Les bibliothèques rurales au XIXème siècle


Etude et recherches de Marjolaine Bougard, étudiante en licence professionnelle "développement et protection du patrimoine culturel" (université de Caen) effectuant un stage portant sur la valorisation du patrimoine normand à la médiathèque André Malraux à Lisieux (été 2003).


Depuis la Révolution de 1789, l'histoire des bibliothèques françaises a été irrémédiablement bouleversée, ces années révolutionnaires effaçant toute trace de la situation héritée des deux derniers siècles de l'Ancien Régime. En effet, les nombreuses confiscations révolutionnaires ont modifié la carte des bibliothèques d'universités, de collectionneurs privés et d'abbayes qui s'étaient ouvertes à une élite cultivée. De même, la cohérence des fonds fut elle aussi touchée de par leurs multiples saisies et transferts.

Grâce à la généralisation de l'enseignement primaire au cours du 19ème siècle, l'ensemble de la société française accède à la lecture. Cependant, si le livre imprimé triomphe, sous ses formes les plus diverses, les bibliothèques ont encore des difficultés à réaliser leur volonté clairement affichée : le mettre à la disposition de tous.

Ainsi, au lendemain de la révolution, ce 19ème siècle se propose de relever trois défis : doter un maximum de villes mais aussi les campagnes de bibliothèques dignes de ce nom, traiter les fonds et organiser le métier de bibliothécaire. En effet, en dépit des obstacles rencontrés, il était important de se persuader de l'intérêt et de la nécessité de tels établissements. Cependant, le désintérêt des collectivités locales pour ces bibliothèques et pour ceux qui s'engageaient à les faire fonctionner a fait qu'au début de ce 19ème siècle, les bibliothèques existantes se trouvèrent abandonnées aux municipalités dans un désordre tel qu'elles ne savaient pas quoi en faire ni comment s'y prendre pour en faire quelque chose de cohérent. C'est de cette situation que découle le second défi : le traitement des fonds, qui ne fut pas un petit travail compte tenu de l'instabilité qu'ils ont connu lors de leurs différents transferts.

Si la révolution a eu d'honorables projets, la plupart du temps attestés par des actes réglementaires, ils ne débouchèrent, dans la majorité des cas, sur aucune réalisation concrète. Il revenait donc au 19ème siècle de se charger de la réalisation et de la mise en application de ces projets qui, rappelons-le, ne concernaient qu'une partie de la population : une élite lettrée et cultivée.

C'est en voulant remédier à cette situation que parallèlement à la constitution de réseaux organisés de bibliothèques, vont naître rapidement des initiatives en direction des couches sociales moins favorisées, et notamment à travers la création de bibliothèques populaires dont le but était de faciliter, par le livre et la lecture, l'instruction des classes laborieuses. Souvent installées dans les écoles à leur début, gratuites ou très peu coûteuses, ouvertes en soirée pour justement pouvoir toucher ce public populaire, ces bibliothèques seraient destinées au prêt plus qu'à la lecture sur place et devraient avant tout être constituées d'ouvrages techniques ou pratiques.

Face à cette nouvelle volonté, la Monarchie de Juillet et la 3ème République mettent en relief la nécessité d'organiser un véritable système de lecture publique. De cette question sur l'accès du plus grand nombre à la connaissance, à la lecture et donc aux bibliothèques, vont apparaître des réflexions sur la possibilité de mettre en valeur ces collections, des débats sur les missions de service public ; ce qui nous amène au 3ème défi : l'organisation du métier de bibliothécaire. Jusqu'au milieu du 19ème siècle, les bibliothécaires n'existent pas. Les bibliothèques et salles de lecture sont sous la direction des instituteurs. Cependant, avec l'augmentation du nombre de lecteurs et les nouvelles missions de ces établissements, des professionnels du livre sont nécessaires pour les gérer afin que tous puissent profiter de cette activité d'instruction et de loisir avec intérêt.

Même si ces trois objectifs sont mentionnés dès les premières années du 19ème siècle, ils ne se verront réalisés qu'à partir de la seconde moitié du siècle et n'atteindront leur but ultime qu'au cours du 20ème siècle.

Comment ces idées sont-elles survenues dans les esprits dès la fin du 19ème siècle ? Pourquoi et à quelles fins ? Comment ont-elles évolué ? A quoi aboutissent-elles ? Qui concernent-elles ?



