujours le clos de la Vigne dans le parc de l’ancien monastère. La tradition et d’anciens titres parlent de ce vignoble, depuis logn-temps disparu.

Mais arrivons jusqu’à Oudales, au pied de ce fameux camp de Sandouville, qui pourrait bien être le Castra Constantia de Constance Chlore. Dans plusieurs chartes et papiers du XVe siècle, il est fait mention de la vigne d’Oudales, sur laquelle les moines de Fécamp tirèrent des dîmes et des revenus. La place en est encore visible sur les cartes géographiques (20). J’ai lu quelque part que la donation leur avait était faite par Guillaume-le-Conquérant. Toujours est-il que la tradition appelait ce vin le Surène de la Normandie.

Les rivages de la mer, quoique exposés à un froid plus vif, n’étaient point dépourvus de ce genre de plantation. Il dut y avoir des vignes sur le territoire de l’ancienne exemption de Montivilliers. Cette opinion repose sur les traditions, et sur une bulle du pape Alexandre, donnée à Anagnie, la sixième année de son pontificat, par laquelle il confirme à l’abbaye de Montivilliers, et prend sous sa protection toutes ses possessions, telles que bois, terres, vignobles, moulins et autres biens (21). Je regarde également comme une preuve de ce fait les sculptures du XVIe ou du XVIIe siècle, qui couvrent les grandes portes de bois de l’église abbatiale. On y voit des claies et des échalas soutenant des vignes, ce qui paraît une réminiscence de l’ancienne industrie du pays.

A Etretat, je connais, au fond du Petit-Val, le côteau de la Vieille-Vigne ou de la Vévigne comme le peuple l’appelle ; et j’ai toujours entendu dire, qu’au Mont-Rôti, commune des Loges, on faisait autrefois du vin que l’on appelait en riant : le vin de la Côte rôtie.

Dans les délibérations capitulaires de l’abbaye de Fécamp, nous trouvons mentionnées, en 1700, les dîmes de la côte de la Vigne, sur la paroisse Saint-Valery de Fécamp, et, en 1706, celles de la côte de Vigne, sur la paroisse de Saint-Nicolas (22) de la même ville. La tradition a conservé le nom de côte des Vignes à un coteau du val aux Clercs, près le bois de Boclon, sur la paroisse Saint-Léonard.

Mais c’est aux environs de Dieppe que les vignes étaient abondantes. Je tiens d’un propriétaire du Petit-Arques, qu’il y avait un vignoble au lieu appelé la terre de la Vigne, et M. le chevalier de la Lance assure en avoir encore connu dans le château de Miromesnil, cette belle propriété du garde-des-sceaux de Louis XVI.

Chose certaine, c’est qu’à la bataille d’Arques, livrée à la maladrerie de Saint-Étienne, le 21 septembre 1589, la cavalerie ne put manoeuvrer que difficilement, arrêtée qu’elle était par les vignobles, alors en pleine vigueur. C’est le duc d’Angoulême, témoin oculaire du combat, qui a consigné ce fait dans ses Mémoires (23).

Bouteilles, si célèbre par ses salines, produisait aussi du vin au XIIIe siècle ; car, à cette époque, l’abbaye de Beaubec y possédait des vignes, dont la propriété lui fut confirmée par Jean Sans-Terre (24).

Le pays de Bray lui-même n’en était pas dépourvu, et, depuis Foucarmont jusqu’à Gournay, il semble qu’il n’y avait qu’un long réseau de vignobles. L’histoire raconte que la vigne était cultivée aux environs d’Aumale, au temps d’Henri IV. La tradition nous parle de celle de Pierrecourt-sous-Foucarmont. Il y en avait en 1163 à Graval, à Port-mort, et dans toute la vallée à l’est de Neufchâtel (25). Dans la fondation de l’abbaye de Sigy, en 1052, nous voyons Hugues de la Ferté donner au prieuré naissant quarante arpens de terre, à Calvaincourt, pour y planter des vignes (26).

Au XIIIe siècle, Eudes Rigaut, archevêque de Rouen, faisant la visite de son diocèse, vint au prieuré de Saint-Aubin, près Gournay, le 9 septembre 1267 ; il y trouva treize religieuses, dont trois étaient pour l’heure aux vendanges (27). On voit ici à quel moment se faisait la récolte. En 1842, année très chaude, nous avons vu publier le ban de vendanges à Orléans, le 19 septembre seulement, tandis que, chez nous, il y a 600 ans, on le publiait dix jours plus tôt. Il s’ensuit de là, qu’au XIIIe siècle, sur les bords de l’Epte et de la Bresle, le raisin mûrissait plus vite qu’il ne mûrit au XIXe, sur les bords de la Loire.

