BIRETTE, Abbé Charles (1878-1941) :  Le Parler de mon enfance, sa nature et ses caractères généraux  : Causerie (1939).
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Texte établi sur l'exemplaire d'une coll. part. du numéro de Mars 1939 de la revue Le Bouais-Jan, revue du pays du Cotentin éditée à Cherbourg par la Société régionaliste Normande A. Rossel.
 
Le Parler de mon enfance,
sa nature et ses caractères généraux
Causerie
par
Charles Birette

~*~

Un soir de l'an dernier, !'excellent Comité de la Société Alfred Rossel voulut bien m'admettre à l'une de ses réunions. Je passai là des instants très agréables, charmé d'abord par la courtoisie de ces Messieurs, admirant aussi leur zèle éclairé pour unir dans les séances publiques la plus franche gaîté à tout le sérieux qu'elles méritent.

Mais il y eut... le quart d'heure de Rabelais. « Donnant, donnant ! » c'est un proverbe de chez nous. Du moins, les mauvaises langues jabotent qu'on sait le mettre en usage au pays normand ! Si bien, qu'en échange du plaisir qu'on m'avait procuré, je dus promettre un article pour le Bouais-Jan, une causerie sur le patois. Impossible de me dérober. « Le sujet vous est familier, me disait-on : n'avez-vous pas écrit un livre pour vanter le vûe prêchie de nos ancêtres ? »

C'est la vérité pure. J'avoue même que ce vieux parler de nos ancêtres fut le langage de mes jeunes années. A l'éveil de ma vie je n'en ai pas entendu d'autre. Sous le toit paternel on ne parlait qu'en patois - excepté pour prier le bon Dieu. Et le patois demeura ma langue usuelle jusqu'à mon entrée au Collège, à l'âge de 15 ans.

Oh ! depuis ce temps-là j'ai évolué, comme on dit ; je parle et j'écris comme les gens du beau monde... Tout de même, que j'en sois fier ou non, le français n'est pour moi qu'une langue apprise à l'école et plus tard. Je m'empresse d'affirmer que j'en suis fier, que j'ai tiré avantage de cet état de choses. Savez-vous que le patois m'a été très utile pour apprendre le français ? Aujourd'hui j'aime ces deux langues d'un égal amour. Mais celle de mon berceau me sert encore à mieux saisir les élégances - et aussi les caprices - de cette grande dame qu'est la langue française.

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Chers lecteurs du Bouais-Jan, nous éprouvons tous un amour de sentiment pour le patois, car il fait partie de notre patrimoine régional. Amour tout naturel pour ceux qui sont nés à la campagne ; amour qui plonge ses racines au plus intime de leur coeur. Le patois réveille en nous une foule de souvenirs touchants. Nous croyons entendre ceux qui choyèrent notre enfance. Il a, ce vieux langage, « l'inflexion des voix chères qui se sont tues ».

Mais nous pouvons bien l'aimer aussi d'un amour de raison. Il en est digne. Et Barbey d'Aurevilly n'avait point tort de jeter cette exclamation : « Le patois, la langue merveilleuse de mon pays ! » Notre Barbey vivait au même siècle que ces magiciens du style, ces archanges des lettres, les plus éblouissants de toute la littérature française : Chateaubriand pour la prose, Victor Hugo pour la poésie. Lui-même était un écrivain de grande race ; il flairait d'instinct dans le patois de la presqu'île une langue merveilleuse, sans prendre la peine d'en examiner les raisons, car il avait d'autres chats à fouetter (voir ses études critiques) et d'autres travaux littéraires en chantier (voir ses romans).

Alors, direz-vous, comment se fait-il que les avis demeurent partagés ? Tout le monde n'a pas le culte du patois. De nos jours encore, on voit des personnes (même cultivées et lettrées par ailleurs) qui le méconnaissent et le méprisent. Que c'est laid, que c'est grossier à leurs oreilles délicates, ce jargon fruste, bizarre, excentrique, fantaisiste ! Et leur dédain se résume en deux mots : « français défiguré ».

