Béquilles du Diable boîteux - [Sl. : sn., 17...]. - 11 p. : ill. ; 16 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26.I.2006)
Relecture : A. Guézou.
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BÉQUILLES
DU
DIABLE
BOITEUX.

    M.

PUISQUE vous souhaitez que je vous mande quel succès a le DIABLE BOITEUX, je vais vous le dire. Ce Diable, quelque boîteux qu’il soit, va un si bon train, que ceux qui sont montés sur des Echasses ; ces gens par exemple, si élevés par le sublime qu’on les perd de vue, ne vont pas assurément si vîte que lui : quoique ses allures soient très-précipitées, il marche droit, ferme, & ne cloche point.

A dire vrai, si celui qui l’a fait paroître à Paris, l’avoit produit tel qu’on l’a vu en Espagne, je doute fort que ses démarches eussent été aussi assurées qu’elle le sont, & qu’on eût ici autant d’empressement qu’on en a pour le voir. Vous le savez, & on le peut dire sans flatter, il faut avoir pour plaire aux François, un je ne sai quel mélange de délicatesse, de solidité, de politesse & de vivacité, parce que c’est par ce même mélange qu’ils plaisent eux-mêmes aux autres. Les Diables en savent bien long, il est vrai, mais comme celui-ci en sait encore plus long que tous les autres, parce qu’il est d’une profession qui l’engage à avoir du commerce dans tous les Etats, il a connu ce que nous aimons, il s’est appliqué à l’acquérir ; & c’est pourquoi il est tant aimé.

Il faut voir comme tout le monde court après lui, non pas pour s’en mocquer, comme vous le pourriez croire, à cause de l’idée ridicule que son nom peut vous donner de sa figure, mais pour l’admirer, pour le caresser, pour s’en divertir. Il est bien reçu par-tout ; il entre avec la même hardiesse chez les Magistrats & chez les Artisans, chez les Courtisans & chez les Bourgeois, chez les petits Maîtres & chez les plus Réguliers. C’est à qui le possédera. On se l’arrache pour ainsi dire des mains. On ne lui donne pas même le temps de s’habiller ; on vient en poste pour l’enlever ; enfin, ne l’a pas qui veut. Je ne crois pas que jamais Diable ait été tant fêté.

Ne vous étonnez pourtant pas de ce qu’il va si vite, de ce qu’il marche si ferme, de ce qu’en si peu de temps il a fait tant de chemin. Deux excellentes Béquilles qui le soutiennent, très-deliées, il est vrai, par la délicatesse avec laquelle elles sont faites, mais très-solides par le bon sens dont elles sont composées ; ces deux Béquilles, dis-je, lui ont donné la hardiesse de se produire sans crainte, & lui procurent une entrée facile par-tout où il veut. Un François pourroit-il se résoudre à fermer la porte au nez de celui qui lui montre de la délicatesse & de la solidité ? Celle-ci seule ne lui plairoit pas long-temps, mais il ne peut résister quand l’adresse a su les unir. Je crierois volontiers à présent sur les toits : Auteurs, profitez de cet avis.

Vous jugez pourtant bien que le succès des démarches du Diable boîteux n’a pas manqué d’exciter la jalousie de ceux qui ne sont pas si favorablement reçus que lui. Voyez, disent-ils, en murmurant, l’injustice des hommes ; nous sommes d’honnêtes gens, notre entretien n’est que de choses solides, & que nous pouvons assurer sans présomption être très-nécessaires pour leur conduite ; cependant personne ne nous demande, on nous rejette même ; si nous nous présentons, nous restons toujours où l’on nous a une fois placés, & voyons avec chagrin que nous sommes à charge à ceux qui nous ayant mis au jour, ont intérêt de nous mettre dans le commerce du monde, pendant qu’un petit Diable estropié est souhaité avec ardeur de ces mêmes gens qui nous méprisent, quoiqu’il se raille de leur défauts, quoiqu’il se moque d’eux, quoiqu’il les tourne en ridicules : ô tempora ! ô mores !

J’entends souvent faire ces plaintes, & malheureusement pour ceux qui les font, elles sont très-bien fondées. En effet, on voit courir de tous côtés le Diable boîteux à la vue de ceux qui sont étalés, & à la barbe de la moisissure d’une infinité d’autres, qu’on ne daigneroit pas délier pour leur donner la liberté d’aller prendre l’air.

Je crois qu’à présent on ne feroit commerce que de Diable boîteux, si l’on pouvoit en avoir assez pour y fournir ; le débit en paroît si avantageux, que c’est un bonheur pour le public de ce qu’il n’est pas permis d’en vendre par-tout ; car si l’on avoit cette permission, nous courrions risque de manquer des choses nécessaires à la vie, parce qu’on ne voudroit plus les commercer.

Les Pédans sont très-dégoûtés de leur trafic. Il y a long-temps qu’ils devroient être dans ce dégoût & en profiter ; car leur marchandise reste presque toujours dans la poussiere & n’en sort que pour servir d’enveloppes, ou (ce que je n’oserois expliquer) pour des usagers plus profanes. Si peu de gens en ont besoin, qu’il est difficile qu’elle soit d’un grand profit ! On ne se résout enfin à en faire provision, que quand on ne peut pas absolument s’en passer.

