Histoire nouvelle et divertissante du Bon homme misère, dans laquelle on verra ce que c’est que la Misère, où elle a pris son origine, comment elle a trompé la Mort, et quand elle finira dans le Monde. - Le prix est de 4 sous - A Caen : Chez P. Chalopin, Imprimeur Libraire, rue Froide-Rue. - [s. d.]. - 23 p. ; 17 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (02.II.2006)
Relecture : A. Guézou.
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L’ORIGINE
DE
LA MISÈRE,

OU l’on verra véritablement ce que c’est que  la Misère, où elle a pris son origine, et quand elle finira dans le monde.

DANS un voyage que je fis autrefois en Italie avec plusieurs de mes amis, je me trouvai logé chez un Curé fort bon homme, et qui aimoit extrêmement à rapporter quelques petites histoires fort divertissantes : j’ai retenu celle-ci, qui m’a paru digne de la mettre au jour en vous la racontant, et comme et ne roule que sur la Misère, peut-être craignez-vous qu’elle ne soit ennuyeuse ; mais point du tout, elle est très-agréable. Auparavant de vous la raconter, je vous dirai que je la rapporte telle qu’il nous la donna pour lors, et ainsi que vous allez l’entendre.

Vous trouverez sans doute à redire, Messieurs, commença notre bon homme de Curé, de ce que je ne vous entretiens ici que de Misère. Chacun, dit-il, a ses raisons, et vous ne sauriez pas les miennes si je ne vous les expliquois. Vous n’en êtes sans doute pas informés, ce mot de Misère ne se dit pas pour rien ; très peu de gens savent que ce nom est celui d’un des principaux habitans de ma paroisse, lequel assurément n’est pas riche, mais il est fort honnête homme, quoique ce ne soit que Misère chez lui. C’est dommage que ce cher Paroissien soit si peu aimé, lui qui étant connu, dont l’ame est si noble et généreuse, si bon humain, si prêt à servir dans toutes les occasions, si affable, si courtois, et si honnête et aimable ; enfin que dirai-je de plus, lui qui n’a pas son pareil dans le monde, et n’en aura jamais tant que le monde sera monde.

Vous allez peut-être croire, nous dit-il, Messieurs et amis, que ce que je m’en vais vous dire est une fable ou un conte fait à plaisir pour vous faire rire, mais non : quoiqu’on parle tant du bon homme Misère, on ne sait guère au juste son histoire ; mais je vous proteste, foi d’honnête homme, que rien n’est plus sincère, plus sûr et véritable ; et je doute même que dans le voyage que vous allez faire, vous appreniez rien de plus sérieux.

Je vous dirai donc que deux particuliers, nommés Pierre et Paul, s’étant rencontrés dans ma paroisse, qui est passablement grande, et dont les habitans seroient assez bien à leur aise, si Misère n’y demeuroit pas ; en arrivant à l’entrée de ce lieu de Milan, environ sur les cinq heures du soir, étant tous deux trempés, comme on dit, jusqu’aux os.

Où logerons-nous, demanda Pierre à Paul ? sur ma foi, lui répondit-il, je n’en sais rien, je ne connois pas le terrain, et je n’ai jamais passé par ici. Il me semble, reprit Paul, que sur la main droite j’apperçois une grosse et belle maison, qui appartient à quelque riche Bourgeois ; nous lui ferons la prière, si c’est de son bon plaisir, de vouloir bien nous loger pour cette nuit, étant mouillés comme nous le sommes de cet orage. J’y consens de tout mon coeur, dit Pierre ; mais il me paroît, sauf votre meilleur avis, qu’il seroit bon auparavant que d’entrer chez lui, de nous informer dans le voisinage quelle sorte d’homme c’est que le maître de ce logis ; s’il a du bien et s’il est aisé, car on s’y trompe assez souvent ; avec toutes les belles maisons qui paroissent à nos yeux, nous trouvons pour l’ordinaire que ceux qui semblent en être les maîtres, les doivent aussi bien que tout ce qui est dedans, et n’ont quelquefois pas un liard à y prétendre ; et pour bien connoître un homme et juger pertinemment de ses biens, il faut le voir mort : mais après tout, si nous attendions après cela pour souper, nous aurions bien à attendre, et nous pourrions bien dire notre Benedicite et nos Graces dans le même moment, et coucher dans la rue à la belle étoile.

Cela n’est que trop commun, répondit Paul, mais la pluie continue toujours, et nous sommes mouillés jusqu’aux os ; mais j’apperçois là-bas une bonne femme qui lave du linge dans ce fossé, je vais lui demander ce qui en est.

