CAUMONT, Arcisse de (1801-1873) : Le Beurre d'Isigny à Monaco (1870).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (14.VIII.2003)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur l'exemplaire (BmLx : norm 850) de la Médiathèque de'Annuaire des Cinq départements de l'ancienne Normandie publié par l'Association normande en 1870 (36e année) à Caen chez Leblanc Hardel.
 
LE BEURRE D'ISIGNY A MONACO
Par
M. de Caumont
(Résumé d'une communication verbale faite au congrès de l'Association normande à ISIGNY, le 23 juin 1869)
 

MESSIEURS,

Tout le monde n'est pas allé se promener à Nice et à Monaco : la promenade serait un peu longue si on la faisait à pied, car il y a 325 lieues d'Isigny à Monaco ; mais en chemin de fer, c'est chose facile : il ne faut que 32 heures de wagon pour y aller d'Isigny et 23 heures pour y aller de Paris. Il est regrettable qu'on ne fasse pas plus souvent ce voyage, car Monaco est un lieu charmant et Nice aussi.

Figurez-vous une petite ville perchée sur un rocher dont le pied est caressé par les vagues de cette mer que les poètes de l'antiquité ont si souvent chantée : mer qui ne connaît pas le flux et le reflux comme la nôtre, qui ne balaye pas comme elle deux fois par jour les ordures de la plage et qui, n'obéissant pas comme elle aux caprices de la lune, ne sait pas (même à Monaco) ce que c'est que de chasser et déchasser ; cette mer enfin qu'on appelle Méditerranée et dont la belle teinte bleue fait rêver nos peintres de marine.

A l'une des extrémités du cap sur lequel est bâtie la ville de Monaco s'élève le château du prince, offrant à l'extérieur l'image d'une forteresse, mais déployant à l'intérieur la splendeur d'un palais, surtout depuis que le prince Charles, actuellement régnant, l'a fait restaurer.

Un petit golfe avec un port sépare la ville d'un autre promontoire qui n'était qu'un rocher il y a quelques années ; mais depuis, une baguette de fée y a fait surgir un splendide palais, des hôtels magnifiques, une place avec des eaux jaillissantes, et, tout autour, des jardins qui rappellent les jardins d'Armide, avec leurs terrasses garnies d'élégantes balustrades, leurs fleurs variées, leurs palmiers et leurs orangers.

De là, la vue s'étend à une distance considérable sur la côte de la Corniche et sur cette rivière de Gênes, le long de laquelle s'enchaînent et brillent comme les perles d'un collier, les villes les plus variées d'aspect, les plus accidentées et les plus pittoresques.

Vous allez me demander quelle est la fée qui opère de pareilles métamorphoses. Hélas ! je voudrais bien taire son nom, car elle n'a pas une réputation excellente ; mais, puiqu'il faut le dire, c'est la fée du jeu, la fée de la roulette et du trente et quarante. Étant venue de Bade et de Hombourg faire une excursion sur le rivage méditerranéen, elle se laissa séduire par le site et fonda sur le rocher de Monaco une nouvelle demeure, aux applaudissements de ses adorateurs : Russes, Allemands, Américains, Français et même Italiens, quoique ces derniers aient moins d'argent à perdre que les autres et que leur budget, ressemblant à celui de leur gouvernement, soit quelquefois insuffisant pour leurs besoins les plus indispensables.

Bref, quelques millions dépensés par la compagnie des jeux ont créé un second Monaco en face de l'ancien.

Cette nouvelle ville, par les sommes considérables qu'elle paie au souverain, par les charges qu'elle s'est imposées, a donné une vie nouvelle dans le canton ; les voitures circulent continuellement là où l'on n'en connaissait que quelques-unes, et l'abondance paraît s'être largement développée depuis la création du nouveau Monaco. Chose extraordinaire, le prince Charles a, cette année, supprimé toute espèce d'impôt dans son petit royaume !! C'est le seul qui, à ma connaissance, ait pu exonérer ainsi son peuple. Aussi est-il le premier prince du monde à mes yeux, et je proclame le Gouvernement de Monaco UN GOUVERNEMENT MODÈLE.

On aurait tort de conclure de mon admiration pour Monaco que je suis un des adeptes de la fée dont je parlais tout à l'heure ; je n'ai jamais risqué le moindre sou de Monaco sur les tapis de Bade, de Wisbade et de Hombourg : je ne comprends guère, moi, tant soit peu philosophe, qu'on veuille risquer ce que l'on a dans sa poche pour y faire passer ce qui est dans la poche de son voisin, ou réciproquement pour faire passer dans cette dernière poche, suivant le caprice du sort, ce qu'on a dans la sienne. Quand je vais à Bade ou à Monaco, j'y suis attiré par les beaux sites, le mouvement du grand monde toujours intéressant à suivre ; j'y viens pour étudier l'humanité avec ses passions et ses excentricités.