Disons franchement la vérité, il n’y a que le Sage & le vrai habile homme, que celui qui fait joindre l’utile avec l’agréable, utile duici, qui puisse du Diable même, c’est-à-dire, de ce qu’il y a de plus méchant, en faire quelque chose de si bon, qu’il convienne a tout le monde, & cela par le secours de ces deux Béquilles, dont je viens de parler. C’est de ces deux mêmes Béquilles qu’il donne des coups, tantôt à l’un, tantôt à l’autre de ceux qui plaisent aux honnêtes gens, & qui par conséquent ne lui plaisent pas. Quoique ces coups soient donnés en plaisantant, en badinant, en riant, ils ne laissent pas de bien porter ; cependant ceux qui les reçoivent sont obligés d’en rire, aussi bien que ceux qui les voient recevoir.

Il faut donc regarder les coups de Béquillles du Diable boîteux seulement comme de vives & courtes corrections qui frappent si subtilement & avec tant vîtesse, qu’elles ne sont de la douleur qu’autant qu’on en a de besoin, pour connoître le mal qu’on fait, & pour exciter à faire mieux.

Un coup de Béquille donné par exemple à une vieille coquette pour lui faire sentir son ridicule, quand, après avoir voulu faire la jeune pendant la journée, elle se voit obligée de mettre le soir sur sa Toilette l’attirail de sa jeunesse apparente, c’est-à-dire, ses cheveux, ses sourcils & les dents. Un autre bien appliqué à un chercheur de Pierre philosophale, pour l’avertir qu’il ne trouvera jamais ce que tant de Souffleurs, du moins aussi habiles que lui, ont inutilement cherché pendant plus de cinquante siecles. Un autre coup donné à un soi-disant Dévot, pour lui apprendre, puisqu’il semble l’ignorer, que c’est une pratique très-contraire à la profession qu’il fait, que de pousser sa délicatesse jusqu’à envoyer chercher le Médecin pour avoir toussé deux ou trois fois lorsqu’il étoit couché. Un autre enfin, à un Usurier hypocrite, pour lui reprocher l’usage qu’il fait de son Chapelet & d’autres œuvres de piété, dans le temps même qu’il traite sans miséricorde, pour vendre l’argent beaucoup plus qu’il ne vaut. Tous ces coups, ce me semble, sont un très-petit mal, dont on pourroit tirer un très-grand bien, si l’on en faisoit un bon usage. Ceux qui sont ainsi frappés, ne devroient-ils pas juger que leur conduite est extrêmement repréhensible, puisque le Diable même y trouve à redire.

Quand ce Diable boîteux remontre par un coup de Béquille à un homme entêté pour les Anciens, qu’ils peuvent faire de grands fous, aussi bien que de grands hommes, ne devroit-il pas regarder cette remontrance comme un avis judicieux pour le rappeller à ce qu’il doit aux modernes ? De quoi cet entêté a-t-il à se plaindre. N’est-il pas moderne lui-même ? Pourquoi vouloir devenir faux frere ?

Ne devons nous pas savoir bon gré à notre Diable, lorsqu’il donne un coup de Béquille à cette fameuse Sorciere que les femmes mécontentes vont trouver, que les esprits foibles vont consulter comme un Oracle pour savoir ce qu’elle ne sait pas elle-même. A cette impudente diseuse de bonne Aventure, à cette hardie tireuse d’Horoscopes, qui ne posséde point d’autre secret, que celui de pouvoir persuader qu’elle en a de vivre commodément aux dépens des dupes. Pour moi je m’imagine alors sentir un contre-coup, qui m’avertit que je dois toujours me tenir sur mes gardes contre les gens extraordinaires, me munir de principes, & ne m’en point écarter. Si l’on prenoit ces précautions, on ne croiroit pas tant de choses impossibles qu’on en croit.

Lorsque ce Diable dit qu’il parle la langue d’Athènes, qu’il parle Grec cent fois mieux que certaines gens qui se piquent aujourd’hui de le bien parler, & que toutefois il n’en est ni plus sot ni plus vain, ces certaines gens ne devroient-ils pas faire attention sur leur vanité & sur leur sottise pour s’en corriger ?

Je parcourrois ici volontiers tous les coups de Béquilles qu’il donne. Par exemple, aux Peres & à leurs Enfans, aux Avares, aux Musiciens, aux Maîtres à danser & aux Poëtes, à la Comédie, aux Comédiens & aux Comédiennes, aux Filles & aux Veuves, aux Auteurs, aux Imprimeurs & aux Libraires, aux Dévots, aux Prudes, &c.

Mais comme je vous l’envoie, je vous laisse le soin de continuer mes réflexions, ne doutant point que vous ne vous en acquittiez mieux que moi.

Adieu. Je suis,

     MONSIEUR,

    Votre très-humble & très-obéissant serviteur….


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