C'est pendant la Révolution pour la première fois qu'on évoque les principes d'une lecture populaire et d'un programme de lectures. Pour cela, il est proposé de mettre à disposition des jeunes des villes et villages, pendant les soirées d'hiver, des salles de lecture, sous la direction d'un officier municipal en ville et d'un curé dans les campagnes. L'idée est ici de ne pas attendre que la masse populaire aille au livre mais de faire en sorte que la lecture aille à elle. En s'installant à proximité du peuple, tous ont ainsi la possibilité d'en profiter. Dans ces salles de lecture on prévoit qu'il faudra éliminer les mauvais livres, c'est-à-dire ceux de la Bibliothèque Bleue ainsi que les romans car ils donnent à rêver. De même, toute œuvre d'imagination sera interdite du champ de la lecture populaire car ceci n'est qu'un luxe destiné à la bourgeoisie. La bibliothèque devra être utilitaire avant tout et ne devra compter dans son fonds que des bons livres, aidant le peuple à améliorer son savoir-faire. C'est selon ces premières idées que sera créée quelques années plus tard la lecture populaire.

Grâce aux fonds des dépôts littéraires révolutionnaires, on commence à constituer des bibliothèques de masse à la fin du 18ème siècle. Dès 1791, on trouve dans un plan d'éducation nationale l'idée qu'il serait intéressant que chaque village soit doté d'une bibliothèque constituée de livres utiles pour les habitants. En 1793, on établit que ces bibliothèques rurales seront gérées par les instituteurs et les curés chargés de faire le maximum pour l'instruction des paysans en proposant par exemple des livres de médecine, d'agriculture ou d'histoire naturelle.

Cependant, la diffusion de l'enseignement et du livre dans les masses et donc dans les campagnes ainsi que les rapports entre le peuple et la lecture restent difficiles et rencontrent plusieurs obstacles. Tout d'abord, un obstacle intellectuel puisque dans les couches populaires et particulièrement en milieu rural, l'analphabétisme est encore largement répandu. Ensuite, existe un obstacle culturel : la littérature a toujours été une affaire de lettrés et de ce fait, elle repose sur un registre de concepts inconnu des masses populaires. Enfin, citons plusieurs obstacles physiques et matériels : la durée du travail et la fatigue du travailleur après une journée de labeur, la nécessité pour beaucoup de familles paysannes de faire travailler leurs enfants dès leur plus jeune âge (5 ou 6 ans) au détriment de l'école élémentaire et enfin, quand un ouvrier ou un paysan qui travaille douze à quatorze heures par jour trouverait-il le loisir de lire ? Autant d'éléments qui font que malgré de bonnes intentions, la lecture reste inaccessible et demeure décidément un luxe réservé à une élite cultivée : la haute et moyenne bourgeoisie.

Malgré tout, les bibliothèques intéressent et lorsque l'on aborde la question de leur fonctionnement, "l'instituteur-bibliothécaire rallie tous les suffrages : exact à son poste, vulgairement instruit, homme simple, accessible, connu des ouvriers et de leurs enfants et qui sait, mieux que quiconque, ce qu'ils sont avides et curieux d'apprendre : c'est l'homme qu'il faut. " (1)

L'avènement de la seconde république renforce encore une fois la montée populaire vers l'appropriation du savoir. On diminue la journée du travail et certains y voient le but de donner aux travailleurs le temps de suivre les cours du soir et de fréquenter les bibliothèques. Cependant, malgré de nombreux projets, la seconde République, comme la première, n'aura eu ni le temps ni les moyens de mettre en place le réseau de lecture populaire souhaité.

Avec le temps, les bonnes intentions sont toujours aussi présentes et le 1er décembre 1848, le ministre Freslon adresse aux préfets une circulaire qui commence ainsi : " le gouvernement républicain place au premier rang de ses devoirs le soin de procurer, par la propagation des Lumières, le bien-être et le bonheur du peuple. " (2) Pour cela, l'établissement de bibliothèques communales populaires rurales s'impose. Cependant, l'état n'envisage aucunement de verser de quelconques subventions pour leurs créations. " Le ministre demandait aux préfets d'examiner s'il ne […] serait pas possible de provoquer, de la part des conseils municipaux, le vote d'une allocation de deux à trois cents francs. Quant aux communes pauvres, le conseil général lorsqu'il se réunira pour dresser le budget de 1849, trouverait sans doute moyen de leur venir en aide. D'ailleurs, je suis persuadé qu'en beaucoup d'endroits, la générosité des citoyens suppléera à l'insuffisance des ressources municipales. " (3) Ce texte, presque caricatural, est typique de l'attitude des pouvoirs publics vis-à-vis des bibliothèques à cette époque. Les autorités républicaines reconnaissent qu'elles ont un rôle important à jouer dans l'instruction du peuple, elles sont bien conscientes de leurs besoins mais elles ne veulent pas s'engager et prendre des mesures financières concrètes.