Il y a plus, il est probable même, qu’au mois de septembre, la vendange était très avancée parmi nous, car nous trouvons, dans le Rituel de Beleth, monument du XIIIe siècle, que, dans ce temps-là, on se servait de vin nouveau pour célébrer la messe de la Transfiguration, et qu’on donnait avec lui la communion au peuple ; dans certaines années, lorsqu’on ne pouvait obtenir de vin fermenté, on se contentait de prendre des grappes de raisin ; de les bénir, et d’en exprimer le jus dans le calice pour la communion générale.

Il s’ensuit dès-lors qu’on obtenait en France, au 6 août, des fruits et du jus de la vigne : ce que l’on aurait quelquefois peine à obtenir aujourd’hui au 6 octobre (28).

En 1118, Guillaume à la Hache, comte de Flandre, ayant été blessé près d’Aumale, par Hugues Boterel, se retira dans cette ville, où le comte Etienne, et Avoise son épouse, le reçurent de leur mieux ; mais, s’étant livré à la bonne chère, et ayant bu du vin nouveau avec excès, il finit bientôt après sa vie avec ses desseins (29).

Nicolas Cordier, dans son histoire manuscrite de Gournay, dit qu’autrefois il y avait des vignobles près de la ville, et jusque dans ses fossés. Nous avons, dit l’historien de Gournay, un canton appelé le champ et clos de la Vigne, et nous avons vu des contrats portant fief de quelques-uns de ces héritages, avec condition de pressurer le vin dans le pressoir du propriétaire.

Presque toujours la piété des princes faisait hommage aux abbayes des vignobles du pays. Aussi est-ce dans leurs archives que nous trouvons les traces de cette antique culture. Au XIe siècle, nous voyons Roger de Mortemer donner à l’abbaye de Saint-Victor la terre de la Vigne, « terram de Vineâ (30). » En 1259, les moines de Sausseuse, près Vernon, se plaignent à Odon Rigaut de n’avoir pas d’argent pour faire travailler à leurs vignes (31).

Guillaume-le-Conquérant confirme, dans une Charte, à l’abbaye de Montivilliers, cinq arpens de vignes, à Longueville, que Ubasta, fille de Rimer, avait apportés avec elle en se faisant religieuse dans ce monastère (32). Dans le nécrologue du Vallasse, on lit ceci : « En 1165, mourut Valeran de Meulan, qui donna à l’abbaye du Voeu beaucoup de biens, en forêts, en vignobles, en terres et en revenus (33). » C’était une des plus glorieuses inscriptions que les moines pussent accorder à leurs bienfaiteurs.

Le duc Richard donna, à l’abbaye du Mont-Saint-Michel, l’église de Saint-Jean dans le Cotentin, avec ses vignobles, et Guillaume-le-Bâtard accorda au second monastère de Préaux tout ce qu’il possédait de vignes dans le village de Bodelfa (34).

Mais l’abbaye la plus riche en vignobles, celle qui tirait le plus de vins du pays, et qui percevait les plus grands droits, celle, enfin, qui exploitait sur une plus grande échelle les établissemens vinicoles de la contrée, c’était la royale abbaye de Fécamp. Au XIe siècle, le duc Richard lui avait donné, au diocèse de Bayeux, le bourg d’Argences avec son église, ses terres, ses prairies, ses vignobles, ses forêts, ses moulins, ses eaux et ses cours d’eau. Argences, dès ce temps-là, était réputé pour son excellent vin ; car la charte dit : « Argennæ vicus qui optimi vini ferax est (35). »