L'erreur est énorme, la confusion incroyable. Comment l'expliquer ? De plusieurs manières sans doute. D'abord par l'ignorance de ceux qui prononcent un jugement hâtif et impulsif sans avoir étudié la question. Ensuite, il existe peut-être dans certaines régions - pas dans la nôtre - des patois indigents, pauvres en vocabulaire et en phonétique ; voulant les corser, des écrivains patoisants y mêlent de l'argot et du mauvais français. - Pourquoi ne pas le dire enfin ? Nous sommes tous enclins, plus ou moins, à nous servir de l'idiome populaire en vue d'amuser la galerie. A l'heure du café, c'est un jeu facile. Quelques vocables et tournures soi-disant pittoresques, ou simplement du français qu'on déguise en patois, et le tour est joué ! Cela suffit à aire passer des balivernes grasses ou graveleuses. Car si « le latin dans les mots brave l'honnêteté », le patois fait de même, se dit-on. L'auditoire rira de ces drôleries - qui n'ont rien de spécialement normand. Tant pis si le parler de nos pères s'y trouve aussi peu respecté que le français, et si les paysans y font figure de pitauds, d'imbéciles malpropres et dipsomanes !

En réalité c'est rare, tout à fait rare, que le paysan déforme un mot français. Méfions-nous l'habitant des campagnes est philologue sans le savoir. Il parle avec une régularité surprenante, mais se gausse parfois de certains vocables savants. C'est pour rire à notre barbe qu'il prononce ostographe et potographie, qu'il demande chez le pharmacien de l'eau d'ânon, de la poudre à pioncer (pour opiacée), une canicule pour une canule...

Le patois - le vrai patois - n'est nullement du français travesti, défiguré, écorché par [d]es lèvres paysannes. Pour être juste, il faudrait dire tout le contraire. Mon Dieu, oui ! c'est le français qui apparaît plutôt comme du patois déformé et défloré, faisant bon marché de la langue latine qui ne s'y reconnaît plus. Telle est la vérité, malgré qu'on en ait. Le professeur Guerlin de Guer l'affirme assez nettement, sans souci de déplaire aux citadins musqués : « Ce sont, dit-il, les lèvres aristocratiques qui écorchent le parler paysan, le seul phonétique, le seul historiquement pur, le seul conforme à l'instinct de la langue ».

Et ce jugement n'est point une boutade. Il s'impose à l'esprit de quiconque observe la nature et les caractères généraux du parler populaire en Normandie.

Voulons-nous mettre en parallèle le patois et le français ? Songeons d'abord à leur âge et à leur parenté. Le patois est un vieux Monsieur presque millénaire ; le français semble un jeune homme à côté de lui, puisqu'il n'a guère plus de 300 ans ; et c'est son fils ! Autrement dit, le patois s'identifie avec le français d'autrefois. J'y vois tout bonnement ce qui reste de cette « langue romane » qu'on parlait et qu'on écrivait en France durant les siècles du Moyen-Age. Sur ce point, les braves gens de nos villages sont des conservateurs obstinés : ils s'expriment encore, ou peu s'en faut, comme au temps de la féodalité et de la guerre de Cent ans...

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Il faut savoir que la langue française à ses origines, c'est à dire du Xe au XIIe siècle, possédait certaines formes importantes, héritées du latin. Elle a cru bien faire de les modifier au cours des âges. A tort ou à raison ?... En tout cas, le patois de Normandie en a conservé plusieurs dans ses vocables. Et elles constituent ses caractères essentiels, qui le font reconnaître du premier coup.

Rien n'est curieux, en vérité, comme la persistance et la régularité de ces formes archaïques, primitives et latines, que les paysans de la province entière maintiennent jalousement quand ils parlent entr'eux. Les érudits et les philologues ont trouvé là une abondante matière à leurs investigations. (Nous verrons peut-être dans une autre causerie comment chacun s'est partagé l'aubaine).