M. Rouland, ministre de l'instruction dans les années 1850, se propose lui d'apporter une aide financière aux communes qui émettraient le souhait de construire ou de moderniser leurs écoles. Cependant, une circulaire de mai 1860 mentionne une condition à cette offre : en effet, la subvention ne sera accordée qu'à la condition que le devis mobilier prévoit dans son budget l'achat d'une bibliothèque-armoire. En réalité, l'avis du ministre à ce propos s'exprime ainsi : " l'acquisition d'un corps de bibliothèque est le point de départ d'une pensée qui depuis longtemps a été l'objet des plus légitimes efforts. Doter les populations laborieuses d'un fonds d'ouvrages intéressants et utiles est un besoin qui, chaque jour, se fait plus sérieusement sentir. " (4) En 1862, il est conforté dans son idée par la création des premières bibliothèques scolaires qui ne sont pas les bibliothèques des écoles mais bien celles des communes, qui proposent des ouvrages techniques et pratiques pour la vie quotidienne de la population rurale. Ouvertes aux enfants scolarisés ainsi qu'aux ouvriers et paysans, elles sont gérées par l'instituteur qui " en est le bibliothécaire-né. Il l'est de plein droit et n'a pas à être nommé. " (5)

Progressivement, les bibliothèques populaires s'installent, se font reconnaître et attirent l'attention des nouvelles autorités républicaines. En 1873, on rappelle que ces dernières doivent répondre à de nouveaux besoins. Elles doivent être en mesure de procurer aux travailleurs et ouvriers d'utiles et honnêtes distractions afin d'élever leur esprit d'une part et surtout de les éloigner d'activités dégradantes et futiles comme les cafés d'autre part. En effet, les lettrés estiment qu'en milieu rural, la moralité est en danger et ces cafés et cabarets en sont la cause. Appuyer ce système de bibliothèques populaires est important afin que les paysans, qui trouvent toujours le cabaret sur leur chemin puissent à l'avenir y rencontrer également une salle de lecture populaire ou une bibliothèque.

Dès les années 1880, la cause de ces bibliothèques populaires est devenue une cause nationale. La France augmente le nombre de ses écoles et de ses cours et fonde chaque jour de nouvelles bibliothèques. Cependant, les livres restent rares et l'on dédaigne toujours le plaisir de lire. Le roman n'y est que toléré et le bibliothécaire fait tout pour en détourner les lecteurs qui seraient tentés par le divertissement qu'il offre.

En favorisant la pénétration du livre et de la lecture dans les masses populaires, la classe dominante a ainsi donné à la classe laborieuse le moyen de son émancipation. De nombreuses associations d'un type nouveau apparaissent : elles ne gèrent pas de bibliothèques mais mènent une propagande pour la lecture et stimulent les initiatives privées et locales. De cette façon, à la fin du 19ème siècle, la France est recouverte d'une multitude de petites bibliothèques rurales dont ne pu jamais connaître le nombre avec précision.

Malgré tout cela, il reste un obstacle majeur à la diffusion de la lecture dans la grande masse du peuple français. Il ne suffit pas qu'un paysan ait la possibilité de lire et de se procurer des livres pour qu'il ait envie de le faire ni pour qu'il puisse le faire avec profit et intérêt. Les progrès de l'instruction élémentaire et de l'alphabétisation ne suffisent pas non plus. Il faut que l'ouvrier ou le paysan soit guidé dans ses recherches et conseillé dans ses lectures. C'est pourquoi encore à la fin du 19ème siècle, le monde des bibliothèques reste malgré tout celui des hommes lettrés et d'une élite bourgeoise cultivée, l'instituteur n'ayant reçu aucune formation pour effectuer ce genre d'activité. Cette situation commence à se transformer avec la lente évolution du métier de bibliothécaire. En effet, comme nous l'avons vu, ce métier n'a pas toujours existé. Les professionnels du livre n'existant pas, les instituteurs se retrouvaient alors les conservateurs naturels des bibliothèques scolaire, rurale, communale, cantonale… là où elles existaient. Cependant, cette situation ne pouvait plus durer. Désormais, les bibliothèques devaient être sous la direction d'une personne formée pour ce travail, qui puisse y consacrer tout son temps et donc ne pas exercer une autre activité professionnelle en parallèle. Bibliothécaire devient alors une profession à part entière et qu'il n'est pas donné d'exercer à tout le monde.

Pendant l'Empire, l'homme qui faisait office de bibliothécaire était un savant qui devait posséder les lumières pour remplir ses fonctions, c'est-à-dire sacrifier son temps au bon ordre et à la conservation de son fonds d'ouvrages. On devait s'assurer que ce bibliothécaire ait " le goût sûr, le tact fin, qu'il est en état de porter un jugement sévère et impartial sur les ouvrages qui paraissent, afin d'être certain qu'il n'admettra dans la Bibliothèque que des choses que le bon goût et la décence puissent consulter sans rougir. " (6) Il fallait qu'il aime son travail, qu'il comprenne plusieurs langues et puisse répondre aux questions qui lui seront posées sur son fonds mais aussi aux questions sur des choses très variées car travaillant au milieu des livres, il a le devoir d'en profiter pour s'instruire et se cultiver dans tous les domaines. Tel est le portrait du professionnel idéal tel qu'on le concevait à l'époque.