La possession de cette exploitation si lucrative était attachée à l’office de sacristain, et voici comme une vieille tradition explique l’origine de cette propriété. Le duc Richard était très pieux. Un jour, il se laissa enfermer dans l’église de l’abbaye, pour y prier Dieu tout à son aise pendant le silence des nuits. Par hasard, le frère sacristain s’avisa de faire sa ronde cette nuit-là dans l’église : il trouva le prince agenouillé au pied d’un autel. L’obscurité l’empêchant de le reconnaître, il le prit pour un voleur, le traita en conséquence, et le mit à grands coups de pieds hors l’église. De part et d’autre, on garda le silence, le prince pour ne pas être reconnu, le bénédictin pour ne pas manquer à la règle. Le lendemain, le duc fit venir le sacristain, et lui demanda s’il se souvenait de l’histoire de la nuit passée ; il lui confessa alors que le maître de la Normandie en était le héros. Le sacristain, épouvanté de cette révélation, se jeta aux pieds du duc, demandant pardon et miséricorde : « Non pas ! dit le prince : vous avez fait votre devoir, et, pour vous récompenser, je vous donne le vignoble d’Argences, mais vous saurez que cette faveur est spécialement accordée à votre exactitude à garder la règle du silence. »

L’abbaye posséda avec beaucoup de succès les vignes d’Argences, et, au XIIIe siècle, elle en tirait d’immenses profits. Nous trouvons, dans un cartulaire de cette époque, les comptes particuliers des récoltes qu’elle y faisait ; il n’y est question que de galons, de pintes et de bouteilles de vin : « Galones, pintas et lagenas vini (36). » Il y avait un moine préposé à la surveillance générale de cette vigne, qui demeurait sur les lieux, et louait les ouvriers pour tailler au printemps, et vendanger en automne. Il y avait aussi des procureurs aux vendanges « procuratores in vindemiis », des vendangeurs pour la récolte « qui vina colligebant », et des gardiens pour le pressoir « qui torcular custodiebant. » On voit que le service était parfaitement organisé.

Ce n’était pas, du reste, le seul établissement viticole que possédât l’abbaye de Fécamp. Ce même Richard II, appelé à juste titre le Père des moines, leur avait donné, dans Saint-Pierre-de-Longueville, près Vernon, douze arpens de vignes (37), qui furent cultivées jusqu’à la révolution. Voici ce que nous lisons dans un inventaire de tous les biens de l’abbaye, dressé en 1790, par Alexis Lemaire, dernier prieur du monastère : « Les religieux font valoir, en la paroisse de Saint-Pierre-Longueville, le clos de Hardent, contenant douze arpens, planté en vignes, clos de murs, édifié d’une maison, cour, pressoir et écurie. On y récolte jusqu’à 136 muids de vin, mais la dernière récolte n’a produit qu’un muid et demi. Année commune, on y récolte 95 muids, qu’on estime de même à 70 # le muid, ce qui fait 3,850 #, sur quoi il faut diminuer les frais de culture, fumier, échalas, gages du concierge, frais de vendanges, etc. » ; et, au chapitre des meubles, on lit : « Deux pressoirs avec tous les ustensiles nécessaires, dont un pour le vin, dans la métairie du Hardent (38). »

En voilà, ce me semble, plus qu’il n’en faut pour prouver l’existence de la vigne en Normandie. Mais, dira-t-on, comment y est-elle entrée, et comment en est-elle sortie ? (39) Voilà qui est moins facile à dire, et ce que je vais pourtant tâcher d’expliquer.

L’introduction de la vigne en Normandie me paraît remonter aux Romains, qui l’apportèrent d’Italie en Gaule, vers la chute de l’Empire. Ce fut un des bienfaits de la conquête. Dès le temps de Pline l’Ancien, la vigne était cultivée dans les provinces voisines des Alpes (40), et, à l’époque où Strabon écrivait sa Géographie, cette culture s’étendait assez avant dans l’Auvergne et dans les Cévennes (41). Il observe même qu’à mesure que l’on avance dans le Nord, on trouve que le raisin a peine à murir.

Néanmoins, il paraît certain, par le rapport de tous les historiens, que Probus fut le premier qui planta la vigne sur les coteaux de la Gaule et de la Pannonie. « Probus gallos et pannonios vineas habere permisit. (42) » Aurelius Victor nous montre cet empereur couronnant nos collines de pampres et de raisins fertiles (43).

La vigne prit heureusement racine dans les Gaules, car l’historien de Julien l’Apostat nous dit qu’à Lutèce, on recueillait de meilleur vin qu’ailleurs, parce que, ajoutait-il, les hivers y sont plus doux que dans le reste du pays (44). Peu de temps après, le poète Ausone nous montre les collines de la Moselle couvertes de pampres (45).