Les physionomies des joueuses méritent particulièrement mon attention ; elles s'impressionnent de différentes manières, et j'ai bien souvent regretté de ne savoir pas dessiner la figure. J'ai vu, entre autres, cette année, à Monaco, une jeune et jolie comtesse qui tirait la langue tant que la roulette était en mouvement et qui la retirait avec une vivacité extrême dès que la roulette s'arrêtait.

Le problème qui m'a le plus intéressé, c'était de savoir comment la passion du jeu s'était développée chez des femmes jeunes, jolies, spirituelles, qui auraient tout autre chose à faire que de s'enfermer des jours entiers les yeux fixés sur un tapis qui les absorbe et leur fait oublier le reste du monde. J'ai pu l'apprendre en confessant quelques-unes de ces joueuses passionnées. Quand je dis confesser, je me sers d'un terme impropre, car je ne m'enfermais pas pour obtenir des confidences, dans cette boîte de sapin que l'on appelle confessionnal et que notre savant confrère et ami, le docteur Cattois, qualifie de caisse à savon, tant la forme ordinaire du tribunal de la pénitence lui paraît devoir être améliorée ; non, c'est en causant dans les salons, en se promenant dans les jardins qu'on peut, avec une certaine diplomatie, sonder le coeur humain et trouver la solution du problème.

Mais ce n'est pas ici le lieu de vous entretenir de mes études philosophiques, et je passe immédiatement à l'objet de ma petite causerie.

Chose à remarquer, c'est que les joueurs et les joueuses sont généralement gourmands. Quel rapport existe-t-il entre les sensations de l'estomac et la passion du jeu ? Je ne suis pas assez physiologiste pour vous le dire ; mais le fait est incontestable, et l'on comprend comment l'hôtel des jeux de Monaco, le splendide hôtel de Paris, dont la salle à manger réunit parfois 500 convives et est au moins aussi belle que la salle à manger de l'hôtel du Louvre, ne sert à ses habitués que des mets choisis et que d'excellent beurre.

La qualité du beurre surtout m'avait frappé, et un jour que je déjeunais à l'hôtel, j'en fis mon compliment au directeur de l'établissement. Celui-ci relevant la tête, me répondit d'un air triomphant : ON NE CONSOMME CHEZ NOUS QUE DU BEURRE D'ISIGNY. - A ce mot beurre d'Isigny, un frisson de plaisir, un chatouillement d'amour-propre me fit éprouver une émotion vive, et j'aurais embrassé mon interlocuteur si je ne m'étais rappelé à temps l'histoire de feu Dupin aîné, à Poissy. Cet illustre magistrat assistant à la distribution des prix décernés aux bêtes grasses (on honore beaucoup les bêtes grasses à Paris), et entendant le nom d'un de ses voisins de Clamecy appelé comme lauréat pour le premier prix de veaux gras, fut tellement ému qu'il en pleura. Venez, disait-il d'une voix chevrotante à son voisin, venez que je vous embrasse ; il n'y a qu'une haie qui sépare vos propriétés des miennes!!! Cette émotion n'était peut-être qu'une petite comédie, comme quelques-uns l'ont supposé, elle produisit cependant son effet sur les engraisseurs ; mais certains journaux trouvèrent beaucoup plus piquant de raconter le lendemain que M. Dupin avait donné l'accolade AU VEAU GRAS LUI-MEME !!!

Quand la presse vous regarde, il faut être réservé dans son enthousiasme ; et, comme il y a toujours des journalistes à Monaco, je me bornai à prononcer les paroles suivantes avec toute la dignité dont je suis capable : Monsieur, vous avez raison, LE BEURRE D'ISIGNY EST LE PREMIER BEURRE DU MONDE !!! Alors mon interlocuteur me raconta qu'il avait tenu un restaurant à Paris avant de venir à Monaco, et qu'il avait introduit dans cette ville le beurre dont il faisait usage à Paris. « J'ai fait acte de patriotisme, disait-il. Le beurre de Milan, que l'on mange dans le département des Alpes-Maritimes, n'est pas un beurre français ; c'est d'ailleurs un beurre médiocre avec lequel les sauces blanches sont déplorables. Maintenant, Monsieur, on est tellement habitué chez nous au beurre d'Isigny qu'il me serait très-difficile de revenir au beurre de Milan si j'en avais la pensée, et, à ce sujet, je pourrais vous raconter beaucoup de choses très-curieuses. - J'ai donc introduit à Monaco le bon beurre ; tout le monde m'en félicite, et je m'en félicite d'autant plus moi-même qu'à Nice on ne mange encore que du beurre de Milan. C'est un grand honneur pour Monaco d'avoir donné le bon exemple, d'avoir devancé dans le progrès la capitale du pays. »

ON NE MANGE QUE DU BEURRE DE MILAN A NICE !!!