Cents ans plus tard, la conception de ce métier de bibliothécaire est bien différente. Ce dernier n'est plus sensé être un savant mais il est là pour mettre à la disposition du public le savoir et la connaissance disponibles dans son fonds et éviter aux lecteurs tous tâtonnements et pertes de temps dans leurs recherches. Ces nouveaux professionnels du livre, dès lors tous sortis de l'Ecole des Chartes, sont devenus des guides pour le public. Comme le sont encore aujourd'hui nos bibliothécaires, ceux du 19ème siècle furent sans cesse confrontés à un dilemme : privilégier la conservation ou la communication ? Dans l'urgence de faire face à la masse de documents héritée des saisies révolutionnaires, la première de ces deux solutions leur apparu prioritaire sur le moment et le resta tout au long du siècle. C'est pourquoi les concepts de lecture publique, de libre accès et de prêt à domicile ne se sont pas imposés avant le début du 20ème siècle.

En cette fin de 19ème siècle, les bibliothèques populaires, qui avaient connu leur heure de gloire, subissent une désaffection et un désintérêt du public. Une situation qu'on ne parvint pas à redresser malgré de louables efforts comme l'aménagement d'horaires plus larges, l'instauration de séances du soir, l'ouverture aux femmes et aux adolescents… C'est de ce constat que va naître un débat sur la question de la lecture publique. Le problème de l'accès du plus grand nombre au savoir et donc à la lecture est alors posé ouvertement ; les bibliothèques ne doivent plus être réservées aux élites cultivées de la population.

Ainsi, pendant que les petites bibliothèques rurales disparaissent progressivement, les bibliothèques municipales, elles, connaissent une évolution non négligeable et deviennent pour certaines très importantes comptant plusieurs milliers d'ouvrages dans leur fonds. Nées dès le 18ème siècle avec l'idée d'une bibliothèque ouverte à tous, tant pour le développement de la connaissance et de la formation que pour le plaisir de la lecture, ces bibliothèques municipales, formées avec les dépôts littéraires révolutionnaires se sont désormais imposées et sont reconnues comme utiles et nécessaires dans les villes et villages. Toujours sous le contrôle des communes même si le fonds appartient à l'état, elles sont gérées par de véritables bibliothécaires.

Ainsi, de nombreuses remises en cause, qui viennent bousculer des idées bien ancrées, sont énoncées et annoncent la situation et les mutations d'après guerre. Dans tous les cas, il est indéniable que la lecture publique et son développement au 20ème siècle pour aboutir à ce que nous connaissons aujourd'hui doit son existence à la création des bibliothèques scolaires et rurales ainsi qu'à l'organisation de programmes de lecture populaire durant tout le 19ème siècle.


~~~~

Notes :

(1) Histoire des bibliothèques françaises, t. III : les bibliothèques de la Révolution et du XIXème siècle : 1789-1914, sous la direction de Dominique Varry, Paris, éd. du Cercle de la Librairie, 1991, p.520

(2)Histoire des bibliothèques françaises, t. III : les bibliothèques de la Révolution et du XIXème siècle : 1789-1914, sous la direction de Dominique Varry, Paris, éd. du Cercle de la Librairie, 1991, p.115

(3)Id.

(4)Histoire des bibliothèques françaises, t. III : les bibliothèques de la Révolution et du XIXème siècle : 1789-1914, sous la direction de Dominique Varry, Paris, éd. du Cercle de la Librairie, 1991, p. 526

(5)Id.

(6) Histoire des bibliothèques françaises, t. III : les bibliothèques de la Révolution et du XIXème siècle : 1789-1914, sous la direction de Dominique Varry, Paris, éd. du Cercle de la Librairie, 1991, p. 626 ; propos de M. Boulard (libraire parisien) dans son Traité élémentaire de bibliographie, 1804


Bibliographie :

Histoire des bibliothèques françaises, t. III : les bibliothèques de la Révolution et du XIXème siècle : 1789-1914, sous la direction de Dominique Varry, Paris, éd. du Cercle de la Librairie, 1991

Les loisirs, t. II : la vie populaire en France du Moyen Age à nos jours, 4ème partie : la lecture, Robert Escarpit, Pierre Orecchioni, Nicole Robine, Paris, éd. Diderot, 1965

texte suivant
sommaire