Une chose étonnante, c’est que, dans une foule d’endroits où nous trouvons des antiquités romaines, nous trouvons également des traces de vignobles. Les noms seuls l’indiquent : C’est le champ de la Vigne, le clos de la Vigne, la côte de la Vigne, la terre de la Vigne, la camp du Vigneron.

Il n’y a pas même jusqu’au sein de nos antiques forêts, germées, comme Brotonne, sur les débris de nos villa, où l’on ne trouve comme une protestation vivante de ce grand fait, des vignes sauvages qui enlacent de leurs branches les chênes séculaires. Ce sont là comme les lierres de nos ruines romaines.

Maintenant, comment se fait-il qu’une culture si bien naturalisée parmi nous, ait disparu complètement dans le dernier siècle.

L’opinion publique attribue généralement cette disparition à un refroidissement progressif du sol et de l’atmosphère (46). Elle appuie son assertion sur un raisonnement bien simple. La côte d’Ingouville, près du Havre, est parfaitement orientée au midi, et reçoit, sans modification aucune, les plus chauds rayons du soleil. Les vignes qui y croissent, tapissent ordinairement des maisons de pierre, ou recouvrent des treilles parfaitement exposées et parfaitement entretenues. Le plant est des meilleurs, et la culture des plus soignées. Eh bien ! malgré cela, le raisin coule et avorte le plus souvent, et il faut des années très favorisées par le soleil pour le voir mûrir. Or, autrefois, il mûrissait en plein champ et de très bonne heure, puisque nous voyons les vendanges avoir lieu parmi nous, le 9 septembre, et même le 6 d’août, et la bénédiction du vin nouveau se faire le 14 du mois suivant. Donc, une révolution s’est opérée dans le climat de notre pays.

M. Arago, dans les Notices scientifiques de l’Annuaire du Bureau des Longitudes, fait un raisonnement à peu près semblable ((47). Il prouve, l’histoire à la main, que, dans plusieurs provinces de France, telles que le Vivarais et la Picardie, le raisin ne mûrit plus aujourd’hui, tandis qu’il y prospérait autrefois. Il en conclut, non à une diminution des rayons solaires, mais à un refroidissement de la terre, ou plutôt à un plus grand nivellement des saisons, tellement qu’aujourd’hui les hivers seraient moins froids et les étés moins chauds. Il n’est pas éloigné de voir la cause de ce changement de température dans le déboisement de la France et le défrichement de nos forêts (48).

Nous serions aussi tenté de regarder, comme une des causes de la ruine de l’industrie viticole en Normandie, les longs et rigoureux hivers qui marquèrent la fin du XVIIe siècle, et le commencement du XVIIIe. L’hiver de 1684 fut horrible, comme on le sait, et dura cinq mois ; pendant ce temps, il fallut couper l’eau avec des haches, et fendre le vin avec la coignée ; la mer gela sur nos côtes, jusqu’à 3 lieues au large, depuis le Tréport jusqu’au Havre. Les navires ne pouvaient sortir de Fécamp. Ceux de Saint-Valery furent pris dans les glaces, et à Dieppe, après le dégel, on vit des glaçons de 11 pieds d’épaisseur (49).

L’hiver de 1709 fut pire encore, et il faut l’entendre raconter par les chroniqueurs dieppois contemporains. « Le 5 janvier, dit l’un d’eux, il tomba de la pluie pendant tout le jour ; et le lendemain 6, fête de l’Épiphanie, sur les 5 heures du matin, la gelée commença à se faire sentir, et dura jusqu’au 24. Le froid fut si piquant, qu’il n’y en avait point eu de pareil depuis 1684. Il ne fut interrompu que par un petit intervalle ; car, le 3 et le 4 février, il commença à regeler, et, le 5, il tomba tant de neige avec grand vent, et en telle abondance, que les chemins devinrent impraticables, les cavées en étant remplies au niveau des monts de Caux et du Pollet. Dans la ville, il y avait de la neige jusqu’au premier étage ; ce qui, joint au froid rigoureux, fut cause que les boutiques furent fermées durant plus d’un mois. Les bourgeois furent obligés de travailler pour se frayer, au milieu de la neige, un chemin praticable dans la ville et au mont de Caux jusqu’à la campagne. Le Mardi-gras, le froid fut si violent, que le port fut gelé jusqu’à laisser un passage libre et aisé à ceux qui voulaient le traverser sur la glace. Ce terrible hiver fit mourir beaucoup d’arbres fruitiers et de grains ; ce qui causa une grande cherté de vivres durant l’année, tellement que le blé valait jusqu’à 8 et 9  le boisseau. Cette cherté dura un an (50). »