Hé bien ! ma bonne femme, dit Paul, en s’approchant d’elle, il pleut bien fortement aujourd’hui. Bon, lui répondit-elle, Monsieur, ce n’est que de l’eau, et si c’étoit du vin, cela n’accommoderoit pas ma lessive ; mais aussi nous boirions bien, car nous en amasserions notre bonne provision.

Vous êtes gaie à ce qu’il me paroît, reprit Paul. Pourquoi pas, lui dit-elle ? graces à Dieu, il ne me manque rien au monde de tout ce qu’une femme peut souhaiter, excepté de l’argent. De l’argent ! dit Paul, hélas vous êtes bien heureuse, si vous n’en avez pas, et que vous puissiez vous en passer. Oui, répondit-elle, cela s’appelle parler comme Saint Paul, la bouche ouverte. Vous aimez à plaisanter à ce que je vois, bonne femme, dit Paul ; mais vous ne savez pas que l’argent est ordinairement la perte d’un grand nombre d’ames, et qu’il seroit à souhaiter pour beaucoup de gens, qu’ils n’en maniassent jamais de leur vie. Pour moi, lui dit-elle, je ne fais point de petits souhaits ; j’en manie si peu, que je n’ai pas tant seulement le temps de garder une pièce, pour savoir comme elle est faite. Tant mieux, dit Paul. Par ma foi tant mieux vous-même, lui répondit-elle. Voilà une plaisante manière de parler. Si vous avez envie de vous moquer de moi, vous pouvez passer votre chemin hardiment, car aussi bien voilà votre camarade qui se morfond en vous attendant. Nous nous échaufferons tantôt, lui répondit Paul ; mais, bonne mère, ne vous fâchez point, je vous en prie, je n’ai nullement envie de vous rien dire qui vous fasse de la peine, et vous ne me connoissez pas à ce que je vois. Allez, allez, lui répondit-elle, continuez, s’il vous plaît, votre chemin, c’est de quoi je vous prie, car vous n’êtes qu’un engeauleur.

Pierre qui avoit entendu une partie de cette conversation, dont il étoit fort ennuyé à cause d’un orage qui survint, et s’étant approché : cette femme, dit-il, devroit se mettre à couvert. Quelle nécessité de se mouiller de la sorte ? est-ce un ouvrage si pressé, qu’il ne puisse se remettre à une autre fois ?

Courage, courage, dit-elle, l’un raisonne à peu près comme l’autre. On remet la besogne du monde comme cela en votre pays. Malapeste, vous ne connoissez guère les gens de ces quartiers-ci. S’il y manquoit, dit-elle, en regardant Pierre, même une coëffe de nuit, de tout ce que j’ai ici, qui appartient à M. Richard, j’entendrois un joli carrillon, et  je ne serois pas bonne à jeter aux chiens.

Cet homme est donc difficile à contenter, lui demanda Pierre ? Hélas ! Monsieur, s’écria-t-elle, c’est bien le plus ladre et vilain homme qui soit sur la terre. Si vous le connoissiez…. C’est un homme à se faire fesser pour une Bayoque (1). Comment donc, dit Pierre, cet homme est donc bien ladre ; n’est-ce pas lui qui demeure à cette belle maison qu’on découvre d’ici ? Tout juste, c’est cette maison que vous voyez, répondit la bonne femme ; c’est justement pour lui que je travaille. Adieu, ma bonne mère, lui dit Pierre, le temps qu’il fait ne nous permet pas de causer davantage.

Ayant rejoint Paul, ils se mirent à couvert sous un petit auvent à quatre pas de là ; et consultèrent ensemble de ce qu’ils feroient en cette occasion, et après avoir été un gros quart-d’heure, et assez embarrassés, car ils ne se sentoient pas de sec ; voyons donc, dit Pierre, ce qu’il en sera, il faut risquer le paquet. Cet homme si vilain qu’il soit, peut-être aura-t-il quelque honnêteté pour nous ; ces gens-là ont quelquefois de bons momens.

Allons, dit Paul, je m’en vais faire la harangue ; je voudrois en être quitte, et que nous fussions déjà retirés. Ils arrivèrent enfin à la porte de M. Richard, comme il alloit se mettre à table. Ils heurtèrent fort doucement, et un valet étant venu à la hâte, et ayant passé nue tête au bout de la cour, se sentant mouillé, leur demanda fort brusquement ce qu’ils souhaitoient. Paul qui étoit obligé de porter la parole, le pria avec toutes sortes d’honnêtetés, de vouloir bien demander à son Maître s’il auroit assez de bonté, que d’accorder un petit coin de sa maison à deux hommes très-fatigués.