Depuis que mon interlocuteur me parlait ainsi, en 1866, j'ai pu me convaincre en 1869 que le beurre d'Isigny a pénétré dans cette ville. Il eût été bien extraordinaire, en effet, que personne n'eût demandé ou n'eût fait venir de Paris notre excellent beurre. Mais quelle quantité en a-t-on vendue par semaine en 1869 ? Je vais vous le dire :

J'avais, à mon départ de cette ville, à la fin de janvier dernier, prié M. Le Sage, membre du Conseil général de l'Orne, et M. le baron de Sainte-Marie, d'Allemagne près Caen, qui, depuis plusieurs années, passent l'hiver à Nice, de prendre à ce sujet des informations. Ils ont bien voulu accéder à ma demande ; ils sont allés chez les marchands de comestibles pour faire une enquête sérieuse. Il en est résulté que deux maisons seulement vendent à Nice, à l'heure qu'il est, du beurre d'Isigny : que l'une en vend 18 kilog. et l'autre 6 kilog. seulement par semaine, total 24 kilog., et même que, dans certaines semaines de février, la vente n'a été que de 18 kilog.

Or, qu'est-ce que 36 livres ou 48 livres de beurre par semaine dans une ville de 60 mille habitants, population dans laquelle les riches étrangers figurent pour 10 à 12 mille !!! C'est une véritable dérision ; aussi les marchands qui ne vendent le beurre d'Isigny qu'à regret, cesseront d'en faire venir dès qu'ils pourront ne pas céder à l'exigence des consommateurs. Ils cherchent, en attendant, à restreindre cette vente le plus qu'ils peuvent.

Mais pourquoi donc à Nice ne mange-t-on guère que du beurre de Milan ? Les habitants de cette belle cité ne sont-ils pas aussi gourmets que ceux de Monaco ? N'est-ce pas eux, d'ailleurs, qui vont jouer à Monaco et qui savourent le bon beurre de l'hôtel de Paris ? A Nice, ville de plaisir, véritable jardin des Hespérides, que l'on a quelquefois même qualifiée de paradis terrestre, où l'on vient de toutes les parties du monde, on n'est pas moins sensuel qu'à Monaco !! Quelles sont donc les causes qui entravent le progrès dans cette cité gracieuse et parfumée ? C'est ce qu'il faut rechercher.

D'abord, le mauvais vouloir des marchands pour le beurre d'Isigny est notoire : ils sont italiens de coeur, ils ont depuis des siècles des rapports d'affaires avec le Piémont ; c'est du Piémont qu'ils tirent la viande ; c'est du Piémont qu'ils tirent le gibier et beaucoup d'autres bonnes choses ; c'est du Piémont qu'ils tirent le beurre ; toutes leurs relations sont dirigées de ce côté. Quand vous leur parlez du beurre d'Isigny, ils vous répondent tous : le beurre de Milan est très-bon, il ne vaut que 3 fr. le kilog. et celui d'Isigny vaut 7 fr.

Il faut donc d'abord faire en sorte que le beurre d'Isigny baisse de prix et qu'il puisse être vendu à Nice 5 fr. le kilog. au lieu de 7, ou 2 fr. 50 la livre. Il y aura encore une différence de 2 fr. par kilog. entre les deux beurres ; mais la qualité du nôtre justifiera, je crois, cette différence. Il restera, d'ailleurs, un bénéfice suffisant pour le négociant, puisque, à Bayeux et à Isigny, il y a de bon beurre à 1 fr. 50 ou 1 fr. 75 la livre.

Que ferons-nous pour obtenir la diminution dont je parle ? D'abord, il faudra qu'au lieu de tirer le beurre de Paris, comme on le fait, on le tire directement du lieu de production (d'Isigny ou de Bayeux). En supprimant ainsi un intermédiaire inutile, nous gagnerons facilement 50 centimes par livre.