On conçoit facilement que des plantations aussi fragiles que la vigne ne pouvaient résister à de pareilles épreuves si souvent réitérées. Mais nous n’en sommes pas réduit sur ce point à des conjectures. La chronique manuscrite de l’Abbaye du Tréport nous révèle clairement le résultat que nous cherchons. Car, à cette même année 1709, elle dit : « Grand hyver rigoureux qui ruyne la pêche, les blés et les vignes. Grande misère partout (51). » Les blés, ils purent être facilement remplacés, mais la vigne ne pouvait être replantée qu’à grand prix d’argent. Le fut-elle jamais ? Il est permis d’en douter, d’autant mieux que, depuis quelque temps, elle n’était plus qu’une culture ingrate et stérile ; et puis, la qualité du vin du pays s’était considérablement détériorée dans certains cantons, tels que l’Avranchin : on ne le nommait plus, au XVIIe siècle, que le tranche-boyau d’Avranches (52). Ajoutez à cela le grand développement qu’avait pris, dans les derniers temps, la fabrication du cidre, et la facilité toujours croissante des communications avec les pays vignobles ; en voilà plus qu’il n’en faut pour expliquer la défaveur et le discrédit dans lequel tombèrent, à la fin, les vins de la Normandie.

Toutefois, le peuple explique à sa manière la disparition de la vigne en Normandie. Il faut lui laisser raconter son histoire. Le lecteur pourra choisir entre sa version et celle des savans.

Au XVIe siècle, un fléau, véritable plaie d’Égypte, s’abattit sur les vignobles de la Normandie. D’innombrables volées de dadins, épaisses comme des nuées de sauterelles, venaient chaque année, vers l’automne, tomber à l’improviste sur les ceps chargés de raisins. Ils dévoraient les fruits, et ne laissaient aux arbres que les bois et les feuilles. Cette plaie se renouvela pendant plusieurs années. Les peuples réduits au désespoir se précipitèrent dans les églises, firent des prières, des pélerinages, des processions, chantèrent des psaumes, des litanies, comme dans les anciennes Rogations. Le fléau cessa, et ces innombrables volées de dadins, poussées par la main de Dieu, furent transportées au-delà des mers, et reléguées sur le banc de Terre-Neuve, où Dieu les garde en réserve, dans le trésor de sa colère, pour les précipiter de nouveau sur quelque peuple qu’il voudrait punir. Demandez aux marins qui ont été à la pêche sur le grand Banc : ils vous diront que les dadins s’y trouvent encore par milliers, qu’ils obscurcissent l’air, qu’ils viennent se reposer sur les mâts et sur le pont des navires, qu’on les abat à coups de bâtons, enfin, qu’on en est importuné comme on l’est par les moucherons, le soir d’un beau jour.

Ainsi délivrés du fléau qui les affligeait d’une manière si cruelle, nos pères ne manquèrent pas d’en témoigner leur reconnaissance au Dieu qui les avait sauvés. Ils sentirent le besoin d’exprimer leur reconnaissance autrement que par des paroles. Ce fut, surtout, aux contreretables des autels qu’ils suspendirent leurs ex-voto, en exprimant le fait dont ils avaient à rendre grâce. Voilà pourquoi, dans les contreretables de la renaissance, nous trouvons toujours, sur les colonnes torses chargées de raisins, de nombreux pigeons sauvages qui s’attachent aux branches, et qui dévorent les fruits.