Vous prenez bien de la peine, leur dit il, mes bonnes gens ; mais c’est du temps perdu, mon maître ne loge jamais personne. Je le crois, dit Paul ; mais faites-moi l’amitié par grace d’aller lui dire que nous souhaiterions bien avoir l’honneur de le saluer. Ma foi, dit le valet, le voilà sur la porte de la salle, parlez-lui donc si vous voulez vous-même.

Quels sont ces gens-là, dit Richard à son valet, d’une voix assez élevée ? Ils demandent à loger, répondit l’autre. Hé bien, maraut, ne peux-tu pas leur répondre que ma maison n’est pas une auberge ? Vous l’entendez, Messieurs ; ne vous l’avois-je pas bien dit ? Paul se hasarda d’approcher Richard, et lui dit : Hélas, Monsieur, d’un air pitoyable, par le mauvais temps qu’il fait, ce seroit une grande charité que de nous donner un petit endroit pour reposer deux ou trois heures. Voilà des gens d’une grande effronterie, dit-il, en regardant son valet, et pourquoi laisses-tu entrer ces canailles ? Allez, allez, dit-il, d’un air méprisant, à Paul, chercher à loger où vous l’entendrez, ce n’est pas ici un cabaret ; puis leur fit fermer la porte au nez.

Le mauvais temps continuant toujours : que deviendrons-nous, dit Paul ? Voici la nuit qui s’approche ; si on nous reçoit par-tout de même que dans cette maison-ci, nous courons risque de passer bien mal la nuit. Le Seigneur y pourvoira, répondit Pierre ; nous devons, comme vous le savez aussi bien que moi, nous confier en lui. Mais, dit-il en se retournant, il me semble que voici à deux pas d’ici notre blanchisseuse, avec laquelle nous avons causé en arrivant, laquelle me paroît bien fatiguée, et qui se repose sur une borne avec son linge.

C’est elle-même, dit Paul : il seroit bon, continua Pierre, de lui demander où nous pourrions loger. J’y consens, lui répondit-il. En même-temps Paul s’approchant de cette femme, lui demanda dans quel endroit de la Ville les passans qui n’ont point d’argent, peuvent être reçus une nuit seulement.

Je voudrois, leur répondit-elle, qu’il me fût permis de vous retirer, je le ferois de bon coeur ; parce que vous paroissez de bonnes gens ; mais je suis veuve, et cela feroit causer. Cependant si vous voulez bien m’attendre et avoir un peu de patience, dans mon voisinage et près de ma chaumière, qui est au bas de la Ville, nous avons un pauvre bon homme nommé Misère, qui a une petite maison tout auprès de moi, et qui pourra bien vous donner un gîte pour ce soir.

Volontiers, répondit Paul ; allez faire à votre aise vos affaires, nous vous attendrons ici. La bonne femme étant entrée chez Richard et ayant remis son linge, revint trouver nos deux voyageurs qui exerçoient toute leur vertu pour ne pas s’impatienter. Suivez-moi, dit-elle, et marchons un peu vîte, car il y a un bon bout de chemin à faire, et il sera assurément nuit avant que nous soyons à la maison. Ils arrivèrent enfin, et cette charitable femme ayant heurté à la porte de son voisin, ils furent très-long-temps à attendre qu’elle fût ouverte, parce que le bon homme étoit déjà couché, quoiqu’il fût pas au plus six heures et demie. Il se leva à la voix de sa voisine, et lui demanda fort obligeamment ce qu’il y avoit pour son service ? Vous me ferez plaisir, lui répondit-elle, de donner à coucher à deux pauvres gens qui ne savent de quel côté donner de la tête. Où sont-ils, demanda le bon homme, en se levant promptement ? A votre porte, répondit-elle. A la bonne heure, lui dit-il : allumez moi seulement ma lampe, je vous en prie. Ayant de la lumière, ils entrèrent dans la maison, mais tout y étoit sens dessus dessous, l’on n’y connoissoit rien au monde. Le maître de ce taudis logeoit seul ; c’étoit un grand homme maigre, sec et pâle, qui sembloit sortir d’un sépulcre. Dieu soit céans, dit Pierre : Hélas, dit le bon homme, ainsi soit-il ! nous aurions bien besoin de sa bénédiction pour nous donner à souper, car je vous proteste qu’il n’y a pas seulement un morceau de pain ici.