Puis, il faudra obtenir du chemin de fer une réduction de ses tarifs. Le beurre n'est pas une marchandise encombrante ; il pèse beaucoup sous un petit volume. Pourquoi donc n'aurait-on pas un prix fixe quand le trajet dépasserait 300 kilomètres ? Par exemple, ne serait-il pas juste de payer seulement les 300 premiers kilomètres de parcours d'Isigny à Nice et de ne rien payer pour 900 autres ? A ce moyen, le beurre d'Isigny n'aurait pas de frais de transport beaucoup plus considérables que celui de Milan, et ce serait un excellent moyen d'en alléger le prix de 50 centimes par livre.

Évidemment le chemin de fer gagnerait encore à cette diminution, car les transports pourraient centupler ; mais voudra-t-il adopter cette mesure ? L'administration des chemins de fer est très-entêtée : elle maintient souvent, malgré les réclamations les plus justes, des tarifs absurdes. Nous solliciterons probablement quelque temps sans résultat ; mais il ne faudra pas se lasser : demandons toujours, et nous finirons par obtenir gain de cause.

Quand nous aurons réussi, il sera bon que l'on ait à Nice un agent normand, car il faudra faire de la propagande pour le placement de la marchandise et se défier du mauvais vouloir des marchands indigènes. Je prédis un succès certain au négociant beurrier qui viendra passer à Nice les quatre mois pendant lesquels la population étrangère y abonde. La pauvre homme, d'ailleurs, ne sera pas bien à plaindre de quitter le ciel humide et fiévreux d'Isigny pour le beau ciel de Nice !

On devra établir des dépôts dans plusieurs quartiers ; par exemple, à Carabassel, dans le quartier Masséna, et dans celui de St-Vincent-de-Paul. Il ne faudra pas négliger les affiches, les prospectus, les annonces des journaux ; la publicité est indispensable pour réussir en toute chose dans le siècle où nous vivons. On pourra même avoir recours, si cela est nécessaire, au procédé parisien pour les affiches. Cet ingénieux procédé consiste, comme vous le savez, à placer l'affiche la tête en bas, afin d'en rendre la lecture plus facile.

Quand tous ces moyens seront employés, il ne sera pas mauvais d'avoir recours aux influences, de capter la bienveillante protection de quelques belles dames (comtesses, marquises, princesses même), qui ont une puissance de persuasion considérable à Nice et dont j'indiquerais au besoin les noms et les hôtels. Il faudra leur faire hommage de quelques navettes. Ce sont là des sacrifices, j'en conviens ; mais après tout, il s'agit d'une élection de beurre frais, et quelle est l'élection qui ne coûte pas quelque chose ? Oh ! si l'on pouvait se faire nommer député au Corps législatif avec quelques navettes de bon beurre !! Dieu que le beurre d'Isigny eût été cher cette année !! Il aurait valu 100 fr., 200 fr. la livre, et il n'y en aurait pas eu pour tout le monde.

J'avais pensé dans notre élection spéciale de beurre frais à le faire adopter par la préfecture. Je suis convaincu que, malgré les doctrines du libre-échange qui favorisent les produits étrangers aux dépens du travail national, l'habile et aimable préfet de Nice proclamerait bien haut le mérite du beurre normand ; mais depuis que la mode est venue de faire une guerre acharnée aux candidatures officielles, il faut de la prudence, il est sage de ne pas trop se frotter aux préfets, et tout bien considéré, il vaut mieux conserver, même au beurre, la liberté et l'indépendance que nos économistes proclament la sauvegarde des sociétés modernes.

Nice n'est pas le seul marché à conquérir dans le département des Alpes-Maritimes. Cannes, dont la population normale est de 12,000 habitants et qui en renferme 16 à 17,000 en hiver, est habitée par les familles les plus riches et les plus aristocratiques. Il y a bien moins de fêtes et de distractions à Cannes qu'à Nice, mais on y digère mieux, et le beurre d'Isigny y aura un succès certain dès qu'il y sera connu ; on peut dire la même chose pour Menton, qui a aussi 4,000 étrangers en hiver et dont la faveur augmente chaque année. Enfin, nous avons Antibes, Hyères, Toulon, où le beurre d'Isigny pourra devenir très-recherché quand on l'aura goûté.

Un nouvel et vaste horizon commercial se développera donc pour nous quand nous aurons conquis Nice et les villes que je viens de citer. Il faut entrer résolument en campagne, prêcher une croisade en faveur du beurre normand. Je serai toujours heureux pour ma part de seconder ces efforts, de joindre ma faible voix aux vôtres, et je ne cesserai de répéter sur tous les tons quand je serai à Nice ou dans les villes de cette belle région provençale :

Vive le beurre d'Isigny ! A bas le beurre de Milan !


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