L'une de ces formes, qui attire aisément l'attention, c'est la finale en el, issue du latin ellum. A l'origine de la langue on écrivait : agnel, batel, capel, cordel, coupel, coutel, drapel, gastel, mantel, martel, morcel, musel, oysel, pel, rastel, renouvel, ridel, tonnel, troussel, véel (veau), etc.. Le français d'aujourd'hui termine tous les mots de ce genre par eau qu'il prononce o. Mais les paysans restent fidèles à la forme première. Je sais bien qu'ils ne prononcent point la consonne finale (c'est pour eux une règle invariable) ; cependant cette consonne est sous-entendue dans leur pensée. Elle y dort, et se réveille quand il le faut, c'est à dire dans les mots dérivés : une batelée, écoupeler un arbre, haveler un bûe, râteler du fourrage, le Hamel-ès-Ronches (le hameau habité par les Laranche). - Remarquons, l'illogisme du français qufichange la forme du mot primitif et la rétablit dans ses dérivés agneau et agnelet, chameau et chamelier, museau et museler, oiseau et oiseleur, veau et vêler..

Fidèle encore à l'étymologie latine, notre vieux langage n'a jamais admis le groupe déplaisant oi (prononcé de nos jours oa) qui s'est introduit dans le français dès le XIIIe siècle. Le patois dit toujours bère et non boire, crère et non croire, dret et non droit, ételle et non étoile, ma fè ! et non ma foi ! fère et non foire, fréd et non froid, parfès et non parfois, père et non poire, tèle et non toile, sessante et non soixante, vêe et non voie, vèle et non voile, mè, té, sè, et non moi, toi soi.

D'autre part, s'il a accepté comme le français que la diphtongue forte àou remplace le groupe al au commencement et dans le cours des mots, il n'a pas voulu suivre au XVIe siècle l'évolution malheureuse du français réduisant cette diphtongue au simple son o. Notre patois conserve partout le premier élément de la diphtongue, et même la diphtongue entière dans plusieurs régions comme le Val de Saire. On y prononce toujours àoune (aune), àoute (autre), càoud (chaud), hàout (haut), fàoux (faux), màoudit (maudit), màouve (mauve), sàout (saut), tàoupe (taupe), etc... Ainsi le a latin de alnus, alter, callidus, altus, falsus, maledictus, malva, saltus, talpa, s'entend dans le langage populaire, non dans le français qui le maintient seulement dans son orthographe par une espèce de coquetterie...

Si nous passons aux consonnes, un caractère curieux à observer est le traitement du c latin.

Le c latin suivi de a est demeuré dur en patois (c'est-à-dire qu'il a toujours conservé le son du k), alors que le français s'est amusé à le transformer en ch de très bonne heure et sans aucune raison valable. Le paysan dit cambre (du latin cannabis), càoudron (du latin caldarium), cat (du latin catus), mooque (du latin musca), pêque (du latin piscatus), perque (du latin pertica), pouque (du latin pocca), queminse (du latin camisia), quérue (du latin carruca), roque (du latin rocca), vaque (du latin vacca). Il serait aisé de citer cent exemples, et de noter les fantaisies du français qui dit champ et champêtre, mais campagne et campement, chanter et chanson, mais cantique et cantate, chemise mais camisole, rocher mais rocaille !

Quant au c suivi de e ou de i, qui est sibilant en français, c'est lui qui se prononce ch en patois, se rapprochant ainsi du latin prononcé « à la romaine » dans nos églises. Les paysans disent : cha ou chenna (cela), chendre, cheinture, cherfeu (cerfeuil), chervé (cerveau), chiment, chire, doucheu (douceur), féchon (façon), glichon (glaçon), innochent, lachon, machon, pinchon, puche, véche (vesce). Ce chuintement n'est pas une fantaisie. On peut croire qu'il était déjà de règle dans le bas-latin. Toujours est-il que, voyant apparaître le tch aussi bien que la diphtongue àou dans les chants liturgiques (tchoeli ichoeloroum, làoudate Dominoum), plus d'un paysan « de tcheu nous » n'en croyait pas ses oreilles : « Ega, mes bouennes gens ! ch'est du latin patoués ! »