NOTES :
(1) Mémoire lu à l’Académie royale de Rouen, et à la Société libre d’Émulation de la même ville en 1844.
(2) Latronum qui sylvam colebant impia caterva eorum admirans constantiam ad pebes B. Ebrulphi procidit…. Multi ex illis facti sunt monachi aut latrocinia deserentes efficiebantur agricultores. - Neust. pia, p. 86.
(3) Quodam enim tempore Ansbertus à climate meridiano distantem a præfato coenobio passus ferè quingentos hortatu ejusdem viri Dei B. Wandregisilii vineam plantare et oxcolere coepit. Vit. Sti Ansbert. Caput 1, apud Bolland.
(4)Basilica Sti Saturni, in vertice ardui montis vincarum quondam fertilis. Vit. Sti Wandregisil., apud Bol.
(5) Videas illic botris gravidas vites (Neustria pia, p. 262.) - Nigra Bacca racenis. - Purpureæ gravidis turgent in vivibus uvæ. (Ibid. p. 264.)
(6) Subtus habet ædes geminas, alteras condendis vinis, p. 262.
(7) Guilmeth, Hist. d’Elbeuf, p. 216. - Noël, Essai sur la Seine-Inférieure.
(8) Hist. du château de Tancarville, par M. Deville, p. 173.
(9) Mensure extra et intra civitatem agros, vineas, prata, sylvas et piscaturas. (Neust. pia.)
(10) Hist. de l’abbaye de Saint-Ouen.
(11) Archives départ. ; carton du Mont-aux-Malades.
(12) In Rodomo civitate vineas meas Dominicales, scilicet trigenta arpentos. Neust. pia.
(13) Omnes decimæ terræ sive de frugibus, sive de fructibus Domini sunt et illi sanctificantur. Sed quia inveniuntur multi decimas donare nolentes statuimus ut juxtà præceptum domini admoneantur semel, secundo tertio, ut de grano, vino, fructibus arborum, foetibus animalium, fæno, lino, lanâ, cannabe, caseis et de omnibus quæ per annum renovantur decimas integrè persolvant. - Concil. Rothomag., statuts de 1189.
(14) Noël, Essai sur la Seine-Inférieure.
(15) Rituale Rothomagense.
(16) Essai sur la Seine-Inférieure.
(17) Ex dono Roberti de Vattevilla arpentum vineæ (Neustria pia).
(18) Bulletin de la Société d’Agriculture de la Seine-Inférieure, 1836.
(19) Plan cadastral de Gruchet-le-Valasse, à la mairie du lieu.
(20) Carte de l’arrondissement du Havre, dans la Normandie pittoresque de M. Morlent. Sur Oudales, on voit le hameau des Vignes.
(21) Antimoine contre l’abbaye de Montivilliers, par le curé de Rouelles. - Dans la charte de fondation de l’abbaye de Montivilliers, donnée par le duc Robert en 1035, on trouve : « In villà quæ vulgò Beccherel (le Béquet ?) appellatur, tres quartenos vineæ suprà Sequanam sitæ, medietatem quoque vini quod est Asselini ejusdem villæ, in vadine tredecim arpenta vineæ. » (Gall. christ. t. XI, p. 237.)
(22) Délib. capitul. de Fécamp. . Arch. départ.
(23) « Le sommet de la montagne (entre Martin-Église et Arques) est garni de treilles fort épaisses, où la cavalerie ni l’infanterie ne pouvoient passer sans se mettre en désordre. » (Collection Petitot, t. 44, p. 553.)
(24) Noël, Essais, t. Ier, p. 50.
(25) Sur la culture de la Vigne, par M. Chaptal, en 1801. - Noël de la Morinière, Essai sur la Seine-Inférieure, t. I, p. 49.
(26) In monte de Calvaincourt XL. agnos ad vineam faciendam.
(27) Lib. Visit., Bibl. royale.
(28) «Quatenus quidem Christi sanguinem eadem hac die Transfigurationis confici ex vino novo, si inveniri possit, aut aliquantulum ex naturâ unâ in calicem expressâ, et quod racemi benedicantur, indè que homines communicent. - Quare autem hoc fiat hæ est ratio : quia ipso die coenæ dicit dominus Jesus apostolis et aliis qui coenabant cum illo : Amen, dico vobis post hac non bibam de hoc gemine vitis, donec bibam illud novum in regno patris mei, quoniam ergo tunc dixerit novum et Transfiguratio domini pertinet ad illum habitum, quem est nactus post resurrectionem ideo quæritur hoc festo novum. » Divinorum offic. explicatio Joannis Beleth, apud Durandum, p. 650, édition de Lyon, 1568.
(29) Hist. de Gournay, par M. P. de la Mairie.
(30) Mém. de l’abbé Terrisse sur l’abb. de Saint-Victor. (Charte de Rog. de Mortemer.)
(31) Lib. visit.,ms. de la Bibl. royale.
(32) «Ubasta filia rymerii annuente fratre suo Hilduino, dedit Sanctæ-Mariæ de monasterio Villari pro animâ suâ, et quia ibi monacha facta est, quinque arpennos vincæ in Longavilla. » Gall. christ, t. XI, ad calcem.
(33) « Anno 1665, obiit illustris Galeranus Mellentis comes, qui multa bona contulit ecclesia B. M. de Voto, quæ sita est in territorio caletensi in terris, in sylvis, in vincis et reditibus. (Neust. pia.)
(34) Neustria pia. - Ecclesiam cum vineis. - Decimam vini.
(35) Neustria Pia, p. 213. - Cette vigne d’Argences était très recherchée, car le duc Robert avait déjà donné à l’abbaye de Cerisy « in Argentiis tres arpennos terræ ad vineam faciendam. » Neust. pia, p. 431.
(36) Cartulaire de Fécamp, aux Archives départementales.
(37) In Longavillâ de vincis arpentos duodecim.
(38) Invent. de tous les biens de l’abbaye de Fécamp, dressé en 1790, par Alexis Lemaire, prieur.
(39) On peut considérer la culture de la vigne à peu près comme exilée de la Normandie ; car on ne la rencontre plus qu’à ses extrêmes frontières. Les trois points les plus rapprochés de nous où nous l’ayons aperçue sont : Beauvais, Gaillon et Nonancourt.
(40) Hist. Nat., lib. 14 et 16. - Déjà, dans ce temps, on se servait de tonneaux cerclés en bois : « Circa alpes vina ligneis vasis condunt circulisque cingunt. »
(41) Strabon, Geograph.,  apud Bouquet, t. Ier.
(42) Euseb., Chroniq., apud Bouquet, an de J.-C. 281. - Aurel. Victor, Vie des Empereurs.
(43) « Probus Galliarum colles vinctis replevit. »
(44) Année 358, apud Bouquet.
(45) « Amnis odorifero juga vitea consista Baccho. »
(46) Recherches sur le climat de la France ; par M. Fuster ; Comptes rendus hebdomadaires de l’Académie des Sciences, t. XVIII, p. 18, année 1844.
(47) Annuaire du Bureau des Longitudes, année 1834 ou 1835.
(48) M. Fouray de Salimbini a inséré dans le journal des Propriétaires ruraux, imprimé à Toulouse, en 1836, un article dans lequel il prouve, par les registres conservés à la mairie de Dijon, où les époques des baux des vendanges sont inscrites depuis 1383 jusqu’à nos jours, que le raisin mûrissait autrefois plus tôt qu’aujourd’hui. Voici ce que la compulsion des registres de la mairie de Dijon a mis au jour :