Il n’importe, dit Pierre, pourvu que nous soyons à couvert, c’est tout ce que nous souhaitons. La voisine qui s’étoit bien douté qu’on ne trouveroit rien chez le pauvre Misère, étoit sortie fort doucement, et rentra aussi-tôt, apportant quatre gros merlans tous rôtis, avec un gros pain et une cruche de vin de Suze : je viens, dit-elle, souper avec vous. Du poisson, dit Pierre ! oh nous voilà admirablement bien ! Comment, Monsieur, dit la voisine, est-ce que vous aimez le poisson ? Si j’aime le poisson, reprit-il ! je dois bien l’aimer, puisque mon père en vendoit. Je suis fort heureuse, reprit la voisine, d’avoir un petit morceau de votre goût, et qui puisse vous faire plaisir.

L’embarras se trouva très-grand pour se mettre à table, car il n’y en avoit point : la bonne voisine en fut chercher une : enfin on mangea, et comme il n’est que viande d’appétit, les poissons furent trouvés admirablement bons ; il n’y eut que le maître de la maison qui n’en put pas prendre sa part. Il n’avoit cependant pas soupé, quoiqu’il fût couché lorsque cette compagnie étoit arrivée chez lui ; mais il lui étoit arrivé une petite aventure l’après-midi, qui l’avoit rendu de très-mauvaise humeur ; aussi ne fit-il que conter ses peines, ses douleurs et ses afflictions pendant le repas, à quoi les deux voyageurs parurent fort sensibles, et n’oublièrent rien pour sa consolation.

L’accident qui lui étoit survenu n’étoit pas bien considérable ; mais comme on dit il n’est pas difficile de ruiner un pauvre homme. Dans sa cour où l’on pouvoir entrer facilement, n’y ayant qu’une haie à sauter, il y avoit un assez beau poirier, dont le fruit étoit excellent, et qui fournissoit seul presque la moitié de la subsistance de ce bon homme. Un homme de ses voisins, qui avoit guetté qu’il sortoit de sa maison, lui avoit enlevé toutes ses plus belles poires ; si bien que cela l’avoit tellement chagriné, par la perte que cela lui causoit, qu’après avoir bien juré contre le voleur, il s’étoit de dépit allé coucher sans souper. Sans cette aventure, il courroit encore le même risque, puisque dans toute la journée il n’avoit pas pu trouver un morceau de pain dans toute la Ville.

Il avoit assurément raison d’avoir de l’inquiétude ; il y en a bien d’autres qui se chagrineroient à moins. Paul, en regardant Pierre, dit : voilà un homme qui me fait compassion ; il a du mérite et l’ame bien placée, tout misérable qu’il est, il faut que nous prions le Ciel pour lui.

Hélas ! Messieurs, vous me feriez bien plaisir ; car pour moi, dit le bon homme Misère, il semble que mes prières ont bien peu de crédit, puisque, quoique je les renouvelle souvent, je ne puis pas sortir du fâcheux état auquel vous me voyez réduit.

Le Seigneur éprouve quelquefois les justes, lui dit Pierre, en l’interrompant ; mais, mon ami, continua-t-il, si vous aviez quelque grace à demander à Dieu, vous n’avez qu’à vous expliquer. Monsieur, dans la colère où je me trouve contre les fripons qui ont volé mes poires, je ne demanderois rien autre chose au Seigneur, sinon que tous ceux qui monteront sur mon poirier, y restassent tant qu’il me plairait, et n’en pussent jamais descendre que par ma volonté,

Voilà se borner à bien peu de chose, dit Pierre, mais enfin cela vous contentera donc ? Oui, répondit le bon homme, plus que tous les biens du monde. Quelle joie, poursuivit-il, seroit-ce pour moi, de voir un coquin perché sur une branche et demeurer là comme une souche en me demandant quartier ! Quel plaisir de voir comme sur un cheval de bois le misérable larron ! Votre souhait sera accompli, lui répondit Pierre ; car si le Seigneur fait, comme il est vrai, quelque chose pour ses serviteurs, nous l’en prierons de notre mieux.

Durant toute la nuit Pierre et Paul se mirent effectivement en prière ; car pour parler de coucher, le pauvre Misère n’avoit qu’une botte de paille, qu’il voulut bien céder, mais qu’ils refusèrent absolument, ne voulant découcher leur hôte. Le jour venu, et après avoir donné toutes sortes de bénédictions, de même qu’à la voisine qui en avoit usé si honnêtement avec eux, ils partirent de ce triste lieu, et dirent à Misère qu’ils espéroient que sa demande seroit octroyée, et que dorénavant personne ne toucheroit à ses poires qu’à bonne enseigne ; qu’il pouvoit hardiment sortir, et que si pendant son absence quelqu’un étoit assez hardi que de monter sur l’arbre, il l’y trouveroit lorsqu’il reviendroit, et qu’il ne pourroit jamais descendre que de son consentement.