Il y aurait bien d'autres remarques à faire. Car le parler populaire de Normandie a d'autres caractères généraux. Il conserve par exemple le g dur primitif que le français parfois adoucit : gai (pour geai), gar (pour jars), gambe, gardin, gavelle, guerre, guerret (jarret), vergue (verge). Il change a en e devant r, en disant : cherge (charge), erbaléte, erdoise, ergent, éronde (du latin arundo), guérende (pour garende, garenne), hernais, herpon, lerme, luquerne, merque, querbon, quercache, querpente, quertrie, sercleux (sarcloir), verlope. Il ne fait jamais entendre la consonne finale, et cette faconde prononcer est plus harmonieuse, si l'on veut bien y réfléchir. Une consonne est faite pour servir d'appui à une voyelle, non pour l'étrangler brusquement à la fin d'un mot. La consonne est un tremplin d'où le son vocalique s'élance : s'il y retombe et s'y brise, c'est affreux pour l'oreille. Quelle misère que le français s'ingénie à faire entendre des consonnes finales qu'il négligeait jusqu'ici : l'estomaque, le butte, et même Saint-Vaaste ! Le patois est infiniment plus régulier dans toutes ses manières d'agir, et plus conforme à l'ancien français. Il est certain par exemple qu'on laissait dormir autrefois les consonnes finales. Jusqu'au XVIIe siècle (de nombreuses rimes le prouvent), on prononçait « su la mé » alors qu'on écrivait « sur la mer ».

En résumé, c'est le français qui a changé, pendant que le patois restait pur, fidèle aux origine et à l'instinct de la langue. Ne suffirait-il pas, pour en témoigner, de citer quelques noms propres, désignant des familles du Cotentin ? Ils apparaissent comme des mots patois, par le fait d'avoir gardé leur physionomie médiévale. Noms de choses : Boissel, Capel, Coypel (copeau), Hamel, Martel, Mouchel (monceau), Postel (poteau), Laroque, Vacquerie. Noms d'animaux et de plantes : Arondel, Corbel, Laignel, Lecat, Lechevrel, Legay, Lequesne, Levéel, Loysel, Piedagnel, Rachine, Vignot. Noms de couleur : Blondel, Brunel, Fauvel, Roussel (même nom que Rousseau). Noms de travaux ou professions : Lecacheux, Lecarpentier, Lefauqueux, Legardinier, Leherpeur (qui jette le harpon), Lemaresquier, Lepesqueux, Lequertier, Pasturel, Piprel (qui joue du pipeau).

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Gardons-nous de mépriser le patois, sous peine d'abord de passer pour des ignorants. Et gardons-nous de lui assigner une place inférieure.

Libre à chacun d'accorder au français - son fils - une noble distinction, une parfaite élégance, parce qu'il a fréquenté les villes et les Académies, assoupli ses manières et affiné ses traits. Mais l'ancêtre, demeuré dans ses champs avec sa robuste carrure, ses bras noueux, ses mains calleuses, son teint coloré, l'ancêtre au regard aigu, au large et malin rire, est digne aussi d'une très haute estime. Il mérite qu'on prête l'oreille aux échos de sa voix grave et traditionnelle, bien timbrée, toujours si expressive...

« Ne rougissez pas, Normands, de parler la langue de vos pères... Sachez-le : votre patois est vénérable, votre patois est sacré ! C'est de lui qu'est sortie, comme la fleur de sa racine, la langue française... » Qui a écrit cela ? Le fils de Victor Hugo, dans son livre intitulé La Normandie inconnue. A n'en pas douter, il avait entendu l'éloge de notre parler populaire sortir de la bouche même du grand poète, qui s'y connaissait en matière de langage puissant et harmonieux.

Aujourd'hui, c'est la gloire de la Société Alf red Rossel d'avoir compris ces vérités, et de maintenir avec ferveur, au premier rang des traditions régionales, le culte du patois.

Charles BIRETTE


Notre ami et collaborateur, l'abbé Charles Birette, nous a promis de donner une suite à cette première « causerie ». Il se propose d'examiner prochainement « DANS LE CHAMP DU PATOIS L'ŒUVRE DES MOISSONNEURS ».

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