1° Dans le XIVe siècle, on ne trouve aucune vendange faite dans le mois d’octobre ;
2° Dans le XVe siècle, deux vendanges ont été faites en août, vingt-deux seulement en octobre, les autres en septembre ;
3° Dans le XVIe siècle, deux vendanges ont été alors faites en août, vingt-sept en octobre, les autres en septembre ;
4° Dans le XVIIe siècle, pas une seule vendange ne se trouve en août, vingt-trois en octobre, les autres en septembre ;
5° Dans le XVIIIe siècle, pas une seule vendange en août, vingt-trois en octobre, la plus tardive ayant été faite le 17 du mois, le reste en septembre, la plus précoce ayant eu lieu le dix du mois ;
6° Enfin, sur vingt-neuf années du siècle actuel, quatorze vendanges ont été faites en octobre et deux fois de suite seulement, on en trouve trois faites en septembre.

M. Salimbini se croit en droit de conclure de ce relevé, qu’au XVIe siècle, l’époque normale pour les vendanges à Dijon, était dans la première quinzaine de septembre ; tandis que si le XIXe continue comme il a commencé, il offrira à nos neveux quarante-huit vendanges en septembre, ce qui prouve que l’époque moyenne de la vendange est descendue dans la quinzaine formée des derniers huit jours de septembre et des premiers huit jours d’octobre.

En suivant cette progression décroissante, l’auteur est arrivé à prouver que, vers le XXIVe ou le XXVe siècle, il ne sera plus possible que le raisin mûrisse dans la plaine de Toulouse. (Journal d’Agriculture pratique, t. Ier, page 335.)
(49) Lettre de dom Guill. Filliastre, bénédictin de Fécamp, à dom Mabillon. (Oeuvres posthumes de Mabillon.)
(50) Histoire abrégée et chronologique de la ville, château et citadelle de Dieppe, Ms de M. Féret, p. 272.
(51) Archives de l’église du Tréport.
(52) Hist. du duché de Normandie, par Gab. Dumoulin, curé de Menneval.

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