Je le souhaite, dit Misère en riant ; c’étoit peut-être pour la première fois de sa vie que cela lui arrivoit ; aussi croyoit-il que Pierre ne lui avoit parlé de la sorte, que pour se moquer de lui et de la simplicité qu’il avoit de faire un souhait si extravagant. Les voyageurs étant partis, il arriva tout autrement que Misère n’avoit pensé, il ne tarda pas à s’en appercevoir ; car le même voleur qui avoit enlevé ses plus belles poires, étoit revenu le même jour, dans le temps qu’il étoit allé chercher une cruche d’eau à la fontaine, et il fut surpris en rentrant chez lui, de le voir perché sur son poirier, et faisant toutes sortes d’efforts pour s’en débarrasser.

Ah ! drôle, je vous tiens, commença à lui dire Misère, d’un ton tout à fait joyeux. Ciel, dit-il en lui-même, quels gens sont venus loger chez moi cette nuit ! Oh ! pour le coup, continua-t-il, parlant toujours à son voleur, vous aurez le temps, notre ami, de cueillir mes poires, mais je vous proteste que vous les payerez bien cher, par les tourmens que je vais vous faire souffrir. En premier lieu je veux que toute la ville vous voie en cet état, ensuite je ferai un bon feu sous mon poirier, pour vous enfumer comme un jambon de Mayence.

Miséricorde ! Monsieur Misère, s’écria le dénicheur de poires ; pardon pour cette fois, je n’y retournerai de ma vie. Je le crois bien, lui répondit-il, mais tandis que je te tiens, il faut que je te fasse payer bien chèrement le tort que tu m’as fait.

S’il ne s’agit que d’argent, reprit le voleur, demandez-moi ce qu’il vous plaira, je le donnerai. Non, lui dit Misère, point de quartier ; j’ai besoin d’argent, mais je n’en veux point, je ne demande que la vengeance, et te punir puisque j’en suis le maître ; je vais, dit-il en le quittant, toujours chercher du bois de tous côté, et ensuite tu apprendras de mes nouvelles ; ne perds pas patience, car tu as tout le temps de faire de belles réflexions sur ton aventure. Ah, ah ! gaillard, dit-il, vous aimez donc les poires mûres ? on vous en gardera.

Misère s’en étant allé et laissé le pauvre diable sur son arbre où il se donnoit tous les tourmens du monde, et faisoit toutes sortes de contorsions pour en sortir, sans y pouvoir parvenir, il se mit à lamenter, et cria tant qu’on l’entendit d’une maison voisine. On vint au secours, croyant que dans cet endroit écarté, ce pouvoit être quelqu’un qu’on assassinoit. Deux hommes étant accourus du côté où ils entendoient qu’on se plaignoit, furent bien surpris de voir celui-ci monté sur l’arbre du bon homme Misère, qui n’en pouvoit plus descendre.

Hé ! que diable fais-tu là, compère, lui dit un des deux voisins ; hé que ne descends-tu ? Ah ! mes amis, s’écria-t-il, qui pourroit ? Le misérable homme à qui appartient ce poirier, est un sorcier ; il y a deux heures que je suis sur cette branche sans en pouvoir sortir : j’ai beau faire des efforts, c’est inutile, je me suis disloqué tous les membres et brisé les os. Tu te trompes, reprit l’autre, Misère est très-honnête homme ; il n’est pas riche, mais assurément pas sorcier, ou il seroit dans un autre état que celui auquel il est depuis tant d’années. Peut-être que c’est par permission divine que tu es demeuré perché sur cet arbre comme un perroquet sauvage, pour avoir voulu lui voler ses poires. Quoi qu’il en soit, la charité chrétienne nous oblige à te soulager : disant cela, ils montèrent l’un à une branche, l’autre à l’autre, et se mirent en devoir de débarrasser leur voisin, mais ils n’en purent venir à bout ; ils lui eussent plutôt arraché tous les membres l’un après l’autre, que de le tirer de là. Après plusieurs efforts inutiles, il est ma foi ensorcelé, dirent-ils, il n’y a plus rien à faire, il faut en faire avertir la Justice, descendons. Ils se mirent en devoir de sauter en bas ; mais quelle surprise pour ces pauvres gens ! lls furent aussi verds que des perroquets, de voir qu’ils ne pouvoient non plus remuer que leur voisin.

Ils demeurèrent de la sorte jusqu’à dix-neuf heures et demie (2) que le bon homme Misère revint avec un bissac plein de pain, et un grand fagot de broussailles sur sa tête, qu’il avoit amassé dans les haies, et fut terriblement étonné de voir trois hommes au lieu d’un seul qu’il avoit laissé sur son poirier. Ah, ah ! dit-il, la foire sera bonne à ce que je vois, puisque voici tant de marchands qui s’amassent. Mais, mes drôles, je m’en vais vous faire fumer comme des harengs sorets : je vous apprendrai à venir voler les poires du pauvre Misère. Nous ne sommes pas des voleurs, Monsieur Misère, ni envieux de vos poires. Que venez-vous donc faire ici, dit Misère, aux deux derniers ? Miséricorde ! Monsieur Misère, nous sommes des voisins charitables, venus exprès pour sécourir un homme dont les lamentations et les cris nous faisoient pitié ; quand nous voulons des poires, nous les achetons au marché, il y en assez sans les vôtres.

Si ce que vous me dites est vrai, reprit Misère, vous ne tenez à rien sur cet arbre, vous en pouvez descendre quand il vous plaira ; la punition n’est que pour les voleurs. En même-temps leur ayant dit qu’ils pouvoient tous deux descendre, ils le firent promptement et ne savoient que penser de l’autorité qu’avoit Misère sur cet arbre.

Ces deux voisins étant à terre remercièrent Misère de ce qu’il venoit de faire pour eux, et le prièrent en même-temps d’avoir compassion de ce pauvre diable qui souffroit extraordinairement, depuis tant de temps qu’il étoit ainsi en faction. Il n’est pas encore quitte, leur répondit-il ; vous voyez bien par expérience qu’il est convaincu de vol, puisqu’il ne peut pas descendre de dessus l’arbre, comme vous venez de faire ; il restera tant que je l’ordonnerai, pour me venger du tort que le larron m’a fait depuis tant d’années, que je n’ai pu retenir un seul quarteron.

Vous êtes un trop bon Chrétien, Monsieur Misère, reprirent les deux voisins, pour pousser les choses à une telle extrêmité ; nous vous demandons sa grace pour cette fois ; vous perdriez, en un moment, votre honneur qui est si bien établi de tous côtés, depuis tant d’années que votre famille demeure en cette paroisse ; faites trève à votre juste ressentiment, et lui pardonnez selon votre coeur  à notre prière ; au bout du compte, quand vous le ferez souffrir davantage, en serez-vous plus riche ?

Ce ne sont pas les biens ni les richesses, reprit Misère, qui ont jamais eu aucun pouvoir sur moi. Je sais bien que ce que vous me dites est véritable ; mais est-il juste qu’il ait profité de mon bien, sans que je trouve au moins quelque petite récompense ? Je payerai tout ce que vous voudrez, s’écria le voleur ; mais au nom de Dieu, faites-moi descendre, je souffre toutes les misères du monde.

A ce mot, Misère lui-même se laissant toucher, dit qu’il vouloit bien oublier sa faute, et qu’il lui pardonnoit ; que pour lui faire connoître que l’intérêt ne l’avoit jamais fait agir dans aucune action de sa vie, il lui faisoit présent de tout ce qu’il lui avoit volé ; qu’il alloit le délivrer de la peine où il se trouvoit, mais à condition qu’il falloit qu’il promît avec serment que de sa vie il ne reviendroit sur son poirier, et s’en éloigneroit de cent pas aussi-tôt que les poires seroient mûres.

Ah ! que cent Diables m’emportent, s’écria-t-il, si jamais j’en approche d’une lieue. C’en est assez, lui dit Misère ; descendez, voisin, vous êtes libre, mais n’y retournez plus, s’il vous plaît. Le pauvre homme avoit tous ses membres si engourdis, qu’il fallut que Misère, tout cassé qu’il étoit, l’aidât à descendre avec une échelle, les autres n’ayant jamais voulu approcher de l’arbre, tant qu’ils lui portoient de respect, craignant encore quelque nouvelle aventure.

Celle-ci néanmoins ne fut pas secrette, elle fit tant de bruit que chacun en raisonna à sa fantaisie. Ce qu’il y eut toujours de très-certain, c’est que jamais, depuis tant d’années, personne n’a osé approcher du poirier du bon homme Misère, qui en a fait lui seul une récolte complette.

Ce pauvre homme se trouvoit bien récompensé d’avoir logé chez lui ces deux inconnus qui lui avoient procuré un si grand avantage. Il faut convenir que dans le fond il s’agissoit de bien peu de chose ; mais quand on obtient ce qu’on desire au monde, cela peut se compter pour beaucoup. Misère content de sa destinée, telle qu’elle étoit, couloit sa vie toujours assez pauvrement ; mais il avoit l’esprit content, puisqu’il jouissoit en paix du petit revenu de son poirier, et que c’étoit à quoi il avoit su borner sa petite fortune.

Cependant l’âge le gagnoit, étant bien éloigné d’avoir toutes ses aises, il souffroit bien plus qu’un autre, mais la patience s’étant rendue la maîtresse de toutes ses actions, il avoit une certaine joie secrette de se voir absolument maître de son poirier qui lui tenoit lieu de tout. Un certain jour qu’il y pensoit le moins, étant assez tranquille dans sa maison, il entendit frapper à sa porte, et fut si peu que rien étonné de recevoir une visite à laquelle il s’attendoit bien, mais qu’il ne croyoit pas si proche : c’étoit la Mort qui, faisant sa ronde dans le monde, étoit venue lui annoncer que son heure approchoit, qu’elle alloit le délivrer de tous les malheurs qui accompagnent ordinairement cette vie.

Soyez la bien venue, lui dit Misère, sans s’émouvoir, en la regardant d’un grand sens froid, et comme un homme qui ne la craignoit point, n’ayant rien de mauvais sur sa conscience, ayant vécu en honnête homme, quoique très-pauvrement.

La mort fut très-surprise de le voir soutenir sa venue avec tant d’intrépidité. Quoi ! lui dit-elle, tu ne me crains point, moi qui fais trembler d’un seul regard tout ce qu’il y a de plus puissant sur la terre, depuis le Berger jusqu’au Monarque ! Non, lui dit-il, vous ne me faites aucune peur, et quel plaisir ai-je dans cette vie ? quel quelengagement m’y voyez vous, pour n’en pas sortir avec plaisir ? Je n’ai ni femme ni enfans (j’ai toujours eu assez d’autres maux sans cela), je n’ai pas un pouce de terre valant, excepté cette petite chaumière et mon poirier, qui est lui seul mon Père nourricier, par les beaux fruits que vous voyez qu’il me rapporte tous les ans, et dont il est encore à présent tout chargé ; et si quelque chose dans ce monde étoit capable de me faire de la peine, je n’en aurois point d’autre qu’une certaine attache que j’ai pour cet arbre, depuis tant d’années qu’il me nourrit : mais comme il faut prendre son parti avec vous, et que la replique n’est point de saison quand vous vouez qu’on vous suive, tout ce que je desire, et que je vous prie de m’accorder avant que je meure, c’est que je mange encore, en votre présence, une de mes poires, après cela je ne vous demande plus rien.

La demande est trop raisonnable, lui dit la Mort, pour te la refuser ; va toi même choisir la poire que tu veux manger, j’y consens.

Misère ayant passé dans sa cour, la Mort le suivant toujours de près, tourna long-temps autour de son poirier, regardant dans toutes les branches la poire qui lui plairoit le plus, et ayant jeté sa vue sur une qui lui paroissoit très belle : voilà, dit-il, celle que je choisis ; prêtez-moi, je vous prie, votre Faux pour un instant  que je l’abatte.

Cet instrument ne se prête à personne, lui répondit la Mort, et jamais bon soldat ne se laisse désarmer ; mais je regarde qu’il vaut mieux cueillir avec la main cette poire qui se gâteroit si elle tomboit : monte sur ton arbre, dit-elle à Misère. C’est bien dit, si j’en avois la force, lui répondit-il ; ne voyez-vous pas que je ne saurois presque me soutenir ? Hé bien, lui répliqua-t-elle, je veux bien te rendre ce service, j’y vais monter moi-même, et chercher cette belle poire, dont tu espère tant de contentement.

La Mort ayant grimpé sur l’arbre, cueillit la poire que Misère desiroit avec tant d’ardeur ; mais elle fut bien étonnée, lorsque voulant descendre, cela se trouva tout-à-fait impossible. Bon homme, lui dit elle, en se tournant du côté de Misère, dis-moi un peu ce que c’est que cet arbre-ci ?

Comment, lui répondit-il, ne voyez-vous pas que c’est un poirier. Sans doute, lui dit-elle ; mais que veut dire que je ne saurois pas en descendre ? Ma foi, reprit Misère, ce sont là vos affaires. Oh ! bon homme, quoi ! vous osez vous jouer à moi qui fais trembler toute la terre ! A quoi vous exposez-vous ?

J’en suis fâché, lui dit Misère, mais à quoi vous exposez-vous vous-même, de venir troubler le repos d’un malheureux qui ne vous fait aucun tort ? Tout le monde entier n’est-il pas assez grand pour exercer votre empire, votre rage et toutes vos fureurs, sans venir dans dans une misérable chaumière arracher la vie à un homme qui ne vous a jamais fait aucun mal ? Que ne vous promenez-vous dans le vaste Univers, au milieu de tant de grandes Villes et de si beaux Palais, vous trouverez de belles matières pour exercer votre barbarie. Quelle pensée fantasque vous avoit pris aujourd’hui de songer à moi ? Vous avez, continua-t-il, tout le temps d’y faire attention ; et puisque je vous ai à présent sous ma loi, que je vais faire de bien au pauvre monde que vous tenez en esclavage depuis tant de siècles ? Non, sans miracle, vous ne sortirez point d’ici que je ne le veuille.

La Mort qui ne s’étoit jamais trouvée à une telle fête, connut bien qu’il y avoit dans cet arbre quelque chose de surnaturel. Bon homme, lui dit-elle, vous avez raison de me traiter comme vous faites ; j’ai mérité ce qui m’arrive aujourd’hui, pour avoir eu trop de complaisance pour vous, cependant je ne m’en repens pas ; mais aussi il ne faut pas que vous abusiez du pouvoir que la Toute-Puissance vous donne dans ce moment sur moi. Ne vous opposez pas d’avantage, je vous prie, aux volontés du Ciel. S’il desire que vous sortiez de cette vie, vos détours seroient inutiles, il vous y forcera malgré vous, consentez seulement que je descende de cet arbre, sinon je le ferai mourir tout à l’heure.

Si vous faites ce coup, lui dit Misère, je vous proteste, sur tout ce qu’il y a au monde de plus sacré, que tout mort que soit mon arbre, vous n’en sortirez jamais que par la permission de Dieu.

Je m’apperçois, dit la Mort, que je suis aujourd’hui entrée dans une fâcheuse maison pour moi : enfin, bon homme, je commence à m’ennuyer ici, j’ai des affaires aux quatre coins du monde, il faut qu’elles soient terminées avant que le Soleil soit couché ; voulez-vous arrêter le cours de la Nature ? Si une fois je sors de cette place, vous pourriez bien vous en repentir.

Non, lui répondit Misère, je ne crains rien ; tout homme qui n’appréhende point la Mort est, au-dessus de bien des choses : vos menaces ne me causent pas la moindre émotion, je suis toujours prêt à partir pour l’autre monde, quand le Seigneur l’aura ordonné.

Voilà, lui dit la Mort, de très-beaux sentimens, et je ne croyois pas qu’une si petite Maison renfermât un si grand Trésor. Tu peux te vanter, bon homme, d’être le premier de la vie qui ait vaincu la Mort. Le Ciel m’ordonne que de ton consentement je te quitte, et ne revienne jamais te voir qu’au jour du Jugement universel, après que j’aurai achevé mon grand ouvrage, qui sera la destruction générale de tout le genre humain. Je te le ferai voir, je te le promets ; mais sans balancer, souffre que je descende, ou du moins que je m’envole, une Reine m’attend à cinq cents lieues d’ici pour partir.

Dois-je ajouter foi, reprit Misère, à votre discours ? et n’est-ce point pour mieux me tromper que vous me parlez ainsi ? Non, je te le jure, jamais tu ne me verras qu’après l’entière désolation de toute la nature, et ce sera toi qui recevras le dernier coup de ma faux ; les arrêts de la Mort sont irrévocables, entend-tu, bon homme ?

Oui, dit-il, je vous entends ; je dois ajouter foi à vos paroles, et pour vous le prouver efficacement, je consens que vous vous retiriez quand il vous plaira, vous en avez à présent la liberté.

A ces mots, la Mort ayant fendu les airs, s’enfuit à la vue de Misère, sans qu’on en ait entendu parler depuis. Quoique très souvent elle vienne dans le pays, même dans cette petite ville, elle passe toujours devant sa porte, sans oser s’informer de sa santé ; c’est ce qui fait que Misère, si âgé qu’il soit, a vécu depuis ce temps là dans la même pauvreté, près de son cher poirier, et suivant les promesses de la Mort, il restera sur la terre tant que le monde sera monde.

FIN.


(1) Monnaie d’Italie qui vaut à peu près un sou.
(2) C’est environ midi en Italie ; les heures se comptent de suite jusqu’à vingt-quatre, puis recommencent par une.

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